Théorie et pratique des droits de l’homme/Chapitre 5

Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 66-155).


CHAPITRE V.


Moyens d’améliorer la condition de l’Europe.


En contemplant un sujet qui embrasse dans un grand ensemble toute l’humanité, il est impossible de poursuivre sans être écarté quelquefois par les autres objets. On s’arrête sur tous les caractères & les conditions de l’homme, & l’on confond, l’individu, la nation & l’univers.

Une petite étincelle allumée en Amérique, forma une incendie qui s’élève & qui ne pourra plus s’éteindre, semblable à l’ultima ratio regum, sans se consumer, s’étend en silence d’une nation, sur une autre nation. L’homme se trouve changé, mais il s’en apperçoit à peine, il apprend la connoissance de ses droits par une juste attention à ses intérêts, & il découvre enfin, que la force & les pouvoirs du despotisme, consistent seulement dans la terreur qu’il inspire, & que, « pour être libre, il suffit de le vouloir. »

Ayant dans toutes les parties précédentes, de cet ouvrage, tâché d’établir un systême de principes, comme une base, sur laquelle les gouvernemens devroit être formés, je chercherai, dans ce chapitre, les moyens de les mettre en pratique. Mais pour mettre plus de méthode dans cet article & le rendre plus fort, quelques observations préliminaires déduites des principes, ou qui y sont liées, sont nécessaires.

Quelle que soit la forme ou constitution du gouvernement, son seul but doit être la félicité publique ; lorsqu’au lieu de cela, il fait, le malheur ou qu’il augmente la misère d’une partie de la société, c’est un faux systême, & il est nécessaire de les réformer.

On est accoutumé à distinguer l’état de l’homme en deux classes, en état civilisé & non civilisé. À l’un est attribué le bonheur & l’abondance, à l’autre la fatigue & le besoin. Mais quoique notre imagination soit frappée par la peinture & la comparaison, il est néanmoins vrai, qu’une grande partie du genre humain & de ce qu’on appelle nations civilisées, est dans un état de pauvreté & de misère beaucoup au-dessous de la condition de l’indien. Je ne parle pas d’un seul pays, mais de tous. Il en est de même dans l’angleterre & dans toute l’europe. Cherchons-en la cause. Elle ne provient point des défauts naturels aux principes de la civilisation, mais des obstacles universels à l’exécution de ses principes ; & en conséquence un systême suivi de guerres & de dépenses, qui ruinent le pays, & s’opposent à la félicité publique, dont les nations policées sont susceptibles.

Tous les gouvernemens de l’europe (la france maintenant exceptée) ne sont pas formés sur des principes de civilisation ou fraternité universelle, mais sur leur ruine. Dans les points éloignés où les gouvernemens ont des rapports les uns avec les autres ; dans les rapports que ces gouvernemens ont les uns avec les autres, ils sont, entr’eux, dans le même état qu’on nous a peint la vie sauvage. Ils se mettent également au-dessus des loix humaines & des loix divines ; & ils sont, par rapport aux principes de leur conduite particulière, comme beaucoup d’individus dans l’état de la nature.

Les habitans de chaque pays sous l’influence de la loi, se civilisent facilement les uns les autres. Mais les gouvernemens étant toujours, entr’eux, dans un état sauvage & presque continuellement en guerre, pervertissent l’abondance que produit la vie civilisée, pour porter bien plus loin tous les maux de la vie sauvage. En gréfant ainsi la barbarie du gouvernement, sur la civilisation intérieure d’un pays, celui-là tire de celle-ci & prend spécialement, sur le pauvre, une grande portée des salaires qui devroient lui donner sa subsistance & l’aisance. Abstraction faite de la morale & de la philosophie, c’est une chose bien affligeante que plus d’un quart des travaux de l’espèce humaine soit annuellement consumé par ce système barbare.

Ce qui a servi à perpétuer le mal, c’est l’avantage pécuniaire que tous les gouvernemens de l’europe ont trouvé, à faire durer cet état de barbarie. Il leur fournit les prétextes de maintenir leur autorité & de lever les mêmes revenus, ce dont on n’auroit plus besoin, & ce qu’on ne pourrait plus justifier, si l’on complettoit le cercle de la civilisation. Le gouvernement civil seul, vu le gouvernement qui est fondé sur la loi, ne fournit pas de prétexte à beaucoup de contributions. Il exclut la possibilité d’en beaucoup imposer ; il agit sous la surveillance de tout le pays ; & il est à l’abri de toute influence intérieure.

Mais quand il s’agit des luttes insociales des gouvernemens, la carrière des prétextes s’aggrandit, & la nation, perdant les moyens de juger, est exposée à tous les artifices, qu’il plaît au gouvernement d’employer.

La trentième, que dis-je ! tout au plus la quarantième partie des taxes perçues en angleterre, est occasionnée par les besoins du gouvernement civil, ou consacrée à cet usage. Il est aisé de voir que la seule affaire de l’administration est de faire des loix, & que le peuple se charge de tenir la main à leur exécution, à ses propres dépens, au moyen des magistrats, des jurés, des sections & des assises, en sus des contributions qu’il paie.

Sous ce point de vue, nous avons deux espèces de gouvernement, le gouvernement civil, ou le gouvernement des loix qui opère au dedans ; & le gouvernement de la cour ou du cabinet, qui opère au-dehors, à la manière des hordes de sauvages ; le premier sujet à peu de frais, l’autre accompagné d’une extravagance sans bornes. Et ils sont tellement distingués l’un de l’autre, que si, par une supposition quelconque, le dernier venoit à disparoître tout-à-coup, sans laisser de traces, le premier n’éprouveroit pas le moindre dérangement. Il continueroit ses opérations, attendu que la nation entière y seroit intérressée, & qu’elle en fait mouvoir tous les ressorts.

L’objet des révolutions est donc un changement dans l’état moral du gouvernement, changement d’où résulte la diminution des impôts, & qui permet aux hommes civilisés de jouir de cette abondance, dont ils étoient privés auparavant.

En considérant ce sujet dans toute son étendue, je porte mes regards sur le commerce. Toutes les fois que l’occasion s’en est présentée dans mes ouvrages, j’ai plaidé en faveur du commerce, parce que j’ai chéri ses effets. C’est un systême pacifique, dont les opérations tendent à fraterniser le genre humain, en faisant que les nations, aussi bien que les individus, se servent réciproquement. Je n’ai jamais prêché de réforme purement spéculative. La mesure la plus efficace, est de perfectionner l’état de l’homme au moyen de son intérêt, & c’est sur ce fondement que je m’appuie.

Si l’on permettoit au commerce d’agir avec toute l’extension dont il est capable, il banniroit absolument le systême de la guerre, & produiroit une révolution dans l’état, encore sauvage, des gouvernemens. La science commerciale est postérieure à ces gouvernemens, & c’est le pas le plus considérable qu’aient fait les hommes vers la civilisation universelle, en se réservant des moyens qui ne découloient pas immédiatement des principes moraux.

Tout ce qui tend à procurer une correspondance mutuelle entre les nations, par un échange de bienfaits, est aussi digne de l’attention de la philosophie que de celle de la politique. Le commerce n’est autre chose que le trafic de deux individus, multiplié sur l’échelle d’un grand nombre d’individus ; & la nature a suivi la même règle tant pour faire correspondre tous les hommes, que pour en mettre deux à portée de trafiquer ensemble. Dans cette vue, elle a distribué les matériaux des manufactures & du commerce, dans les diverses parties de chaque région du monde ; & la guerre ne pouvoit les procurer aussi commodément & pour un aussi bon marché que le commerce, elle a fait de celui-ci le moyen d’extirper l’autre.

Comme ce sont deux choses directement opposées, le défaut de civilisation des gouvernemens européens est préjudiciable au commerce. Tout embarras, toute destruction contribue à diminuer la quantité des matières négociables, & peu importe dans quelle partie du monde cette réduction commence. Pareilles au sens, elles ne sauroient être retranchées d’une partie quelconque, sans l’être en même temps de la masse qui est en circulation, & toutes les autres se ressentent de cette perte. Lorsqu’une nation ne peut plus acheter, la nation qui lui vend se trouveroit enveloppée dans son infortune. Si le gouvernement d’angleterre venoit à bout de détruire le commerce de toutes les nations, il ruineroit effectivement le sien propre.

Il peut se faire qu’une nation fasse chez elle la commission de toutes les autres ; mais elle ne peut pas les remplacer quant au trafic. Elle ne sauroit vendre & acheter sa propre marchandise. La faculté d’acheter doit être placée hors d’elle-même ; ainsi la prospérité d’une nation commerçante a pour règle la prospérité de toutes les autres. Sont-elles pauvres, elle ne peut être riche, & sa position, quelle qu’elle soit, indique l’état du commerce chez les autres peuples.

Il faudroit avoir perdu la raison pour nier que l’on puisse entendre les principes du commerce & concevoir son action universelle, sans connoître le détail de ses opérations : voilà, ce qui m’autorise à discuter ce sujet. Le livre du monde s’exprime autrement que les registres d’une maison de commerce. L’action du commerce doit nécessairement être envisagée comme étant réciproque. Une moitié seulement de ses moyens réside dans la nation qui le fait ; & la destruction de l’autre moitié qui se trouve hors d’elle, entraîne aussi efficacement la destruction du tout, que si l’on eût détruit la moitié qu’elle a en sa possession ; car l’une ne sauroit agir sans l’autre.

Lorsque, dans la guerre dernière, aussi bien que dans les précédentes, l’Angleterre vit baisser son commerce, ce fut parce que la quantité des objets de trafic avoit diminué quelque part ; il prend aujourd’hui de l’accroissement, parce qu’il en prend chez toutes les nations. Si les importations & les exportations de l’Angleterre sont maintenant plus considérables que jamais, il est d’une nécessité indispensable que la même chose ait lieu chez les peuples avec qui elle trafique. Ses importations sont leurs exportations, & vice versa.

Il est impossible qu’une nation fleurisse seule par le commerce ; elle ne peut que participer à ses avantages, & sa destruction dans un lieu est nécessairement préjudiciable à tous les autres pays. Il suit delà, que quand les gouvernemens sont en guerre, l’attaque porte sur la masse générale du commerce, & le résultat est le même que si chacun eût attaqué le sien propre.

N’attribuons ni au ministre, ni au manège de la politique, l’extension actuelle du commerce ; la gloire en appartient sans réserve à son action naturelle, & à la paix qui l’a favorisé. Les marchés réguliers avoient été détruits ; on avoit rompu les communications ; le grand chemin des mers étoit infesté de corsaires de tout pays, l’attention générale étoit fixée sur d’autres objets. Ces causes d’interruptions ne subsistent plus, & la paix a rétabli les choses dans l’ordre qui leur convient[1].

Une observation qui ne doit pas nous échapper, c’est que toutes les nations font pancher en leur faveur la balance du commerce ; par conséquent les idées que l’on se forme généralement à cet égard, ne sont pas tout-à-fait exactes.

Mais le fait n’existe pas moins, & si le commerce se soutient dans tout l’univers, il n’en faut remercier que cette prévention. Chaque nation est frappée de l’avantage qu’elle y trouve, autrement elle y renonceroit. Mais l’erreur gît dans la manière de faire les comptes, & dans l’habitude où l’on est d’attribuer les bénéfices à une cause qui n’est pas la véritable.

M. pitt s’est quelquefois amusé à déduire des registres des douanes, ce qu’il appelloit la balance du commerce, non-seulement ce genre de calcul ne donne point de règles justes, mais elle en suggère une fausse.

En premier lieu, tout ballot qui sort de la douane, a l’air d’une exportation sur les registres, & suivant la balance de la douane les envois qui périssent en mer, ou qui rendent nuls des faillites étrangères, sont tous portés à l’article des profits, attendu qu’ils appartiennent à celui des exportations.

Secondement, les imputations effectuées par la contrebande ne paroissent point sur les registres de la douane, pour balancer les exportations.

