Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 185-196).


NOTICE.


« Henriette d’Angleterre[1], belle-sœur de Louis XIV, voulut, dit Voltaire dans la préface de son commentaire sur la Bérénice de Racine, que Racine et Corneille fissent chacun une tragédie des adieux de Titus et de Bérénice. Elle crut qu’une victoire obtenue sur l’amour le plus vrai et le plus tendre ennoblissait le sujet, et en cela elle ne se trompait pas ; mais elle avait encore un intérêt secret à voir cette victoire représentée sur le théâtre : elle se ressouvenait des sentiments qu’elle avait eus longtemps pour Louis XIV, et du goût vif de ce prince pour elle. Le danger de cette passion, la crainte de mettre le trouble dans la famille royale, les noms de beau-frère et de belle-sœur, mirent un frein à leurs désirs ; mais il resta toujours dans leurs cœurs une inclination secrète, toujours chère à l’un et à l’autre. Ce sont ces sentiments qu’elle voulut voir développés sur la scène, autant pour sa consolation que pour son amusement. Elle chargea le marquis de Dangeau, confident de ses amours avec le Roi, d’engager secrètement Corneille et Racine à travailler l’un et l’autre sur ce sujet, qui paraissait si peu fait pour la scène. Les deux pièces furent composées dans l’année 1670, sans qu’aucun des deux sût qu’il avait un rival[2]. »

Déjà, dans son Siècle de Louis XIV[3], Voltaire avait expliqué le caractère de cette liaison du Roi et de Madame, et marqué d’une manière plus précise quelle avait été l’intention de cette princesse, en imposant à nos deux plus grands poètes tragiques une tâche si difficile et si dangereuse : « Il y eut d’abord entre Madame et le Roi beaucoup de ces coquetteries d’esprit et de cette intelligence secrète, qui se remarquèrent dans de petites fêtes souvent répétées. Le Roi lui envoyait des vers ; elle y répondait. Il arriva que le même homme fut à la fois le confident du Roi et de Madame dans ce commerce ingénieux. C’était le marquis de Dangeau. Le Roi le chargeait d’écrire pour lui ; et la princesse l’engageait à répondre au Roi. Il les servit ainsi tous deux, sans laisser soupçonner à l’un qu’il fût employé par l’autre ; et ce fut une des causes de sa fortune. Cette intelligence jeta des alarmes dans la famille royale. Le Roi réduisit l’éclat de ce commerce à un fonds d’estime et d’amitié qui ne s’altéra jamais. Lorsque Madame fit depuis travailler Racine et Corneille à la tragédie de Bérénice, elle avait en vue, non-seulement la rupture du Roi avec la connétable Colonne[4], mais le frein qu’elle-même avait mis a son propre penchant, de peur qu’il ne devînt dangereux. »

La malheureuse princesse ne devait pas assister à la lutte littéraire qu’elle s’était promis de juger. C’est le 30 juin 1670 qu’elle fut frappée d’une mort inattendue, qui est demeurée un douloureux problème pour la science et pour l’histoire. Le 21 août Bossuet faisait retentir les voûtes de Saint-Denis de l’éloquente oraison funèbre qui a gravé à jamais dans toutes les mémoires le vivant souvenir de Madame, et trois mois seulement plus tard les deux pièces qu’elle avait tout à la fois inspirées et commandées paraissaient sur le théâtre.

Dans de telles circonstances, elles excitèrent une curiosité bien facile à comprendre ; mais les armes étaient loin d’être égales entre les deux champions. Aux avantages réels et incontestables que Racine, par la nature de son talent, avait sur Corneille en un pareil sujet[5], le hasard ou l’habileté du jeune poëte et de ses amis en avaient ajouté d’autres. Racine, dont la pièce fut représentée à l’hôtel de Bourgogne, fut assez heureux pour voir le rôle de Titus rempli par Floridor, et celui de Bérénice par la Champmeslé ; de plus sa tragédie jouée le 21 novembre, huit jours avant celle de Corneille, eut ainsi tout le temps de gagner à l’avance la faveur du public.

