Tite et Bérénice
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 260-276).
◄  Acte IV

ACTE V.


Scène première.

TITE, FLAVIAN.
TITE.

1415As-tu vu Bérénice ? Aime-t-elle mon frère ?
Et se plaît-elle à voir qu’il tâche de lui plaire ?
Me la demande-t-il de son consentement ?

FLAVIAN.

Ne la soupçonnez point d’un si bas sentiment ;
Elle n’en peut souffrir non pas même la feinte.

TITE.

1420As-tu vu dans son cœur encor la même atteinte ?

FLAVIAN.

Elle veut vous parler, c’est tout ce que j’en sai.

TITE.

Faut-il de son pouvoir faire un nouvel essai ?

FLAVIAN.

M’en croirez-vous, Seigneur ? évitez sa présence[1],
Ou mettez-vous contre elle un peu mieux en défense.
1425Quel fruit espérez-vous de tout son entretien ?

TITE.

L’en aimer davantage, et ne résoudre rien.

FLAVIAN.

L’irrésolution doit-elle être éternelle ?
Vous ne me dites plus que Domitie est belle,
Seigneur, vous qui disiez que ses seules beautés
1430Vous peuvent consoler de ce que vous quittez ;
Qu’elle seule en ses yeux porte de quoi contraindre
Vos feux à s’assoupir, s’ils ne peuvent s’éteindre.

TITE.

Je l’ai dit, il est vrai ; mais j’avais d’autres yeux,
Et je ne voyois pas Bérénice en ces lieux.

FLAVIAN.

1435Quand aux feux les plus beaux un monarque défère,
Il s’en fait un plaisir et non pas une affaire,
Et regarde l’amour comme un lâche attentat
Dès qu’il veut prévaloir sur la raison d’État.
Son grand cœur, au-dessus des plus dignes amorces,
1440À ses devoirs pressants laisse toutes leurs forces[2] ;
Et son plus doux espoir n’ose lui demander
Ce que sa dignité ne lui peut accorder.

TITE.

Je sais qu’un empereur doit parler ce langage ;
Et quand il l’a fallu, j’en ai dit davantage ;
1445Mais de ces duretés que j’étale à regret,
Chaque mot à mon cœur coûte un soupir secret ;
Et quand à la raison j’accorde un tel empire,
Je le dis seulement parce qu’il le faut dire,

Et qu’étant au-dessus de tous les potentats,
1450Il me seroit honteux de ne le dire pas.
De quoi s’enorgueillit un souverain de Rome,
Si par respect pour elle il doit cesser d’être homme,
Éteindre un feu qui plaît, ou ne le ressentir
Que pour s’en faire honte et pour le démentir ?
1455Cette toute-puissance est bien imaginaire,
Qui s’asservit soi-même à la peur de déplaire,
Qui laisse au goût public régler tous ses projets,
Et prend le plus haut rang pour craindre ses sujets.
Je ne me donne point d’empire sur leurs âmes,
1460Je laisse en liberté leurs soupirs et leurs flammes ;
Et quand d’un bel objet j’en vois quelqu’un charmé,
J’applaudis au bonheur d’aimer et d’être aimé.
Quand je l’obtiens du ciel, me portent-ils envie ?
Qu’ont d’amer pour eux tous les douceurs de ma vie ?
Et par quel intérêt…

FLAVIAN.

1465Et par quel intérêt…Ils perdroient tout en vous.
Vous faites le bonheur et le salut de tous,
Seigneur ; et l’univers, de qui vous êtes l’âme…

TITE.

Ne perds plus de raisons à combattre ma flamme :
Les yeux de Bérénice inspirent des avis
1470Qui persuadent mieux que tout ce que tu dis.

FLAVIAN.

Ne vous exposez donc qu’à ceux de Domitie.

TITE.

Je n’ai plus, Flavian, que quatre jours de vie :
Pourquoi prends-tu plaisir à les tyranniser ?

FLAVIAN.

Mais vous savez qu’il faut la perdre ou l’épouser ?

TITE.