Il s’ensuit donc que ces documens ne peuvent offrir aucune balance, à l’égard des avantages généraux, & il suffit d’examiner l’opération naturelle du commerce, pour se convaincre que l’idée d’une telle balance est fallacieuse, & que si elle avoit quelque réalité, la chose ne tarderoit pas à être dommageable ; la base principale sur laquelle repose le commerce, est l’équilibre des profits entre toutes les nations.

Que deux marchands de différens pays commercent ensemble ; ils s’enrichiront en peu de temps, & chacun d’eux se persuade que la balance est en sa faveur. Par conséquent ils ne s’enrichissent point au détriment l’un de l’autre ; or, il en est de même des nations au milieu desquelles ils habitent. Le fait est que chaque nation doit s’enrichir par ses propres ressources, & qu’elle augmente ses richesses au moyen de ses échanges avec d’autres nations.

Si un négociant anglais envoie chez l’étranger un article de nos manufactures, qui lui coûte un schelling sur les lieux, & qu’il importe en retour un article qui se vend deux schellings, il en conclut que la balance est d’un schelling en sa faveur ; mais il ne gagne pas ce schelling sur l’étranger, l’étranger gagne tout comme lui sur l’article qu’il reçoit, sans bénéficier davantage sur lui. Originairement les deux articles ne valoient que deux schellings dans le pays de leur fabrication ; mais en se déplaçant, ils acquiérent une valeur idéale, double de leur valeur primitive, & ce surcroît de valeur se partage également.

Il n’y a pas plus de balance sur le commerce étranger, que sur le commerce intérieur. Les négocians de londres & de new-castle trafiquent ensemble selon les mêmes principes, que s’ils étoient de nations différentes. Cependant londres ne s’enrichit pas aux dépens de new-castle, non plus que new-castle aux dépens de londres ; mais les charbons de terre, la principale exportation de new-castle, ont dans la capitale une valeur additionnelle, & les marchandises de londres en ont une pareille à new-castle.

Quoique tous les genres de commerce portent sur le même principe, le commerce intérieur, considéré sous un point de vue national, est le plus avantageux, parce que la totalité des gains respectifs demeure dans le pays, tandis que dans le commerce du dehors, la nation n’y entre que pour une moitié.

Le commerce le plus désavantageux est celui qui se trouve associé avec une domination lointaine. Il peut être lucratif pour quelques individus, seulement à raison de ses propriétés intrinsèques ; mais il est ruineux pour l’état. Ce qu’il en coûte pour se maintenir dans ces possessions, absorbe, & au-delà, les profits du commerce, quelqu’entendu qu’il puisse être. Loin d’augmenter la masse générale des objets d’échange, la souveraineté qu’on y exerce ne sert qu’à la diminuer, & comme leur abandon mettroit dans la circulation une plus grande quantité d’objets d’échange, il vaudroit mieux participer à leur trafic sans avoir de dépenses à faire, que de l’accaparer en demeurant chargé de frais énormes.

Mais on a beau faire ; il est impossible d’accaparer le commerce à l’aide de la domination, & c’est ce qui la rend encore plus illusoire : le commerce ne veut point de gêne ; il s’échappe nécessairement des canaux où on prétend le resserrer, & les moyens qu’il employe, réguliers ou non, font échouer la tentative ; au surplus, le succès seroit encore pire. La france, depuis la révolution, s’est montrée plus qu’indifférente aux possessions éloignées ; & les autres peuples seront de même lorsqu’ils en auront approfondi l’utilité par rapport au commerce.

Qu’on ajoute les frais d’une marine à ceux de souveraineté, & qu’on retranche les uns & les autres des profits du commerce, on verra que la balance dont nous parlions tout à l’heure, supposé qu’elle existe, ne tourne pas à l’avantage de la nation, mais que son bénéfice est absorbé par le gouvernement.

L’idée d’avoir une marine pour protéger le commerce induit ses partisans en erreur. C’est mettre les moyens de destruction à la place des moyens de protection. Le commerce est suffisamment protégé par l’intérêt mutuel que les peuples ont à le soutenir. C’est la richesse de tous ; il existe par un équilibre d’avantages communs à tous, & la seule interruption qu’il éprouve, vient du défaut de civilisation des gouvernemens, qu’il importe à tous de réformer[2].

Mais il est temps de quitter ce sujet & de passer à d’autres matières. Comme il est nécessaire de comprendre l’angleterre dans la perspective d’une réforme générale, il convient de rechercher les défauts de son gouvernement ; il faut que tous les peuples réforment le leur, pour que le systême du gouvernement soit porté à sa perfection dans toutes ses branches, & pour que l’on jouisse pleinement des avantages de la réforme. Des réformes partielles ne peuvent produire que des avantages partiels.

La france & l’angleterre sont les seuls pays de l’europe, où l’on peut entreprendre, avec succès, une réforme dans le gouvernement, l’un garanti par l’océan, l’autre par l’immensité de sa force intérieure, défieroient au besoin la malveillance des despotes étrangers. Mais il en est des révolutions comme du commerce ; les avantages augmentent à mesure qu’ils se généralisent & doublent pour tous, ce qui, à l’égard de chacun, n’équivaudroit qu’à l’unité.

Comme un nouvel ordre de choses se découvre aux yeux des peuples, les cours de l’europe forment des complots pour l’empêcher. On propose des alliances contraires à tous les anciens systêmes politiques, & l’intérêt commun des souverains les réunit contre l’intérêt commun des hommes. Cette coalition s’étend d’un bout à l’autre de l’europe, & présente une cause tellement neuve qu’elle interdit tout calcul tiré de l’histoire. Tant que les despotes ont fait la guerre à d’autres despotes, l’homme n’étoit pas intéressé dans la querelle ; mais dans une cause dont l’objet unit les soldats aux citoyens, & les nations aux nations, le despotisme des cours voit le danger qui le menace ; il médite une vengeance terrible, cependant il n’ose frapper.

On ne voit pas dans les annales du monde, qu’il se soit jamais élevé de question d’une telle importance. Il ne s’agit pas de savoir si la chambre haute ou la chambre basse, si les wigs ou les torys auront le dessus ; mais de décider si l’homme héritera enfin de ses droits, & si la terre pourra s’applaudir d’une civilisation universelle ; si les peuples jouiront des fruits de leurs travaux, ou si des gouvernemens sans pudeur les dévoreront à leur gré ; si le brigandage sera banni des cours, & la misère des campagnes.

Lorsqu’on voit dans des pays que l’on dit être civilisés, les vieillards réduits à aller dans la maison de travail, & les jeunes gens conduits au gibet, il faut qu’il y ait un vice dans le systême du gouvernement. En apparence, le bonheur règne dans ces contrées ; il existe, hors de la portée de l’observateur superficiel, une masse d’infortune qui n’a guères d’autre terme qu’une mort accompagnée de l’indigence ou de l’ignominie. Tout y présage le sort qui attend le pauvre, dès son entrée dans la vie ; & jusqu’à ce qu’on ait remédié à l’horrible concours de circonstances qui le poussent au crime, c’est en vain qu’on multiplie les châtimens.

Le gouvernement civil ne consiste pas dans les exécutions. Il consiste à pourvoir à l’instruction du jeune âge & aux besoins de la vieillesse, de manière à préserver, autant qu’il est possible, la première de la débauche & la seconde du désespoir. Au lieu de cela, les ressources d’un pays sont prodigués à des rois, à des cours, à des mercenaires, à des imposteurs, & à des prostituées ; & les pauvres, eux-mêmes, chargés de tout le poids de leur misère, sont forcés d’entretenir le brigandage qui les opprime.

D’où vient que la justice ne sévit guères que contre les pauvres. Ce fait prouve entre autres choses, la misère de leur condition. Elevés sans qu’on leur fasse connoître les principes de la morale, jettés dans le monde sans perspective de fortune, ils sont les jouets du vice & les victimes nécessaires d’une barbarie légale. Les millions, inutilement prodigués aux gouvernemens suffiroient & au-delà pour remédier à ces maux, & pour bonifier la situation de tous les membres d’un état, qui ne sont pas compris dans l’enceinte des cours. C’est ce que j’espère démontrer dans la suite de cet ouvrage.

Il est dans la nature des ames compatissantes de faire cause commune avec les infortunés. En traitant ce sujet, je ne prétends à aucune récompense ; je ne crains rien de ce qui peut m’en arriver. Fort de cet orgueil que la probité donne & qui dédaigne également de triompher & de céder, je continuerai d’écrire en faveur des droits de l’homme.

C’est un bien pour moi d’avoir fait un dur apprentissage de la vie. Je connois le prix de l’instruction morale, & j’ai vu le danger du contraire.

À peine âgé de seize ans, n’ayant point reçu d’éducation, avide de périls & d’aventures, la tête échauffée par le faux héroïsme d’un maître[3] qui avoit servi un vaisseau de guerre, j’entrepris de travailler à ma fortune, & m’engageai à bord du vaisseau le terrible, capitaine death. Cette démarche n’eût point de suite, grâce aux représentations sages & affectueuses d’un père qui, d’après ses habitudes, (il étoit quaker) devoit me regarder comme un enfant perdu. Mais quelque touché que je fusse alors de ses remontrances, leur impression s’affoiblit bientôt, & je m’embarquai sur le roi de prusse, capitaine mendez. Cependant, après un semblable début, & malgré tous les inconvéniens dont j’eus à souffrir dans ma jeunesse, je suis fier de pouvoir dire qu’au moyen d’une persévérance que les difficultés n’ont pas même ébranlée, d’un désintéressement qui forçoit le respect, non-seulement j’ai contribué à l’établissement d’un nouvel empire, fondé sur un nouveau systême de gouvernement, mais encore je suis parvenu dans la littérature politique, le genre de tous où il est le plus difficile de réussir & d’exceller à me faire une réputation, que le parti aristocratique, aidé de tous ses soutiens, ne peut ni atteindre ni rivaliser.

Connoissant mon propre cœur & me sentant, comme je suis, supérieur aux attaques des partis, & au ressentiment invétéré d’une foule d’adversaires, qui se trompent ou qui sont intéressés à se tromper, je ne réponds ni aux mensonges ni aux outrages, & je poursuis l’examen des défauts du gouvernement anglais[4].

Je commence par les priviléges & les corporations.

C’est abuser des mots que de dire qu’une chartre donne des priviléges. Elle a un effet tout opposé, celui d’ôter les droits qu’on auroit sans elle.

Tous les habitans d’un pays ont les mêmes droits ; mais les chartres, en annulant des droits à l’égard du plus grand nombre, les attribuent exclusivement au plus petit. Si les chartres étoient conçues de manière à exprimer sans détour, que tout habitant qui n’est pas membre d’une corporation, n’aura pas le droit de voter pour les élections, on y verroit au premier coup-d’œil, des chartres non de droits, mais d’exclusion. Leur effet est le même dans la forme qu’elles ont aujourd’hui ; & les seules personnes sur qui elles influent, sont celles à qui elles donnent l’exclusion. Ceux dont elles garantissent les droits, en ne les leur retirant pas, ne les exercent que comme membres d’une communauté, aux avantages de laquelle ils avoient droit de participer sans qu’il fût besoin de chartres ; ainsi toutes les chartres n’opèrent que d’une façon négative & indirecte. Elles ne donnent point de droits à A, mais elles établissent une différence en sa faveur, parce qu’elles privent B de ses droits ; ce sont par conséquent des actes injustes.

Mais les privilèges & les corporations ont un effet plus étendu & plus funeste, que ce qui a simplement trait aux élections. Ils causent des disputes sans fin dans les villes où ils existent, & attaquent les droits communs à tous les individus qui forment la nation ; avec de pareils établissemens, un homme né en angleterre, ne sauroit être appelé anglais dans l’entière acception de ce mot. Il n’est pas citoyen anglais, comme on est citoyen français, ou citoyen des états-unis.

