Tite et Bérénice
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 230-243).
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ACTE III.


Scène première.

DOMITIAN, BÉRÉNICE, PHILON.
DOMITIAN.

Je vous l’ai dit, Madame, et j’aime à le redire,
Qu’il est beau qu’à vous plaire un empereur aspire,
Qu’il lui doit être doux qu’un véritable feu
Par de justes soupirs mérite votre aveu.
715Seroit-ce un crime à moins[1] ? Seroit-ce vous déplaire,
Après un empereur, de vous offrir son frère ?
Et voudriez-vous croire, en faveur de ma foi,
Qu’un frère d’empereur pourroit valoir un roi ?

BÉRÉNICE.

Si votre âme, Seigneur, en veut être éclaircie,
720Vous pouvez le savoir de votre Domitie.
De tous les deux aimée, et douce à tous les deux,
Elle sait mieux que moi comme on change de vœux,
Et sait peut-être mal la route qu’il faut prendre
Pour trouver le secret de les faire descendre,
725Quelque facilité qu’elle ait eue à trouver,
Malgré sa flamme et vous, l’art de les élever.
Pour moi, qui n’eus jamais l’honneur d’être Romaine,
Et qu’un destin jaloux n’a fait naître que reine,
Sans qu’un de vous descende au rang que je remplis,

730Ce me doit être assez d’un de vos affranchis ;
Et si votre empereur suit les traces des autres,
Il suffit d’un tel sort pour relever les nôtres[2].
Mais changeons de discours, et me dites, Seigneur,
Par quel ordre aujourd’hui vous m’offrez votre cœur.
735Est-ce pour obliger ou Domitie ou Tite ?
N’ose-t-il me quitter à moins que je le quitte ?
Et peut-il à son rang si peu se confier,
Qu’il veuille mon exemple à se justifier ?
Me donne-t-il à vous alors qu’il m’abandonne ?

DOMITIAN.

740Il vous respecte trop : c’est à vous qu’il me donne,
Et me fait la justice, en m’enlevant mon bien,
De vouloir que je tâche à m’enrichir du sien ;
Mais à peine il le veut, qu’il craint pour moi la haine
Que Rome concevroit pour l’époux d’une reine.
745C’est à vous de juger d’où part ce sentiment.
En vain, par politique, il fait ailleurs l’amant ;
Il s’y réduit en vain par grandeur de courage :
À ces fausses clartés opposez quelque ombrage ;
Et je renonce au jour, s’il ne revient à vous,
750Pour peu que vous penchiez à le rendre jaloux.

BÉRÉNICE.

Peut-être ; mais, Seigneur, croyez-vous Bérénice
D’un cœur à s’abaisser jusqu’à cet artifice,
Jusques à mendier lâchement le retour

De ce qu’un grand service[3] a mérité d’amour ?

DOMITIAN.

755Madame, sur ce point je n’ai rien à vous dire.
Vous savez ce que vaut l’Empereur et l’empire ;
Et si vous consentez qu’on vous manque de foi,
Vous pouvez regarder[4] si je vaux bien un roi.
J’aperçois Domitie, et lui cède la place.


Scène II.

DOMITIE, BÉRÉNICE, DOMITIAN, PHILON.
DOMITIE.

760Je vais me retirer, Seigneur, si je vous chasse ;
Et j’ai des intérêts que vous servez trop bien
Pour arrêter le cours d’un si long entretien.

DOMITIAN.

Je faisois à la Reine une offre de service
Qui peut vous assurer le rang d’impératrice,
765Madame ; et si j’en suis accepté pour époux,
Tite n’aura plus d’yeux pour d’autres que pour vous.
Est-ce vous mal servir ?

DOMITIE.

Quoi ? Madame, il vous aime ?

BÉRÉNICE.

Non ; mais il me le dit, Madame.

DOMITIE.

Non ; mais il me le dit, Madame.Lui ?

BÉRÉNICE.

Non ; mais il me le dit, Madame.Lui ?Lui-même.
Est-ce vous offenser que m’offrir vos refus ?
770Et vous doit-il un cœur dont vous ne voulez plus ?

DOMITIE.