1475En vain donc à ses vœux tout mon amour s’oppose ;

Périr ou faire un crime est pour moi même chose.
Laissons-lui toutefois soulever des mutins ;
Hasardons sur la foi de nos heureux destins :
Ils m’ont promis la Reine, et doivent à ses charmes
1480Tout ce qu’ils ont soumis à l’effort de mes armes ;
Par elle j’ai vaincu, pour elle il faut périr.

FLAVIAN.

Seigneur…

TITE.

Seigneur…Oui, Flavian, c’est à faire[3] à mourir.
La vie est peu de chose ; et tôt ou tard, qu’importe
Qu’un traître me l’arrache, ou que l’âge l’emporte ?
1485Nous mourons[4] à toute heure ; et dans le plus doux sort
Chaque instant de la vie est un pas vers la mort[5].

FLAVIAN.

Flattez mieux les desirs de votre ambitieuse,
Et ne la changez pas de fière en furieuse.
Elle vient vous parler.

TITE.

Elle vient vous parler.Dieux ! quel comble d’ennuis !


Scène II.

TITE, DOMITIE, FLAVIAN, PLAUTINE.
DOMITIE.

1490Je viens savoir de vous, Seigneur, ce que je suis.
J’ai votre foi pour gage, et mes aïeux pour marques
Du grand droit de prétendre au plus grand des monarques ;
Mais Bérénice est belle, et des yeux si puissants
Renversent aisément des droits si languissants.
1495Ce grand jour qui devait unir mon sort au vôtre,
Servira-t-il, Seigneur, au triomphe d’une autre ?

TITE.

J’ai quatre jours encor pour en délibérer,
Madame ; jusque-là laissez-moi respirer.
C’est peu de quatre jours pour un tel sacrifice ;
1500Et s’il faut à vos droits immoler Bérénice,
Je ne vous réponds pas que Rome et tous vos droits
Puissent en quatre jours m’en imposer les lois.

DOMITIE.

Il n’en faudroit pas tant, Seigneur, pour vous résoudre
À lancer sur ma tête un dernier coup de foudre,
1505Si vous ne craigniez point qu’il rejaillît[6] sur vous.

TITE.

Suspendez quelque temps encor ce grand courroux.
Puis-je étouffer sitôt une si belle flamme ?

DOMITIE.

Quoi ? vous ne pouvez pas ce que peut une femme ?
Que vous me rendez mal ce que vous me devez !
1510J’ai brisé de beaux fers, Seigneur, vous le savez ;
Et mon âme, sensible à l’amour comme une autre,
En étouffe un peut-être aussi fort que le vôtre.

TITE.

Peut-être auriez-vous peine à le bien étouffer,
Si votre ambition n’en savoit triompher.
1515Moi qui n’ai que les Dieux au-dessus de ma tête,
Qui ne vois plus de rang digne de ma conquête,
Du trône où je me sieds puis-je aspirer à rien
Qu’à posséder un cœur qui n’aspire qu’au mien ?
C’est là de mes pareils la noble inquiétude :
1520L’ambition remplie y jette leur étude ;
Et sitôt qu’à prétendre elle n’a plus de jour,
Elle abandonne un cœur tout entier à l’amour.

DOMITIE.

Elle abandonne ainsi le vôtre à cette reine,
Qui cherche une grandeur encor plus souveraine.

TITE.

1525Non, Madame : je veux que vous sortiez d’erreur[7].
Bérénice aime Tite, et non pas l’Empereur ;
Elle en veut à mon cœur, et non pas à l’empire[8].

DOMITIE.