Ses droits sont restreints à la ville, & en de certains cas, à la paroisse où il a reçu le jour ; &, quoique dans son pays natal, il est comme étranger par-tout ailleurs. Il faut pour qu’il y acquière le privilège de domicilié, qu’il s’y fasse naturaliser, à prix d’argent, sans quoi on lui défend d’y résider, ou il en est chassé. On maintient cette espèce de féodalité pour agrandir les corporations aux dépens des villes, & chacun peut se convaincre de l’effet de cette mesure.

En général les villes à corporations sont dans un état de délabrement & de solitude, & si quelque chose suspend leur ruine entière, c’est uniquement quelque avantage attaché à leur situation, tel qu’une rivière navigable ou des environs fertiles. La population étant une des principales sources de la richesse (car sans population la terre même n’a point de valeur), tout ce qui contribue à l’empêcher, doit faire baisser la valeur des propriétés ; & comme non-seulement les corporations tendent à ce but, mais qu’elles produisent directement cet effet, elles ne sont pas nécessairement dangereuses. S’il étoit question d’employer une mesure autre que celle d’accorder à chacun la liberté de s’établir où il veut, comme en france ou en amérique, il seroit plus conséquent d’encourager les nouveaux venus, que d’empêcher leur admission en la mettant à prix[5].

Les gens qui ont plus d’intérêt à voir les corporations abolies, sont les habitants des villes où elles existent. L’exemple de manchester, de birmingham, de sheffield prouve par la raison, des contrastes, le tort que ces institutions gothiques font à la prospérité & au commerce. On peut citer un petit nombre de villes, telles que londres, dont les avantages naturels & commerciaux dûs à sa situation sur la tamise, sont capables de balancer les inconvéniens politiques des corporations ; mais partout ailleurs, pour ainsi dire, le mal est trop visible pour qu’on puisse le nier, ou le révoquer en doute.

La baisse des propriétés qui a lieu dans les villes à corporation, n’affecte pas aussi directement la totalité de la nation, que les habitans de ces villes, mais elle participe à ses conséquences, la diminution de valeur des propriétés retranchée sur la masse du commerce national. Chacun achète en proportion de ses moyens, & comme tous les individus d’une nation communiquent les uns avec les autres, tout ce qui fait tort à quelques-uns d’entr’eux, doit nécessairement influer sur le reste. Comme une des chambres du parlement d’angleterre, est en grande partie le résultat d’élections faites par les corporations, & qu’il n’est pas dans la nature qu’une source bourbeuse produise un courant limpide, les vices de cette chambre ne sont qu’une continuation des vices de son origine. Un homme d’honneur & qui a de bons principes politiques, ne peut se prêter aux bassesses & aux ruses deshonnêtes qui l’emportent dans ces élections. Pour y réussir, il faut-être dépourvu des qualités qui doivent distinguer un législateur équitable, & lorsqu’on a fait son apprentissage de corruption par la manière dont on entre au parlement, il n’y a pas lieu d’espérer que le représentant vaille mieux que le représenté.

M. burke en parlant de la représentation anglaise, jette le gant avec autant de hardiesse qu’aucun chevalier du vieux tems. » On a trouvé, dit-il, que tous les avantages d’une représentation populaire se rencontroient dans notre mode de représentation. Je défie, continue-t-il, les ennemis de notre constitution de prouver le contraire ». Cette déclaration est très-extraordinaire de la part d’un homme, qui un an ou deux exceptés, a toujours été en opposition avec les mesures parlementaires dans le cours de sa vie politique ; & lorsqu’on le rapproche de lui même, on est obligé de croire, ou qu’il trahit son jugement en qualité de membre des communes, ou qu’il s’est élevé en qualité d’écrivain contre sa propre opinion.

Mais ce n’est pas seulement la représentation qui est vicieuse ; en conséquence, je passe à l’aristocratie.

Ce qu’on nomme la chambre des pairs, repose sur une base très-analogue à ce que la loi proscrit dans d’autres circonstances. C’est une agrégation d’individus que rassemble un intérêt commun. Il est impossible d’expliquer d’une manière satisfaisante pourquoi une chambre législative doit être entièrement composée d’hommes, qui n’ont d’autre occupation que de donner des propriétés à bail, plutôt que de fermiers, que de brasseurs, de boulangers, ou de toute autre classe d’hommes.

M. burke appelle cette chambre la garantie la plus sûre & la colonne de la richesse territoriale. Examinons cette idée.

Quelle garantie exige la richesse territoriale, de préférence à toute autre branche de la richesse nationale ? Ou de quel droit réclameroit-elle une représentation distincte & séparée du reste de la nation. Le seul usage qu’on puisse faire de ce droit, usage qu’elle en a toujours fait, est de s’affranchir des taxes & d’en rejeter le fardeau sur les articles de consommation qui l’affectent le moins.

L’histoire des taxes de l’angleterre prouve évidemment que tel a été le résultat de cette institution, résultat infaillible de tout gouvernement, formé d’après des combinaisons partielles.

Les taxes ont eu beau s’accroître & se multiplier sur tous les articles de consommation à la portée du peuple, la contribution foncière qui frappe plus directement cette prétendue colonne a baissé loin d’augmenter. En 1788, la contribution foncière s’élevoit à 1,950,000 l., c’est-à-dire, à un million de moins qu’elle ne produisoit il y a environ cent ans[6], quoique les baux aient doublé dans beaucoup d’endroits depuis cette époque.

Avant l’accession des hanovriens, les taxes étoient à-peu-près également partagées entre les fonds de terre & les articles de consommation ; les terres mêmes supportoient la plus forte contribution. Mais depuis cette époque on a chargé les consommations d’un surcroît d’environ 13 millions de liv. sterlings de taxes annuelles. Qu’en est-il résulté ? Le nombre des pauvres est devenu plus considérable, leur misère s’est accrue ; & la taxe des pauvres a pris un accroissement proportionné. Celle-ci même ne pèse pas sur l’aristocratie comme sur le reste de la communauté. L’habitation des grands, soit à la ville, soit à la campagne, n’est point mêlée avec les asyles du pauvre. Ils vivent loin de l’indigence, & par conséquent à l’abri de l’impôt destiné à son soulagement. C’est dans les villes à manufactures, dans les villages peuplés de cultivateurs, que cette imposition se fait le plus sentir ; dans plusieurs, vous voyez une classe d’indigens en soutenir une autre.

La plupart des taxes les plus accablantes & les plus productives, sont combinées de manière à ne pas attendre cette colonne qui n’est là que pour se garantir elle-même. La taxe sur la bierre, destinée à la vente publique, ne porte point sur les grands qui brassent leur bierre sans rien payer. Elle tombe uniquement sur ceux qui, n’ayant pas les moyens ou le talent de brasser, sont obligés d’acheter la bierre par petites quantités. Mais quelle idée le genre humain prendra-t-il de notre justice en fait d’impôts, lorsqu’il apprendra que cette taxe seule, dont un concours de circonstances favorables affranchit nos aristocrates, égale presque le produit de la contribution foncière, puisqu’en 1788 elle a rapporté 1,666,152 livres sterlings, & qu’elle le rapporte encore aujourd’hui. Ajoutez qu’en y joignant les taxes sur l’orge & sur le houblon elle rapporte beaucoup davantage. Qu’un seul article d’une consommation aussi partielle, d’une consommation à peu près restreinte à la classe laborieuse, supporte une taxe équivalente à celle que produit tout le revenu territorial d’une nation, c’est peut-être un fait qui n’a point d’exemple dans l’histoire des finances.

Voilà un des effets résultans d’une chambre législative, formée d’après une combinaison d’intérêts communs à ceux qui la composent ; car ils ont beau être d’un parti différent, & divisés de principes politiques, ils se réunissent toujours en ce point ; qu’une agrégation quelconque travaille à augmenter le prix d’une marchandise, ou le taux des salaires, ou qu’elle cherche à rejetter le fardeau des taxes sur une autre classe de la société, le principe & l’effet sont les mêmes, & si l’une de ces tentatives est illégale, il seroit difficile de prouver que l’autre doive être soufferte.

Il est inutile d’objecter que les taxes sont originairement proposées dans la chambre des communes ; puisque l’autre chambre a toujours son veto, elle peut toujours se défendre. Et il seroit ridicule de supposer que la chambre des communes lui présentât des bils de cette nature, à moins d’être assurée d’avance de son assentiment. D’ailleurs elle s’est procurée tant d’influence par le trafic des élections, les parens des nobles & leurs amis sont en si grand nombre dans l’un, & l’autre parti de la chambre des communes, qu’elle a, autre son veto absolu dans son enceinte, la prépondérance dans la chambre basse, toutes les fois qu’il s’agit de l’intérêt commun de ses membres.

Il n’est pas aisé de découvrir ce qu’on entend par la classe des propriétaires, si cette expression ne signifie pas une ligue aristocratique de possesseurs de terres qui opposent leur intérêt pécuniaire à celui des fermiers & à toutes les branches du commerce & de l’industrie ; sous tout autre point de vue, c’est la seule classe qui n’a pas besoin d’une protection particulière. Elle jouit de celle du monde entier. Tout individu, dans quelque rang qu’il soit placé, s’intéresse aux productions de la terre. Hommes, femmes, enfans de tout âge & de tout sexe, quitteront leurs affaires pour secourir le cultivateur & empêcher qu’on ne dérobe la moisson, & ils n’agiront pas de même à l’égard de toute autre propriété. C’est la seule pour laquelle le genre humain adresse des prières à l’être suprême, & la seule que le défaut de moyens ne puisse jamais paralyser. Elle intéresse non la politique, mais l’existence de l’homme ; & lorsqu’elle s’épuise, il faut que l’homme cesse d’exister.

Il n’y a point, dans une nation, de source de richesses que tout s’accorde à protéger autant que celle-là. Le commerce, les manufactures, les arts & les sciences, comparés avec elle, ne sont protégés qu’en partie. Leur décadence ou leur prospérité n’a pas une influence aussi générale, lorsque tout promet une récolte abondante : toute la création partage la joie du fermier. Ce genre de prospérité exclut l’envie, & c’est la seule dont on puisse faire cet éloge.

Pourquoi donc M. burke parle-t-il de la chambre des pairs, comme de l’appui de la classe des propriétaires. Cette colonne auroit beau se briser, la propriété territoriale n’en subsisteroit pas moins, & l’on continueroit de labourer, de semer & de moissonner tout comme auparavant. Les grands ne sont pas les fermiers qui cultivent la terre & la rendent productive ; ils ne font que consommer ses produits, & mis en parallèle avec les classes laborieuses, ils ressemblent aux bourdons, qui ne s’occupent ni de recueillir le miel, ni de construire la ruche ; mais qui formant un serrail de mâles, n’existent que pour de molles jouissances.

M. burke toujours emphatique & burlesque, appeloit l’aristocratie dans son premier essai, le chapiteau corinthien de la société policée ; pour compléter cette métaphore, il ajoute aujourd’hui la colonne ; mais il manque encore la base ; & toutes les fois qu’une nation, qui ne sera point aveugle comme Samson, prendra la peine d’agir avec le courage de cet israélite, le temple de Dagon, les lords, & les philistins seront détruits.

S’il faut qu’une chambre législative soit composée d’hommes d’une seule classe, afin de protéger un intérêt particulier, toutes les autres classes doivent jouir du même privilège. L’inégalité aussi bien que le fardeau des taxes, vient de ce qu’elles souffrent ces exceptions. S’il y avoit eu une chambre de fermiers, il n’y auroit point eu de code de classes ; s’il y avoit eu une chambre de marchands & de fabricans, les taxes auroient été plus également réparties, & plus modérées. Elles n’ont passé toutes les bornes sans éprouver d’obstacles, que parce que le droit de les imposer s’est trouvé dans les mains de ceux qui peuvent se soustraire en partie aux dépenses de leurs concitoyens.

