Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 189-194).

CHAPITRE II.



FOIBLE IDÉE DE CE QUE NOUS SOMMES CAPABLE DE FAIRE DANS LE GENRE SUBLIME. PORTRAIT DE MISS SOPHIE WESTERN.

Qu’aucun souffle ennemi ne trouble la paix des airs ! Roi des vents, Éole, retenez dans des chaînes d’airain le fougueux Borée et le piquant Eurus. Toi, doux Zéphire, quitte ta couche odorante, prends ton essor vers les régions du Midi, amène ces brises délicieuses qui engagent l’aimable Flore à sortir de sa retraite, et à se montrer parée de diamants liquides, lorsque le premier mai, jour de sa naissance, la déesse du printemps, vêtue d’une robe flottante, rase d’un pied léger la verdure des prairies, que les fleurs naissent en foule sous ses pas, pour lui rendre hommage, et que dans les champs embellis par elle, l’éclat des couleurs le dispute à la suavité des parfums.

Puisse notre héroïne paroître aussi charmante ! Chantres ailés, gentils oiseaux, vous dont tout l’art de Handel ne sauroit égaler les accords, préparez-vous à célébrer sa présence par d’harmonieux concerts. Votre musique, née de l’amour, en allume aussi la flamme ; excitez dans tous les cœurs cette tendre passion : voici qu’ornée de mille dons que lui a prodigués la nature, parée de jeunesse, de beauté, d’innocence et de candeur, exhalant de ses lèvres de rose une haleine embaumée, lançant de ses yeux un feu vif et doux, la divine Sophie s’avance.

Lecteur, peut-être as-tu vu la Vénus de Médicis, peut-être as-tu admiré les beautés qui décorent la galerie d’Hamptoncourt ; peut-être te souviens-tu des brillantes Churchill, et de leurs illustres rivales honorées de tant de toasts, au club de Kit-Cate[1] ; ou si leur règne a précédé ta naissance, tu as vu du moins leurs filles, ces astres resplendissants de notre âge, astres si nombreux que leurs seuls noms rempliroient toutes les pages d’un volume.

En ce cas, tu ne crains pas la dure apostrophe de lord Rochester à un homme qui se vantoit froidement d’avoir vu une foule de belles femmes. « Malheureux ! s’écria le lord, tu n’as point d’yeux si tu les a vues sans admirer l’excellence de la beauté ; tu n’as point d’ame, si tu les as vues sans éprouver sa puissance. »

Cependant, ami lecteur, quand tu aurois vu toutes ces beautés réunies, tu ne pourrois te faire une juste idée de Sophie ; car aucune n’en offroit la véritable image. Elle ressembloit beaucoup à lady Ranelagh, encore plus, dit-on, à la fameuse duchesse de Mazarin, et surtout à cette femme adorée dont les traits ne s’effaceront jamais de mon cœur. Ô mon ami ! si tu l’as connue, il est inutile de te peindre Sophie ; mais de peur que la fortune jalouse ne l’ait dérobée à tes regards, nous allons, malgré le sentiment de notre insuffisance, essayer d’ébaucher pour toi le portrait de notre jeune merveille.

Sophie, fille unique de M. Western, étoit plutôt grande que petite ; sa taille étoit élégante et fine ; la délicate proportion de ses bras annonçoit dans le reste de sa personne une heureuse harmonie. Ses cheveux noirs tomboient jusqu’à sa ceinture, avant qu’elle les fît couper pour se conformer à la mode ; ils flottoient depuis sur son cou en anneaux si gracieux, qu’on doutoit presque qu’ils fussent naturels. Si l’on se fût permis de trouver quelque partie de son visage moins digne d’éloges que les autres, peut-être eût-on pensé qu’un front un peu plus découvert n’auroit pas nui à sa beauté. Ses sourcils égaux et pleins formoient un arc inimitable ; ses yeux noirs jetoient un éclat que la douceur de sa physionomie avoit peine à tempérer. Son nez étoit d’une régularité parfaite. Sa bouche, ornée de deux rangs de perles, rappeloit les vers de sir John Suckling[2].

Ses deux lèvres brilloient du plus beau vermillon.
L’une étoit plus mince, plus fine
Que l’autre, du menton voisine,
Qui d’une abeille avoit ressenti l’aiguillon.

Ses joues présentoient un ovale bien dessiné. Dans la droite étoit une fossette que découvroit le moindre sourire. L’agréable contour de son menton contribuoit encore aux charmes de sa figure. Son teint tenoit plus du lis que de la rose ; mais quand l’exercice ou la pudeur en augmentoit la couleur naturelle, il effaçoit le plus bel incarnat. Ces vers du célèbre docteur Donne sembloient faits pour elle[3] :

Un sang pur et vermeil animoit son visage,
Et sembloit lui prêter un éloquent langage.
On eût dit que ses yeux, que sa bouche pensoient.

Son cou long et poli s’arrondissoit avec grace. Si nous ne craignions de blesser sa modestie, nous dirions que les appas qui en étoient voisins, surpassoient ceux mêmes de la Vénus de Médicis. On ne pouvoit leur comparer ni la neige, ni l’albâtre, et la gaze la plus fine sembloit ne couvrir que par jalousie ce sein éblouissant dont elle n’égaloit point la blancheur[4],

Le marbre de Paros n’offroit rien de si pur.

Telle étoit l’aimable Sophie ; et ces belles formes avoient reçu du ciel une habitante digne de les animer. Son ame répondoit à sa figure ; celle-ci empruntoit même quelques charmes de la première. Quand elle sourioit, son angélique douceur communiquoit à sa physionomie une expression que la plus exacte régularité des traits ne sauroit donner. Mais comme toutes les perfections morales de notre héroïne vont se découvrir au lecteur, dans l’intimité où nous nous proposons de l’admettre auprès d’elle, il est inutile de lui en tracer d’avance le tableau. Ce seroit faire une sorte d’injure à son intelligence, et lui dérober le plaisir d’en juger par lui-même.

Nous croyons pourtant convenable de dire, qu’une éducation soignée avoit encore ajouté aux heureux dons que Sophie tenoit de la nature. Elle avoit été élevée sous les yeux d’une tante, femme pleine de sagesse et d’expérience, qui, dégoûtée de la cour où elle avoit passé sa jeunesse, s’étoit retirée depuis quelques années à la campagne. Grace à ses leçons, Sophie ne laissoit rien à désirer, sous le rapport du goût et de l’instruction. Il ne lui manquoit peut-être qu’un peu de cette aisance dans les manières qui ne s’acquiert que par l’usage du grand monde ; mais ce léger mérite, si estimé de nos voisins les François, s’achète souvent trop cher ; l’innocence y supplée de reste, et nous pensons que le bon sens, joint aux graces naturelles, n’en a pas besoin pour plaire.


  1. Club célèbre à Londres, du temps de la reine Anne.
  2. Her lips were red, and one was thin
    Compared to that was near her chin,
    Some bee had stung it newly.

  3. Her pure and eloquent blood
    Spoke in her cheeks, and so distinctly wrought
    That one might also say that her body thought
    .

  4. Nitor splendens Pario marmore purior