Théorie mathématique de la lumière/2/Chap.04

Georges Carré (2p. 48-64).

CHAPITRE IV


ÉTUDE DES INTERFÉRENCES

33. Étude des interférences dans la théorie élastique. — Lorsque deux rayons lumineux interfèrent, il y a deux cas à distinguer :

1o  Les deux rayons se propagent dans la même direction ou du moins font entre eux un angle très aigu. S’ils se propagent exactement dans la même direction, leur superposition donne encore naissance à une onde plane ; s’ils font entre eux un petit angle, on peut encore comme première approximation admettre que l’onde résultante est plane ;

2o  Les deux rayons qui interfèrent font entre eux un angle voisin de 90 ou de 180 degrés : alors l’onde résultante n’est plus une onde plane.

Nous allons établir analytiquement ces propriétés des ondes.

34. Rayons faisant entre eux un très petit angle.

Premier cas. — Nous aurons pour la première onde :

Pour la deuxième

est le même dans les deux expressions car nous supposons les rayons de même couleur.

Si les rayons se propagent dans la même direction, les deux plans d’onde coïncident et

S’ils se coupent seulement sous un angle très aigu, sont des quantités très petites vis-à-vis de

Pour l’onde résultante

Quand les rayons sont exactement parallèles et de même sens, les coefficients sont constants et l’onde résultante est une onde plane.

Si l’angle des deux rayons est très petit, étant très petit, les coefficients varieront, mais lentement, et nous pourrons les regarder encore comme constants dans un petit intervalle, celui d’une longueur d’onde, par exemple.

Jusqu’à ces dernières années les expériences se sont bornées à ce cas, parce qu’autrement les franges seraient trop étroites pour être observées.

35. Puisque l’onde résultante peut être assimilée à une onde plane, les deux définitions de l’intensité conduisent au même résultat. Nous admettons pour la calculer que l’intensité est proportionnelle à la force vive moyenne.

Considérons deux rayons qui interfèrent en un point déterminé de l’espace, supposons que le plan d’onde soit parallèle au plan des

Premier rayon.
Deuxième rayon.
Rayon résultant.

36. Plusieurs cas sont à examiner :

1o  Les deux rayons peuvent provenir de sources différentes : alors dépendent de l’état de la première source, de l’état de la seconde. Ces états varient, et cela d’une façon irrégulière indépendamment l’un de l’autre ; les deux séries de coefficients varient donc d’une façon indépendante, ils prennent pendant l’intervalle de de seconde toutes les valeurs possibles comprises entre deux limites, et ces valeurs s’associent de toutes les manières possibles. En vertu de la loi des grands nombres, on aura

en tout seize relations de ce genre.

37. Ceci s’applique aux rayons naturels. Imaginons maintenant que les deux rayons aient été polarisés dans deux polariseurs différents, les formules seront encore vraies.

En effet, quand un rayon traverse un polariseur ou une lame cristallisée, les coefficients qui définissent l’état du rayon à un instant déterminé, ou les coefficients qui définissent son état moyen, subissent une transformation linéaire ; autrement dit leurs nouvelles valeurs sont fonctions linéaires des anciennes.

Si deux rayons qui interfèrent sont polarisés, les sommes etc., que nous avons considérées, subiront aussi une transformation linéaire et, par conséquent, demeureront nulles.

Deux semblables rayons ne peuvent donc interférer.

L’intensité du rayon résultant est en effet donnée par :

en posant

Les deux premiers termes représentent la somme des intensités des deux rayons. D’après ce que nous avons vu, il n’y a donc pas interférence, puisque l’intensité résultante est égale à la somme des deux intensités composantes.

38. Les deux rayons peuvent provenir d’une même source, et présenter une différence de marche parce qu’ils ont parcouru des chemins différents.

Ce cas se divise en deux autres :

1o  La différence de marche est très grande. Alors les coefficients etc., dépendent de l’état que présentait la source au moment où le premier rayon en est parti ; les coefficients etc., dépendent de cet état au moment où le second en est parti. Mais entre ces deux instants il s’est écoulé un temps relativement considérable, les coefficients ont éprouvé des variations très grandes, et tout se passe comme si les rayons provenaient de deux sources différentes.

2o  La différence de marche est faible. Alors l’état de la source n’a pas sensiblement varié entre le départ des deux rayons. Les coefficients et sont liés par une loi simple. Il suffit de tenir compte de la différence de phase et de poser :

Calculons

De même :

n’est pas nul, il y aura interférence.

39. Jusqu’ici nous n’avons parlé que de lumière naturelle. Voyons ce qui arrivera si les rayons sont polarisés.

Supposons qu’ils aient traversé un même polariseur éteignant les composantes parallèles à à la sortie de ce polariseur, les coefficients sont nuls ; les autres ont des valeurs quelconques et

Il y a encore interférence.

Supposons au contraire que le premier rayon ait traversé un polariseur éteignant les composantes parallèles à et le second rayon éteignant les composantes parallèles à

Alors

Tous les termes de s’annulent : pas d’interférence. Deux rayons polarisés à angle droit ne peuvent interférer.

