XV

À PROPOS DU CONFLIT ENTRE LES DOUKHOBORS
ET LE GOUVERNEMENT DU CANADA


De la correspondance échangée entre les Doukhobors et le gouvernement du Canada, ressort nettement la situation des deux parties. Quelle en peut être l’issue ? Sans avoir la prétention de répondre positivement à cette question, nous voudrions tout d’abord jeter quelque lumière sur les trois points qui sont la cause essentielle du désaccord : c’est-à-dire : l’acquisition de la terre en propriété individuelle, le mariage civil et l’enregistrement de l’état civil.

Selon leur doctrine, exposée dans les psaumes de leur Livre de la vie, les Doukhobors se reconnaissent comme une génération élue qui remonte aux trois adolescents Anam, Azari et Mizaïl. Cette explication allégorique de leur origine contient une vérité à la fois historique et psychologique. D’après la tradition biblique, les trois adolescents que Nabuchodonosor voulait sacrifier au dieu Baal, qu’ils avaient refusé d’adorer, sont le premier symbole du martyr chrétien et en général de tout martyr d’une idée religieuse. Les Doukhobors, pendant leur existence d’environ deux cents ans, endurèrent de telles persécutions que leurs adeptes prirent la persécution pour condition naturelle et historique de leur vie, et commencèrent à s’y croire destinés toujours et partout, mais triomphant spirituellement, et par un rapprochement assez légitime, ils s’assignèrent comme origine les trois premiers martyrs qui, jetés dans le fourneau enflammé, en sortirent sains et saufs.

Les Doukhobors peuvent dire, eux aussi, qu’ils sont sortis « saufs » de cette flamme de deux cents ans dans laquelle les plaça la politique gouvernementale et ecclésiastique russe.

La cause de ces longues persécutions est évidente. C’est la simple et pacifique non obéissance à l’État gouvernemental dans lequel vivaient les Doukhobors.

Cette non-obéissance se manifesta de diverses façons, depuis le refus du service militaire, jusqu’au refus de se décoiffer devant les autorités et même devant le tsar. L’existence de cette secte n’était évidemment pas possible dans l’État russe qui, en effet, résolut de faire disparaître ses partisans par tous les moyens possibles ; peine de mort, tortures, déportation, emprisonnement, etc. Mais la force de l’idée religieuse est telle, que les épées des bourreaux s’émoussèrent, le nombre des partisans de la secte opprimée s’accrut et leur doctrine se développa.

Le bourreau insensé, Paul Ier, fut remplacé par un bourreau plus sage et plus doux, Alexandre Ier, qui se lassa très vite de persécuter les Doukhobors et consentit à les laisser vivre en paix.

Mais il était difficile de tolérer les Doukhobors parmi les sujets soumis. Au commencement du xixe siècle, ils furent groupés et parqués à Molodcheia Vodi, dans la province de Crimée ; séparés des autres Russes par les steppes désertes et le cordon policier, les Doukhobors furent abandonnés à eux-mêmes. Alors ils s’organisèrent en communes très compactes, et, au dogme de leur glorieuse origine, ils ajoutèrent celui de « l’élection ». Ils acceptèrent le nom de Doukhobors qui leur fut alors confirmé, cessèrent de s’appeler des Russes et formèrent un peuple à part, un État particulier théocratique, vivant de sa vie propre, en payant seulement un tribut au tsar.

Leur émigration au Caucase n’altéra en rien leur organisation intérieure, et là-bas, ils développèrent encore plus leurs caractères spécifiques, et cela, grâce surtout à la diversité des populations caucasiennes parmi lesquelles ils étaient jetés. Au milieu des Grouzines, des Arméniens, des Tartares, etc., qui les entouraient, pendant les cinquante années de leur vie au Caucase, ils se constituèrent en un royaume de paysans.

La faiblesse, la vénalité et la négligence de l’administration caucasienne ne tirent que fortifier les Doukhobors dans leur propre opinion. Ils avaient des représentants élus qui réglaient tous les rapports entre eux et les autorités, et les Doukhobors — citoyens — n’y avaient aucune part.

L’élévation des opinions morales des Doukhobors, dont la base est la négation du pouvoir, et qui leur donne la force de supporter les persécutions, leur vie sobre et laborieuse, tout cela les enveloppait du « bouclier de la vérité » et leur valait l’estime du dehors. La doctrine morale des Doukhobors, tiré de l’évangile, a une énorme influence sur leurs relations réciproques, et, à ce point de vue, on peut les appeler chrétiens, mais leur particularité national, leur état gouvernemental, comme chaque État gouvernemental et chaque particularité national, ne pouvait être et ne fut jamais chrétien.