Les propriétaires de biens fonds peu considérables, perdent plus à la mauvaise politique qui rejette les taxes sur les objets de consommation, qu’ils ne gagnent à celle qui en affranchit les propriétés territoriales. Voici pourquoi :

1.o Ils consomment davantage de denrées sujettes aux taxes, à raison de leur propriété, que les riches propriétaires.

2.o Ils demeurent principalement dans les villes, & leurs propriétés consistent en maisons. Ainsi l’accroissement de la taxe des pauvres, occasionné par les impôts sur les consommations, s’élève beaucoup plus haut que la contribution foncière n’a baissé. À Birmingham, la taxe des pauvres monte à sept shelings par livre sterling, & comme nous l’avons déjà observé, la classe aristocratique est à-peu-près exempte de cette taxe.

Ce n’est là qu’une partie des maux qui résultent du pitoyable système où l’on admet une chambre haute.

En tant que combinaison favorable à des intérêts particuliers, elle peut toujours s’affranchir d’une portion considérable des taxes ; & comme chambre héréditaire qui ne doit de comptes à personne, elle ressemble à un bourg abandonné à la corruption dont il faut briguer le suffrage en flattant sa cupidité. Parmi ses membres il n’y en a qu’un petit nombre qui ne soit pas, de manière ou d’autre, appelé au partage ou à la disposition des revenus publics. L’un prend une charge de porte-flambeau, ou de lord d’antichambre ; un autre, de lord de la chambre à coucher, de valet de la garde-robe, ou tel autre emploi insignifiant, qui donne un titre, & auquel sont attachés des appointemens à la charge du trésor public. Au moyen de ces voies détournées, on se soustrait à l’apparence de la corruption ; mais elles n’en sont pas moins une dégradation formelle de la dignité de notre espèce, & par-tout où l’on peut s’avilir à ce point, il ne sauroit y avoir de véritable honneur.

Il faut ajouter à cette liste de membres gangrenés, la foule des cliens, celle des branches cadettes & des parens éloignés, dont ils sont tenus de faire la fortune aux dépens de l’état. En un mot, s’il falloit calculer ce qu’une aristocratie coûte à la nation qui la tolère dans son sein, on trouvera, à peu de chose près, une somme équivalente au sacrifice qu’elle fait pour le soulagement des pauvres. Le duc de richemont (& cet exemple n’est pas unique) touche à lui seul ce qui feroit subsister deux mille pauvres ou viellards. Ne soyons donc plus étonnés que dans un pareil système de gouvernement, les impôts se soient élevés à une somme aussi effrayante.

Là, mettant ces vérités dans tout leur jour, je parle sans déguisement & sans intérêt. Mon langage n’est point dicté par la passion, mais par l’humanité. Non-seulement j’ai rejetté des offres brillantes, parce qu’elles me paroissoient insidieuses, mais je me suis dérobé à des récompenses que je pouvois accepter avec honneur ; ainsi l’on ne doit pas s’étonner que la bassesse & l’imposture me soulèvent le cœur. Mon bonheur est attaché à l’indépendance ; & sans acception de places ni de personnes, je vois les choses telles qu’elles sont. Le monde est ma patrie ; ma religion consiste à faire le bien.

M. burke, en parlant du droit aristocratique des primogénitures, dit que « la loi qui l’a consacré est la sauve-garde permanente de la transmission des propriétés territoriales. Cette loi continue-t-il, & j’en bénis le ciel, par sa tendance incontestable, promet de se soutenir d’une manière imposante. »

M. burke est le maître de donner à cette loi tel nom qu’il lui plaira ; l’humanité, la réflexion impartiale ne la dénonceront pas moins comme l’ouvrage de l’injustice & de la stupidité. Si nos yeux n’étoient pas accoutumés à son exécution journalière, & qu’on nous en parlât comme d’une loi de quelque pays éloigné, nous penserions que les législateurs de ce pays ne seroient pas encore arrivés à l’état de civilisation.

Mais je ne crois point qu’elle se soutienne d’une manière imposante. Sur cet article, mon avis est entièrement opposé à celui de m. burke, elle est attentatoire à la dignité de l’homme : c’est, pour ainsi dire, un brigandage exercé sur la propriété des familles. Qu’elle en impose, si l’on veut, à de serviles tenanciers, elle ne donnera jamais la mesure de notre caractère national, & encore moins du caractère universel de l’espèce humaine. Quant à moi, mes parens n’ont pas été à même de me donner un scheling, au-delà de ce qu’ils avoient dépensé pour mon éducation, & cette première & unique dépense, fut prise sur leurs besoins. Cependant je joue dans le monde un personnage plus important, comme on s’exprime dans le monde, que pas un de ceux qui figurent dans le catalogue aristocratique de m. burke.

J’ai indiqué une partie des reproches qu’on peut faire aux deux chambres du parlement britannique. Je vais maintenant m’occuper du pouvoir désigné sous le nom de roi, & je serai fort bref sur ce sujet.

Le titre de roi, signifie une place à laquelle est attaché un revenu annuel d’un million sterling. Toutes ses fonctions se bornent à recevoir cet argent. Peu importe qu’il soit raisonnable ou stupide, sage ou insensé, anglais ou étranger. Chaque ministre agit d’après l’idée que m. burke a dans l’esprit, lorsqu’il compose ses ouvrages ; il est persuadé que le peuple a besoin d’être trompé, d’être maintenu dans une ignorance superstitieuse par un épouvantail quelconque, & ce qu’on appelle la dignité royale atteint ce but ; ainsi elle répond à l’attente qu’on s’en est formée, on n’en sauroit dire autant de deux autres pouvoirs.

En tout pays néanmoins cette dignité court un grand risque, non pas à raison des accidens qui peuvent frapper l’individu, mais à raison des probabilités qui peuvent se réaliser à tout moment, une nation peut cesser d’être aveugle ou stupide.

On a pris anciennement l’habitude de qualifier le roi de pouvoir exécutif, & l’on persiste dans cette habitude, quoiqu’elle ne soit plus motivée.

Ce nom lui venoit de ce qu’il avoit continué de siéger en qualité de juge, & de présider à l’exécution des lois. Les tribunaux faisoient alors partie de la cour. Par conséquent le pouvoir que l’on nomme aujourd’hui exécutif est celui qu’on appelloit alors judiciaire. Il suit de là que l’une ou l’autre de ces dénominations est un pléonasme, & que l’on peut se passer de tribunaux ou de rois. Lorsque nous parlons du roi, ce mot ne présente point d’idée. Il ne signifie ni un juge, ni un général. En outre, ce n’est pas lui qui gouverne, ce sont les loix ; on conserve les noms anciens pour donner un air d’importance à des formes sans réalité ; & le seul effet qu’ils produisent, c’est l’augmentation des impôts.

Avant de passer aux moyens de diriger les gouvernemens vers la félicité générale de l’espèce humaine, plus qu’on n’a fait jusqu’ici, il ne sera pas hors de propos de jetter les yeux sur la progression des taxes en angleterre.

On est généralement persuadé que les taxes une fois établies ne sont jamais supprimées. Cela peut être vrai, pour ces derniers temps, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il faut donc croire, ou que nos ancêtres surveilloient le gouvernement de plus près que nous, ou que le gouvernement se conduisoit avec moins d’extravagance.

Sept cents ans se sont écoulés depuis l’invasion des normands, & de l’établissement de ce qu’on appelle la couronne. Divisons cette période par siècles, & voyons ce qu’on percevoit de taxes annuelles dans chacun d’eux.

Somme annuelle des taxes imposées par guillaume le conquérant, à commencer en l’année 1066 ........ 400,000 l. sterl.

Somme annuelle des taxes, cent ans après la conquête, (1166 ).........................200,000.

Somme annuelle des taxes, deux cens ans après la conquête, (1266)..........................150,000


Somme annuelle des taxes, trois cens ans après la conquête, (1066 ).................130,000

Somme annuelle des taxes, quatre cens ans après la conquête, (1466)..................100,000

Ces résultats & les suivans sont tirés de l’histoire des revenus publics, par sir john sinclair. Ils montrent que pendant quatre cens ans, les taxes continuèrent de décroître, & qu’à l’expiration de ce terme, elles étoient réduites des trois quarts, c’est-à-dire, de quatre cens mille livres sterlings à cent mille ; la tradition & l’histoire ont donné aux anglais d’aujourd’hui une idée de la bravoure de leurs ancêtres ; mais quelques vertus ou quelques vices qui aient été leurs partages, à coup sûr ils n’étoient pas gens à s’en laisser imposer; & s’ils ne tenoient pas le gouvernement en respect, quant au principe, ils savoient, en matière d’impôts, mettre un frein à ses entreprises. Il ne leur fut pas donné de secouer le joug de l’usurpation monarchique ; mais ils la restreignirent à une économie de subsides dignes d’un gouvernement républicain.

Achevons le tableau des trois siècles qui nous restent :

Somme des taxes annuelles, cinq cens ans après la conquête, (1566 ).................500,000 l. sterl.

Somme des taxes annuelles, six cens ans après la conquête, (1666)................1,800,000

Somme des taxes annuelles, six cens ans après la conquête, (1666)...............17,000,000


La différence des quatre premiers siècles, aux trois derniers est si surprenante, qu’elle autorise à penser que le caractère national des anglais a changé dans l’intervalle. Il auroit été impossible de contraindre, à main armée, les anglais de l’ancien tems à payer la somme exorbitante que payent ceux d’aujourd’hui ; & lorsqu’on réfléchit que la solde de l’armée, celle de la marine & les appointemens de toutes les personnes chargées de la perception, n’ont pas varié depuis cent ans, époque où les taxes ne s’élevoient pas à la dixième partie de leur produit actuel, on ne peut s’empêcher de mettre cet énorme accroissement, sur le compte de l’extravagance, de la corruption & de l’intrigue[7]

La révolution de 1688, & plus encore la maison d’hanovre, ont amené le systême destructeur des intrigues du continent, & la rage des guerres étrangères, & de la domination sur des pays lointains ; le mystère impénétrable de ces opérations dispense de rendre compte de l’argent qui semble s’exhaler par cette voie ; une ligne équivaut à des millions. Il est impossible de statuer à quel excès on auroit fait monter les impôts, si la révolution de france n’avoit contribué à faire évanouir ce systême & n’eut mis fin aux prétextes. Envisagée ainsi qu’elle mérite de l’être, comme ayant fait diminuer le fardeau des taxes en france & en angleterre, cette révolution est d’une égale importance pour l’une & pour l’autre ; & si la destinée des choses d’ici bas permet qu’on lui fasse produire, en la conduisant à sa perfection, tous les avantanges qu’elle donne lieu d’espérer & qui sont en elle, nous devons la célébrer avec autant d’enthousiasme que les français.

En continuant de traiter ce sujet, je commencerai par la question qui se présente la première, celle de la diminution des taxes. Je hasarderai ensuite par rapport à l’angleterre, à la france & à l’amérique, quelques propositions que paroît justifier l’état présent des affaires. Elles auront pour objet une alliance des trois peuples, dont j’exposerai le but lorsque j’en serai là.

Ce qui est arrivé une fois peut arriver encore : le tableau ci-dessus de la progression des taxes a montré qu’elles sont descendues autrefois au quart de leur ancien taux. Les circonstances actuelles ne permettent pas une aussi forte réduction ; mais on peut toujours entreprendre quelque chose, & l’entreprendre de manière à opérer une réduction considérable en moins de temps qu’il n’en fallut à nos pères.

Voici à quoi se montoient les taxes en l’année 1788, finissant à la saint-michel.

Contribution foncière....................1,950,000 l. sterl.

Douanes.....................................3,789,274

Droits d’accise
(l’orge ancien & nouveau.)...................6,751,727

Droits de timbre...........................1,278,214

Diverses taxes & accessoires.......1,803,755


Total........................................15,572,970 l. sterl.

Depuis l’année 1788, il a été imposé plus d’un million sterling de nouvelles taxes outre le produit des loteries ; & comme les taxes ont plutôt rapporté depuis cette époque qu’elles ne faisoient auparavant, on peut porter le total en nombre rond à ci ...................17,000,000 l. sterl.

