Tom Jones ou Histoire d’un enfant trouvé/Livre 02/Chapitre 01

Imprimerie de Firmin Didot frères (Tome 1p. 70-73).

CHAPITRE PREMIER.



CARACTÈRE DE CETTE HISTOIRE ; EN QUOI ELLE RESSEMBLE AUX AUTRES, OU EN DIFFÈRE.

En donnant à cet ouvrage le titre d’Histoire, préférablement à celui de Vie, ou d’Éloge, beaucoup plus à la mode aujourd’hui, nous avons eu l’intention de prendre pour modèle l’écrivain philosophe, attentif à peindre les révolutions des empires, et non le pesant et prolixe historien qui, pour conserver scrupuleusement l’ordre des faits, ne consacre pas moins de temps au détail de mois et d’années dépourvus d’intérêt, qu’au tableau des époques rendues fameuses par de grands et mémorables événements.

De pareilles histoires ressemblent fort aux gazettes, qui contiennent toujours le même nombre de lignes, qu’il y ait des nouvelles ou non. On peut encore les comparer aux voitures publiques qui, vides ou pleines, font constamment le même trajet. On diroit que l’écrivain se croit obligé de suivre le temps, pas à pas ; il parcourt avec une égale lenteur les siècles de stupidité monacale, où le monde semble sommeiller, et l’âge brillant et guerrier si bien décrit par un poëte latin, dans des vers dont nous hasardons une foible imitation :

Quand le terrible fils de l’altière Carthage
Jusqu’aux remparts de Rome eut porté le carnage ;
Quand du bruit des combats le monde épouvanté
En attendoit l’issue avec anxiété,
Et qu’on doutoit encor sous quelles lois la guerre
Rangeroit à la fois les ondes et la terre[1].

Nous suivrons un système tout opposé. Lorsqu’il se présentera quelque situation extraordinaire (et nous en promettons beaucoup de ce genre), nous n’épargnerons ni temps, ni peine pour en tracer une fidèle peinture ; mais si des années s’écoulent sans rien amener d’important, nous ne craindrons pas de laisser un vide dans notre histoire ; et, nous hâtant d’arriver à des époques fécondes en événements, nous passerons sous silence ces intervalles de stérilité.

On doit les envisager comme les numéros perdants à la grande loterie du temps. Nous donc, qui tenons les registres de cette loterie, nous imiterons les judicieux receveurs de celle qu’on tire à l’hôtel-de-ville de Londres. Ils se gardent bien d’offrir aux yeux du public la longue et fâcheuse liste des numéros perdants qu’ils ont débités. Mais le gros lot vient-il à sortir ? toutes les gazettes s’empressent de l’annoncer, et de nommer le bureau où il a été pris. Plus d’un receveur en réclame ordinairement l’honneur pour le sien, sans doute afin de donner à entendre, que les chefs de certains bureaux sont initiés aux secrets de la Fortune.

On doit s’attendre, par conséquent, à trouver dans cet ouvrage des chapitres tantôt fort courts, tantôt très-longs ; les uns ne contenant que l’espace d’un jour, les autres embrassant des années ; quelquefois l’histoire paroîtra s’arrêter dans sa marche, et quelquefois avoir des ailes. Qu’on ne s’avise point, pour cela, d’attaquer notre méthode. Nous prétendons n’en être responsable à aucun tribunal de critique quelconque. Fondateur d’un nouvel empire littéraire, il nous est libre d’établir dans notre domaine telles lois qu’il nous plaît. C’est à vous, chers lecteurs, en qualité de nos sujets, de les recevoir avec confiance et soumission. Or, pour vous rendre l’obéissance facile et douce, nous vous prévenons que ces lois n’auront d’autre but que votre plaisir et votre avantage. Exempt du fol orgueil des tyrans de droit divin, nous ne pensons pas que vous soyez nos esclaves ; le ciel ne nous a placé au-dessus de vous que pour votre bien. Si nous sommes destiné à votre usage, vous ne l’êtes pas au nôtre. En faisant ainsi de votre intérêt la grande règle de nos travaux, nous espérons que vous concourrez unanimement au maintien de notre dignité, et que vos hommages répondront à notre mérite et à nos souhaits.


  1. Ad confligendum venientibus undique Pœnis, Omnia cum belli trepido concussa tumultu Horrida contremuere sub altis ætheris auris ; In dubioque fuit, sub utrorum regna cadendum Omnibus humanis esset, terraque marique.
    Silius Italicus