Je ne sais si je puis vous dire s’il m’offense,
Quand vous vous préparez à prendre sa défense.

BÉRÉNICE.

Et moi, je ne sais pas s’il a droit de changer,
Mais je sais que l’amour ne peut désobliger.

DOMITIE.

775Du moins ce nouveau feu rend justice au mérite.

DOMITIAN.

Vous m’avez commandé de quitter qui me quitte,
Vous le savez, Madame ; et si c’est vous trahir,
Vous m’avouerez aussi que c’est vous obéir.

DOMITIE.

S’il échappe à l’amour un mot qui le trahisse,
780À l’effort qu’il se fait veut-il qu’on obéisse ?
Il cherche une révolte, et s’en laisse charmer.
Vous le sauriez, ingrat, si vous saviez aimer,
Et ne vous feriez pas l’indigne violence
De vous offrir ailleurs, et même en ma présence.

DOMITIAN, à Bérénice.

785Madame, vous voyez ce que je vous ai dit :
La preuve est convaincante, et l’exemple suffit.

BÉRÉNICE.

Il suffit pour vous croire, et non pas pour le suivre.

DOMITIE.

Allez, sous quelques lois qu’il vous plaise de vivre,
Vivez-y, j’y consens ; mais vous pouviez, Seigneur,
790Vous hâter un peu moins de m’ôter votre cœur,
Attendre que l’honneur de ce grand hyménée
Vous renvoyât la foi que vous m’avez donnée.

Si vous vouliez passer pour véritable amant,
Il falloit espérer jusqu’au dernier moment ;
Il vous falloit…

DOMITIAN.

795Il vous falloit…Eh bien ! puisqu’il faut que j’espère,
Madame, faites grâce à l’Empereur mon frère,
À la Reine, à vous-même enfin, si vous m’aimez
Autant qu’il le paroît à vos yeux alarmés.
Les scrupules d’État, qu’il falloit mieux combattre,
800Assez et trop longtemps nous ont gênés tous quatre :
Réunissez des cœurs de qui rompt l’union
Cette chimère en Tite, en vous l’ambition.
Vous trouverez au mien encor les mêmes flammes
Qui, dès que je vous vis, charmèrent nos deux âmes.
805Dès ce premier moment j’adorai vos appas ;
Dès ce premier moment je ne vous déplus pas.
Ai-je épargné depuis aucuns soins pour vous plaire ?
Est-ce un crime pour moi que l’aînesse d’un frère ?
Et faut-il m’accabler d’un éternel ennui
810Pour avoir vu le jour deux lustres après lui,
Comme si de mon choix il dépendoit de naître
Dans le temps qu’il falloit pour devenir son maître[5] ?
Au nom de votre amour et de ce digne amant,
Madame, qui vous aime encor si chèrement,
815Prenez quelque pitié d’un amant déplorable ;
Faites-la partager à cette inexorable ;
Dissipez la fierté d’une injuste rigueur.
Pour juge entre elle et moi je ne veux que son cœur.
Je vous laisse avec elle arbitre de ma vie.
820Adieu, Madame. Adieu, trop aimable ennemie.


Scène III.

BÉRÉNICE, DOMITIE, PHILON.
BÉRÉNICE.

Les intérêts du prince[6] avancent trop le mien
Pour vous oser, Madame, importuner de rien ;
Et l’incivilité de la moindre prière
Sembleroit vous presser de me rendre son frère.
825Tout ce qu’en sa faveur je crois m’être permis,
Après qu’à votre cœur lui-même il s’est remis,
C’est de vous faire voir ce que hasarde une âme
Qui sacrifie au rang les douceurs de sa flamme,
Et quel long repentir suit ces nobles ardeurs
830Qui soumettent l’amour à l’éclat des grandeurs.

DOMITIE.