À la fin des années 80, parmi les Doukhobors du Caucase se manifestèrent deux courants opposés : le premier, inférieur, qui se développa sous l’influence de la prospérité, de leur contact avec l’armée et en général avec l’élément vorace du Caucase ; et le deuxième, radical, chrétien, qui posait de nouveau les bases les plus sévères de la morale chrétienne, qui de nouveau se décidait à la non-obéissance, jusque dans les moindres exigences gouvernementales de caractère policiers (sans parler, bien entendu, du service militaire).

Le premier courant entraîna une partie des Doukhobors compromis avec le gouvernement russe ; le deuxième excita un désaccord complet avec lui. D’une part, grâce au développement moral indépendant, d’autre part, sous l’influence des nouvelles idées chrétiennes, d’un caractère anarchiste, qui éclosent maintenant dans le monde entier, les Doukhobors qui suivirent ce mouvement adoptèrent trois nouveaux principes, ayant, il est vrai, des rapports avec leur ancienne doctrine, mais qui jusqu’alors, n’avaient pas été nettement formulés. Ces trois principes sont : l’internationalisme, le communisme et le végétarianisme. En même temps, les Doukhobors changèrent de nom et s’appelèrent : « Les Chrétiens de la Fraternité Universelle ». Dès lors, leurs biens furent mis en commun, et ils cessèrent de manger de la viande.

Entre ces deux partis, il s’en forma un troisième, qui partageait et les compromis du premier, et les règles sévères et les idéals du second.

De nouveau, la vie des « Chrétiens de la Fraternité Universelle » n’était plus compatible avec le pouvoir gouvernemental qui les entourait, et qui, à cette époque, commença à pénétrer peu à peu le mur qui fermait « le pays des Doukhobors ».

Comme avant, le gouvernement russe résolut de se débarrasser de ces hommes gênants. Mais, détruire des milliers d’êtres à la fois n’était pas plus facile que de cacher « la Ville placée au sommet de la Montagne », et le gouvernement eut recours à ce moyen : séparer les contaminés de ceux qui, selon lui, n’étaient pas encore atteints de la terrible maladie.

Les plus actifs d’entre « les Chrétiens de la Fraternité Universelle » furent déportés en Sibérie, et cantonnés dans la province de Iakoutsk ; toute la masse protestante fut autorisée à partir à l’étranger.

Les lecteurs savent que les émigrants trouvèrent un asile au Canada, où leur situation matérielle semblait tout à fait garantie.

Les Doukhobors, réfugiés au Canada, y apportèrent naturellement leurs traditions anciennes ainsi que les idées nouvellement acquises. Le nouveau mouvement avait été conduit au Caucase par Pierre Vériguine et quelques autres vieillards qui jouissaient de la confiance illimitée de leur parti. Le gouvernement russe arracha ces chefs du milieu des Doukhobors et les déporta. Mais le grain qu’ils avaient semé croissait déjà et le mouvement dont ils furent les promoteurs se continua même sans eux. Cependant tous ces hommes qui s’étaient jetés dans ce mouvement avaient besoin qu’une certaine éducation rattachât les nouveaux principes aux vieilles habitudes, et cette éducation n’était pas encore faite, c’est pourquoi, dans le nouveau parti, à côté de héros, prêts au sacrifice de leur vie même, se trouvaient des hommes faibles, non rompus aux nouvelles exigences et ayant besoin d’être conseillés et guidés. C’est ce qui explique la variété qui se montre maintenant dans les exigences morales et les actes des Doukhobors du Caucase.

Mais quelle que soit la faiblesse de certains, la conception traditionnelle du monde est si solide chez les Doukhobors, qu’ils dominent le milieu qui les entoure, soit qu’ils se trouvent parmi les habitants sauvages du Caucase, ou parmi les hommes civilisés du Canada, et présentent une force invincible.

Les Doukhobors, comme ils le devaient, ont salué leur émigration du pays des persécutions au pays de la liberté. En effet, dès qu’ils mirent le pied sur la terre du Canada, on leur déclara qu’ils avaient pleine liberté religieuse, et ils se trouvèrent affranchis du service militaire.

Mais, tout à coup, les exigences religieuses et morales des Doukhobors se trouvent en conflit avec les exigences du gouvernement du Canada. Pourquoi ? Parce que le principe fondamental des Doukhobors, celui pour lequel ils ont souffert la persécution, le principe de la « non-obéissance », est incompatible avec tout gouvernement, russe ou autre.

