Tite et Bérénice
Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxHachettetome VII (p. 201-214).
Acte II  ►

ACTE I.


Scène première.

DOMITIE, PLAUTINE.
DOMITIE

Laisse-moi mon chagrin, tout injuste qu’il est :
Je le chasse, il revient ; je l’étouffe, il renaît[1] ;
Et plus nous approchons de ce grand hyménée,
Plus en dépit de moi je m’en trouve gênée.
5Il fait toute ma gloire, il fait tous mes desirs :
Ne devroit-il pas faire aussi tous mes plaisirs[2] ?
Depuis plus de six mois la pompe s’en apprête,
Rome s’en fait d’avance en l’esprit une fête,
Et tandis qu’à l’envi tout l’empire l’attend,
10Mon cœur dans tout l’empire est le seul mécontent.

PLAUTINE

Que trouvez-vous, madame, ou d’amer ou de rude
À voir qu’un tel bonheur n’ait plus d’incertitude ?
Et quand dans quatre jours vous devez y monter,

Quel importun chagrin pouvez-vous écouter ?
15Si vous n’en êtes pas tout à fait la maîtresse,
Du moins à l’Empereur cachez cette tristesse :
Le dangereux soupçon de n’être pas aimé
Peut le rendre à l’objet dont il fut trop charmé.
Avant qu’il vous aimât, il aimoit Bérénice ;
20Et s’il n’en put alors faire une impératrice,
À présent il est maître, et son père au tombeau
Ne peut plus le forcer d’éteindre un feu si beau.

DOMITIE.

C’est là ce qui me gêne, et l’image importune
Qui trouble les douceurs de toute ma fortune :
25J’ambitionne et crains l’hymen d’un empereur
Dont j’ai lieu de douter si j’aurai tout le cœur.
Ce pompeux appareil, où sans cesse il ajoute,
Recule chaque jour un nœud qui le dégoûte.
Il souffre chaque jour que le gouvernement
30Vole ce qu’à me plaire il doit d’attachement ;
Et ce qu’il en étale agit d’une manière
Qui ne m’assure point d’une âme toute entière.
Souvent même, au milieu des offres de sa foi,
Il semble tout à coup qu’il n’est pas avec moi,
35Qu’il a quelque plus douce ou noble inquiétude.
Son feu de sa raison est l’effet et l’étude ;
Il s’en fait un plaisir bien moins qu’un embarras,
Et s’efforce à m’aimer ; mais il ne m’aime pas.

PLAUTINE.

À cet effort pour vous qui pourroit le contraindre ?
40Maître de l’univers, a-t-il un maître à craindre ?

DOMITIE.

J’ai quelques droits, Plautine, à l’empire romain,
Que le choix d’un époux peut mettre en bonne main :
Mon père, avant le sien élu pour cet empire,

Préféra… Tu le sais, et c’est assez t’en dire[3].
45C’est par cet intérêt qu’il m’apporte sa foi ;
Mais pour le cœur, te dis-je, il n’est pas tout à moi.

PLAUTINE.

La chose est bien égale, il n’a pas tout le vôtre :
S’il aime un autre objet, vous en aimez un autre ;
Et comme sa raison vous donne tous ses vœux,
50Votre ardeur pour son rang fait pour lui tous vos feux.

DOMITIE.

Ne dis point qu’entre nous la chose soit égale.
Un divorce avec moi n’a rien qui le ravale :
Sans avilir son sort, il me renvoie au mien ;
Et du rang qui lui reste, il ne me reste rien.

PLAUTINE.

55Que ce que vous avez d’ambitieux caprice,
Pardonnez-moi ce mot, vous fait un dur supplice !
Le cœur rempli d’amour, vous prenez un époux,
Sans en avoir pour lui, sans qu’il en ait pour vous.
Aimez pour être aimée, et montrez-lui vous-même,
60En l’aimant comme il faut, comme il faut qu’il vous aime ;
Et si vous vous aimez, gagnez sur vous ce point
De vous donner entière, ou ne vous donnez point.

DOMITIE.

