Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 07

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 40-47).

CHAPITRE VII.



ENTREVUE CÉRÉMONIEUSE, PEINTE EN RACCOURCI.
SCÈNE TOUCHANTE, DÉCRITE PLUS EN GRAND.

On a observé qu’un malheur n’arrive guère seul. L’exemple de Sophie confirme la justesse de cette remarque. Après avoir manqué une agréable rencontre, elle fut obligée de se parer pour recevoir une visite odieuse.

Dans l’après-midi, M. Western lui fit part, pour la première fois, de ses intentions dont sa tante, lui dit-il, avoit déjà dû l’instruire.

À ces mots, la tristesse se peignit sur le visage de Sophie, et des larmes s’échappèrent de ses yeux.

« Allons, allons, dit M. Western, point d’enfantillage ; je sais tout ; ma sœur m’a tout conté.

— Quoi ! s’écria Sophie, ma tante m’auroit-elle trahie ?

— Trahie ! eh ! ne vous êtes-vous pas trahie vous-même, hier à dîner ? votre inclination n’a-t-elle point paru assez visible à tout le monde ? Vous autres jeunes filles, vous ne savez ce que vous voulez. Ainsi vous pleurez, parce qu’on va vous marier à l’homme que vous aimez ! Votre mère, je m’en souviens, pleuroit et se lamentoit de la même manière : vingt-quatre heures après la noce, il n’y paroissoit plus. M. Blifil est un gaillard qui aura bientôt coupé court à toutes ces simagrées. Allons, de la gaîté, morbleu, de la gaîté, je l’attends à chaque minute. »

Sophie convaincue que sa tante lui avoit tenu parole, résolut de supporter avec courage la contrainte de cette soirée, et de faire en sorte que son père ne conçût aucun soupçon.

L’écuyer se retira aussitôt que M. Blifil fut arrivé, et le laissa seul avec sa fille.

Il se passa près d’un quart d’heure, sans que ni l’un ni l’autre proférât un seul mot. Le jeune homme, qui devoit naturellement commencer l’entretien, avoit toute la gaucherie que donne la timidité ; de temps en temps il essayoit de parler, et les paroles expiroient sur ses lèvres ; à la fin, triomphant de son embarras, il se répandit en un torrent de compliments recherchés et d’hyperboles galantes. Sophie, les yeux baissés, ne lui répondit que par de légères inclinations de tête, et des monosyllabes polis. Blifil, sans expérience du caractère des femmes, et plein d’une sotte présomption, interpréta cette conduite, comme un modeste acquiescement à ses vœux ; et quand Sophie, pour abréger une scène trop pénible, se leva et sortit, il ne vit dans sa retraite que l’effet de la pudeur, et se consola en pensant que, dans peu, il jouiroit sans obstacle du plaisir de sa compagnie.

La perspective du succès lui causoit une pleine satisfaction ; car il n’étoit pas de ces amants romanesques, qui ne peuvent être heureux que par la possession entière, absolue du cœur de leur maîtresse. Il n’en vouloit qu’à la fortune et à la personne de Sophie, et toutes deux lui sembloient prêtes à tomber entre ses mains. Sa confiance dans les agréments de sa figure et de son esprit, l’empressement que mettoit M. Western à conclure le mariage, l’obéissance accoutumée de Sophie aux volontés de son père, la soumission rigoureuse qu’il exigeroit d’elle au besoin, tout, à son gré, lui assuroit la conquête d’une jeune personne à laquelle il ne supposoit aucune inclination.

Ce qui étonnera, c’est qu’il n’eût jamais pris d’ombrage de Jones. Peut-être s’imaginoit-il que la réputation (si peu méritée) qu’on avoit faite à notre ami, d’être un des plus mauvais sujets d’Angleterre, devoit le rendre odieux à une jeune fille d’une modestie exemplaire ; peut-être aussi la conduite de Sophie et de Jones, dans les réunions des deux familles, avoit-elle éloigné le soupçon de son esprit. Enfin, et c’étoit le principal motif de sa sécurité, Blifil ne voyoit point de rival qui méritât de lui être comparé. Il croyoit connoître Jones à fond, et, loin de le craindre, il le méprisoit comme un sot incapable de calcul et d’ambition. Il pensoit d’ailleurs que sa liaison avec Molly Seagrim duroit toujours, et qu’elle finiroit par le mariage. Il en avoit su l’origine et les progrès ; car Jones, qui l’aimoit dès l’enfance, l’initioit à tous ses secrets ; mais l’affront qu’il en reçut, pendant la maladie de M. Allworthy, la querelle et le ressentiment qui en furent la suite, mirent fin à ses confidences : de sorte que Blifil ignoroit son refroidissement pour Molly.

Il se berçoit donc des plus riantes espérances, et, convaincu que Sophie s’étoit comportée avec lui, suivant les règles que l’usage prescrit aux jeunes filles, en pareille occasion, il tiroit de cette première entrevue un favorable augure.