Quand les choses, Madame, auront changé de face,
Je reviendrai savoir ce qu’il faut que je fasse,
Et demander votre ordre avec empressement
Sur le choix ou du prince ou de quelque autre amant.
835Agréez cependant un respect qui m’amène
Vous rendre mes devoirs comme à ma souveraine ;
Car je n’ose douter que déjà l’Empereur
Ne vous ait redonné bonne part en son cœur.
Vous avez sur vos rois pris ce digne avantage
840D’être ici la première à rendre un juste hommage[7] ;
Et pour vous imiter, je veux avoir le bien
D’être aussi la première à vous offrir le mien.
Cet exemple qu’aux rois vous donnez pour un homme,
J’aime pour une reine à le donner à Rome ;
845Et plus il est nouveau, plus j’ai lieu d’espérer
Que de quelques bontés vous voudrez m’honorer.

BÉRÉNICE.

À vous dire le vrai, sa nouveauté m’étonne :
J’aurois eu quelque peine à vous croire si bonne ;
Et je recevrois l’offre avec confusion
850Si je n’y soupçonnois un peu d’illusion.
Quoi qu’il en soit, Madame, en cette incertitude
Qui nous met l’une et l’autre en quelque inquiétude,
Ce que je puis répondre à vos civilités,
C’est de vous demander pour moi mêmes bontés,
855Et que celle des deux qui sera satisfaite
Traite l’autre de l’air qu’elle veut qu’on la traite.
J’ai vu Tite se rendre au peu que j’ai d’appas ;
Je ne l’espère plus, et n’y renonce pas.
Il peut se souvenir, dans ce grade sublime,
860Qu’il soumit votre Rome en détruisant Solyme,
Qu’en ce siége pour lui je hasardai mon rang,
Prodiguai mes trésors, et mes peuples leur sang,
Et que s’il me fait part de sa toute-puissance,
Ce sera moins un don qu’une reconnoissance.

DOMITIE.

865Ce sont là de grands droits ; et si l’amour s’y joint,
Je dois craindre une chute à n’en relever point.
Tite y peut ajouter que je n’ai point la gloire
D’avoir sur ma patrie étendu sa victoire,
De l’avoir saccagée et détruite à l’envi,
870Et renversé l’autel du dieu que j’ai servi :
C’est par là qu’il vous doit cette haute fortune.
Mais je commence à voir que je vous importune.
Adieu. Quelque autre fois nous suivrons ce discours.

BÉRÉNICE.

Je suis venue ici trop tôt de quatre jours ;
J875’en suis au désespoir et vous en fais excuse.

DOMITIE.

Dans quatre jours, Madame, on verra qui s’abuse.


Scène IV.

BÉRÉNICE, PHILON.
BÉRÉNICE.

Quel caprice, Philon, l’amène jusqu’ici
M’expliquer elle-même un si cuisant souci ?
Tite, après mon départ, l’auroit-il maltraitée ?

PHILON.

880Après votre départ il l’a soudain quittée,
Madame, et s’est défait de cet esprit jaloux
Avec un compliment encor plus court qu’à vous.

BÉRÉNICE.

Ainsi tout est égal : s’il me chasse, il la quitte ;
Mais ce peu qu’il m’a dit ne peut qu’il ne m’irrite :
885Il marque trop pour moi son infidélité.
Vois de ses derniers mots quelle est la dureté :
« Qu’on la serve, a-t-il dit, comme elle fut servie
Alors qu’elle faisoit le bonheur de ma vie[8]. »
Je ne le fais donc plus ! Voilà ce que j’ai craint.
890Il fait en liberté ce qu’il faisoit contraint.
Cet ordre de sortir, si prompt et si sévère,
N’a plus pour s’excuser l’autorité d’un père :
Il est libre, il est maître, il veut tout ce qu’il fait.

PHILON.

Du peu qu’il vous a dit j’attends un autre effet.
895Le trouble de vous voir auprès d’une rivale
Vouloit pour se remettre un moment d’intervalle ;
Et quand il a rompu sitôt vos entretiens,
Je lisois dans ses yeux qu’il évitoit les siens,
Qu’il fuyoit l’embarras d’une telle présence.
900Mais il vient à son tour prendre son audience,

Madame ; et vous voyez si j’en sais bien juger.
Songez de quelle sorte il faut le ménager.


Scène V.

TITE, BÉRÉNICE, FLAVIAN, PHILON.
BÉRÉNICE.

Me cherchez-vous, Seigneur, après m’avoir chassée ?

TITE.

