Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 02

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 74-77).

CHAPITRE II.



HOMÉLIE CONTRE LES BÂTARDS. DÉCOUVERTE IMPORTANTE DE MISTRESS DÉBORAH WILKINS.

Huit mois après la célébration du mariage du capitaine Blifil avec la riche et charmante miss Bridget Allworthy, cette jeune dame, par suite d’une frayeur, accoucha d’un beau garçon. L’enfant sembloit parfaitement conformé ; mais la sage-femme découvrit qu’il étoit venu au monde un mois avant terme.

La naissance d’un rejeton d’une sœur chérie, combla de joie M. Allworthy, sans diminuer toutefois son affection pour l’enfant trouvé, dont il étoit le parrain, à qui il avoit donné son propre nom de Thomas, et qu’il visitoit, au moins une fois par jour, dans la chambre de sa nourrice.

Il proposa à sa sœur de faire élever ensemble le nouveau-né et le petit Tom. Mistress Blifil y consentit, quoiqu’avec un peu de répugnance. Elle évitoit, comme on l’a dit, de contrarier son frère, et montroit, pour cette raison, à l’enfant trouvé plus de bienveillance que les femmes d’une vertu rigide n’en témoignent d’ordinaire à ces créatures infortunées, qu’on peut véritablement appeler, malgré leur innocence, des monuments vivants du libertinage.

Le capitaine avoit plus de peine à souffrir dans M. Allworthy une conduite qu’il jugeoit répréhensible. Il lui insinuoit souvent, qu’adopter les fruits du vice, c’étoit l’encourager. Versé dans les saintes écritures, il en citoit plusieurs passages, tels que ceux-ci : « Dieu recherche les fautes des pères sur les enfants. » « Les pères ont mangé des raisins surs, et les dents des enfants en ont été agacées. » D’où il concluoit que les bâtards devoient porter la peine du crime de leurs parents. Il disoit encore, que si la loi ne permettoit pas textuellement de les faire périr, elle les considéroit, du moins, comme des êtres étrangers à la société ; que l’Église les regardoit du même œil, et qu’on ne pouvoit rien faire de mieux pour eux, que de les vouer dès le berceau aux plus vils emplois de la société.

À ces arguments et à beaucoup d’autres semblables, M. Allworthy répondoit : Que les enfants, quel que fût le crime de leurs parents, étoient innocents ; que le premier des deux passages cités par le capitaine, exprimoit une menace parfaite au peuple juif, à cause de son idolâtrie, et de l’ingratitude dont il s’étoit rendu coupable envers son père céleste ; que le second étoit moins une sentence formelle prononcée contre le péché, qu’une parabole destinée à en montrer les suites inévitables. Il ajoutoit que ce seroit une absurdité, et presque un blasphème, de représenter Dieu vengeant sur l’innocent les fautes du coupable, et détruisant ainsi les premiers principes du droit naturel, et les notions fondamentales du juste et de l’injuste, que lui-même a gravées dans nos ames, et qui doivent nous servir de règle pour juger, non-seulement de ce qui ne nous a point été révélé, mais de la vérité même de la révélation. Il n’ignoroit pas, disoit-il, que bien des gens partageoient, sur ce sujet, le sentiment du capitaine. Quant à lui, il étoit d’une opinion contraire, et décidé à prendre autant de soin du pauvre orphelin, que d’un enfant légitime qui auroit eu le bonheur d’être trouvé en sa place.

Tandis que M. Blifil, à qui l’affection de l’écuyer pour le petit Tom commençoit à inspirer de la jalousie, travailloit de tout son pouvoir à l’expulser de la maison de son bienfaiteur, mistress Déborah fit une découverte qui faillit devenir plus fatale à l’enfant trouvé, que tous les arguments du capitaine.

Nous ne saurions dire si l’insatiable curiosité de la gouvernante dirigea, en cette occasion, ses démarches, ou si elle fut guidée par le désir de s’assurer les bonnes graces de mistress Blifil qui, malgré les marques de bienveillance qu’elle donnoit en public au petit Tom, le maltraitoit souvent en particulier, et reprochoit à son frère sa tendresse pour lui : quoi qu’il en soit, elle se croyoit sûre d’avoir découvert le père de l’orphelin.

L’importance de cet événement va nous obliger de remonter à son origine, et d’exposer en détail les causes qui l’ont produit. Cette recherche nous forcera de pénétrer dans l’intérieur d’une petite famille inconnue jusqu’à présent à nos lecteurs, et dont le régime domestique étoit si bizarre, si extraordinaire, que les gens mariés les plus crédules pourront bien le regarder comme une fable.