Si l’amour quelquefois souffre qu’on le contraigne,
Il souffre rarement qu’une autre ardeur l’éteigne ;
65Et quand l’ambition en met l’empire à bas,
Elle en fait son esclave, et ne l’étouffe pas.
Mais un si fier esclave, ennemi de sa chaîne,
La secoue à toute heure, et la porte avec gêne,

Et maître de nos sens, qu’il appelle au secours,
70Il échappe souvent, et murmure toujours.
Veux-tu que je te fasse un aveu tout sincère ?
Je ne puis aimer Tite, ou n’aimer pas son frère ;
Et malgré cet amour, je ne puis m’arrêter
Qu’au degré le plus haut où je puisse monter.
75Laisse-moi retracer ma vie en ta mémoire :
Tu me connois assez pour en savoir l’histoire ;
Mais tu n’as pu connaître, à chaque événement,
De mon illustre orgueil quel fut le sentiment.
En naissant, je trouvai l’empire en ma famille.
80Néron m’eut pour parente, et Corbulon pour fille[4] ;
Et le bruit qu’en tous lieux fit sa haute valeur,
Autant que ma naissance enfla mon jeune cœur.
De l’éclat des grandeurs par là préoccupée,
Je vis d’un œil jaloux Octavie et Poppée[5] ;
85Et Néron, des mortels et l’horreur et l’effroi,
M’eût paru grand héros, s’il m’eût offert sa foi.
Après tant de forfaits et de morts entassées,
Les troupes du levant, d’un tel monstre lassées,
Pour César en sa place élurent Corbulon.
90Son austère vertu rejeta ce grand nom :
Un lâche assassinat en fut le prompt salaire[6].
Mais mon orgueil, sensible à ces honneurs d’un père,
Prit de tout autre rang une assez forte horreur
Pour me traiter dans l’âme en fille d’empereur.

95Néron périt enfin. Trois empereurs de suite[7]
Virent de leur fortune une assez prompte fuite.
L’Orient de leurs noms fut à peine averti,
Qu’il fit Vespasian chef d’un plus fort parti.
Le ciel l’en avoua : ce guerrier magnanime
100Par Tite, son aîné, fit assiéger Solyme ;
Et tandis qu’en Égypte il prit d’autres emplois,
Domitian ici vint dispenser ses lois.
Je le vis et l’aimai. Ne blâme point ma flamme :
Rien de plus grand que lui n’éblouissoit mon âme ;
105Je ne voyais point Tite, un hymen me l’ôtoit ;
Mille soupirs aidoient au rang qui me flattoit.
Pour remplir tous nos vœux nous n’attendions qu’un père :
Il vint, mais d’un esprit à nos vœux si contraire,
Que quoi qu’on lui pût dire, on n’en put arracher
110Ce qu’attendoit un feu qui nous était si cher.
On n’en sut point la cause ; et divers bruits coururent,
Qui tous à notre amour également déplurent.
J’en eus un long chagrin. Tite fit tôt après
De Bérénice à Rome admirer les attraits.
115Pour elle avec Martie il avoit fait divorce[8] ;
Et cette belle reine eut sur lui tant de force,
Que pour montrer à tous sa flamme, et hautement,
Il lui fit au palais prendre un appartement[9].
L’Empereur, bien qu’en l’âme il prévît quelle haine
120Concevroit tout l’état pour l’époux d’une reine,
Sembla voir cet amour d’un œil indifférent,
Et laisser un cours libre aux flots de ce torrent.