Vous avez su mieux lire au fond de ma pensée,
905Madame ; et votre cœur connaît assez le mien
Pour me justifier sans que j’explique rien.

BÉRÉNICE.

Mais justifiera-t-il le don qu’il vous plaît faire
De ma propre personne au prince votre frère ?
Et n’est-ce point assez de me manquer de foi,
910Sans prendre encor le droit de disposer de moi ?
Pouvez-vous jusque-là me bannir de votre âme ?
Le pouvez-vous, Seigneur ?

TITE.

Le pouvez-vous, Seigneur ?Le croyez-vous, Madame ?

BÉRÉNICE.

Hélas ! que j’ai de peur de vous dire que non !
J’ai voulu vous haïr dès que j’ai su ce don :
915Mais à de tels courroux l’âme en vain se confie ;
À peine je vous vois que je vous justifie.
Vous me manquez de foi, vous me donnez, chassez.
Que de crimes ! Un mot les a tous effacés.
Faut-il, Seigneur, faut-il que je ne vous accuse
920Que pour dire aussitôt que c’est moi qui m’abuse,
Que pour me voir forcée à répondre pour vous !
Épargnez cette honte à mon dépit jaloux ;
Sauvez-moi du désordre où ma bonté[9] m’expose,

Et du moins par pitié dites-moi quelque chose ;
925Accusez-moi plutôt, Seigneur, à votre tour,
Et m’imputez pour crime un trop parfait amour.
Vos chimères d’État, vos indignes scrupules,
Ne pourront-ils jamais passer pour ridicules ?
En souffrez vous encor la tyrannique loi ?
930Ont-ils encor sur vous plus de pouvoir que moi ?
Du bonheur de vous voir j’ai l’âme si ravie,
Que pour peu qu’il durât, j’oublierois Domitie.
Pourrez-vous l’épouser dans quatre jours ? Ô cieux !
Dans quatre jours ! Seigneur, y voudrez-vous mes yeux ?
935Vous plairez-vous à voir qu’en triomphe menée,
Je serve de victime à ce grand hyménée ;
Que traînée avec pompe aux marches de l’autel,
J’aille de votre main attendre un coup mortel ?
M’y verrez-vous mourir sans verser une larme ?
940Vous y préparez-vous sans trouble et sans alarme ?
Et si vous concevez l’excès de ma douleur,
N’en rejaillit-il[10] rien jusque dans votre cœur ?

TITE.

Hélas ! Madame, hélas ! Pourquoi vous ai-je vue ?
Et dans quel contre-temps êtes-vous revenue !
945Ce qu’on fit d’injustice à de si chers appas
M’avait assez coûté pour ne l’envier pas.
Votre absence et le temps m’avoient fait quelque grâce ;
J’en craignois un peu moins les malheurs où je passe ;
Je souffrois Domitie, et d’assidus efforts
950M’avoient, malgré l’amour, fait maître du dehors.
La contrainte sembloit tourner en habitude ;
Le joug que je prenois m’en paroissoit moins rude ;

Et j’allois être heureux, du moins aux yeux de tous,
Autant qu’on le peut être en n’étant point à vous.
J’allois…

BÉRÉNICE.

955J’allois…N’achevez point, c’est là ce qui me tue.
Et je pourrois souffrir votre hymen à ma vue,
Si vous aviez choisi quelque objet sans éclat,
Qui ne pût être à vous que par raison d’État,
Qui de ses grands aïeux n’eût reçu rien d’aimable,
960Qui n’en eût que le nom qui fût considérable.
« Il s’est assez puni de son manque de foi,
Me dirois-je, et son cœur n’en est pas moins à moi. »
Mais Domitie est belle, elle a tout l’avantage
Qu’ajoute un vrai mérite à l’éclat du visage ;
965Et pour vous épargner les discours superflus,
Elle est digne de vous, si vous ne m’aimez plus.
Elle a toujours charmé le prince votre frère,
Elle a gagné sur vous de ne vous plus déplaire :
L’hymen achèvera de me faire oublier ;
970Elle aura votre cœur, et l’aura tout entier.
Seigneur, faites-moi grâce : épousez Sulpitie,
Ou Camille, ou Sabine, et non pas Domitie ;
Choisissez-en quelqu’une enfin dont le bonheur
Ne m’ôte que la main, et me laisse le cœur.