N. B. Les frais de perception & d’escompte qui, les uns dans les autres s’élèvent à environ 2 millions se prennent sur le produit brut, & le total ci-dessus est le produit net qui entre dans l’échiquier.

Cette somme de 17 millions sert à deux emplois différens, à payer l’intérêt de la dette nationale, & aux dépenses courantes de chaque année. À peu près neuf millions sont appliqués au premier article ; & le reste, c’est-à-dire, près de huit millions au second. Quant au million que l’on dit être employé à la réduction de la dette, c’est comme si l’on payoit d’une ce qu’on emprunte de l’autre, ainsi cet objet ne mérite pas d’attention.

Il est arrivé heureusement, pour la france, qu’elle possédoit des biens nationaux pour subvenir à l’acquittement de sa dette, & par conséquent être à même de diminuer ses impositions ; mais comme l’angleterre n’a pas cet avantage, elle ne peut réduire ses taxes qu’au moyen d’une réduction dans ses dépenses courantes, & je prouverai bientôt qu’elles peuvent subir une diminution de 3 ou 4 millions par an. Cette opération contrebalancera avec usure les frais énormes de la guerre d’amérique, & le remède viendra d’où le mal est venu.

Quant à la dette nationale, quelque lourd que l’intérêt de cette dette puisse sembler à la nation, à raison des taxes qu’il nécessite, comme il sert à maintenir dans la circulation un capital utile au commerce, il balance en grande partie par ses effets ce qu’il a d’accablant ; & comme la quantité d’or & d’argent qui existe en angleterre se trouve de manière ou d’autre inférieure à ce qu’elle devroit être ;[8] [elle devroit être de 60 millions sterl. & n’est pas de 20.] Outre qu’il y auroit de l’injustice à faire disparoître un capital qui supplée à ce défaut, ce seroit l’ouvrage d’une mauvaise politique, mais pour ce qui regarde les dépenses courantes, tout ce qu’on peut en retrancher est au nombre des bénéfices. Leur excès peut servir à alimenter la corruption, mais il n’a point de réaction sur le crédit & sur le commerce, comme l’intérêt de la dette nationale.

Il est maintenant très-probable que le gouvernement britannique, par lequel je suis bien éloigné d’entendre, la nation anglaise est mal disposée en faveur de la révolution de france. Tout ce qui contribue à dévoiler les intrigues des cours & à diminuer leur influence en diminuant les taxes, sera toujours vu de mauvais œil par ceux qui ont part aux dépouilles des peuples. Tant que les ministres ont pu nous rebattre les oreilles des intrigues du cabinet de Versailles, des mots de papisme & de pouvoir arbitraire, il leur étoit facile d’alarmer la nation & de l’engager ainsi à supporter de nouvelles taxes. Ce temps est passé. Il y a lieu d’espérer que la fraude a recueilli sa dernière moisson, & des temps meilleurs sont promis à la france, à l’angleterre, & au monde entier.

Supposons, comme un point accordé, qu’une alliance puisse avoir lieu entre l’angleterre, la france & l’amérique, pour obtenir les résultats dont je parlerai tout-à-l’heure, il s’ensuivra une réduction dans les dépenses nationales de la france & de l’angleterre. L’un & l’autre pourront se dispenser d’avoir un même nombre de vaisseaux & de troupes, & la réduction pourra se faire de chaque côté, homme par homme & vaisseau par vaisseau. Mais pour en venir là, il faut nécessairement établir entre les deux gouvernemens la correspondance & la parité des principes. Jamais il n’existera de confiance mutuelle aussi long-temps que l’un ou l’autre annoncera des dispositions hostiles, ou qu’on verra d’un côté le secret ; & le mystère, de l’autre la franchise & la publicité.

Ces préliminaires remplis, les dépenses nationales de l’angleterre pourroient être remises sur le pied où elles étoient à une époque quelconque, où elle n’étoit pas ennemie de la france ; (on voie que je me conforme à la doctrine des autorités.) Pour fixer cette époque, il faut remonter au temps qui précéda l’accession de la maison d’hanovre, & par conséquent à la révolution de 1668[9]. Le premier exemple qui s’offre à nous antérieurement à ces dates, est un règne de l’immoral & prodigue Charles II. L’angleterre & la france étoient alors alliées. L’extravagance qui n’a rendu ce période que trop fameux, répandra un jour encore plus défavorable sur l’extravagance actuelle, avec d’autant plus de raison que la solde de la marine & de l’armée, & les appointemens de la trésorerie, n’ont pas augmenté depuis cette époque.

La dépense sur le pied de paix étoit fixée ainsi qu’il suit. Voyez l’histoire des revenus publics par sir john sinclair.

Marine......................................................300,000 liv. st.

Armée.......................................................212,000

Artillerie.....................................................40,000

Liste civile..................................................462,115


Total.......................................................1,014,115 liv. st.


Cependant le parlement fixa cette dépense pour chaque année à 1,200,000 liv. sterling[10]. Si nous remontons au règne d’élisabeth, le produit total des taxes, n’étoit alors que d’un demi million ; & assurément la nation ne voit rien dans l’histoire de ce règne qui puisse le faire accuser d’avoir manqué de dignité.

Ainsi en rapprochant tous les effets résultant de la révolution française, de l’harmonie prochaine, & de l’intérêt mutuel des deux nations, de ce que chez toutes deux on auroit mis fin aux intrigues de cour, enfin de ce qu’elles seroient plus instruites dans la science du gouvernement, la dépense annuelle de l’angleterre pourrait être rétablie sur le pied d’un million & demi sterling, savoir ;

Marine............................................500,000 l. st.

Armée.............................................500,000

Frais d’administration........................500,000


Total..............................................1,500,000 l.  st.

Quelque réduite qu’elle paroisse, cette somme est six fois plus considérable que ce qu’il en coûte aux états-unis pour les dépenses de leur gouvernement. Cependant, l’administration civile & interne de l’angleterre, (je veux dire celle qui est exercée par le moyen de sessions de trimestre, des jurés & des assises, administration qui dans le fait la comporte presque toute, & que la nation gère par elle-même) est moins onéreuse au trésor public que dans les états-unis.

Il est temps que les nations jouissent des privilèges de la raison, & qu’elles ne soient pas gouvernées comme les animaux, pour le plaisir de ceux qui les mènent enchaînés : en lisant l’histoire des lois, on seroit presque tenté de supposer que le gouvernement consiste à chasser la grosse bête, & que chaque nation payoit un million par an à un chasseur privilégié. Soit honte, soit orgueil, l’homme doit rougir d’être dupé à ce point, ce qui arrivera dès que sa dignité lui sera mieux connue. Dans les sujets de cette nature, il passe souvent dans l’esprit une foule d’idées que l’on n’a pas encore l’habitude d’entretenir & de communiquer. Retenu par quelque chose qui prend le masque de la prudence, il agit en hypocrite avec soi-même comme avec les autres. C’est poutant un spectacle curieux, d’observer avec quelle promptitude cette illusion peut être dissipée, une seule expression hardie proférée avec l’énergie convenable rappellera quelquefois toute une assemblée, aux sentimens qu’elle doit éprouver, & la même influence a lieu pour des nations entières.

À l’égard des emplois dont le gouvernement civil sera composé, peu importe sous quels noms on les désigne. Dans la routine des affaires, qu’un homme ait le titre de président, de roi, d’empereur, de sénateur ou, tel autre qu’il plaira de choisir, il est impossible que ses fonctions méritent de la part d’une nation plus de dix mille livres sterling par an ; & comme on ne doit payer personne au de-là de ses services, un homme d’honneur se gardera bien d’accepter plus qu’il ne mérite. On ne doit toucher au trésor public qu’avec la plus scrupuleuse délicatesse ; il n’est pas seulement grossi du superflu des riches ; mais il l’est encore des gains pénibles de la classe laborieuse & pauvre. Une partie des sommes qui le composent, est exprimée des foibles secours accordés à la misère, pas un mendiant ne se traîne ou n’expire dans les rues, qui n’ait fourni son obole à cette masse.

S’il étoit possible que le congrès américain oubliât ses devoirs & l’intérêt de ses commettans, au point d’offrir un million sterling par an au général Washington en sa qualité de président des États-Unis, il ne voudroit ni ne pourroit l’accepter, il sait trop bien où gît le véritable bonheur. Il en coûte à l’Angleterre à peu près soixante-dix millions sterlings pour substanter une famille importée du continent, très-inférieure en capacité à des milliers de familles nées dans son sein ; & il ne s’est pas écoulé une année où cette famille insatiable n’ait fatigué la nation de quelque demande mercenaire, il n’y pas jusqu’aux mémoires de ses médecins qu’elle ne lui ait envoyés, en la priant d’y faire honneur. Il ne faut pas s’étonner que les prisons régorgent, & que les impôts augmentent ainsi que la taxe des pauvres. Tant qu’on laisse subsister de pareils systèmes de gouvernement, on doit s’attendre à ne voir que ce qu’on a déjà vu ; & que la réforme ait lieu tôt ou tard, c’est de la nation qu’elle doit venir & non pas du gouvernement.

Afin de montrer que 500,000 liv. sterling, sont plus que suffisantes pour subvenir à toutes les dépenses de l’administration en exceptant la marine & l’armée, j’ajoute l’apperçu suivant pour tout autre pays de la même étendue que l’Angleterre.

En premier lieu, trois cents représentans convenablement élus, suffisent pour remplir toutes les données de la législation, & ce nombre est préférable à un plus grand. On peut les diviser en deux ou trois chambres, ou comme en france, les réunir en une seule, ou enfin prendre à leur égard tel parti qu’il sera indiqué par la constitution.

La place de représentant de la nation étant toujours regardée dans les pays libres comme la plus honorable de toute l’indemnité qu’on y attache, est uniquement destinée à couvrir la dépense que son service exige, elle n’a rien de commun avec les émolumens des autres fonctionnaires publics.

Si on alloue 500 liv. sterling par an à chaque député, sauf les déductions résultantes du défaut d’assiduité, l’assemblée représentative, supposé qu’elle siégât toute entière l’espace de six mois, coûteroit tous les ans.......75,000 liv. st.

Les places de chaque département ne sauroient excéder, quant au nombre & aux appointemens, les proportions suivantes :

Trois places à 10,000 l. st.......30,000 liv st.

Dix idem. à 5,000 l. st.............50,000

Vingt Id. à 2,000 l. st..............40,000

Quarante Id. à 1,000 l. st........40,000

Deux cents Id. à 500 l. st.......100,000

Trois cents Id. à 200 l. st........60,000

Cinq cents Id. à 100 l. st.........50,000

Sept cents Id. à 75 l. st...........52,500


Total......................................497,500 liv. st.

Si la nation veut, elle peut déduire quatre pour cent de toutes les places & en composer une de vingt mille livres sterling par an.

Tous les percepteurs de l’impôt sont payés sur l’argent qu’ils reçoivent ; ainsi ils ne sont point compris dans cette évaluation.

Je ne donne point ce tableau comme un détail exact des places ; mais pour montrer le nombre & le taux des salaires qui peuvent être payés avec un demi million sterling ; &, à l’épreuve, on reconnoîtra qu’il est impossible de trouver assez d’occupation pour justifier cette dépense quelque bornée qu’elle paroisse. Veut-on savoir, au surplus, comment s’exécute aujourd’hui le travail des emplois ? Dans plusieurs bureaux, tels que ceux des postes, & quelques-uns de la trésorerie, les chefs ne font autre chose que signer leurs noms trois ou quatre fois par an ; tout le travail est fait par des commis subalternes.