Et même, dans ce cas, apparaît cette contradiction : avec les gouvernements russe, turc, chinois, ou quelque autre, le plus sauvage, ce principe est plus conciliable qu’avec le gouvernement du Canada où la liberté des individus est achetée par eux moyennant certaines obligations civiques. Le gouvernement du Canada accorde la liberté individuelle, il est prêt à la faire respecter, mais moyennant la soumission complète à toutes les exigences de ce qu’on pourrait appeler l’hygiène sociale civique. Il demande que chaque naissance soit inscrite dans les registres, que chacun apprenne à lire et à écrire, que les enfants naissent de parents unis par le mariage légal civil, que la mort de chaque citoyen soit régulièrement enregistrée, que la propriété foncière ou toute autre soit juridiquement individuelle ; il demande le paiement de tous les impôts établis par les lois, etc. Et le gouvernement ne peut considérer comme citoyens, ne peut défendre, donner la liberté et garder dans son pays, ceux qui ne s’y soumettent pas.

Les citoyens des pays civilisés sont tellement habitués à ces formalités qu’ils ne les considèrent pas comme la violation de la liberté ; mais aux Doukhobors, qui n’y sont pas habitués, elles paraissent très gênantes.

Comme je l’ai déjà dit, les principes de la Fraternité chrétienne universelle n’ont pu encore se fortifier solidement, car s’ils étaient assez forts, alors les Doukhobors perdraient le caractère de peuple particulier et se disperseraient par tout le monde, et comme le sang nouveau, jeune, qu’on introduit dans un organisme vieilli, ils lui redonneraient la jeunesse et la force.

Mais puisque ces principes n’ont pas encore réussi à se fortifier dans toute la masse des Doukhobors, alors la protestation générale n’était possible que sur le terrain de la tradition ancienne, sur le terrain du principe « du peuple élu ». Et ainsi nous assistons à ce choc qui a causé tant d’étonnement aux libres citoyens du Canada.

Les Doukhobors émigrés au Canada ne veulent pas que le gouvernement du Canada s’immisce dans leurs affaires. Ils consentent à payer un tribut à Édouard VII, comme ils le faisaient aux Alexandre et aux Nicolas, mais ils ne sont pas disposés à se soumettre à la loi civile.

Deux issues peuvent terminer ce conflit : premièrement, sous l’influence du milieu ambiant, de la connaissance de la vie du Canada, la dislocation du principe de « l’individualisation » peut se produire, et les Doukhobors se soumettront à toutes les exigences du gouvernement du Canada ; deuxièmement, le principe de l’individualisation se fortifiera encore plus, les Doukhobors subiront des persécutions, mais néanmoins le gouvernement du Canada sera forcé de reconnaître leur indépendance et ils s’installeront dans un pays à part qui leur sera concédé.

Le gouvernement du Canada hésite à prendre l’une ou l’autre décision, et, en ajournant le pas décisif, il montre ainsi une vraie sagesse.

Mais toute cette affaire s’est compliquée encore par l’ingérence d’un élément étranger. Un des amis des Doukhobors, qui vivait avec eux au Canada, plein de sympathie pour les hautes idées chrétiennes au nom desquelles les Doukhobors furent persécutés et durent quitter la Russie, devint l’interprète littéraire des protestations des Doukhobors contre le gouvernement du Canada. Il donna, selon l’expression d’un des émigrants, homme intellectuel, vivant parmi les Doukhobors du Canada, « la phraséologie chrétienne » à la requête des Doukhobors. Mais dans les motifs de la protestation, il s’éleva à un point de vue plus haut, chrétien, anarchiste, que ne partageaient pas tous les Doukhobors. Mais comme ceux-ci sont illettrés, ils acceptèrent cette expression littéraire de la protestation, plus par confiance en son auteur que par leur consentement absolu avec son contenu.

À notre question sur ce qu’ils pensaient du contenu de la requête, l’un des signataires nous a adressé cette réponse : « Quant à ce qu’a écrit B…, vous savez que nous n’avons pas assez d’esprit pour comprendre chaque mot, et il y avait certains mots qui ne nous convenaient pas tout à fait, mais B… est un vieillard tenace et il interprète toujours à sa façon. »

Néanmoins, dans les lettres des Doukhobors qui ont signé la requête, est exprimée la ferme résolution de ne pas céder au gouvernement du Canada sur les trois points qui font l’objet de la requête : propriété foncière personnelle, mariage civil, enregistrement à l’état civil. Mais les motifs qu’ils donnent dans leurs lettres diffèrent de ceux exposés dans la protestation adressée au gouvernement du Canada. Ces motifs reposent non sur l’anarchisme chrétien, mais sur le principe de l’individualisation, de leur indépendance vis-à-vis tout gouvernement. La protestation contre la formalité des actes de vente personnels ne porte pas sur la propriété foncière en général, elle s’élève contre l’ingérence de l’État dans le partage des terres. La protestation contre le mariage civil n’est pas contre le mariage en général, mais contre l’ingérence du gouvernement dans leur institution du mariage. La protestation contre l’inscription matricule ne s’adresse pas à l’inscription en général, mais à l’enregistrement obligatoire, à l’obligation de communiquer au gouvernement des renseignements sur leur vie intérieure.