D’autres avoient déjà pris soin de me le dire,
Seigneur ; et votre reine a le goût délicat
1530De n’en vouloir qu’au cœur, et non pas à l’éclat.
Cet amour épuré que Tite seul lui donne
Renonceroit au rang pour être à la personne !
Mais on a beau, Seigneur, raffiner sur ce point,
La personne et le rang ne se séparent point.
1535Sous les tendres brillants de cette noble amorce
L’ambition cachée attaque, presse, force ;
Par là de ses projets elle vient mieux à bout ;
Elle ne prétend rien, et s’empare de tout.
L’art est grand ; mais enfin je ne sais s’il mérite

1540La bouche d’une reine et l’oreille de Tite.
Pour moi, j’aime autrement ; et tout me charme en vous ;
Tout m’en est précieux, Seigneur, tout m’en est doux ;
Je ne sais point si j’aime ou l’Empereur ou Tite,
Si je m’attache au rang ou n’en veux qu’au mérite,
1545Mais je sais qu’en l’état où je suis aujourd’hui
J’applaudis à mon cœur de n’aspirer qu’à lui.

TITE.

Mais me le donnez-vous tout ce cœur qui n’aspire,
En se tournant vers moi, qu’aux honneurs de l’empire ?
Suit-il l’ambition en dépit de l’amour,
1550Madame ? la suit-il sans espoir de retour ?

DOMITIE.

Si c’est à mon égard ce qui vous inquiète,
Le cœur se rend bientôt quand l’âme est satisfaite :
Nous le défendons mal de qui remplit nos vœux.
Un moment dans le trône éteint tous autres feux ;
1555Et donner tout ce cœur, souvent ce n’est que faire
D’un trésor invisible un don imaginaire.
À l’amour vraiment noble il suffit du dehors ;
Il veut bien du dedans ignorer les ressorts :
Il n’a d’yeux que pour voir ce qui s’offre à la vue,
1560Tout le reste est pour eux une terre inconnue ;
Et sans importuner le cœur d’un souverain,
Il a tout ce qu’il veut quand il en a la main.
Ne m’ôtez pas la vôtre, et disposez du reste.
Le cœur a quelque chose en soi de tout céleste ;
1565Il n’appartient qu’aux Dieux ; et comme c’est leur choix,
Je ne veux point, Seigneur, attenter sur leurs droits.

TITE.

Et moi, qui suis des Dieux la plus visible image,
Je veux ce cœur comme eux, et j’en veux tout l’hommage.
Mais vous n’en avez plus, Madame, à me donner ;
1570Vous ne voulez ma main que pour vous couronner.

D’autres pourront un jour vous rendre ce service.
Cependant, pour régler le sort de Bérénice,
Vous pouvez faire agir vos amis au sénat ;
Ils peuvent m’y nommer lâche, parjure, ingrat :
1575J’attendrai son arrêt, et le suivrai peut-être.

DOMITIE.

Suivez-le, mais tremblez s’il flatte trop son maître.
Ce grand corps tous les ans change d’âme et de cœurs ;
C’est le même sénat, et d’autres sénateurs.
S’il alla pour Néron jusqu’à l’idolâtrie,
1580Il le traita depuis de traître à sa patrie,
Et réduisit ce prince indigne de son rang
À la nécessité de se percer le flanc[9].
Vous êtes son amour, craignez d’être sa haine
Après l’indignité d’épouser une reine.
1585Vous avez quatre jours pour en délibérer.
J’attends le coup fatal, que je ne puis parer.
Adieu. Si vous l’osez, contentez votre envie ;
Mais en m’ôtant l’honneur n’épargnez pas ma vie.


Scène III.

TITE, FLAVIAN.
TITE.

L’impétueux esprit ! Conçois-tu, Flavian,
1590Où pourroient ses fureurs porter Domitian,
Et de quelle importance est pour moi l’hyménée
Où par tous mes désirs je la sens condamnée ?

FLAVIAN.

Je vous l’ai déjà dit, Seigneur : pensez-y bien,

Et surtout de la Reine évitez l’entretien.
1595Redoutez… Mais elle entre, et sa moindre tendresse
De toutes nos raisons va montrer la foiblesse.


Scène IV.

TITE.

Eh bien ! Madame, eh bien ! faut-il tout hasarder ?
Et venez-vous ici pour me le commander ?

BÉRÉNICE.