TITE.

975Domitie aisément souffriroit ce partage ;
Ma main satisferoit l’orgueil de son courage ;
Et pour le cœur, à peine il vous sait en ces lieux,
Qu’il revient tout entier faire hommage à vos yeux.

BÉRÉNICE.

N’importe : ayez pitié, Seigneur, de ma foiblesse.
980Vous avez un cœur fait à changer de maîtresse ;
Vous ne savez que trop l’art de manquer de foi :
Ne l’exercerez-vous jamais que contre moi ?

TITE.

Domitie est le choix de Rome et de mon père :
Ils crurent à propos de l’ôter à mon frère,
985De crainte que ce cœur jeune et présomptueux
Ne rendît téméraire un prince impétueux.
Si pour vous obéir je lui suis infidèle,
Rome, qui l’a choisie, y consentira-t-elle ?

BÉRÉNICE.

Quoi ? Rome ne veut pas quand vous avez voulu ?
990Que faites-vous, Seigneur, du pouvoir absolu ?
N’êtes-vous dans ce trône, où tant de monde aspire,
Que pour assujettir l’Empereur à l’empire[11] ?
Sur ses plus hauts degrés Rome vous fait la loi !
Elle affermit ou rompt le don de votre foi !
995Ah ! si j’en puis juger sur ce qu’on voit paroître,
Vous en êtes l’esclave encor plus que le maître.

TITE.

Tel est le triste sort de ce rang souverain,
Qui ne dispense pas d’avoir un cœur romain ;
Ou plutôt des Romains tel est le dur caprice[12]
1000À suivre obstinément une aveugle injustice,

Qui rejetant d’un roi le nom plus que les lois,
Accepte un empereur plus puissant que cent rois.
C’est ce nom seul qui donne à leurs farouches haines
Cette invincible horreur qui passe jusqu’aux reines,
1005Jusques à leurs époux ; et vos yeux adorés
Verroient de notre hymen naître cent conjurés.
Encor s’il n’y falloit hasarder que ma vie ;
Si ma perte aussitôt de la vôtre suivie…

BÉRÉNICE.

Non, Seigneur, ce n’est pas aux reines comme moi
1010À hasarder leurs jours pour signaler leur foi.
La plus illustre ardeur de périr l’un pour l’autre
N’a rien de glorieux pour mon rang et le vôtre :
L’amour de nos pareils la traite de fureur,
Et ces vertus d’amant ne sont pas d’empereur.
1015Mes secours en Judée[13] achevèrent l’ouvrage
Qu’avoit des légions ébauché le suffrage :
Il m’est trop précieux pour le mettre au hasard ;
Et j’y pouvois, seigneur, mériter quelque part,
N’étoit qu’affermissant votre heureuse fortune,
1020Je n’ai fait qu’empêcher qu’elle nous fût commune.
Si j’eusse eu moins pour elle ou de zèle ou de foi,
Vous seriez moins puissant, mais vous seriez à moi ;
Vous n’auriez que le nom de général d’armée,
Mais j’aurois pour époux l’amant qui m’a charmée ;
1025Et je posséderois dans ma cour, en repos,
Au lieu d’un empereur, le plus grand des héros.

TITE.

Eh bien ! Madame, il faut renoncer à ce titre,
Qui de toute la terre en vain me fait l’arbitre.
Allons dans vos États m’en donner un plus doux ;
1030Ma gloire la plus haute est celle d’être à vous.

Allons où je n’aurai que vous pour souveraine,
Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne[14],
Où l’hymen en triomphe à jamais l’étreindra ;
Et soit de Rome esclave et maître qui voudra[15] !

BÉRÉNICE.

1035Il n’est plus temps : ce nom, si sujet à l’envie,
Ne se quitte jamais, Seigneur, qu’avec la vie ;
Et des nouveaux Césars la tremblante fierté
N’ose faire de grâce à ceux qui l’ont porté :
Qui l’a pris une fois est toujours punissable.
1040Ce fut par là qu’Othon se traita de coupable,
Par là Vitellius mérita le trépas ;
Et vous n’auriez partout qu’assassins sur vos pas.