40. Faisons maintenant passer ces deux rayons (déjà polarisés à angle droit) à travers un même polariseur qui ne laisse subsister que les composantes parallèles à la direction faisant avec un angle

Après son passage à travers les équations du premier rayon étaient :

pour le second après son passage à travers

Le déplacement résultant suivant quand les rayons auront traversé aura pour expression :

et l’intensité sera :

ou bien :

en posant :

Les deux premiers termes représentent respectivement l’intensité de chacun des rayons s’il était seul. Il y aura donc interférence ou non suivant que sera différent de zéro ou égal à zéro. Or :

Donc

Si la lumière primitive est naturelle il n’y a pas interférence.

41. Si le rayon primitif est polarisé d’une polarisation rectiligne ou elliptique, il n’en est plus de même et l’interférence devient possible, ce que vérifie l’expérience. Deux rayons d’abord polarisés dans un même plan, puis polarisés dans deux plans rectangulaires, et enfin ramenés dans un même plan, sont susceptibles d’interférer.

L’état de deux rayons polarisés dans des plans rectangulaires n’est donc pas le même suivant qu’ils proviennent d’une lumière primitive naturelle, ou d’une lumière primitive polarisée.

Dans le premier cas, en les recombinant, nous obtenons de la lumière naturelle ; dans le second cas, nous reproduisons de la lumière elliptique.

42. Rayons faisant entre eux un angle fini.

Deuxième cas. — C’est le cas des expériences de Wiener. L’onde résultante ne peut plus être assimilée à une onde plane ; par suite, les deux définitions de l’intensité ne sont plus équivalentes, et il faut les examiner séparément.

Pour obtenir les deux faisceaux, Wiener se sert d’un miroir sur lequel il fait tomber un faisceau de rayons parallèles. Ces rayons se réfléchissent, et les rayons réfléchis interfèrent avec les rayons incidents. Là où la différence de marche est assez faible, c’est-à-dire au voisinage de la surface ; pour observer les franges on les photographie sur une pellicule sensible très mince , placée très obliquement par rapport à elles, de façon à exagérer leur écartement (fig. 6).


Fig. 6.

Dans ces expériences, les faisceaux se coupent sous un angle de  degrés, si l’incidence est normale ; sous un angle de  degrés, si l’incidence est de  degrés.

43. Incidence normale. — Les deux faisceaux se coupent sous l’angle de  degrés. Supposons le plan d’onde parallèle au plan de et le déplacement parallèle à

Nous aurons :

Rayon incident
Rayon réfléchi
Rayon résultant 

Si nous adoptons la première définition de l’intensité, cette quantité sera proportionnelle à la valeur moyenne du carré de la vitesse, c’est-à-dire à la valeur moyenne de

Dans la seconde définition, l’intensité est proportionnelle à la valeur moyenne de l’énergie potentielle En général

En se reportant à la définition de ces quantités, on voit facilement que, dans le cas actuel, elles sont toutes nulles, sauf qui se réduit à

Donc :

Or

s’annule pour les valeurs de comprises dans la formule :

ou

L’intensité passe donc par une série de minima nuls et de maxima équidistants.

s’annule pour les valeurs de données par la formule :

ou

ce qui correspond encore à une série de minima nuls et de maxima équidistants.

Seulement les ventres dans la première hypothèse correspondent à des nœuds dans la seconde.

Il y a donc dans les deux cas une série d’ondes stationnaires, et on ne peut savoir a priori quels sont les maxima indiqués par la photographie. Je reviendrai plus loin sur cette question.

44. Lorsque l’incidence est de 45 degrés les deux rayons se coupent à angle droit.

Leurs vibrations peuvent avoir même direction ou être rectangulaires. En effet, soient une onde parallèle au plan des perpendiculaire à par conséquent, et une autre onde parallèle au plan des perpendiculaire à On peut supposer que pour l’une et l’autre la vibration est parallèle à ou bien que pour la première elle est parallèle à et pour la seconde parallèle à

Dans la première hypothèse, les équations du déplacement résultant sont :

car on a respectivement pour les deux rayons

Dans la seconde hypothèse :

(1)

Dans l’une et l’autre les dérivées sont nulles, et par conséquent

Cherchons ce que deviennent

Dans le premier cas :

Dans le second cas, comme et ne dépend pas de

Le premier système de valeurs, correspondant au cas où les deux vibrations sont parallèles à donne pour le carré de la vitesse :

et pour l’énergie potentielle

Les secondes valeurs relatives au cas où les deux vibrations sont rectangulaires entre elles donnent

et

Dans le premier cas, la force vive est donc proportionnelle au carré de la somme des sinus, et l’énergie potentielle à la somme des carrés de ces mêmes sinus ; dans le second, au contraire, c’est la force vive qui est proportionnelle à la somme des carrés, et l’énergie potentielle au carré de la somme de ces sinus.