Je pose donc un million & demi sterling, comme devant suffire en temps de paix à toutes les vues honnêtes du gouvernement. Ce qui présente trois cents mille livres sterlings de plus que la somme fixée pour les dépenses de l’administration en tems de paix, sous l’immoral & prodigue charles II, quoique, comme je l’ai déjà observé, la solde & les appointemens de l’armée, de la marine & des receveurs de l’impôt fussent les mêmes qu’aujourd’hui, & je vois qu’il restera un excédent de plus de six millions retranchés sur les dépenses courantes du moment où nous sommes. Il s’agira de savoir comment on disposera de cet excédent.

Quiconque a observé l’enchevêtrement du commerce & des taxes sentira l’impossibilité de le séparer sur-le-champ.

1.o Parce que le prix des articles actuellement en circulation, est déjà augmenté de l’impôt qu’ils ont acquitté, & que la réduction ne saurait avoir lieu sur la masse existante.

2.o Parce que, sur tous les articles qui sont imposés en gros comme en baril, par muid, par quintal, ou par tonneau, l’abolition du droit ne peut se subdiviser assez exactement pour soulager le consommateur qui achète par pinte ou par livre. La dernière taxe mise sur la bierre forte & sur l’ale, est de trois schellings par baril. Sa suppression ne réduiroit que d’un demi sol[11] le prix de la pinte, & par conséquent, elle ne produiroit pas un soulagement effectif.

Jettons maintenant les yeux sur le petit nombre de taxes qui sont exemptes de cet embarras, & où le soulagement sera direct, évident, & susceptible d’une opération immédiate.

Ainsi, en premier lieu, la taxe des pauvres est une imposition directe, dont chaque domicilié s’apperçoit, en même-temps qu’il sait, à un farthing près, la somme qu’elle lui coûte. Le total de ce qu’elle coûte à la nation, n’est pas exactement connu, mais on peut se le procurer. Sir john Sinclair, dans son histoire des revenus publics, l’a fixé à 2,100,587 liv. ster. Il s’en emploie une grande partie en procédures, qui tourmente les pauvres, au lieu de les soulager. Mais la dépense est la même pour chaque paroisse, quel qu’en soit le motif.

À birmingham, le produit de la taxe des pauvres est de 14,000 liv. sterling par an. Cette somme paraît considérable ; mais elle est modique, comparée à la population de cette ville.

On dit qu’elle a soixante-dix mille habitans & dans la proportion de 70,000 à 14,000, le produit général de la taxe des pauvres, si nous évaluons la population de l’angleterre à sept millions d’hommes, ne seroit que d’un million quatre cents mille liv. sterling. Il est donc très probable que l’on exagère la population de birmingham. Quatorze mille liv. sterling sont en raison de cinquante mille ames, supposé que la nation paye annuellement deux millions pour la taxe des pauvres.

Quoiqu’il en soit, ce produit n’est autre chose que la conséquence du fardeau excessif des autres taxes : car, au temps où les taxes étoient peu considérables, les pauvres avoient de quoi se soutenir ; & il n’y avoit point de taxe des pauvres[12]. Dans l’état actuel des choses, un homme qui travaille, & qui est chargé d’une femme ou de deux ou trois enfans, paie entre sept & huit liv. sterling de taxes annuelles. Il ne s’en apperçoit pas, attendu que ces taxes sont indirectes, & il ne voit que la cherté dans les objets de consommation dont elles augmentent pour lui la valeur ; mais comme les taxes lui emportent au moins le quart de ses profits, il est réduit à l’impossibilité de pourvoir aux besoins de sa famille, si lui-même, ou quelqu’un des enfans qu’il fait vivre, est affligé d’une maladie.

Il s’ensuit que, pour opérer un soulagement réel, il faut commencer par abolir tout-à-fait la taxe des pauvres, & y substituer en faveur des indigens, une remise double du produit actuel de cette taxe, c’est-à-dire, quatre millions sterling à prélever sur l’excédent dont j’ai parlé. Au moyen de cette mesure, les pauvres bénéficieroient de deux millions & les domiciliés aussi de deux millions sterling. Cela seul équivaudroit à une réduction de cent vingt millions sterling sur la dette nationale, & par conséquent à tous les frais de la guerre d’Amérique.

Il reste à examiner quel sera le mode de distribution le plus efficace, relativement à cette remise de 4 millions sterling.

On voit sans peine que la classe des pauvres est généralement composée de familles nombreuses d’enfans & de vieillards qui ne peuvent plus travailler. Si l’on pourvoit aux besoins de ces deux espèces d’individus, le remède embrassera toute l’étendue du mal ; ce qu’il n’atteindra pas sera purement éventuel & en grande partie, du ressort des clubs de bienfaisance, (benefit clubs) invention peu connue, mais digne d’être rangée parmi les meilleures institutions modernes.

Supposé que l’angleterre contienne sept millions d’habitans, & que la classe des pauvres qui ont besoin de secours, forme le cinquième de ce nombre, elle comprendra seize cents mille individus. Il faut évaluer à cent quarante mille le nombre de vieillards sans ressource qui en font partie, comme je le ferai voir ci-après, en proposant de venir à leur secours par un établissement distinct.

Il restera douze cents soixante mille pauvres, qui, à cinq personnes par ménage, composent deux cents cinquante-deux mille familles, que la dépense des enfans & le fardeau des taxes plongent dans la misère.

Le nombre des enfans au-dessous de quatorze ans, qui existent dans chacune de ces familles, peut être évalué à cinq pour deux familles, les unes en ayant deux, les autres trois, celle-ci un, celle-là quatre, quelques-unes n’en ayant point, & d’autres en ayant cinq. Mais il est rare qu’il y en ait plus de cinq au-dessous de quatorze ans, & passé cet âge, ils sont en état d’aider leurs parens, ou d’aller en apprentissage.

D’après cette évaluation, le nombre des enfans sera de...........................................................................................630,000

Le nombre des parens, s’ils étoient tous vivans, seroit de ..........................................................................................504,000

Il est certain que si l’on pourvoit à la subsistance des enfans, les parens se trouveroient soulagés, parce que leur pauvreté naît, en grande partie, de la dépense où les jette l’entretien de leurs enfans.

Après avoir ainsi statué le plus grand nombre d’individus, que l’on puisse supposer avoir besoin de secours à raison du bas âge de la plupart, je vais m’occuper du mode de soulagement ou distribution. Il consiste :

À payer, en remise d’impôt, à chaque pauvre famille, sur l’excédent du produit des taxes, & pour tenir lieu de celle des pauvres, quatre liv. sterling par an, pour chaque enfant au-dessous de quatorze ans. On auroit soin d’enjoindre aux parens de les envoyer à l’école, apprendre à lire, à écrire, & à compter ; les ministres de chaque paroisse, dissidens & autres, seraient tenus de certifier, conjointement à un bureau, créé dans cette vue, que ce devoir seroit rempli.

Le total de cette dépense offrira :

Pour six cents trente mille enfans, à 4 liv. sterling par an chacun, 2,520,000 liv. sterling.

En adoptant cette méthode, non-seulement on soulagera la misère des parens, mais on préservera la génération naissante des inconvéniens de l’ignorance, & le nombre des pauvres diminuera par la suite, parce que l’éducation les rendra propres à plus de choses. Plusieurs jeunes gens, à qui la nature a donné de bonnes dispositions, & à qui l’ont fait faire l’apprentissage d’un métier, tel que celui de charpentier, de menuisier, de tailleur de pierres, de constructeur de vaisseaux, de serrurier, &c., se trouve arrêté pour le reste de sa vie, faute d’avoir reçu un peu d’éducation, dans son enfance.

Je viens maintenant aux vieillards. Je partage en deux classes, le dernier période de la vie. 1o. Les approches de la vieillesse que je fais commencer à cinquante ans. 2o. La vieillesse elle-même qui commence à soixante.

À cinquante ans, les facultés intellectuelles de l’homme sont en pleine vigueur ; son jugement est plus rassis qu’il n’a encore été ; mais les forces corporelles, que nécessite une vie laborieuse, sont sur leur déclin. Il ne peut résister aux mêmes fatigues que dans un âge moins avancé. Il commence à gagner moins ; il est moins en état de supporter les changemens de température, & dans un travail sédentaire où il faut de bons yeux, il sent sa vue foiblir par degrés, & s’apperçoit que bientôt elle ne lui sera plus d’aucun secours.

À soixante ans, l’impérieuse nécessité l’oblige de renoncer au travail. Le cœur saigne lorsqu’on voit, dans les pays qui passent pour civilisés, des vieillards hâter la fin de leur existence par un travail forcé, pour gagner leur subsistance journalière.

En vue d’asseoir un jugement sur le nombre des pauvres âgés de plus de cinquante ans, j’ai compté plusieurs fois les personnes de tout âge & de tout sexe que je rencontrais dans les rues de londres, & j’ai toujours trouvé que le taux moyen des vieillards, étoit d’un sur seize ou dix-sept. Si l’on m’objecte que les personnes âgées ne paraissent guères dans les rues, je réponds qu’il en est de même des enfans, & qu’une grande partie de ceux qui sont déjà forts, sont dans les écoles, ou dans les atteliers. Ainsi prenant seize pour diviseur, on trouvera qu’en angleterre la totalité des personnes âgées de plus de cinquante ans, riches ou pauvres, est de quatre cens vingt mille.

Celles qui, dans cette multitude, ont besoin que l’on pourvoie à leur subsistance, seront des laboureurs, des journaliers de toutes les professions & leurs femmes, des matelots, des soldats réformés, des domestiques des deux sexes, hors d’état de servir, & de pauvres veuves.

Il s’y rencontrera aussi un grand nombre de marchands de la classe mitoyenne, qui, après avoir subsisté décemment pendant la moitié de leur vie, commencent, lorsque la vieillesse approche, à voir décliner leurs affaires, & finissent par se trouver ruinés.

De plus, les révolutions de cette roue qu’il n’est au pouvoir d’aucun homme d’arrêter, ou de diriger, précipiteront sans cesse au niveau de cette classe, une partie de celles qui ont des rapports avec le commerce & les hasards.

Afin de parer à toutes ces chances, & à celles qu’on peut prévoir, j’évalue le nombre des personnes qu’à telle ou telle époque de leur vie, passé l’âge de cinquante ans, dont les moyens seront insuffisans ou nuls, & qui sollicitent des secours, non à titre de faveur, mais comme un droit, à un tiers du nombre des vieillards, c’est-à-dire, cent quarante mille, ainsi que je l’ai fixé plus haut ; me réservant de venir à leur secours par un établissement distinct en leur faveur. S’il y en a davantage, la société, malgré l’ostentation du gouvernement, est en angleterre une chose déplorable.

De ces cent quarante-mille, je suppose que la moitié de soixante-dix mille, sont âgés de cinquante ans & au-dessous de soixante, & l’autre moitié, de soixante & au-delà. — Après avoir ainsi déterminé la proportion probable du nombre de personnes âgées, je passe au moyen de rendre leur condition douce, c’est de payer à chaque personne âgée de cinquante ans & jusqu’à soixante, sur le produit des taxes additionnelles, la somme de six livres sterlings par an, & de dix livres pendant le reste de leur vie à celle de soixante ans, ainsi ;


Soixante-dix mille personnes à 6 liv. sterl. par an 
 420,000
Soixante-dix mille à 10 liv. sterl. par an 
 700,000
 
—————
         Total 
 1,210,000


Ce secours, comme nous l’avons déjà remarqué n’est point une charité, mais un droit. Toute personne en Angleterre, quelque soit son sexe, paye en impositions deux livres sterlings, huit schellings & six pences par an, depuis le jour de sa naissance, & si l’on y ajoute les frais de collecte, elle paye deux livres sterlings onze schellings & six pences ; conséquemment à cinquante ans accomplis chacun a payé cent vingt-huit livres quinze schellings ; & à soixante ans, cent cinquante-quatre liv., dix schellings. En convertissant cette taxe individuelle en tontine, la somme qu’il recevra après cinquante ans n’est guère plus que l’intérêt légal de celle qu’il a payée ; le surplus est suppléé par la taxe de ceux qui, par leur aisance, n’ont pas besoin d’un pareil secours, & le capital dans les deux cas défraie le gouvernement de cette dépense. C’est sur ce fondement que j’ai porté au tiers le nombre des personnes âgées qui pourront réclamer ce secours. Lequel vaut mieux de rendre la vie douce à cent quarante mille vieillards, ou de donner un million par an à un seul individu, méchant ou sans nul mérite ? Que la raison & la justice, que l’honneur & l’humanité, que l’hypocrisie même & l’adulation, que M. Burke, que George, Louis, Léopold, Frédéric, Cathérine, Cornwalis, ou Tipoosaïb, répondent à cette question[13].