Mais sous les vains dehors de cette complaisance,
On ménagea ce prince avec tant de prudence,
125Qu’en dépit de son cœur, que charmoient tant d’appas,
Il l’obligea lui-même à revoir ses États.
À peine je le vis sans maîtresse et sans femme,
Que mon orgueil vers lui tourna toute mon âme ;
Et s’étant emparé des plus doux de mes soins,
130Son frère commença de me plaire un peu moins :
Non qu’il ne fût toujours maître de ma tendresse,
Mais je la regardais ainsi qu’une foiblesse,
Comme un honteux effet d’un amour éperdu
Qui me voloit un rang que je me croyois dû.
135Tite à peine sur moi jetoit alors la vue :
Cent fois avec douleur je m’en suis aperçue ;
Mais ce qui consoloit ce juste et long ennui,
C’est que Vespasian me regardoit pour lui.
Je commençois pourtant à n’en plus rien attendre,
140Quand je vis en ses yeux quelque chose de tendre ;
Il me rendit visite, et fit tout ce qu’on fait
Alors qu’on veut aimer, ou qu’on aime en effet.
Je veux bien t’avouer que j’y crus du mystère,
Qu’il ne me disoit rien que par l’ordre d’un père ;
145Mais qui ne pencheroit à s’en désabuser,
Lorsque, ce père mort, il songe à m’épouser ?
Toi qui vois tout mon cœur, juge de son martyre :
L’ambition l’entraîne, et l’amour le déchire.
Quand je crois m’être mise au-dessus de l’amour,
150L’amour vers son objet me ramène à son tour :
Je veux régner, et tremble à quitter ce que j’aime,
Et ne me saurois voir d’accord avec moi-même.

PLAUTINE.

Ah ! si Domitian devenoit empereur,
Que vous auriez bientôt calmé tout ce grand cœur !
Que bientôt… Mais il vient. Ce grand cœur en soupire !

DOMITIE.

Hélas ! plus je le vois, moins je sais que lui dire.
Je l’aime, et le dédaigne ; et n’osant m’attendrir,
Je me veux mal des maux que je lui fais souffrir.


Scène II.

DOMITIAN, DOMITIE, ALBIN, PLAUTINE.
DOMITIAN.

Faut-il mourir, madame ? et si proche du terme,
Votre illustre inconstance est-elle encor si ferme,
Que les restes d’un feu que j’avais cru si fort
160Puissent dans quatre jours se promettre ma mort[10] ?

DOMITIE.

Ce qu’on m’offre, Seigneur, me feroit peu d’envie,
S’il en coûtoit à Rome une si belle vie ;
165Et ce n’est pas un mal qui vaille en soupirer
Que de faire une perte aisée à réparer.

DOMITIAN.

Aisée à réparer ! Un choix qui m’a su plaire,
Et qui ne plaît pas moins à l’Empereur mon frère,
Charme-t-il l’un et l’autre avec si peu d’appas
170Que vous sachiez leur prix[11], et le mettiez si bas ?

DOMITIE.

Quoi qu’on ait pour soi-même ou d’amour ou d’estime,
Ne s’en croire pas trop n’est pas faire un grand crime.
Mais n’examinons point en cet excès d’honneur
Si j’ai quelque mérite, ou n’ai que du bonheur.
175Telle que je puis être, obtenez-moi d’un frère.

DOMITIAN.

Hélas ! Si je n’ai pu vous obtenir d’un père,
Si même je ne puis vous obtenir de vous,
Qu’obtiendrai-je d’un frère amoureux et jaloux ?

DOMITIE.

Et moi, résisterai-je à sa toute-puissance,
180Quand vous n’y répondez qu’avec obéissance ?
Moi qui n’ai sous les cieux que vous seul pour soutien,
Que puis-je contre lui, quand vous n’y pouvez rien ?

DOMITIAN.

Je ne puis rien sans vous, et pourrois tout, Madame,
Si je pouvois encor m’assurer de votre âme.

DOMITIE.

185Pouvez-vous en douter, après deux ans de pleurs
Qu’à vos yeux j’ai donnés à nos communs malheurs ?
Durant un déplaisir si long et si sensible
De voir toujours un père à nos vœux inflexible,
Ai-je écouté quelqu’un de tant de soupirants
190Qui m’accabloient partout de leurs regards mourants ?
Quel que fût leur amour, quel que fût leur mérite…

DOMITIAN.

Oui, vous m’avez aimé jusqu’à l’amour de Tite.
Mais de ces soupirants qui vous offroient leur foi
Aucun ne vous eût mise alors si haut que moi ;
195Votre âme ambitieuse à mon rang attachée
N’en voyoit point en eux dont elle fût touchée :
Ainsi de ces rivaux aucun n’a réussi.
Mais les temps sont changés, Madame, et vous aussi.

DOMITIE.

Non, seigneur : je vous aime, et garde au fond de l’âme
200Tout ce que j’eus pour vous de tendresse et de flamme :
L’effort que je me fais me tue autant que vous ;
Mais enfin l’Empereur veut être mon époux.

