Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 08

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 224-233).

CHAPITRE VIII.



DESCRIPTION D’UN COMBAT, EN STYLE HOMÉRIQUE, QUI NE PLAIRA QU’AUX AMATEURS DU GENRE CLASSIQUE.

M. Western avoit un domaine dans le lieu où se passoit la scène qu’on vient de décrire ; et comme l’église n’en étoit pas beaucoup plus éloignée de son château, que celle de sa paroisse, il y venoit souvent à l’office. Ce jour-là même, il s’y trouvoit avec sa fille.

Sophie fut frappée de la beauté de Molly, mais ne put s’empêcher de plaindre sa sottise, en voyant sa ridicule parure et la jalousie qu’elle excitoit parmi ses compagnes. De retour au château, elle fit venir Black Georges. « Amenez-moi votre fille, lui dit-elle, j’ai envie de la placer chez mon père. Peut-être même la prendrai-je auprès de moi, quand ma femme de chambre que je renvoie, sera partie. »

À ces mots, le pauvre Seagrim, instruit de l’état de sa fille, demeura comme frappé de la foudre. Il répondit en balbutiant : qu’il craignoit que Molly ne fût pas assez adroite pour servir mademoiselle Sophie, n’ayant jamais été en condition.

« N’importe, reprit Sophie, votre fille se formera ; elle me plaît, et je veux en essayer. »

Black Georges se hâta de retourner chez lui. Il comptoit sur les bons conseils de sa femme, pour se tirer d’affaire. À son arrivée, il trouva toute sa maison en rumeur. La fatale robe en étoit cause.

Après la retraite de l’écuyer Allworthy et de la noblesse du canton, l’orage que leur présence avoit contenu, éclata avec furie. Aux risées, aux sifflets, aux injures, aux gestes menaçants, succédèrent les voies de fait ; et quoique les armes employées en cette circonstance ne fussent point, par leur mollesse, de nature à causer aux combattants la perte de la vie, ou celle d’un membre, elles n’en étoient pas moins redoutables pour une personne aussi élégamment vêtue que Molly. Son grand cœur ne put souffrir de sang-froid cette indignité. Ayant donc… Mais arrêtons-nous un moment, pour reprendre haleine. La foiblesse de notre génie nous inspire une juste défiance. Il nous faut implorer le secours d’une puissance supérieure.

Ô Muses ! qui que vous soyez, qui aimez à chanter les batailles, c’est vous que j’invoque. Toi surtout, qui célébras jadis le champ de carnage où combattirent Hudibras et Trulla, si tu n’es pas morte de faim, comme ton ami Buttler, daigne m’assister dans ma grande entreprise. Tous les talents ne sont pas donnés à tous.

Tel que dans la cour d’un riche fermier, beugle un nombreux troupeau de vaches, si tandis qu’on les trait, elles entendent à quelque distance, leurs veaux se plaindre amèrement d’un injuste larcin, telle la populace du comté de Somerset remplit au loin les airs d’une rumeur formée d’autant de cris, d’autant de sons différents, qu’il y a d’individus, ou plutôt de passions parmi eux. Les uns écument de rage, les autres tremblent de peur, la plupart n’ont qu’un désir, celui du scandale et du bruit. L’Envie, sœur de Satan et sa compagne assidue, se glisse dans la foule, et souffle sa noire fureur aux femmes qui s’élancent sur Molly, et la couvrent d’ordures et de boue.

La jeune Seagrim, après avoir tenté en vain une retraite honorable, fait volte face. Elle saisit Bess la déguenillée qui s’avance la première, et d’un seul coup l’étend à ses pieds. Effrayée du sort de son chef, l’armée ennemie, quoique forte d’environ cent combattants, recule quelques pas, et se retranche derrière une fosse qu’on venoit d’ouvrir ; car le champ de bataille n’étoit autre que le cimetière de la paroisse, où l’on devoit inhumer quelqu’un le soir même. Molly poursuit le cours de sa victoire ; elle ramasse un crâne sur le bord de la fosse, le lance avec vigueur, en atteint un tailleur à la tête. Les deux crânes, dans leur rencontre, rendent également un son lugubre et sourd : le tailleur prend mesure de la terre, les deux crânes demeurent à côté l’un de l’autre, et l’on auroit peine à décider quel est maintenant le meilleur. Molly s’arme ensuite d’un long ossement, tombe sur les fuyards, et distribuant libéralement ses coups à droite et à gauche, renverse une multitude de vaillants champions.

