Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 04/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 184-189).

CHAPITRE PREMIER.



CONTENANT CINQ PAGES.

Non content de donner à notre ouvrage un caractère de vérité qui le distingue de ces romans monstrueux enfantés par des cerveaux malades, et au dire d’un habile critique, uniquement bons pour l’épicier, nous voulons encore qu’il ne ressemble en rien à ces insipides annales, qu’un poëte célèbre ne juge guère utiles qu’au brasseur, parce qu’on ne peut les lire sans avoir près de soi une bouteille d’excellente bière.

L’histoire, au doux aspect d’une bière mousseuse,
Se montre en ses récits un peu moins ennuyeuse.[1]

Or, la bière étant la liqueur favorite des historiens modernes, peut-être même leur muse, si l’on en croit Butler, qui la regarde comme la source de l’inspiration, il convient que le lecteur n’oublie pas non plus d’en boire ; car, tout livre doit se lire avec le même esprit et de la même manière qu’il a été fait : aussi le fameux auteur d’Hurlothrumbo disoit-il à un savant évêque, que si sa grandeur n’avoit pas senti le mérite de sa pièce, c’est qu’elle ne l’avoit pas lue un violon à la main, comme il en tenoit un lui-même en la composant.

Afin d’éviter la sécheresse et la monotonie de nos modernes histoires, nous avons pris soin d’enrichir la nôtre de comparaisons, de métaphores, de descriptions, et d’autres ornements poétiques. Cette variété, destinée à remplacer la bière et à rafraîchir l’esprit, préviendra l’assoupissement dont le lecteur n’a pas moins de peine à se défendre que l’auteur, dans le cours d’un long ouvrage. Sans de certains repos ménagés avec art, la meilleure narration, si elle étoit toute simple, toute nue, lasseroit l’attention la plus infatigable. Il faudroit avoir la faculté qu’Homère attribue à Jupiter d’être inaccessible au sommeil, pour soutenir la lecture d’une gazette en plusieurs volumes.

C’est au lecteur à juger si nous avons bien choisi les occasions d’orner notre récit. Il conviendra, sans doute, qu’il ne pouvoit s’en présenter une plus favorable, que le moment où nous allons introduire sur la scène un personnage considérable, un personnage qui n’est rien moins que l’héroïne de ce poëme héroï-historico-prosaïque. Nous avons donc cru devoir prévenir les esprits en sa faveur, par la réunion des plus riantes images que la nature ait offertes à nos pinceaux. La méthode que nous suivons est fondée sur de nombreuses autorités ; d’abord, sur celle de nos poëtes tragiques, qui manquent rarement de préparer l’auditoire à l’entrée de leurs principaux acteurs.

Chez eux, le héros de la pièce s’annonce toujours au bruit des tambours et des fanfares, pour exciter dans l’assemblée une humeur belliqueuse, et disposer l’oreille à un cliquetis de mots, à un ronflement de périodes que l’aveugle de M. Locke pourroit fort bien confondre avec le son aigu d’une trompette. Les amoureux, au contraire, viennent-ils à paroître ? une musique mélodieuse les accompagne sur le théâtre, soit pour pénétrer le spectateur des charmes de la volupté, soit pour le provoquer au doux sommeil où la scène suivante doit le plonger.

Et non-seulement les poëtes tragiques, mais leurs capricieux tyrans, les directeurs de spectacles, connoissent parfaitement le secret d’éveiller l’attention du public. Au tintamarre musical qui annonce l’approche du héros, ils ont coutume de joindre une troupe de gardes chargés de précéder sa marche : cortége indispensable, comme on le verra par l’anecdote suivante, tirée de l’histoire des coulisses.

Un jour, le roi Pyrrhus dînoit dans une taverne voisine du théâtre, lorsqu’on vint le chercher pour remplir son rôle. Le héros, qui ne vouloit point laisser là une excellente épaule de mouton, ni s’exposer par un retard à la colère du directeur, s’étoit avisé de gagner sous main son escorte, et de la disperser adroitement. Cette ruse eut un plein succès. Tandis que le directeur crioit d’une voix de Stentor : « Où sont les gardes qui doivent marcher devant le roi Pyrrhus ? » le monarque acheva tranquillement son épaule de mouton, et l’auditoire impatient fut obligé de se contenter, en l’attendant, de l’insipide musique de l’orchestre.

Enfin les politiques, esprits déliés et subtils, semblent avoir aussi senti l’avantage de cette espèce de charlatanerie. Nous sommes convaincu que notre vénérable magistrat, le lord-maire, doit une bonne partie du respect qu’on lui témoigne pendant l’année de sa charge, à la solennité de son installation. Nous-mêmes, il faut l’avouer, quoique peu sujet à être dupe de l’apparence, nous nous sommes quelquefois laissé éblouir par l’éclat d’une magnificence extraordinaire. En voyant, dans une cérémonie publique, s’avancer d’un pas majestueux un homme précédé d’une foule de gens, dont l’unique fonction est de marcher devant lui, nous avons conçu une plus haute idée de sa dignité que nous n’avions fait, lorsqu’il s’étoit offert à nos yeux, dans une situation commune. Et pour citer un exemple analogue à ce sujet, on sait qu’il est d’usage qu’une jeune bouquetière précède la pompe du couronnement, et jonche de fleurs les chemins par où doit passer le brillant cortége. Les anciens se seroient figuré que c’étoit Flore en personne. Abusés par la voix de leurs prêtres et de leurs magistrats, ils auroient cru voir, sous les traits d’une simple mortelle, la déesse elle-même. Pour nous, qui ne voulons surprendre la religion de personne, nous laisserons les esprits incrédules à qui répugne la théologie païenne, transformer, s’il leur plaît, notre déesse en bouquetière. Il nous suffit de l’annoncer avec la solennité, avec l’élévation de style, et toutes les circonstances propres à lui attirer l’admiration générale. À dire vrai, nous serions tenté, pour certaines raisons, d’engager ceux qui ont reçu du ciel un cœur sensible, à ne pas pousser plus loin la lecture de cet ouvrage. Mais comme le portrait de notre héroïne, quelque séduisant qu’il soit, est fait d’après nature, nous ne doutons pas que nos jeunes lecteurs ne trouvent dans notre heureuse patrie une foule de beautés, dont les charmes répondront à toutes les idées de perfection, à tous les tendres sentiments que notre pinceau pourra faire naître dans leur esprit.

Maintenant, sans autre préambule, nous passerons au chapitre suivant.


  1. While history, with her comrade ale,
    Sooth the sad series of her serious tale
    .