DOMITIAN.

Ah ! si vous n’acceptez sa main qu’avec contrainte,
Venez, venez, Madame, autoriser ma plainte.
205L’Empereur m’aime assez pour quitter vos liens,
Quand je lui porterai vos vœux avec les miens.
Dites que vous m’aimez, et que tout son empire…

DOMITIE.

C’est ce qu’à dire vrai j’aurai peine à lui dire,
Seigneur ; et le respect qui n’y peut consentir…

DOMITIAN.

210Non, votre ambition ne se peut démentir.
Ne la déguisez plus, montrez-la toute entière,
Cette âme que le trône a su rendre si fière,
Cette âme dont j’ai fait les plaisirs les plus doux,
Cette âme…

DOMITIE.

Cette âme…Voyez-la cette âme toute à vous,
215Voyez-y tout ce feu que vous y fîtes naître ;
Et soyez satisfait, si vous le pouvez être.
Je ne veux point, Seigneur, vous le dissimuler,
Mon cœur va tout à vous quand je le laisse aller ;
Mais sans dissimuler j’ose aussi vous le dire,
220Ce n’est pas mon dessein qu’il m’en coûte l’empire ;
Et je n’ai point une âme à se laisser charmer
Du ridicule honneur de savoir bien aimer.
La passion du trône est seule toujours belle,
Seule à qui l’âme doive une ardeur immortelle.
225J’ignorois de l’amour quel est le doux poison,
Quand elle s’empara de toute ma raison.
Comme elle est la première, elle est la dominante.
Non qu’à trahir l’amour je ne me violente ;
Mais il est juste enfin que des soupirs secrets
230Me punissent d’aimer contre mes intérêts.
Daignez donc voir, Seigneur, quelle route il faut prendre,

Pour ne point m’imposer la honte de descendre.
Tout mon cœur vous préfère à cet heureux rival ;
Pour m’avoir toute à vous, devenez son égal.
235Vous dites qu’il vous aime ; et je ne puis le croire[12],
Si je ne vois sur vous un rayon de sa gloire.
On vous a vus tous deux sortir d’un même flanc ;
Ayez mêmes honneurs ainsi que même sang.
Dites-lui que le droit qu’a ce sang à l’empire[13]

DOMITIAN.

240C’est là ce qu’à mon tour j’aurai peine à lui dire,
Madame ; et le devoir qui n’y peut consentir…

DOMITIE.

À mes vives douleurs daignez donc compatir,
Seigneur : j’achète assez le rang d’impératrice,
Sans qu’un reproche injuste augmente mon supplice.

DOMITIAN.

245Eh bien ! dans cet hymen, qui n’en a que pour moi,
J’applaudirai moi-même à votre peu de foi ;
Je dirai que le ciel doit à votre mérite…

DOMITIE.

Non, Seigneur ; faites mieux, et quittez qui vous quitte ;
Rome a mille beautés dignes de votre cœur ;
250Mais dans toute la terre il n’est qu’un empereur.
Si mon père avait eu les sentiments du vôtre,
Je vous aurois donné ce que j’attends d’un autre ;
Et ma flamme en vos mains eût mis sans balancer
Le sceptre qu’en la mienne il auroit dû laisser.
255Laissez à son défaut suppléer la fortune,
Et n’ayez pas une âme assez basse et commune

Pour s’opposer au ciel qui me rend par autrui
Ce que trop de vertu me fit perdre par lui.
Pour peu que vous m’aimiez, aimez mes avantages :
260Il n’est point d’autre amour digne des grands courages.
Voilà toute mon âme. Après cela, Seigneur,
Laissez-moi m’épargner les troubles de mon cœur.
Un plus long entretien ne pourroit rien produire
Qui ne pût malgré moi vous déplaire ou me nuire.


Scène III.

DOMITIAN, ALBIN.
ALBIN.

265Elle se défend bien, seigneur ; et dans la cour…

DOMITIAN.