La somme ainsi remise aux pauvres sera, pour deux cents cinquante-deux mille pauvres familles, ayant six cents trente mille enfans 
 2,520,000
pour cent quarante mille personnes âgées 
 1,120,000

—————
Total 
 3,640,000

Des quatre millions il restera donc trois cents soixante mille livres, dont une partie pourra être employée comme il suit.

Après tous les cas auxquels on a pourvu ci-dessus, il y aura encore un certain nombre de familles, qui, quoique n’étant pas proprement dans la classe des pauvres, ne pourront pas néanmoins donner à leurs enfans une éducation, & alors ces enfans ne passeroient dans une situation pire que si leurs parens étoient réellement pauvres. Une nation sous un gouvernement bien ordonné ne doit pas permettre qu’aucun individu soit privé d’instruction. Il n’y a que les gouvernemens monarchiques & aristocratiques qui fomentent l’ignorance qui leur sert de rempart.

Supposons donc quatre cents mille enfans dans cette situation, nombre sans doute exagéré, après les précautions déjà prises, il faudra :

Accorder à chacun de ces enfans dix schellings tous les ans pour les frais d’école, pendant six ans, ce qui leur procurera six mois d’école tous les ans, & une demi-couronne par an pour du papier & des livres élémentaires.

Cet objet fera une dépense annuelle[14] de 25,000 livres ;

Il restera encore cent-dix mille livres.

Malgré les grands moyens employés par le gouvernement pour venir au secours des pauvres, il y aura toujours un certain nombre de circonstances moins importantes, qu’il est de la bonne politique aussi bien que de la générosité d’une nation de considérer.

Que l’on donne vingt schellings à toute femme qui les demandera immédiatement après la naissance d’un enfant, & il n’y aura que celles qui seront dans le besoin qui réclameront ce secours ; on peut être sûr par-là de soulager grand nombre de familles.

Il naît en Angleterre environ deux cens mille enfans par an, & si cinquante mille se trouvent dans le cas supposé, ce sera un objet de 50,000 l.

Que l’on donne aussi vingt schellings à tous les nouveaux mariés qui le demanderont : cela n’excédera point 20,000 l.

Deux mille livres seront encore destinées pour les frais de funérailles des ouvriers voyageurs, qui mourroient loin de leurs amis. En soulageant les paroisses de cette charge, les malades étrangers seront bien mieux traités.

Je terminerai cet objet par un plan adapté à l’état d’une capitale, telle que Londres.

Il se présente toujours dans une capitale des cas différens de ceux qu’on voit dans les autres lieux, & qui demandent des secours différens ou plutôt additionnels. Par-tout ailleurs, même dans les grandes villes, les hommes se connoissent les uns les autres, & la misère ne parvient jamais à ce point extrême qui a lieu souvent dans une capitale. On n’y voit personne mourant de faim ou de froid, faute de logement. Londres, cependant nous en offre mille exemples.

Beaucoup de jeunes gens viennent à Londres pleins d’espérances, mais avec peu d’argent, & à moins qu’ils ne trouvent bientôt de l’emploi ils se trouvent dans la misère. Les enfans même nés à Londres sans moyen de subsistance, ce qui arrive souvent, ayant des parens dissolus, sont dans une situation pire encore. Les domestiques qui restent long-temps sans place sont dans la même position. En un mot, il est une infinité de petites circonstances toujours croissantes, inconnues aux gens occupés ou opulens, qui ouvrent la porte à la misère. La faim n’est pas le moindre des besoins, & un jour, quelques heures même, dans cette cruelle situation, suffisent souvent pour terminer une vie pénible.

Ces circonstances, causes générales des filouteries qui conduisent à de plus grands crimes, peuvent être prévenues. Il reste encore vingt mille liv. des quatre millions de taxes additionnelles, qui, jointes à un autre fond ci-après mentionné d’environ vingt mille livres, ne peuvent être mieux employées qu’à cet objet. Le plan que je propose est donc :

Premièrement, de construire deux ou plusieurs bâtimens, ou d’en faire servir d’anciens, capables de contenir au moins six mille personnes, & d’y réunir toutes sortes d’arts & métiers, de manière que tous les individus puissent y trouver du travail.

Secondement, d’y recevoir tous ceux qui viendront, sans s’informer qui ils sont. La seule condition sera que pour tel ouvrage, ou tant d’heures de travail, ils recevront, telle quantité de nourriture saine, & un logement quelconque. Il sera réservé une partie du produit de l’ouvrage que chacun aura fait, pour lui être remis à sa sortie. Chacun pourra rester à ces conditions le temps qu’il voudra, & revenir aussi souvent qu’il voudra.

Si tous ceux qui entreront dans ces atteliers y demeuraient trois mois, on nourriroit par ce moyen vingt-quatre mille individus, quoique le nombre réel, dans tous les tems, ne soit que de six mille. En établissant un pareil asyle, beaucoup de gens, qui se voyent réduits dans un état de misère momentané, trouveroient un moyen de se rétablir, & de pourvoir ensuite par eux-mêmes à leur subsistance.

En supposant que le produit du travail ne paye que la moitié de la dépense, après avoir prélevé la portion réservée pour chacun d’eux, quatre mille livres de plus suffiroient à toutes les dépenses, même pour plus de six mille personnes.

Le fond destiné à cet objet, avec les vingt mille livres restant du premier fond, sera le produit de la taxe sur le charbon de terre, si injustement & si follement appliqué à l’entretien du duc de richmond. Il est horrible qu’un homme, sur-tout au prix où le charbon de terre est maintenant, vive au détriment d’une communauté : un ministère qui permet un tel abus, mérite d’être chassé. Ce fonds est d’environ vingt mille livres sterlings par an.

Je vais conclure ce plan par l’énumération des objets proposés, & je passerai ensuite à d’autres matières. Ces objets sont :

Premièrement, l’abolition de deux millions de la taxe des pauvres.

Secondement, le soulagement de deux cens cinquante-deux mille familles pauvres.

Troisièmement, l’éducation d’un million trente mille enfans.

Quatrièmement, les secours accordés à cent quarante mille personnes âgées.

Cinquièmement, le don de vingt schellings par tête pour cinquante mille enfans nouveaux nés.

Sixièmement, le don de vingt schellings par couple pour vingt mille mariages.

Septièmement, l’emploi de vingt mille livres pour frais de funérailles des ouvriers voyageurs, qui meurent loin de leurs amis.

Huitièmement, du travail accordé en tous temps à ceux qui se trouvent momentanément dans le besoin à londres & à westminster.

Par l’exécution de ce plan, les loix sur les pauvres, ces instrumens de torture civile, deviendront nulles, & les frais énormes de justice seront évités. Les cœurs ne seront plus déchirés par le spectacle affreux d’enfans couverts de lambeaux & consumés par la faim, & de vieillards implorant leur subsistance. Le pauvre mourant ne sera plus traîné de place en place, pour rendre son dernier soupir, ne sera plus repoussé de paroisse en paroisse. Les veuves auront un refuge à la mort de leurs maris, & les enfans ne seront plus regardés comme un accroissement de misère de leurs parens. Les retraites des malheureux seront connues, parce qu’elles seront à leur avantage, & le nombre des infractions, suite du malheur & du besoin, sera diminué. Le pauvre, comme le riche, sera intéressé à soutenir le gouvernement, & la cause ainsi que la crainte des émeutes & des séditions, cesseront. Ô vous, qui êtes dans l’aisance, & qui vivez dans l’abondance & les délices, & qui vous vantez de vos richesses, avez-vous jamais pensé aux maux de vos semblables ? Ah ! Si vous jettiez sur eux vos regards, vous cesseriez de parler & de sentir pour vous seuls.

Ce plan est facile dans l’exécution. Il n’embarrasse point le commerce par une interruption soudaine dans l’ordre des taxes, mais il procure un grand soulagement lorsqu’on en change l’application ; & les sommes nécessaires pour cet objet ne peuvent être tirées des accises, qui sont perçues huit fois l’année dans tous les marchés de l’Angleterre.

Passons maintenant à un autre objet.

Prenant les dépenses courantes actuelles à sept millions & demi, qui est le moindre total auxquels elles s’élèvent à présent, il restera, après qu’on aura levé un million & demi pour les dépenses courantes, & quatre millions pour le service ci-dessus mentionné, il restera, dis-je, la somme de deux millions, dont une partie sera employée comme il suit :

Quoique les flottes & les armées, par une alliance avec la france, doivent devenir en grande partie inutiles, cependant ceux qui se sont dévoués à la marine & au militaire, & qui par là ne sont guère propres à embrasser un autre profession, ne doivent pas souffrir des moyens qui en rendent d’autres heureux. C’est une classe d’hommes bien différente de celle des courtisans.

Une partie de l’armée & des forces navales subsistera au moins pendant quelques années ; dans la première partie de ce plan nous avons destiné un million pour leur entretien, qui est presque un demi-million de plus que ne coûtoient en tems de paix les forces de terre & de mer sous le règne prodigue de charles II.

Supposons donc qu’on réforme quinze-mille soldats, qu’on accorde à chacun trois schellings par semaine pendant toute sa vie, & sans retenue, qui seront payés comme les pensionnaires du collége de chelsea, & libres de retourner à leurs affaires & dans leurs familles ; qu’on ajoute en même temps quinze mille demi-schellings par semaine pour la paye des soldats sur pied ; la dépense annuelle sera :

pour la paye de quinze mille soldats réformés, à trois schellings par semaine            
 117, 000
Paye des soldats sur pied 
 19, 600
 
—————
          Total 
 136, 500
Supposons que la paye des officiers des corps reformés s’élève au total de la paye des soldats 
 117, 000
Nous aurons 
 253, 500
Et pour prévenir, toute erreur de calcul, admettons qu’il soit accordé aux troupes de mer réformées la même somme qu’à celles de terre 
 253, 500
 
—————
          Total 
 507, 000

chaque année une partie de ce demi-million (j’omets les sept mille livres qui forment une fraction) s’éteindra, ainsi que le total dans un certain nombre d’années, puisque c’est une espèce de pension viagère, excepté la paye des soldats sur pied. On pourra graduellement diminuer les taxes ; par exemple, lorsque trente mille livres seront éteintes, le droit sur les houblons pourra être entièrement supprimé ; & lorsqu’une autre partie sera éteinte, les droits sur les chandelles & sur les savons seront diminués, jusqu’à leur suppression totale.

Il reste maintenant au moins un million & demi des taxes additionnelles.

La taxe sur les maisons & les fenêtres est une de ces taxes directes qui, comme celle des pauvres n’a rien de commun avec le commerce ; & quand elle sera supprimée, l’effet en sera bientôt senti. Cette taxe pèse sur la classe moyenne du peuple.

Le montant de cette taxe étoit en 1788,

Maisons & fenêtres, par acte de 1766 .......... 385,459 l. 11 sh. 7 d.

Par acte de 1779 ...................................….... 130,789     14     5.½

—————————————

Total .........................................................…..516,199      6     0.

Si cette taxe étoit supprimée, il resteroit alors environ un million de taxes additionnelles ; & comme il est bon d’avoir toujours un fonds en réserve pour les besoins imprévus, il seroit peut-être à propos de ne pas étendre d’abord la réduction plus loin & de considérer ce qu’on pourroit faire par d’autres moyens de réforme.