Corneille, il est vrai, paraissait être plus avant que son concurrent dans les bonnes grâces de Robinet, qui dans ses Lettres en vers évite de se prononcer sur la pièce de Racine, et se contente de louer la pompe du spectacle et le talent des acteurs. C’est d’une tout autre façon qu’il parle de l’ouvrage de Corneille. Il commence par l’annoncer avec fracas ; passant en revue dans son numéro du 22 novembre les nouvelles du jour, il s’exprime de la sorte :

La première en forme d’avis,
Dont maints et maints seront ravis,
Est que ce poëme de Corneille,
Sa Bérénice nompareille,
Se donnera pour le certain,
Le jour de vendredi prochain,
Sur le théâtre de Molière.
............
J’ajoute encor brièvement
Qu’on doit alternativement
Jouer la grande Bérénice,
Qu’on loue avec tant de justice,
Et le Gentilhomme bourgeois.

Toutefois le vendredi 28 novembre Robinet n’assista pas, comme on aurait pu le croire, à la première représentation de Tite et Bérénice. Il s’en explique ainsi dans son numéro du lendemain 29 :

… Je ne puis sortir la porte
Pour une raison assez forte.
Sans cela, par un beau souci,
J’eusse été dès hier aussi
Voir le chef-d’œuvre de Corneille,
Lequel parut une merveille
À la foule qui se trouva
À ce divin poëme-là,
Que Bérénice l’on appelle,
D’un bout à l’autre toute belle,
Et qu’enfin la troupe du Roi
Joue à miracle, en bonne foi,

Se signalant dans l’héroïque,
Aussi bien que dans le comique.

Ce n’est que plus tard, dans le numéro du 20 décembre, qu’on trouve un compte rendu détaillé de la pièce :

La Bérénice de Corneille,
Qu’on peut, sans qu’on s’en émerveille,
Dire un vrai chef-d’œuvre de l’art,
Sans aucun mais, ni si, ni car,
Est fort suivie et fort louée,
Et même à merveille jouée
Par la digne troupe du Roi,
Sur son théâtre en noble arroi.
Mademoiselle de Molière
Des mieux soutient le caractère
De cette reine dont le cœur
Témoigne un amour plein d’honneur.
Cette autre admirable chrétienne[6],
Cette rare comédienne.
Mademoiselle de Beauval,
Savante dans l’art théâtral.
Fait bien la fière Domitie ;
Et Mademoiselle de Brie,
Qui tout joue agréablement

Comme judicieusement,
Y pare grandement la scène[7],
Parlant avec cette Romaine,
Qui l’entretient confidemment
Dessus l’incommode tourment
Que lui cause, au fond de son âme,
Son ambition et sa flamme.
La Thorillière fait Titus,
Empereur orné de vertus,
Et remplit, dessus ma parole,
Dignement cet auguste rôle.
De même le jeune Baron,
Héritier, ainsi que du nom,
De tous les charmes de sa mère
Et des beaux talents qu’eut son père,
Y représente, en son air doux,
Domitian, au gré de tous.
Dans l’amour tendre autant qu’extrême
Dont ladite Romaine il aime.
Enfin leurs confidents aussi,
Dont à côté les noms voici, (Les Srs Hubert, du Croisi
et la Grange
.)


Y font très-bien leur personnage,
Et dans un brillant équipage.

Environ un mois après, la pièce était représentée à Vincennes devant la cour. C’est la Gazette qui nous l’apprend en ces termes : « Le 21, Leurs Majestés, avec lesquelles étoient Monseigneur le Dauphin, Monsieur, Mademoiselle d’Orléans, Mme de Guise et la duchesse d’Enghien, allèrent au château de Vincennes, continuer les divertissements du carnaval : y ayant eu le soir la représentation de la Bérénice du sieur Corneille, par la troupe du Roi dans l’antichambre de la Reine, puis le bal, où les seigneurs et les dames parurent en un ajustement des plus superbes et des plus brillants : ce qui fut précédé d’une très-magnifique collation et suivi d’un souper non moins splendide. »

Corneille ne partageait pas l’enthousiasme de Robinet, et n’était nullement satisfait de la façon dont sa pièce avait été jouée ; il en conserva même un si pénible souvenir, que six ans plus tard il écrivait à Louis XIV, en le remerciant d’avoir fait reparaître certains de ses ouvrages et en le priant d’étendre à d’autres la même faveur, que s’il daignait leur accorder quelque attention :

Bérénice enfin trouveroit des acteurs.