Outre les déclarations écrites dans ce sens par les Doukhobors eux-mêmes, ce qui confirme nos dires c’est que la protestation, la plus chrétienne, contre la propriété foncière, n’est partagée que par une petite minorité des Doukhobors, tandis que la protestation contre l’enregistrement à l’état civil, qui touche le moins à la doctrine chrétienne, est partagée par presque tous les Doukhobors des trois colonies, même par ceux qui n’ont pas subi l’influence intellectuelle sus-mentionnée[1]. La situation étant ainsi exposée, nous allons essayer de résoudre ces questions très difficiles : que doivent faire les deux parties adverses, c’est-à-dire les Doukhobors qui ne veulent pas se soumettre aux exigences du gouvernement du Canada, et le gouvernement du Canada qui ne veut pas renoncer à ses exigences ?

Nous sommes loin du désir de nous attribuer le rôle de maître et de guide en cette affaire ; mais nous croyons de notre devoir d’expliquer notre opinion, puisque les Doukhobors eux-mêmes nous ont demandé conseil. Pour ce qui est des Doukhobors, nous croyons avant tout qu’ils doivent se bien éclairer de tout ce qui s’accomplit autour d’eux, et c’est pourquoi doivent-ils cesser d’appeler leur opposition « l’acte le plus chrétien » de la Fraternité universelle, et l’appeler tout simplement, l’obligation pour les Doukhobors de reconnaître leur autonomie. La lutte pour l’indépendance qui est conduite non par l’attaque active contre les oppresseurs de cette indépendance, mais par la voie, pacifique mais énergique, de la non-soumission à leur exigence, mérite la sympathie et l’aide la plus chaleureuse, et dans cette voie, elle aura sa seule source dans la Raison. C’est donc dans ce sens qu’il faut engager les pourparlers avec le gouvernement du Canada, puisqu’en tous cas, des relations pécuniaires subsisteront entre lui et les Doukhobors. Les Doukhobors doivent élire parmi eux des représentants chargés des relations nécessaires avec le gouvernement du Canada. Et comme, probablement, le gouvernement du Canada ne pourra passer sur l’obligation de l’état civil, alors ces mêmes mandataires devront tenir des registres de la façon la plus commode pour les Doukhobors. Cela n’empêchera nullement aux Doukhobors de continuer leur marche vers le développement moral, et d’aspirer à l’atteinte des plus purs idéals chrétiens ; de même cela n’empêchera pas le développement parmi eux des principes de communauté, d’abolition de la propriété foncière, etc. Et si les Doukhobors, ou leurs partisans, affirment que leurs protestations sont basées sur le principe le plus élevé de l’anarchisme chrétien, alors ils s’embourberont dans la casuistique, et, ne pouvant soutenir jusqu’au bout leurs protestations, ils glisseront du terrain sur lequel ils peuvent se tenir fermes. Et ceux, parmi eux, qui sont réellement dévoués aux nobles idées de la Fraternité universelle, doivent renoncer non seulement au nom de Doukhobors, mais à leurs particularités nationales, ne pas affirmer leur unité sociale et ne pas en fermer l’entrée.

Que doit faire le gouvernement du Canada ? Premièrement : continuer la politique d’attente qu’il a si sagement adoptée et ne pas se hâter de faire le pas décisif ; deuxièmement : s’il y est obligé, faire tout son possible pour céder aux exigences des Doukhobors, ce qui sera le plus avantageux pour lui, en prenant en considération que, pendant cinquante ans de la vie des Doukhobors au Caucase, ils furent les plus exacts à payer les impôts, et que pendant cette période aucun ne fut jugé pour délit civil ou criminel. Puisque, pour leur individualisation, les Doukhobors ne demandent aucun droit, mais seulement la possession, sans obstacles, de la terre qui leur sera assignée, il nous semble possible de satisfaire leur exigence.

P. Birukov.
  1. La résistance opposée par les Doukhobors lors du dernier recensement au Canada, formalité contre laquelle ils ne protestèrent pas au Caucase, même dans la période de leur plus grand développement spirituel, est aussi une confirmation à ce qui précède.