Ô Muse, dis-nous les noms des héros et des héroïnes qui succombèrent dans cette journée funeste ! Jacques Tweddle sentit le premier, sur la nuque, le poids de l’arme terrible. Les rives sinueuses de la Stour le virent naître ; il apprit dans son enfance la musique vocale, et depuis, artiste voyageur, promenant son talent de foire en foire, de fête en fête, il charmoit des accents de sa voix et du son de sa guimbarde, les nymphes et les bergers qui formoient devant lui, sur le gazon, des danses champêtres. Hélas ! que lui sert d’avoir été un des favoris d’Apollon ? son corps gît sur l’herbe épaisse du cimetière. Le vieil Echepole, châtreur de cochons, renommé pour son énorme corpulence, est frappé au front par notre amazone ; il tombe, et sa chute fait presque autant de bruit que celle d’une maison. Sa tabatière s’échappe de sa poche ; Molly s’en empare, comme d’une dépouille légitime. La meunière Kate heurte par malheur, dans sa fuite, une pierre sépulcrale, dont l’angle accroche un de ses bas privé de jarretière, et intervertissant l’ordre naturel, donne un moment à ses talons la supériorité sur sa tête. Betty Pippin et le jeune Roger, son amant, tombent ensemble ; mais, ô sort contraire ! la belle regarde la terre, et le galant, le ciel. Tom Freckle, le fils du forgeron, augmente le nombre des victimes. C’étoit un ouvrier habile dans son art ; il excelloit à faire des patins[1]. Celui qui fut l’instrument de sa perte, étoit son ouvrage. Que ne chantoit-il alors les psaumes à l’église ! il auroit évité son malheureux sort. Miss Crowe, fille de fermier, John Giddish, fermier lui-même, Nan Slouch, Esther Coddling, Will Spray, Tom Bennet, les trois miss Potter, dont le père tenoit l’auberge du Lion-Rouge, la femme de chambre Betty, Jacques Ostler et plusieurs autres moins illustres, roulent au milieu des tombeaux. Ce n’est pas que l’infatigable bras de Molly les atteigne tous. Beaucoup d’entre eux se renversent l’un l’autre en fuyant.

Mais la fortune craignant d’avoir, contre son caractère, favorisé trop long-temps le même parti, surtout le parti le plus juste, change soudain la face du combat. Elle suscite l’intrépide Brown, femme de Zekiel et de la moitié de la paroisse, pour le moins, Brown que son courage martial a rendu fameuse, autant que ses exploits amoureux ; jamais femme n’orna plus richement, par ses galanteries, le front de son mari, et ne sut mieux, dans des querelles domestiques, lui déchirer le visage avec ses ongles.

Cette amazone ne peut voir sans indignation la honteuse déroute des siens. Elle s’arrête, et haussant la voix : « Hommes, ou plutôt femmes du comté de Somerset, s’écrie-t-elle, ne rougissez-vous pas de fuir ainsi devant une seule ennemie ? si aucun de vous n’ose lui tenir tête, Jean Top et moi, nous aurons l’honneur de la victoire. » Elle dit, fond sur Molly Seagrim, lui arrache l’ossement fatal, déchire son bonnet, la saisit d’une main par la chevelure, et de l’autre la frappe si rudement au visage, que le sang jaillit de son nez à gros bouillons. Molly, de son côté, ne reste point oisive ; elle a bientôt décoiffé la Brown, elle la prend aux cheveux, et fait aussi couler un ruisseau de sang de ses narines.

Quand les deux antagonistes se sont enlevé réciproquement, de la tête, des dépouilles suffisantes, leur rage se tourne contre leurs vêtements, et avec une telle violence, qu’en quelques minutes, l’une et l’autre demeurent nues jusqu’à la ceinture.

Il est heureux que les femmes, dans leurs combats à coups de poing, ne suivent pas la même méthode que les hommes. Si elles paroissent sortir un peu, par ces actions viriles, de la délicatesse de leur sexe, elles en conservent du moins l’instinct, en évitant avec soin de se frapper au sein, où le moindre coup pourroit leur être funeste. Il plaît à de malins esprits, d’attribuer ce ménagement à une inclination plus sanguinaire chez elles, que chez nous. Ils prétendent qu’elles visent au nez, parce qu’il est plus facile d’en tirer du sang : nous ne voyons dans cette supposition qu’une méchante épigramme.