TITE.

Que faire donc, Madame ?

BÉRÉNICE.

Que faire donc, Madame ?Assurer votre vie ;
Et s’il y faut enfin la main de Domitie…
1045Mais adieu : sur ce point si vous pouvez douter,
Ce n’est pas moi, Seigneur, qu’il en faut consulter.

TITE, à Bérénice qui se retire[16].

Non, Madame ; et dût-il m’en coûter trône et vie,
Vous ne me verrez point épouser Domitie.
Ciel, si vous ne voulez qu’elle règne en ces lieux,
1050Que vous m’êtes cruel de la rendre à mes yeux !

FIN DU TROISIÈME ACTE.
  1. Tel est le texte des anciennes éditions, y compris celle de 1692. Voltaire a mis : « Serait-ce un crime à moi ? »
  2. Allusion à l’affranchi Félix. L’affranchi Antonius Félix, que d’autres nomment Claudius Félix, fut procurateur de Judée sous les empereurs Claude et Néron. Suétone (Vie de Claude, chapitre xxviii) l’appelle trium reginarum maritum. Il épousa successivement Drusilla, petite-fille d’Antoine et de Cléopâtre, et une autre Drusilla, fille du roi Hérode Agrippa. Sa troisième femme est inconnue. — Racine parle aussi de l’affranchi Félix, dans sa Bérénice (acte II, scène II) :
    De l’affranchi Pallas nous avons vu le frère,
    Des fers de Claudius Félix encor flétri,
    De deux reines, Seigneur, devenir le mari ;
    Et s’il faut jusqu’au bout que je vous obéisse,
    Ces deux reines étoient du sang de Bérénice.
    L’une des deux Drusille que Félix épousa était sœur de Bérénice.
  3. Tacite, au livre II des Histoires (chapitre lxxxi), raconte que le parti de Vespasien, au moment de son avénement à l’empire, trouva une auxiliaire zélée dans la reine Bérénice : nec minore animo regina Berenice partes juvabat, florens ætate formaque, et seni quoque Vespasiano magnificentia munerum grata. Voyez aussi plus loin, vers 861 et suivants.
  4. L’édition de 1692 a changé regarder en remarquer.
  5. Thomas Corneille et Voltaire ajoutent ici : à Bérénice ; et au-dessus de la seconde phrase du vers 820, Voltaire seul : à Domitie.
  6. L’édition de 1682 donne seule : « d’un prince, » pour « du prince. »
  7. Voyez ci-dessus, p. 226, les vers 631 et 632.
  8. Voyez ci-dessus, p. 227, vers 642-644.
  9. L’édition de 1682 porte seule ma honte pour ma bonté.
  10. Toutes les éditions publiées du vivant de Corneille portent ici rejallit, que l’édition de 1692 a changé en rejaillit. Plus loin, au vers 1505, l’édition de 1671 est la seule qui porte rejaillît : toutes les autres, même celle de 1692, ont rejallit.
  11. On a rapproché de ce passage ce vers que dit Néron dans le Britannicus de Racine (publié en 1669) :
    Suis-je leur empereur seulement pour leur plaire ?
    (Acte IV, scène III.)
  12. Racine, dans sa Bérénice (acte II, scène ii), emploie le même mot :
    Rome ne l’attend Soit raison, soit caprice,
    Rome ne l’attend point pour son impératrice.
    Puis, quelques vers plus loin, il développe ainsi l’idée contenue dans les vers 1001 et 1002 de Corneille :
    D’ailleurs, vous le savez, en bannissant ses rois,
    Rome à ce nom, si noble et si saint autrefois,
    Attacha pour jamais une haine puissante ;
    Et quoiqu’à ses Césars fidèle, obéissante,
    Cette haine, Seigneur, reste de sa fierté
    Survit dans tous les cœurs après la liberté.
  13. Voyez ci-dessus, p. 232, note.
  14. Dans l’édition de 1692 : « feront ma seule chaîne. »
  15. Voyez ci-dessus la Notice, p. 196.
  16. Voltaire (1764) a remplacé « qui se retire, » par « qui sort. »