Aucun n’a plus d’esprit, Albin, et moins d’amour.
J’admire, ainsi que toi, dans ce qu’elle m’oppose,
Son adresse à défendre une mauvaise cause ;
Et si pour m’assurer que son cœur n’est qu’à moi,
270Tant d’esprit agissoit en faveur de sa foi ;
Si sa flamme au secours appliquoit cette adresse,
L’Empereur convaincu me rendroit ma maîtresse.

ALBIN.

Cependant n’est-ce rien que ce cœur soit à vous ?

DOMITIAN.

D’un bonheur si mal sûr je ne suis point jaloux,
275Et trouve peu de jour à croire qu’elle m’aime,
Quand elle ne regarde et n’aime que soi-même.

ALBIN.

Seigneur, s’il m’est permis de parler librement,
Dans toute la nature aime-t-on autrement ?
L’amour-propre est la source en nous de tous les autres :
280C’en est le sentiment qui forme tous les nôtres ;

Lui seul allume, éteint, ou change nos desirs :
Les objets de nos vœux le sont de nos plaisirs.
Vous-même, qui brûlez d’une ardeur si fidèle,
Aimez-vous Domitie, ou vos plaisirs en elle ?
285Et quand vous aspirez à des liens si doux,
Est-ce pour l’amour d’elle, ou pour l’amour de vous ?
De sa possession l’aimable et chère idée
Tient vos sens enchantés et votre âme obsédée ;
Mais si vous conceviez quelques destins meilleurs,
290Vous porteriez bientôt toute cette âme ailleurs.
Sa conquête est pour vous le comble des délices ;
Vous ne vous figurez ailleurs que des supplices :
C’est par là qu’elle seule a droit de vous charmer ;
Et vous n’aimez que vous, quand vous croyez l’aimer[14].

DOMITIAN.

295En l’état où je suis, les maux dont je soupire
M’ôtent la liberté de te rien contredire ;
Cherchons-en le remède, au lieu de raisonner
Sur l’amour où le ciel se plaît à m’obstiner.
N’est-il point de secret, n’est-il point d’artifice ?…

ALBIN.

300Oui, Seigneur, il en est. Rappelons Bérénice ;
Sous le nom de César pratiquons son retour,
Qui retarde l’hymen et suspende l’amour.

DOMITIAN.

Que je verrois, Albin, ma volage punie,
Si de ces grands apprêts pour la cérémonie,
305Que depuis si longtemps on dresse à si grand bruit,

Elle n’avoit que l’ombre, et qu’une autre[15] eût le fruit !
Qu’elle seroit confuse ! et que j’aurois de joie !
Mais il faut que le ciel lui-même la renvoie,
Cette belle rivale ; et tout notre discours
310Ne la sauroit ici rendre dans quatre jours.

ALBIN.

N’importe : en l’attendant préparons sa victoire ;
Dans l’esprit d’un rival ranimons sa mémoire ;
Retraçons à ses yeux l’image du passé,
Et profitons par là du cœur embarrassé[16].
315N’y perdez point de temps : allez, sans plus rien taire,
Tâter jusqu’en ce cœur les tendresses de frère.
Si vous ne l’emportez, il pourra s’ébranler ;
S’il ne rompt cet hymen, il pourra reculer :
Je me trompe, ou son âme y penche d’elle-même.
320S’il s’émeut, redoublez ; dites que l’on vous aime ;
Dites qu’un pur respect contraint avec ennui
Une âme toute à vous à se donner à lui.
S’il se trouble, achevez : parlez de Bérénice,
De tant d’amour qu’il traite avec tant d’injustice.
325Pour lui donner le temps de venir au secours,
Nous aurons quatre mois au lieu de quatre jours.

DOMITIAN.

Mais j’aime Domitie ; et lui parler contre elle,
C’est me mettre au hasard d’irriter l’infidèle.
Ne me condamne point, Albin, à la trahir,
330À joindre à ses mépris le droit de me haïr :
En vain je veux contre elle écouter ma colère ;
Toute ingrate qu’elle est, je tremble à lui déplaire[17].

ALBIN.

Seigneur, quelle mesure avez-vous à garder ?
Quand on voit tout perdu, craint-on de hasarder ?
335Et si l’ambition vers un autre l’entraîne,
Que vous peut importer son amour ou sa haine ?