Avouons, du reste, que les comédiens qui jouaient dans cette pièce devaient être assez embarrassés pour exprimer certains sentiments factices, et même pour comprendre quelques passages obscurs. Cizeron Rival raconte à ce sujet une anecdote[8] dont nous n’oserions pas garantir l’exactitude, mais qui est tout à la fois trop piquante et trop connue pour qu’il soit permis de la passer sous silence. « M. Despréaux distinguoit ordinairement deux sortes de galimatias : le galimatias simple, et le galimatias double. Il appeloit galimatias simple, celui où l’auteur entendoit ce qu’il vouloit dire, mais où les autres n’entendoient rien ; et le galimatias double, celui où l’auteur ni les lecteurs ne pouvoient rien comprendre… Il citoit pour exemple ces quatre vers de la tragédie de Tite et Bérénice du grand Corneille (acte I, scène ii) :


Faut-il mourir, Madame ? et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avois cru si fort
Puissent dans quatre jours se promettre ma mort ?


Baron, ce célèbre acteur, devoit faire le rôle de Domitian dans cette même tragédie, et comme il étudioit son rôle, l’obscurité des vers rapportés ci-dessus lui donna quelque peine, et il en alla demander l’explication à Molière, chez qui il demeuroit. Molière, après les avoir lus, lui dit qu’il ne les entendoit pas non plus : « Mais, attendez, dit-il à Baron ; M. Corneille doit venir souper avec nous aujourd’hui, et vous lui direz qu’il vous les explique. » Dès que Corneille arriva, le jeune Baron alla lui sauter au cou, comme il faisoit ordinairement, parce qu’il l’aimoit, et ensuite il le pria de lui expliquer ces quatre vers, disant à Corneille qu’il ne les entendoit pas. Corneille, après les avoir examinés quelque temps, dit : « Je ne les entends pas trop bien non plus ; mais récitez-les toujours : tel qui ne les entendra pas les admirera. »

Ce reproche d’obscurité est le principal que les critiques aient adressé à Corneille dans les écrits composés à l’occasion des deux tragédies. La première brochure publiée à ce sujet, intitulée : la Critique de Bérénice, par l’abbé de Villars, se rapporte entièrement à la Bérénice de Racine ; elle a suivi la première représentation de très-près, et nous serions même embarrassé par la date du 17 novembre qu’elle porte, puisque la pièce n’est que du 21, si un adversaire de l’abbé de Villars n’avait relevé cette erreur au commencement de sa Réponse[9]. En paraissant prendre la défense de la pièce de Racine, l’abbé de Villars fait assez finement ressortir tous les défauts qu’on y peut trouver. « Je ne puis souffrir, dit-il en terminant, que l’on accuse le poëte de n’entendre pas le théâtre, qu’on le blâme d’avoir voulu entrer en lice avec Corneille, et que Monsieur ***** s’écrie :

Infelix puer atque impar congressus Achilli[10]. »

Après une telle conclusion, Corneille pouvait, ce semble, attendre avec confiance la suite de cet examen ainsi annoncée par l’abbé de Villars : « La semaine prochaine on verra la seconde partie de cette critique, qui est sur la Bérénice du Palais-Royal[11]. » Mais notre poëte dut être fort désagréablement surpris en voyant la façon dont commence cette « seconde partie » de la Critique. La muse du cothurne, dit l’auteur, « a refusé à Corneille ses faveurs accoutumées, au lieu de lui en accorder de nouvelles ; et par un caprice impitoyable, elle l’a fait entrer en lice avec un aventurier qui ne lui en contoit que depuis trois jours ; elle l’a abandonné à sa verve caduque au milieu de la course, et s’est jetée du côté du plus jeune[12]. »

Notre intention n’est pas d’analyser cette critique ; elle présente fort peu d’intérêt, et l’auteur paraît surtout occupé de refaire à sa façon le plan de l’ouvrage qu’il examine. Contentons-nous de constater que le dénoûment de Tite et Bérénice était alors généralement approuvé. Quoique le censeur le blâme, il convient ainsi de l’effet qu’il produisait : « Vous m’allez dire, je le vois bien, qu’il (Corneille) a été loué universellement d’avoir bien fini ; qu’on dit qu’il s’est surpassé lui-même dans le dénoûment ; et que sa catastrophe a été admirée de tout le monde, en un sujet où elle étoit si difficile[13]. »