M. Western épioit l’instant de sa sortie. À son air passionné, radieux, triomphant, l’écuyer ne se sentit pas d’aise ; il se mit à danser, à cabrioler, et à exprimer de cent manières grotesques l’excès de sa joie. Le vieux gentilhomme ne savoit se modérer en rien. Dès qu’une passion s’emparoit de lui, elle le jetoit dans une espèce de délire.

Il ne laissa partir Blifil, qu’après l’avoir embrassé vingt fois. Il courut ensuite chez sa fille, où ses transports recommencèrent de plus belle.

« Demande-moi, lui dit-il, tous les habits, tous les bijoux que tu peux souhaiter. Je ne veux user de ma fortune, que pour te rendre heureuse. » Il la prit entre ses bras, lui prodigua les caresses les plus affectueuses, l’appela des plus doux noms, et jura qu’elle faisoit son unique joie sur la terre.

L’écuyer étoit assez sujet à ces sortes d’accès, mais il en avoit rarement d’aussi vifs. Sophie, sans trop deviner le motif de celui-ci, crut devoir en profiter pour découvrir ses sentiments à son père, du moins par rapport à M. Blifil ; et elle prévoyoit que le moment n’étoit pas éloigné, où elle seroit obligée de lui ouvrir entièrement son cœur. Elle commença par le remercier des témoignages de son affection ; puis, avec un regard plein d’une douceur céleste : « Est-il bien vrai, dit-elle, que mon père daigne attacher son bonheur à celui de sa Sophie ? » M. Western en fit le serment, qu’il accompagna d’un baiser. Alors Sophie lui prit la main, tomba à ses genoux, l’assura mille fois de son respect, de son amour, et le supplia de ne pas la rendre la plus malheureuse des créatures humaines, en la forçant d’épouser un homme qu’elle détestoit. « Je vous en conjure, mon père, s’écria-t-elle, autant pour vous-même que pour moi, puisque vous avez daigné me dire que votre bonheur dépendoit du mien.

— Comment ? quoi ? reprit M. Western d’un air farouche.

— Ô mon père ! votre réponse va décider, non seulement du bonheur, mais de l’existence de la pauvre Sophie. Je ne puis vivre avec M. Blifil. Me contraindre à l’épouser, c’est me donner la mort.

— Vous ne pouvez vivre avec M. Blifil ?

— Non, sur mon ame, je ne le puis.

— Eh bien meurs, dit-il en la repoussant avec rudesse, et va-t’en à tous les diables. »

Sophie le saisit par le pan de son habit : « Mon père, s’écria-t-elle, ayez pitié de moi, je vous en conjure ; adoucissez ce regard sévère, ce cruel langage. Pouvez-vous être insensible au désespoir de votre fille ? le meilleur des pères consentira-t-il à me percer le cœur ? voudra-t-il me faire mourir de la mort la plus lente, la plus douloureuse, la plus barbare ?

— Bah ! bah ! sottises, niaiseries, ruses de fille que tout cela. Vous faire mourir, dites-vous ? Le mariage vous feroit mourir ?

— Ô mon père, un tel mariage est pire que la mort. Ce n’est pas de l’indifférence, c’est de la haine, c’est de l’horreur que j’ai pour M. Blifil.

— Quand vous le haïriez cent fois davantage, vous l’épouserez. » Il scella cet arrêt par un affreux jurement. « Oui, s’écria-t-il en fureur, mon parti est pris, j’ai résolu ce mariage, consentez-y, ou vous n’aurez pas un sou de moi, pas une obole. Je vous verrois expirer de faim dans la rue, je ne vous donnerois pas un morceau de pain. Telle est mon immuable volonté. Songez-y bien. » À ces mots, il s’arracha des mains de sa fille avec tant de violence, qu’il la jeta le visage contre terre, et, la laissant étendue sur le parquet, il sortit précipitamment de la chambre.

Il entra au salon, où il trouva Jones. Celui-ci le voyant pâle, égaré, presque hors d’haleine, ne put s’empêcher de lui demander la cause de son trouble. Aussitôt M. Western lui raconta ce qui venoit de se passer, proféra des plaintes amères contre Sophie, et déplora en termes pathétiques le sort des pères, assez malheureux pour avoir des filles.

Jones ignoroit encore la décision prise en faveur de Blifil. Le récit de l’écuyer le frappa d’abord de stupeur. Il recouvra bientôt quelque présence d’esprit, et le désespoir (comme il l’avoua depuis) lui inspira une résolution qui sembloit exiger une audace plus qu’humaine. Il demanda à M. Western la permission d’aller trouver sa fille, pour essayer de la soumettre à ses volontés.

Quand l’écuyer eût été aussi clairvoyant qu’il l’étoit peu, la passion auroit fort bien pu l’aveugler en cette circonstance. Il accepta avec joie le service important que Jones offroit de lui rendre.

— Va, mon enfant, va, lui dit-il, tâche de fléchir cette fille rebelle. » Et il jura de nouveau de la chasser de chez lui, si elle ne consentoit pas au mariage.