DOMITIAN.

Qu’un salutaire avis fait une douce loi
À qui peut avoir l’âme aussi libre que toi !
Mais celle d’un amant n’est pas comme une autre âme :
340Il ne voit, il n’entend, il ne croit que sa flamme ;
Du plus puissant remède il se fait un poison,
Et la raison pour lui n’est pas toujours raison.

ALBIN.

Et si je vous disois que déjà Bérénice
Est dans Rome, inconnue, et par mon artifice ?
345Qu’elle surprendra Tite, et qu’elle y vient exprès
Pour de ce grand hymen renverser les apprêts ?

DOMITIAN.

Albin, seroit-il vrai ?

ALBIN.

Albin, seroit-il vrai ?La nouvelle vous flatte :
Peut-être est-elle fausse ; attendez qu’elle éclate ;
Surtout à l’Empereur déguisez-la si bien…

DOMITIAN.

350Va : je lui parlerai comme n’en sachant rien.

FIN DU PREMIER ACTE.
  1. Le second hémistiche de ce vers est le premier du vers 1050 de Polyeucte.
  2. Var. Ne devoit-il pas faire aussi tous mes plaisirs ? (1679).
  3. Voyez ci-après, p. 204, les vers 87-91 et la note. — Dion Cassius (livre LXII, chapitre xxiii) rapporte que Corbulon, ayant un grand pouvoir comme général, et une grande renommée, aurait pu fort aisément se faire élire empereur, car tous haïssaient Néron et tous l’admiraient lui-même ; mais il demeura soumis, et ne tenta point de révolte.
  4. Il y a lieu de croire que Cnéius Domitius Corbulon appartenait à l’illustre famille Domitia ; l’empereur Néron était, comme l’on sait, fils de Cnéius Domitius Ahenobarbus. En outre, la sœur de Corbulon, Cæsonia, avait épousé Caligula : voyez Pline l’ancien, livre VII, chapitre v.
  5. Par une erreur singulière, les éditions de 1679 et de 1682 portent toutes deux Pompée, pour Poppée, et un peu plus loin, au vers 115, Martine, pour Martie.
  6. Corbulon ayant appris, à son arrivée à Corinthe, que Néron, qui l’avait mandé en Grèce, avait ordonné sa mort, se frappa lui-même de son épée, l’an 67 après Jésus-Christ, et dit en mourant : « Je l’ai mérité. »
  7. Galba, Othon et Vitellius, qui régnèrent en 68 et 69, et dont les trois règnes réunis ne durèrent que dix-huit mois.
  8. Suétone, au chapitre iv de la Vie de Titus, dit que sa seconde femme se nommait Marcia Furnilla, et que Titus, après en avoir eu une fille, fit divorce avec elle.
  9. Il est dit dans le premier extrait de Xiphilin que Bérénice habita dans le palais : habitavit in palatio : voyez ci-dessus, p. 197.
  10. Voyez ci-dessus la Notice, p. 191 et 192.
  11. Les éditions publiées du vivant de Corneille (1671-82) portent leur prix, corrigé par l’édition de 1692 en son prix. Voltaire a gardé leur.
  12. Thomas Corneille (1692) et Voltaire (1764) ont changé la construction ; ils donnent : « et je ne le puis croire. »
  13. Domitien prétendait que Vespasien l’avait institué cohéritier de l’empire, mais que le testament avait été falsifié. Voyez Suétone, Vie de Domitien, chapitre II.
  14. Ce morceau, souvent reproché à Corneille, pourrait bien lui avoir été inspiré par le livre des Maximes de la Rochefoucauld, dont la première édition a paru en 1665, cinq ans avant Tite et Bérénice, et qui faisait encore le sujet de tous les entretiens. La maxime 262 commence ainsi : « Il n’y a point de passion où l’amour de soi-même règne si puissamment que dans l’amour. »
  15. On lit « un autre » dans l’édition de 1682. Voyez le vers 1732 et la note qui s’y rapporte.
  16. Voltaire (1764) a ainsi modifié ce vers :

    Et profitons par là d’un cœur embarrassé.
  17. Ce vers se trouve déjà dans Pertharite, acte II, scène v, vers 744.