Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 06/Chapitre 06

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 2p. 35-40).

CHAPITRE VI.



DIALOGUE ENTRE SOPHIE ET HONORA, PROPRE À CALMER LES PÉNIBLES ÉMOTIONS QUE LA SCÈNE PRÉCÉDENTE A PU CAUSER AUX LECTEURS SENSIBLES.

Mistress Western, rassurée par la promesse de Sophie, se retira. Dès qu’elle fut sortie, Honora, qui travailloit dans la pièce voisine, entra chez sa maîtresse. Quelques éclats de voix l’avoient attirée au trou de la serrure, où elle étoit restée, prêtant une oreille attentive au dialogue précédent. Elle trouva Sophie sans mouvement, les yeux baignés de larmes. Comme elle avoit les pleurs à commandement, elle en répandit aussitôt en abondance. « Bonté divine ! mademoiselle, s’écria-t-elle, que s’est-il donc passé ? qu’avez-vous ?

— Rien, lui répondit Sophie.

— Rien ? ô ma chère maîtresse, il ne faut pas me dire cela, quand je vous vois dans cet état, et après la querelle que vous venez d’avoir avec madame votre tante !

— Cesse de m’importuner. Je te répète que je n’ai rien. Mon Dieu, mon Dieu ! pourquoi suis-je née ?

— Mademoiselle ne me persuadera point qu’elle se désole ainsi pour rien. Je ne suis qu’une femme de chambre, cela est vrai ; mais j’ai toujours été attachée à mademoiselle, et je donnerois ma vie pour elle.

— Ma chère Honora, tu ne peux m’être d’aucun secours : je suis perdue sans ressource.

— À Dieu ne plaise ! mais si je ne puis vous être d’aucun secours, apprenez-moi du moins, ma chère demoiselle, ce me sera toujours une petite consolation, apprenez-moi, de grace, ce dont il s’agit.

— Eh bien ! mon père veut me marier à un homme que je méprise et que j’abhorre.

— Ô ma chère maîtresse ! quel est ce méchant homme ? car il faut qu’il soit bien méchant, pour que vous le haïssiez ainsi.

— Ma langue se refuse à prononcer son nom. Tu ne le sauras que trop tôt. »

Honora, qui le savoit déjà, n’insista pas davantage sur ce point. « Je n’ai pas, continua-t-elle, la prétention de donner des conseils à mademoiselle. Elle a plus d’esprit que moi, qui ne suis qu’une pauvre servante. Mais sur ma foi, il n’y a pas de père au monde qui eût le pouvoir de me marier contre mon gré. M. Western est la bonté même. S’il savoit que mademoiselle méprise et déteste l’homme en question, il changeroit sûrement d’avis. Mademoiselle veut-elle me permettre de lui en parler ? Sans doute, il vaudroit mieux que mademoiselle lui en parlât elle-même, mais puisque mademoiselle répugne à salir sa langue d’un vilain nom…

— Tu te trompes, Honora, mon père avoit arrêté le mariage, avant de juger à propos de m’en rien dire.

— Il n’en a que plus de tort ; car enfin c’est vous qui épousez et non pas lui ; et quelque bien fait que soit un homme, toutes les femmes ne sont pas obligées de le trouver à leur gré. Tenez, mademoiselle, je gagerois ma tête, que mon maître n’agit point ainsi de son chef. Certaines gens devroient bien ne se mêler que de ce qui les regarde. Voudroient-ils qu’on allât mettre le nez dans leurs affaires ? Quoique je ne sois qu’une simple femme de chambre, je comprends parfaitement que tous les hommes ne plaisent pas de même. Eh ! que serviroit à mademoiselle d’être si riche, si elle n’étoit pas maîtresse de choisir ? Je ne dis rien ; mais quel dommage que quelqu’un que je m’abstiens de nommer ne soit pas mieux né, encore que pour moi je ne m’en misse guère en peine. Peut-être aussi ne lui trouve-t-on pas assez d’argent ? Qu’importe ? mademoiselle en a pour deux, et quel meilleur emploi peut-elle en faire ? car tout le monde conviendra qu’il n’y a pas un jeune homme mieux fait, de meilleure mine, plus agréable, plus charmant.

— Que signifie ce verbiage ? répartit Sophie d’un air sévère. De quel droit prenez-vous avec moi de pareilles libertés ?

— Daignez m’excuser, mademoiselle. Je n’avois point de mauvaise intention… mais ce pauvre jeune homme ne me sort pas de l’esprit, depuis ce matin… Si mademoiselle l’avoit vu comme moi, elle en auroit eu pitié aussi. Le pauvre enfant ! Dieu veuille qu’il ne lui soit point arrivé malheur ! Il s’est promené toute la matinée dans les environs du château, les bras croisés, et il avoit l’air si triste, que j’ai pensé pleurer en le voyant.

— En voyant qui ?

M. Jones, mademoiselle.

— Vous l’avez vu, Honora ? quand ? dans quel endroit ?

— Au bord du canal. Il s’y est promené toute la matinée. À la fin, il s’est assis sur le gazon. Je parie qu’il y est encore, à l’heure qu’il est. Sans la modestie qui m’a retenue, étant fille comme je suis, j’aurais été lui parler. Tenez, mademoiselle, permettez que, par curiosité seulement, j’aille voir s’il n’est pas encore à la même place.

— À la même place ? eh non ! qu’y feroit-il ? Il est sûrement parti. D’ailleurs, à quoi bon y aller voir ? restez, Honora ; j’ai besoin de vous… Donnez-moi mon chapeau, mes gants. J’ai promis à ma tante d’aller la prendre, pour faire avec elle un tour de promenade dans le petit bois. »

Honora obéit. En se regardant dans la glace, Sophie trouva que le ruban qui attachoit son chapeau alloit mal ; elle envoya Honora en chercher un autre. Avant de sortir, elle lui défendit de quitter, sous aucun prétexte, l’ouvrage auquel elle travailloit, et qui devoit être achevé le soir même. Elle balbutia encore quelques mots de sa promenade au petit bois, et prenant une direction toute contraire, elle se rendit, aussi vite que ses jambes tremblantes le lui permirent, au bord du canal.

Honora ne s’étoit pas trompée. Jones y avoit passé deux heures de la matinée, plongé dans de mélancoliques rêveries, et il venoit de sortir du jardin par une porte, au moment où Sophie y entroit par l’autre : ainsi le fatal retard de quelques minutes, occasionné par un changement de ruban, empêcha nos deux jeunes amants de se rencontrer ce jour-là. Ô mes belles lectrices ! faites votre profit de ce petit incident. Nous ne l’avons rapporté que pour votre instruction. C’est dire assez, qu’il n’est point du ressort de messieurs les critiques. À vous seules appartient le droit de le commenter à votre guise.