De ce qui m’est permis je sais mieux la mesure,
1600Seigneur ; et j’ai pour vous une flamme trop pure
Pour vouloir, en faveur d’un zèle ambitieux,
Mettre au moindre péril des jours si précieux.
Quelque pouvoir sur moi que notre amour obtienne,
J’ai soin de votre gloire ; ayez-en de la mienne.
1605Je ne demande plus que pour de si beaux feux
Votre absolu pouvoir hasarde un : « Je le veux. »
Cet amour le voudroit ; mais comme je suis reine,
Je sais des souverains la raison souveraine.
Si l’ardeur de vous voir l’a voulue[10] ignorer,
1610Si mon indigne exil s’est permis d’espérer,
Si j’ai rentré dans Rome avec quelque imprudence,
Tite à ce trop d’ardeur doit un peu d’indulgence.
Souffrez qu’un peu d’éclat, pour prix de tant d’amour,
Signale ma venue, et marque mon retour.
1615Voudrez-vous que je parte avec l’ignominie

De ne vous avoir vu que pour me voir bannie ?
Laissez-moi la douceur de languir en ces lieux[11],
D’y soupirer pour vous, d’y mourir à vos yeux :
C’en sera bientôt fait, ma douleur est trop vive
1620Pour y tenir longtemps votre attente captive ;
Et si je tarde trop à mourir de douleur,
J’irai loin de vos yeux terminer mon malheur.
Mais laissez-m’en choisir la funeste journée ;
Et du moins jusque-là, Seigneur, point d’hyménée.
Pour votre ambitieuse avez-vous tant d’amour
1625Que vous ne le puissiez différer d’un seul jour ?
Pouvez-vous refuser à ma douleur profonde…

TITE.

Hélas ! que voulez-vous que la mienne réponde ?
Et que puis-je résoudre alors que vous parlez,
1630Moi qui ne puis vouloir que ce que vous voulez ?
Vous parlez de languir, de mourir à ma vue ;
Mais, ô Dieux ! songez-vous que chaque mot me tue,
Et porte dans mon cœur de si sensibles coups,
Qu’il ne m’en faut plus qu’un pour mourir avant vous ?
1635De ceux qui m’ont percé souffrez que je soupire.
Pourquoi partir, Madame, et pourquoi me le dire ?
Ah ! si vous vous forcez d’abandonner ces lieux,
Ne m’assassinez point de vos cruels adieux.
Je vous suivrois, Madame ; et flatté de l’idée
1640D’oser mourir à Rome, et revivre en Judée,
Pour aller de mes feux vous demander le fruit,
Je quitterois l’empire et tout ce qui leur nuit.

BÉRÉNICE.

Daigne me préserver le ciel…

TITE.

Daigne me préserver le ciel…De quoi, Madame ?

BÉRÉNICE.

De voir tant de foiblesse en une si grande âme !
1645Si j’avois droit par là de vous moins estimer,
Je cesserois peut-être aussi de vous aimer.

TITE.

Ordonnez donc enfin ce qu’il faut que je fasse.

BÉRÉNICE.

S’il faut partir demain, je ne veux qu’une grâce :
Que ce soit vous, Seigneur, qui le veuillez pour moi,
1650Et non votre sénat qui m’en fasse la loi.
Faites-lui souvenir, quoi qu’il craigne ou projette,
Que je suis son amie, et non pas sa sujette ;
Que d’un tel attentat notre rang est jaloux,
Et que tout mon amour ne m’asservit qu’à vous.

TITE.

Mais peut-être, Madame…

BÉRÉNICE.

1655Mais peut-être, Madame…Il n’est point de peut-être,
Seigneur : s’il en décide, il se fait voir mon maître ;
Et dût-il vous porter à tout ce que je veux,
Je ne l’ai point choisi pour juge de mes vœux.


Scène V.

TITE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, ALBIN, FLAVIAN, PHILON.
(Domitian entre[12].)
TITE.