45. Cherchons la valeur moyenne de ces quantités : suivant qu’elle sera constante ou variable, il y aura interférence ou non.

Premier cas. — La somme des sinus s’annule, quel que soit pour

Aux points correspondants à cette condition, il y aura minimum de l’intensité définie comme proportionnelle à la force vive.

La somme des ne peut s’annuler. La valeur moyenne de chacun des est  : donc l’énergie potentielle a une valeur moyenne constante Il n’y a pas d’interférence.

Deuxième cas. — On trouve de même que dans le second cas la force vive moyenne est constante, égale à Il n’y a donc pas interférence quand on définit l’intensité par la force vive.

Au contraire l’énergie potentielle s’annule quel que soit aux points pour lesquels

il y a donc interférence quand l’intensité est définie par l’énergie potentielle.

46. Nous pouvons résumer les résultats de cette discussion dans le tableau suivant :

Intensité prop.
à la force vive
Vibrat. parall.
Vibrat. rectang.
Interférences.
Pas d'interférence.
Intensité prop.
à l'énergie potentielle
Vibrat. parall.
Vibrat. rectang.
Pas d'interférence.
Interférences.

47. L’expérience ne nous fait pas connaître la direction de la vibration, mais seulement celle du plan de polarisation. Or Fresnel admet que la vibration se fait perpendiculairement au plan de polarisation. Neumann, au contraire, admet qu’elle se fait parallèlement à ce plan.

Dans l’expérience les deux plans de polarisation peuvent être ou parallèles ou rectangulaires.

48. 1o  Les plans de polarisation sont parallèles entre eux, tous deux parallèles au plan des par exemple. L’expérience nous montre qu’il y a interférence. Si nous admettons avec Fresnel que la vibration est perpendiculaire au plan de polarisation, nos deux vibrations seront dans ce cas parallèles toutes les deux à Il nous faudra admettre que l’intensité chimique de la lumière est proportionnelle à la force vive de l’éther.

Si nous acceptons la théorie de Neumann, c’est-à-dire que nous regardions la vibration comme parallèle au plan de polarisation, le premier rayon parallèle à aura sa vibration dirigée suivant le second parallèle à aura sa vibration dirigée suivant Puisque chaque vibration est perpendiculaire au rayon correspondant, les deux vibrations sont rectangulaires, et il y a interférence. Il nous faut donc définir l’intensité par l’énergie potentielle.

49. 2o  Les plans de polarisation sont rectangulaires, l’un est par exemple parallèle au plan des l’autre parallèle au plan des L’expérience montre qu’il n’y a pas interférence. D’après la théorie de Fresnel, les vibrations seraient rectangulaires et, par suite, l’intensité proportionnelle à la force vive. D’après celle de Neumann, les vibrations seraient parallèles et, par suite, l’intensité serait proportionnelle à l’énergie potentielle.

Les expériences de Wiener ne préjugent rien en faveur de l’une plutôt que de l’autre théorie. Elles montrent seulement que la théorie de Fresnel nécessite la proportionnalité de l’intensité de l’action chimique de la lumière à la force vive moyenne de l’éther, celle de Neumann au contraire entraîne la proportionnalité de cette intensité à l’énergie potentielle moyenne de l’éther.

50. Étude des interférences dans la théorie électromagnétique.1o  Supposons les plans de polarisation parallèles au plan des étant la direction du premier rayon, celle du second. On est conduit à admettre, nous en verrons plus loin la raison, que la force électrique est perpendiculaire et la force magnétique parallèle au plan de polarisation.

Les directions des divers éléments peuvent donc être résumées dans le tableau ci-dessous.

  Rayons Plans de polar. Forces élect. Forces magn.
1
2

Pour l’onde résultante :

L’énergie électrostatique a pour expression :

pour l’unité de volume, elle est donc proportionnelle à :

c’est-à-dire au carré de la force électrique.

L’énergie électromagnétique

est proportionnelle au carré de la force magnétique :

Dans le cas que nous avons considéré, ces expressions se réduisent respectivement à :

et :

Et il faut prendre les valeurs moyennes de ces expressions.

La première proportionnelle au carré de la somme des cosinus s’annule en même temps que cette somme, c’est-à dire, quel que soit le temps aux points qui satisfont à la condition :

L’énergie électrique présentera donc des maxima et des minima.

Au contraire, l’énergie électromagnétique proportionnelle à la somme des aura une valeur moyenne constante.

Les expériences de Wiener montrent qu’il y a alors interférence. Il faut en conclure que l’action photographique dépend de l’énergie électrique.

Le seconde série d’expériences, dans lesquelles les plans de polarisation sont rectangulaires conduit aux mêmes conclusions. Il n’y a pas alors d’interférence, et on voit facilement que la valeur moyenne du carré de la force électrique est constante, tandis qu’elle est variable pour la force magnétique.

Pour le détail des expériences de Wiener, voir la traduction de son mémoire. Annales de chimie et de physique, 6e série, XXIII, 1891, et Bulletin des sciences physiques, Tome III, page 469.