Dans la Réponse à la Critique de la Bérénice de Racine, par Subligny[14], nous n’avons rien à recueillir, si ce n’est peut-être une fade épigramme contre Corneille, qui a tout l’air d’être de Subligny lui-même ; voici le passage où elle se trouve : « On dit de M. Corneille qu’il a voulu copier son Tite sur notre invincible monarque et qu’il y a très-mal réussi, comme on voit par la comparaison qui en a été faite en vers :


Tite, par de grands mots, nous vante son mérite ;
Louis fait, sans parler, cent exploits inouïs ;
Et ce que Tite dit de Tite,
C’est l’univers entier qui le dit de Louis[15]. »


Tite et Titus ou les Bérénices, comédie en trois actes, imprimée à Utrecht en 1673, est une critique beaucoup plus délicate que les précédentes des pièces de nos deux illustres tragiques. Le Tite de Corneille avec sa Bérénice viennent implorer Apollon contre le Titus et la Bérénice de Racine, qu’ils traitent d’imposteurs. Les plaidoyers prononcés de part et d’autre font bien ressortir les défauts des deux pièces et surtout les invraisemblances et les obscurités de la tragédie de Corneille. Après avoir vainement tenté un accommodement, Apollon rend enfin le jugement que nous allons rapporter : « Quant au principal, à la vérité il y a plus d’apparence que Titus et sa Bérénice soient les véritables, que non pas que ce soient les autres ; mais pourtant, quoi qu’il en soit, et toutes choses bien considérées, les uns et les autres auroient bien mieux fait de se tenir au pays d’Histoire, dont ils sont originaires, que d’avoir voulu passer dans l’empire de Poésie, à quoi ils n’étoient nullement propres, et où, pour dire la vérité, on les a amenés, à ce qu’il me semble, assez mal à propos[16]. »

L’édition originale de la pièce de notre poëte a pour titre : Tite et Berenice. Comedie héroïque. Par P. Corneille. À Paris, chez Loüis Billaine, au Palais… M.DC.LXXI, auec priuilege du Roy… Le volume, de format in-12, se compose de 4 feuillets et de 44 pages. L’Achevé d’imprimer pour la première fois est du 3e de février 1671. Le privilège, accordé à Corneille, mentionne la « traduction en vers françois de la Thébaïde de Stace, » aujourd’hui perdue, dont nous avons déjà parlé[17] et sur laquelle nous aurons à revenir ; il porte la date du « dernier jour de decembre, l’an de grâce mil six cens soixante-dix. » Une note qui le termine porte que « ledit sieur Corneille a cedé son droit de Privilege à Thomas Jolly, Guillaume de Luyne, et Louis Billaine, pour la Comedie de Tite et Bérénice seulement. »

Contre son habitude, Corneille n’a placé en tête de cette pièce aucun avis au lecteur, mais seulement deux extraits de Xiphilin, l’abréviateur de Dion Cassius. Il ne cite pas ce célèbre passage de Suétone que Racine rapporte en l’abrégeant au commencement de sa préface : « Titus, reginam Berenicen, cui etiam nuptias pollicitus ferebatur… statim ab Urbe dimisit invitus invitant[18]. C’est-à-dire que Titus, qui aimoit passionnément Bérénice, et qui même, à ce qu’on croyoit, lui avoit promis de l’épouser, la renvoya de Rome, malgré lui et malgré elle, dès les premiers jours de son empire. »

Ce mot que Racine rappelle ici, il ne l’a pas imité, tandis qu’on lit dans la dernière scène de la pièce de Corneille :

L’amour peut-il se faire une si dure loi ?
— La raison me la fait malgré vous, malgré moi.

La préface de Racine contient plus d’un passage qu’on pourrait regarder, que l’auteur y ait pensé ou non, comme une allusion désobligeante à l’ouvrage de son concurrent. Corneille avait cru devoir ajouter des épisodes au sujet qui lui avait été donné : « Ce qui m’en plut davantage, dit au contraire Racine, c’est que je le trouvai extrêmement simple ; » et il ajoute : « Il y en a qui pensent que cette simplicité est une marque de peu d’invention. Ils ne songent pas qu’au contraire toute l’invention consiste à faire quelque chose de rien, et que tout ce grand nombre d’incidents a toujours été le refuge des poëtes qui ne sentoient dans leur génie ni assez d’abondance ni assez de force pour attacher durant cinq actes leurs spectateurs par une action simple, soutenue de la violence des passions, de la beauté des sentiments et de l’élégance de l’expression. Je suis bien éloigné de croire que toutes ces choses se rencontrent dans mon ouvrage ; mais aussi je ne puis croire que le public me sache mauvais gré de lui avoir donné une tragédie qui a été honorée de tant de larmes, et dont la trentième représentation a été aussi suivie que la première. »