Allez dire au sénat, Flavian, qu’il se lève :
1660Quoi qu’il ait commencé, je défends qu’il achève.
Soit qu’il parle à présent du Vésuve[13] ou de moi,
Qu’il cesse, et que chacun se retire chez soi.
Ainsi le veut la Reine ; et comme amant fidèle,
Je veux qu’il obéisse aux lois que je prends d’elle,
1665Qu’il laisse à notre amour régler notre intérêt.

DOMITIAN.

Il n’est plus temps, seigneur ; j’en apporte l’arrêt.

TITE.

Qu’ose-t-il m’ordonner ?

DOMITIAN.

Qu’ose-t-il m’ordonner ?Seigneur, il vous conjure
De remplir tout l’espoir d’une flamme si pure.
Des services rendus à vous, à tout l’État,
1670C’est le prix qu’a jugé lui devoir le sénat ;
Et pour ne vous prier que pour une Romaine,
D’une commune voix Rome adopte la Reine ;
Et le peuple à grands cris montre sa passion
De voir un plein effet de cette adoption.

TITE.

Madame…

BÉRÉNICE.

1675Madame…Permettez, Seigneur, que je prévienne

Ce que peut votre flamme accorder à la mienne.
Grâces au juste ciel, ma gloire en sûreté
N’a plus à redouter aucune indignité.
J’éprouve du sénat l’amour et la justice,
1680Et n’ai qu’à le vouloir pour être impératrice.
Je n’abuserai point d’un surprenant respect
Qui semble un peu bien prompt pour n’être point suspect :
Souvent on se dédit de tant de complaisance.
Non que vous ne puissiez en fixer l’inconstance :
1685Si nous avons trop vu ses flux et ses reflux
Pour Galba, pour Othon, et pour Vitellius,
Rome, dont aujourd’hui vous êtes les délices[14],
N’aura jamais pour vous ces insolents caprices ;
Mais aussi cet amour qu’a pour vous l’univers
1690Ne vous peut garantir des ennemis couverts.
Un million de bras a beau garder un maître,
Un million de bras ne pare point d’un traître :
Il n’en faut qu’un pour perdre un prince aimé de tous,
Il n’y faut qu’un brutal qui me haïsse en vous ;
1695Aux zèles indiscrets tout paroît légitime,
Et la fausse vertu se fait honneur du crime.
Rome a sauvé ma gloire en me donnant sa voix ;
Sauvons-lui, vous et moi, la gloire de ses lois ;
Rendons-lui, vous et moi, cette reconnoissance
1700D’en avoir pour vous plaire affaibli la puissance,
De l’avoir immolée à vos plus doux souhaits.
On nous aime : faisons qu’on nous aime à jamais.
D’autres sur votre exemple épouseroient des reines

Qui n’auroient pas, Seigneur, des âmes si romaines,
1705Et lui feroient peut-être avec trop de raison
Haïr votre mémoire et détester mon nom.
Un refus généreux de tant de déférence
Contre tous ces périls nous met en assurance.

TITE.

Le ciel de ces périls saura trop nous garder.

BÉRÉNICE.

1710Je les vois de trop près pour vous y hasarder.

TITE.

Quand Rome vous appelle à la grandeur suprême…

BÉRÉNICE.

Jamais un tendre amour n’expose ce qu’il aime.

TITE.

Mais, Madame, tout cède, et nos vœux exaucés…

BÉRÉNICE.

Votre cœur est à moi, j’y règne ; c’est assez[15].

TITE.

1715Malgré les vœux publics refuser d’être heureuse,
C’est plus craindre qu’aimer.

BÉRÉNICE.

C’est plus craindre qu’aimer.La crainte est amoureuse.
Ne me renvoyez pas, mais laissez-moi partir.
Ma gloire ne peut croître, et peut se démentir.
Elle passe aujourd’hui celle du plus grand homme,
1720Puisqu’enfin je triomphe et dans Rome et de Rome :
J’y vois à mes genoux le peuple et le sénat ;
Plus j’y craignois de honte, et plus j’y prends d’éclat ;
J’y tremblois sous sa haine, et la laisse impuissante ;
J’y rentrois exilée, et j’en sors triomphante.

