, Fred Isly
Félix Juven (p. 56-62).

Les Bottes
… Il a laissé ses bottes.


Ce matin là, Decage le laitier
Est parti tôt pour voir son quincaillier
Qui demeure à cinq lieues, à la Malmorte.
Il a laissé sur le pas de sa porte
Ses vieilles bottes, que le savetier
Doit venir chercher pour les réparer.
Mais le malheur veut que Tintin-Lutin
Passe aussi par là le même matin ;
Devant les bottes il tombe en arrêt :
Médite-t-il encore un méchant trait ?
Moi qui sais que l’objet le plus futile
Peut devenir, dans son esprit fertile,



Il tombe en arrêt devant les bottes.


Le point de départ d’une espièglerie,
Je suis inquiet de cette rêverie.
Après avoir réfléchi un instant,
Tintin décidé prend résolument
Les bottes qu’il emporte sous son bras,


Tintin y monte avec son précieux fardeau.



Elle tombe à genoux : « Grand Dieu ! » crie-t-elle.


Puis vers l’étang se dirige à grands pas.
Arrivé là, il avise un baquet
Et, l’ayant détaché de son piquet,
Délicatement il le met sur l’eau
Et y monte avec son précieux fardeau.
Avec l’aisance d’un vrai matelot,
En trois coups de perche, il atteint bientôt
Le milieu de l’étang.

Alors il prend

Les chaussures que, d’un prompt mouvement,
Il dépose, talons en l’air, sur l’eau
Et revient à terre dans son bateau.
Je ne vois pas encore jusqu’ici,
Où il veut en venir avec ceci.

Mais si vous voulez, nous allons rester
Tout près pour voir ce qui va se passer.
Justement quelqu’un vient de ce côté :
C’est une femme, Madame Santé.
Mais qu’a-t-elle donc, la voilà qui pâlit !
Son œil se trouble et sa jambe fléchit.
Elle tombe à genoux : « Grand Dieu, crie-t-elle,
Au secours, il se noie, vite une échelle ! »
Et se levant d’un bond, elle s’élance
Vers le village en quête d’assistance…
En très peu d’instants, le bruit se répand
Qu’un homme est en grand danger dans l’étang,
Et, pendant que les langues vont leur train,
Les plus hardis se mettent en chemin
Pour secourir le malheureux noyé.
Tout le village est bientôt assemblé.
Au bord de l’eau, le tambour, les pompiers
Tous sont là : les femmes, les fermiers.
Un paysan s’est muni d’un cordage
Pour servir au périlleux sauvetage.
Le garde-champêtre est venu dresser
Procès-verbal afin d’en informer
Monsieur le sous-préfet.




Les langues vont leur train.


Mais on entend

Retentir soudain un cri déchirant.
Il provient de la femme Decage
Qui vient de reconnaître, du rivage,
Les bottes de son mari, et qui croit
Que c’est lui qui se noie en cet endroit.


Les plus hardis se mettent en chemin.



Le sauvetage se bornait aux chaussures de Decage !



Alors Labure, un marin retraité,
Avec un air de supériorité,
S’avance, tenant une grande gaffe
Et, se penchant, d’un coup sûr, il agrafe
Le noyé qu’il attire hors de l’eau.
L’on s’imagine aisément le tableau,
Quand on s’aperçut que le sauvetage
Se bornait aux chaussures de Decage !