Faire sonner si haut ces trente représentations si bien suivies, c’était, à dessein ou non je le répète, appeler l’attention sur le peu de succès de Tite et Bérénice, qui ne fut joué en tout que vingt et une fois. L’ensemble de ces vingt et une représentations produisit une somme totale de quinze mille trois cent soixante-seize livres dix sous, qui se trouva fort inégalement répartie ; car si la première recette fut de dix-neuf cent treize livres dix sous, la dernière ne fut plus que de deux cent six livres dix sous ; encore faut-il remarquer que Molière avait pris soin de faire jouer une seconde pièce avec celle de Corneille à chacune des quatre dernières représentations, pour tâcher d’attirer un peu plus de monde. Les registres de Lagrange, d’où sont tirés ces renseignements, nous en fournissent encore un autre plus précieux : ils nous font connaître le montant de la somme touchée par Corneille. On y lit sous la date du 28 novembre 1670 : « Bérénice, pièce nouvelle de M. de Corneille l’aîné, dont on lui a payé deux mille livres. »

Outre cette interprétation maligne à laquelle peut se prêter la préface de Racine, il semble qu’on puisse découvrir ou du moins soupçonner une intention du même genre dans une des scènes de sa tragédie même. Tite s’exprime ainsi chez Corneille (acte III, scène v, vers 1027-1034) :

Eh bien ! Madame, il faut renoncer à ce titre (d’empereur),
Qui de toute la terre en vain me fait l’arbitre.
Allons dans vos États m’en donner un plus doux ;
Ma gloire la plus haute est celle d’être à vous.
Allons où je n’aurai que vous pour souveraine,
Où vos bras amoureux seront ma seule chaîne,
Où l’hymen en triomphe à jamais l’étreindra ;
Et soit de Rome esclave et maître qui voudra !

Titus, au contraire, dit chez Racine (acte V, scène vi) :

Je dois vous épouser encor moins que jamais :
Oui, Madame ; et je dois moins encore vous dire
Que je suis prêt, pour vous, d’abandonner l’empire,
De vous suivre, et d’aller, trop content de mes fers,
Soupirer avec vous au bout de l’univers.
Vous-même rougiriez de ma lâche conduite :
Vous verriez à regret marcher à votre suite
Un indigne empereur, sans empire, sans cour,
Vil spectacle aux humains des foiblesses d’amour.

Est-ce un simple hasard qui a produit entre le langage de Tite et celui de Titus une opposition si vivement marquée ? On pourrait être tenté d’en douter ; car il n’est pas absolument impossible qu’une indiscrétion ait fait connaître à Racine ce passage de la pièce de son rival, et qu’il se soit plu à réfuter d’avance les idées qui y sont exprimées.


  1. Henriette-Anne d’Angleterre, fille de Charles Ier, roi d’Angleterre, et de Henriette-Marie de France, fille de Henri IV ; née à Exeter en 1644, mariée en 1661 à Philippe d’Orléans, frère de Louis XIV, morte en 1670.
  2. Fontenelle raconte le même fait, mais beaucoup plus brièvement. Toutefois comme il est, à notre connaissance, le premier qui en ait parlé, nous croyons utile de reproduire ici son témoignage : « Bérénice fut un duel dont tout le monde sait l’histoire. Une princesse, fort touchée des choses d’esprit et qui eût pu les mettre à la mode dans un pays barbare, eut besoin de beaucoup d’adresse pour faire trouver les deux combattants sur le champ de bataille, sans qu’ils sussent où on les menoit. Mais à qui demeura la victoire ? Au plus jeune. » (Vie de Corneille dans l’Histoire de l’Académie française de Pellisson, publiée par l’abbé d’Olivet en 1729, in-4o, p. 195.) En 1742, lorsque la Vie de Corneille parut pour la première fois dans les Œuvres de Fontenelle, le passage que nous venons de citer ne subit qu’un fort léger changement : « Feue Madame, princesse, » au lieu de « une princesse. » (Tome III, p. 116 et 117.) Du reste, dans l’une et l’autre publication, le mot princesse est expliqué par cette note au bas de la page : « Henriette-Anne d’Angleterre. » En 1747, Louis Racine, dans ses Mémoires, rappelle fort sommairement le même fait ; il dit en parlant de Bérénice : « M. de Fontenelle, dans la Vie de Corneille, son oncle, nous dit que Bérénice fut un duel… Une princesse fameuse par son esprit et par son amour pour la poésie avait engagé les deux rivaux à traiter le même sujet. » (Pages 87 et 88.)
  3. Chapitre xxv.
  4. Marie Mancini, nièce du cardinal Mazarin, née à Rome en 1639, épousa en 1661 le prince Colonna, connétable de Naples ; elle mourut vers 1715. Dans la tragédie de Racine (acte IV, scène v), Bérénice dit à Titus ;

    Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez !

    Au sujet de cette parole, on lit parmi les notes de Voltaire, qui dans son Théâtre de Corneille a commenté les pièces des deux poètes rivaux, la remarque suivante : « Ce vers si connu faisait allusion à cette réponse de Mlle Mancini à Louis XIV : « Vous m’aimez, vous êtes roi, vous pleurez, et je pars ! »

  5. « Pierre du Ryer, dit Jolly dans son Avertissement du Théâtre de P. Corneille (p. lxx), fit imprimer, en 1645, Bérénice, tragi-comédie en prose. » C’est sans doute ce qui a amené l’auteur du Dictionnaire portatif des théâtres à dire : « Outre la tragédie de Tite et Bérénice de Pierre Corneille, ce sujet en a fourni deux autres sous le titre simple de Bérénice : l’une de du Ryer, donnée en 1645, et qui est en prose, et l’autre de l’illustre Racine. » Rien n’est plus faux que cette assertion. La Bérénice de du Ryer est un sujet purement romanesque remis au théâtre en 1657 par Thomas Corneille, sous le même titre de Bérénice.
  6. Ce n’est pas simplement pour la rime, comme on pourrait être tenté de le croire, que Robinet donne cette qualité à Mlle de Beauval ; il se préoccupe toujours beaucoup des sentiments religieux des personnes de théâtre, et annonçant dans son numéro du 6 décembre de la même année la mort d’une autre actrice, il nous dit :

    Cette illustre comédienne,
    Et non moins illustre chrétienne.
    Par son décès des plus pieux.
    Qui fait croire que dans les cieux
    On aura colloqué son âme,
    De de Villiers étoit la femme,
    Qui fut aussi tout singulier
    Dedans le comique métier.
    Composant même en vers et prose,
    Mais maintenant il se repose,
    Faisant, je crois, tout ce qu’il faut
    Pour monter à son tour là-haut.

  7. Dans le rôle de Plautine, confidente de Domitie.
  8. Récréations littéraires ou Anecdotes et remarques sur différents sujets, recueillies par M. C. R*** (Cizeron Rival). Paris et Lyon, 1765, in-12, p. 67-69.
  9. Recueil de dissertations… publié par Granet, tome II, p. 223.
  10. Virgile, Énéide, livre I, vers 475.
  11. Recueil de Granet, tome II, p. 206 et 207.
  12. Ibidem, p. 209.
  13. Recueil de dissertations… publié par Granet, tome II, p. 219.
  14. Ibidem, tome II, p. 223 et suivantes.
  15. Ibidem, tome II, p. 242 et 243.
  16. Recueil de Granet, tome II, p. 311 et 312. — L’histoire en effet nous montre Bérénice, fille d’Agrippa, roi de Judée, née l’an 28 de Jésus-Christ, comme une femme corrompue, qui, après avoir épousé d’abord son oncle Hérode, roi de Chalcis, puis Polémon, roi de Cilicie, lequel s’était fait juif pour elle, fut répudiée par lui, à cause des débordements auxquels elle se livrait. Titus, parvenu à l’empire à trente-neuf ans, jugea indispensable de s’en séparer ; elle était alors âgée de cinquante et un ans. Il y a loin de là à l’héroïne de Corneille et de Racine. On a prétendu il est vrai que la Bérénice de Titus était une nièce de celle dont nous venons de parler, mais cette interprétation ne s’est pas accréditée. Voyez le Dictionnaire historique de Bayle au nom de Bérénice, et la Dissertation sur Bérénice, par M. Rey, dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, nouvelle série, tome I, p. 235 et suivantes.
  17. Voyez l’Avertissement, tome I, p. xiii et xiv.
  18. Suétone, Vie de Titus, chapitre vii.