TITE.

L’amour peut-il se faire une si dure loi ?

BÉRÉNICE.

La raison me la fait malgré vous, malgré moi[16].
Si je vous en croyois, si je voulois m’en croire,
Nous pourrions vivre heureux, mais avec moins de gloire.
Épousez Domitie : il ne m’importe plus
1730Qui vous enrichissiez d’un si noble refus[17].
C’est à force d’amour que je m’arrache au vôtre ;
Et je serois à vous, si j’aimois comme une autre[18].
Adieu, Seigneur : je pars.

TITE.

Adieu, Seigneur : je pars.Ah ! Madame, arrêtez.

DOMITIAN.

Est-ce là donc pour moi l’effet de vos bontés,
1735Madame ? Est-ce le prix de vous avoir servie ?
J’assure votre gloire, et vous m’ôtez la vie.

TITE.

Ne vous alarmez point : quoi que la Reine ait dit,
Domitie est à vous, si j’ai quelque crédit.
Madame, en ce refus un tel amour éclate,
1740Que j’aurois pour vous l’âme au dernier point ingrate,
Et mériterois mal ce qu’on a fait pour moi,
Si je portois ailleurs la main que je vous doi.
Tout est à vous : l’amour, l’honneur, Rome l’ordonne.
Un si noble refus n’enrichira personne,
1745J’en jure par l’espoir qui nous fut le plus doux :
Tout est à vous, Madame, et ne sera qu’à vous ;
Et ce que mon amour doit à l’excès du vôtre
Ne deviendra jamais le partage d’une autre[19].

BÉRÉNICE.

Le mien vous auroit fait déjà ces beaux serments,

1750S’il n’eût craint d’inspirer de pareils sentiments :
Vous vous devez des fils, et des Césars à Rome,
Qui fassent à jamais revivre un si grand homme.

TITE.

Pour revivre en des fils nous n’en mourons pas moins,
Et vous mettez ma gloire au-dessus de ces soins.
1755Du levant au couchant, du More[20] jusqu’au Scythe,
Les peuples vanteront et Bérénice et Tite ;
Et l’histoire à l’envi forcera l’avenir
D’en garder à jamais l’illustre souvenir[21].
Prince, après mon trépas soyez sûr de l’empire ;
1760Prenez-y part en frère, attendant que j’expire.
Allons voir Domitie, et la fléchir pour vous.
Le premier rang dans Rome est pour elle assez doux ;
Et je vais lui jurer qu’à moins que je périsse,
Elle seule y tiendra celui d’impératrice.
Est-ce là vous l’ôter ?

DOMITIAN.

1765Est-ce là vous l’ôter ?Ah ! c’en est trop, Seigneur.

TITE.

Daignez contribuer à faire son bonheur,
Madame, et nous aider à mettre de cette âme
Toute l’ambition d’accord avec sa flamme.

BÉRÉNICE.

Allons, Seigneur : ma gloire en croîtra de moitié,
1770Si je puis remporter chez moi son amitié.

TITE.