La Brown avoit sur Molly un grand avantage. Sa gorge, si l’on pouvoit dire qu’elle en eût une, ressembloit fort, pour la sécheresse et la couleur, à un vieux morceau de parchemin. On auroit pu frapper long-temps dessus, sans lui faire beaucoup de mal.

Molly, indépendamment de sa fâcheuse situation, présentoit aux coups de son adversaire des formes toutes différentes ; et cette circonstance auroit peut-être inspiré à la Brown l’envie de lui porter une perfide atteinte, si l’arrivée imprévue de Tom Jones, n’eût mis fin à ce combat sanglant.

Elle fut l’effet d’un heureux hasard. Square, après le service divin, étoit monté à cheval avec Blifil et Jones, pour prendre l’air. Au bout d’environ un quart de mille, il proposa à ses élèves, non sans dessein, mais par un motif que nous expliquerons à notre premier moment de loisir, de changer le but de leur promenade. Ils y consentirent, ce qui les obligea de repasser devant le cimetière.

À la vue d’un nombreux attroupement, et de deux femmes dans l’attitude où nous avons laissé Molly et la Brown, M. Blifil, qui étoit en avant, s’arrêta pour s’informer du sujet de la bagarre.

« Ma fine, monsieur, lui répondit un paysan en se grattant la tête, je n’en sais rien ; mais on dit, sauf votre respect, qu’il y a eu une batterie entre la femme Brown et Molly Seagrim.

— Que dites-vous ? » s’écrie Tom ; et reconnoissant sa chère Molly, malgré le désordre de ses traits et de ses vêtements, sans attendre de réponse, il saute à terre, laisse aller son cheval à l’aventure, franchit le mur du cimetière et vole au secours de sa maîtresse. Molly qui n’avoit pas versé jusque-là une larme, en répand alors un torrent ; elle raconte à son amant avec quelle barbarie on l’a traitée. Tom indigné, oublie le sexe de la Brown, ou peut-être ne le distingue-t-il point ; car il n’en reste d’autre indice qu’un jupon en lambeaux. Dans sa rage, il lui applique un ou deux coups de fouet, puis s’élançant sur l’insolente populace, que Molly lui a dénoncée tout entière, il frappe indistinctement et de si grand cœur, qu’à moins de recourir encore une fois à notre Muse, ce qui seroit inhumain, après la fatigue que nous lui avons déjà causée, il nous seroit impossible de compter les innombrables coups qu’il distribua, dans cette journée mémorable.

Ayant balayé d’ennemis le champ de bataille, avec la vigueur d’un héros d’Homère, de don Quichotte, ou du plus brave des chevaliers errants, il retourne près de Molly, qu’il trouve dans un état dont la peinture ne seroit pas moins pénible à nos lecteurs qu’à nous-mêmes. À cette vue, sa raison s’égare, il se frappe la poitrine, s’arrache les cheveux, bat du pied la terre, et jure de tirer la plus terrible vengeance des ennemis de son amante. Après ces premiers transports, il se dépouille de son habit, en enveloppe Molly, lui met son chapeau sur la tête, essuie avec son mouchoir le sang qui couvre sa figure, puis il appelle le domestique qui les accompagnoit, lui ordonne de courir au plus vite au château, et d’en rapporter une selle de femme et un coussin, pour ramener Molly plus doucement chez elle.

M. Blifil vouloit retenir le domestique, sous prétexte qu’ils pouvoient en avoir besoin ; mais Square lui ferma la bouche, en confirmant l’ordre de Jones.

Le domestique revint bientôt avec un coussin. Molly rassembla de son mieux les débris de ses vêtements, se plaça en croupe derrière lui, et, suivie de Square et des deux jeunes gens, regagna la demeure de son père. Là, elle rendit à Jones son habit ; Jones lui donna furtivement un baiser, lui dit tout bas qu’il reviendroit la voir dans la soirée, et rejoignit ses compagnons.


  1. Chaussure angloise, de forme élevée, qu’il ne faut pas confondre avec les patins dont on se sert pour glisser sur la glace. Trad.