Ainsi pour mon hymen la fête préparée
Vous rendra cette foi qu’on vous avait jurée,
Prince ; et ce jour, pour vous[22] si noir, si rigoureux,
N’aura d’éclat ici que pour vous rendre heureux.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.
  1. Corneille avait dit dans Polyeucte (acte II, scène i, vers 388) :
    M’en croirez-vous, Seigneur ? ne la revoyez point.
    Voyez tome III, p. 505.
  2. Ces six vers se trouvent déjà, avec quelques variantes çà et là, dans Sophonisbe, où Lélius dit à Massinisse (acte IV, scène III, vers 1373-1378) :
    Mais quand à cette ardeur un monarque défère,
    Il s’en fait un plaisir et non pas une affaire ;
    Il repousse l’amour comme un lâche attentat,
    Dès qu’il veut prévaloir sur la raison d’État ;
    Et son cœur, au-dessus de ces basses amorces,
    Laisse à cette raison toujours toutes ses forces.
  3. Telle est l’orthographe de toutes les éditions anciennes, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764).
  4. Il y a Nous mourrons, au futur, dans l’édition de 1671, ce qui n’offre pas de sens.
  5. On lit dans l’Imitation de Jésus-Christ (livre II, chapitre xii) : « Scias pro certo quia morientem te oportet ducere vitam. » Corneille a traduit ainsi ce passage :
    Pour maxime infaillible imprime en ta pensée
    Que chaque instant de vie est un pas vers la mort.
    C’est ce dernier vers qu’il s’est rappelé et qu’il a reproduit presque textuellement ici. Comme l’a remarqué M. Quittard, il « redit par un tour différent ce que disent beaucoup de proverbes, entre autres ceux-ci : le moment où l’on naît est le commencement de la mort ; le jour de la naissance est le messager de la mort ; la vie est le chemin de la mort ; la mort commence avec la vie, etc. » (Études sur les proverbes français, p. 65.) — Plusieurs poëtes ont répété ce vers avec de légères variantes. Casimir Delavigne a dit dans son Louis XI (acte I, scène ix) :
    Chaque pas dans la vie est un pas vers la mort.
  6. Voir plus haut, p. 239, note.
  7. Var. Non, Madame, et je veux que vous sortiez d’erreur. (1671)
  8. Cette idée revient plusieurs fois dans la Bérénice de Racine. Voyez le commencement de la scène iv du Ier acte, et la fin de la scène ii du IIe acte
  9. Néron entendant approcher les cavaliers qui avaient ordre de l’amener vivant, s’enfonça le fer dans la gorge, aidé de son secrétaire Épaphrodite. Voyez Suétone, Vie de Néron, chapitre XLIX.
  10. Il y a voulue dans toutes les éditions antérieures à 1692. Thomas Corneille a ainsi corrigé ce vers :
    Si l’ardeur de vous voir a voulu l’ignorer.
    Voltaire (1764) a supprimé l’accord irrégulier et donne l’hiatus : « l’a voulu ignorer. »
  11. Bérénice exprime le même désir à Titus dans la tragédie de Racine (acte IV, scène v) :
    Ah ! Seigneur… pourquoi nous séparer ?
    Je ne vous parle point d’un heureux hyménée.
    Rome à ne vous plus voir m’a-t-elle condamnée ?
    Pourquoi m’enviez-vous l’air que vous respirez ?
  12. Voltaire (1764) a supprimé ces mots et placé DOMITIAN en tête des noms des personnages.
  13. Voyez ci-dessus, p. 247, note.
  14. Voyez ci-dessus, p. 218, note. — Racine, dans sa dernière scène, place également ce mot dans la bouche de Bérénice :
    Bérénice, Seigneur, ne vaut point tant d’alarmes ;
    Ni que par votre amour l’univers malheureux,
    Dans le temps que Titus attire tous ses vœux
    Et que de vos vertus il goûte les prémices,
    Se voye en un moment enlever ses délices.
  15. Var. Votre cœur est à moi, j’y règne, et c’est assez. (1671)
  16. Voyez ci-dessus la Notice, p. 195.
  17. Voyez plus haut, p. 240, vers 971-974.
  18. Ici, comme au vers 306 et comme plus bas au vers 1748, on lit « un autre » dans l’édition de 1682. — Voyez tome I, p. 228, note 3-a.
  19. Voyez la note précédente.
  20. Le mot est écrit ainsi dans toutes les anciennes éditions, y compris celles de Thomas Corneille (1692) et de Voltaire (1764). Voyez tome III, p. 136, note 2.
  21. C’est Bérénice qui exprime cette idée chez Racine, dans les derniers vers de la tragédie. Elle s’adresse à Titus et à Antiochus.
    Adieu : servons tous trois d’exemple à l’univers
    De l’amour la plus tendre et la plus malheureuse
    Dont il puisse garder l’histoire douloureuse.
  22. Tel est le texte des éditions publiées du vivant de l’auteur. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont changé, avec raison ce semble, pour vous en pour nous.