Parmi les taxes les plus à charge, est celle de mutation. Je vais présenter un plan pour l’abolir, & en substituer un autre à sa place qui remplira trois objets en même-temps :

Premièrement, celui de mettre la charge sur ceux qui peuvent le mieux la supporter.

Secondement, de rétablir la justice dans les familles par un partage des biens.

Troisièmement, d’extirper l’influence trop grande des loix inhumaines sur la primogéniture, qui est une des principales sources de corruption dans les élections.

Le montant de la taxe de mutation en 1788, étoit de .... 771,607 liv.

Lorsque les taxes sont proposées, on amuse le peuple par le prétexte plausible de taxer les objets de luxe. Aujourd’hui une chose est nommée objet de luxe, demain c’en est une autre. Cependant le vrai luxe ne consiste pas dans l’objet même, mais dans la manière de se le procurer, qui est toujours hors de la vue.

Je ne sais pas pourquoi une plante ou une herbe des champs seroit un plus grand luxe dans un pays que dans un autre, mais je sais bien qu’une fortune excessive est un luxe par-tout & en tout tems ; & comme tel est l’objet propre des taxes, il est donc juste de prendre au mot ces benins faiseurs de taxes, & d’argumenter, d’après le principe qu’ils ont eux-mêmes posé, celui de taxer le luxe. Si eux, ou m. burke, leur champion, peuvent me prouver qu’une fortune de vingt, trente & quarante mille livres de revenus par an, n’est pas un luxe, je m’avouerai vaincu.

Par exemple, en admettant qu’une somme annuelle de mille livres, est nécessaire pour l’entretien d’une famille, il s’ensuivra que le second mille est de la nature du luxe, que le troisième mille encore plus, & en augmentant toujours nous arriverons enfin à une somme qui peut être appellée, à juste titre un luxe à prohiber. Il seroit impolitique de mettre des bornes aux propriétés acquises par l’industrie, & par conséquent il est juste de placer la prohibition au-delà de l’acquisition à laquelle l’industrie peut parvenir. Mais il doit y avoir une borne à la propriété, ou à l’accumulation des biens, par la voie testamentaire : il est bon qu’il en passe une partie dans toutes les branches d’une famille. Les plus riches ont en tout pays des parens pauvres, qui souvent leur tiennent de très-près.

La table suivante d’une taxe progressive est construite sur les principes ci-desus ; & pour être substituée à la taxe de mutation ; elle atteindra le point de prohibition par une opération régulière, & par conséquent annullera la loi aristocratique de la primogéniture.


TABLE    I.

Taxe sur toutes les fortunes depuis la valeur annuelle de cinquante livres, déduction faite de la taxe sur les terres, & jusques

s. d. par livre.
À 500 liv., 0 3 par livre.
De 500 à 1000, 0 6 par livre.
Sur le second mille, 0 9 par livre.
Sur le troisième mille, 1 0 par livre.
Sur le quatrième mille, 1 6 par livre.
Sur le cinquième mille, 2 0 par livre.
Sur le sixième mille, 3 0 par livre.
Sur le septième mille, 4 0 par livre.
Sur le huitième mille, 5 0 par livre.
Sur le neuvième mille, 6 0 par livre.
Sur le dixième mille, 7 0 par livre.
Sur le onzième mille, 8 0 par livre.
Sur le douzième mille, 9 0 par livre.
Sur le treizième mille, 10 0 par livre.
Sur le quatorzième mille, 11 0 par livre.
Sur le quinzième mille, 12 0 par livre.
s. d
Sur le seizième mille, 13 0 par livre.
Sur le dix-septième mille, 14 0 par livre.
Sur le dix-huitième mille, 15 0 par livre.
Sur le dix-neuvième mille, 16 0 par livre.
Sur le vingtième mille, 17 0 par livre.
Sur le vingt-unième mille, 18 0 par livre.
Sur le vingt-deuxième mille, 19 0 par livre.
Sur le vingt-troisième mille, 20 0 par livre.

La table précédente montre la progression par livre sur chaque mille progressif. La table suivante fait voir le montant de la taxe sur chaque mille séparément, dans la dernière colonne, le total des sommes séparées.


TABLE II.
l. d. l. s. d.
Une fortune de 50 par an à 3 par l. paie 0 12 6
100 3 1 5 0
200 3 2 10 0
300 3 3 15 0
400 3 5 0 0
500 3 7 5 0

Après 500 liv. la taxe d’un demi-schelling par livre aura lieu sur les secondes 500 l. En conséquence, une fortune de 1,000 l. par an, paie 21 l. 15 ch. & ainsi

TOTAL
l. s. d. l. s. l. s.
Le 1°. 500 à 0 3 par livre 7 5 21 15
2°. 500 à 0 6 14 10
2°. 1,000 à 0 9 37 10 59 5
3°. 1,000 à 1 0 50 0 109 5
4°. 1,000 à 1 6 75 0 184 5
l. s. d. l. s. l. s.
5°. 1,000 à 2 0 100 0 284 5
6°. 1,000 à 3 0 150 0 434 5
7°. 1,000 à 4 0 200 0 634 5
8°. 1,000 à 5 0 250 0 880 5
9°. 1,000 à 6 0 300 0 1180 5
10°. 1,000 à 7 0 550 0 1530 5
11°. 1,000 à 8 0 400 0 1930 5
12°. 1,000 à 9 0 450 0 2380 5
13°. 1,000 à 10 0 500 0 2880 5
14°. 1,000 à 11 0 550 0 3430 5
15°. 1,000 à 12 0 600 0 4030 5
16°. 1,000 à 13 0 650 0 4680 5
17°. 1,000 à 14 0 700 0 5380 5
18°. 1,000 à 15 0 850 0 6130 5
19°. 1,000 à 16 0 800 0 6930 5
20°. 1,000 à 17 0 850 0 7780 5
21°. 1,000 à 18 0 900 0 8680 5
22°. 1,000 à 19 0 950 0 9630 5
23°. 1,000 à 20 0 1000 0 10630 5

La propriété dont le produit s’élève à vingt-trois mille livres, supporte une taxe de vingt sols pour livre ; & par conséquent, toute terre dont le revenu passe de mille livres ce produit, ne peut plus rapporter de profit, que par la division : quelque formidable que paroisse cette taxe, je ne crois pas qu’elle produise autant que la taxe de remplacement[15] ; & si elle rendoit davantage, il faudroit la diminuer d’autant & bonifier, de cette diminution les propriétés de deux à trois mille livres de revenu.

Cette taxe est plus légère sur les fortunes de petite & moyenne valeur, suivant l’intention que sur la taxe de remplacement ; ce n’est que sur les biens de sept à huit mille livres de rente, qu’elle commence à peser ; son objet n’est pas dans son produit, mais dans la justice de sa répartition. L’aristocratie s’étoit mise un peu trop à couvert des charges publiques : cette taxe sert à rétablir une partie de l’équilibre.

Pour donner un exemple de l’habileté de l’aristocratie à se mettre à l’abri des impositions, il suffit de remonter à l’établissement des loix fiscales & de les voir sortir de ce que l’on veut bien appeller la restauration, ou autrement le retour de charles II. L’aristocratie qui dominoit alors, commua les servies féodales, auxquelles elle se trouvoit forcée en une taxe qu’elle mit sur la bierre du commerce ; c’est-à-dire, qu’elle composa avec charles II, pour s’exempter ainsi que ses héritiers de ces services, au moyen d’un impôt que le peuple devoit payer ; En effet, l’aristocratie n’achète point de la bierre du commerce, elle fait préparer celle qu’elle consomme, & qui se trouve exempte de tout droit. Si donc à cette époque, il étoit nécessaire d’opérer, dans cette partie, quelque remplacement, ce devoit être, aux dépens de ceux qui devoient profiter de l’exemption des servies[16]. Mais, loin délà, on jetta tout le poids sur une classe d’hommes parfaitement distincte.

L’objet principal de cette taxe progressive, outre la justice de rendre l’impôt plus égal qu’il n’est, comme il a déjà été dit, d’extirper l’énorme influence qui naît de la primogéniture, cette loi contraire à la nature, & qui est la principale source de la corruption des élections.

Il pourroit n’être pas bon, à cause des conséquences qu’on pourroit en tirer, de rechercher, comment purent se former ces vastes possessions, de trente, quarante & cinquante milles livres sterlings de revenu ; & cela dans des temps où le commerce & les manufactures ne pouvoient pas procurer les moyens de faire des acquisitions aussi immenses. Qu’on se contente de remédier au mal, en mettant ces possessions dans le cas de rentrer dans la masse commune, au moyen des successions égales, entre tous les héritiers des familles qui les possèdent. C’est d’autant plus nécessaire, que jusques-ici, l’aristocratie n’a cessé de placer ses enfans puînés & ses parens, dans des places inutiles, qui sont oppressives & qui, si elles étoient supprimées, les laissoient sans espoir ; à moins que la loi de la primogéniture ne soit en même-temps abolie[17].

Une taxe progressive remplira en grande partie cet objet ; & cela, par l’intérêt même des personnes sur lesquelles cette taxe doit peser davantage, comme cela se voit dans la table qui suit & qui montre le produit net de chaque possession, après en avoir soustrait la taxe. Cette table fait voir, qu’un bien qui excédera treize ou quatorze mille livres de revenu, rapportera, pour le surplus, très-peu de profit au possesseur : & ce surplus par conséquent passera alors facilement aux enfans plus jeunes, ou aux autres parens.

TABLE III.

Produit de chaque bien, depuis 1,000 jusques
à 23,000 liv. de revenu.

SOMME TAXE PRODUIT
du revenu. à déduire. net.
1,000. 21. 979.
2,000. 59. 1,941.
3,000. 109. 2,891.
4,000. 184. 3,816.

Somme Taxe Produit
du revenu. à déduire. net.
5,000. 284. 4,716.
6,000. 434. 5,566.
7,000. 634. 6,366.
8,000. 880. 7,120.
9,000. 1,180. 7,820.
10,000. 1,530. 8,470.
11,000. 1,930. 9,070.
12,000. 2,380. 9,620.
13,000. 2,880. 10,120.
14,000. 3,430. 10,570.
15,000. 4,030. 10,970.
16,000. 4,680. 11,320.
17,000. 5,380. 11,620.
18,000. 6,130. 11,870.
19,000. 6,930. 12,170.
20,000. 7,780. 12,220.
21,000. 8,680. 12,320.
22,000. 9,630. 12,370.
23,000. 10,630. 12,370.

N.B.Les schellings sont négligés dans cette table.

Selon cette table, un bien de 23,000 l. ne peut produire que 12,370 l. net, déduction faite de la taxe territoriale & de la taxe progressive. La division de ces biens considérables sera en conséquence l’effet même de l’intérêt des familles. Car une possession de 23,000 liv. de produit par an, divisée en cinq portions de quatre mille livres chacune, ne sera chargée alors que de 1,119 livres de taxes, ce qui fait le cinq pour cent ; tandis que si elle est entre les mains d’un seul possesseur, elle supportera une imposition de 10,630 liv.

Il est inutile en ce moment de rechercher l’origine de ces possessions étendues, mais il est essentiel de savoir si l’on doit les laisser subsister dans leur état actuel. Cette question est du plus grand intérêt national, comme biens héréditaires ; la loi fit le mal, c’est à la loi à y porter remède.

La primogéniture doit être abolie, non seulement parce qu’elle est injuste & contre nature, mais encore parce qu’elle fait souffrir les plus grands maux à la chose publique, en dépouillant, comme je l’ai observé, les enfans puînés de la portion dans l’héritage commun qui leur appartient, l’état est chargé de leur entretien, & la liberté des élections est violée, par l’énorme influence que produit ce monopole injuste du patrimoine des familles. Et ce n’est pas tout. Il prodigue la propriété nationale à toutes sortes d’emplois stériles.

Une portion considérable des terres employées à des parcs étendus, à des forêts de chasse ; & cela dans un temps où les récoltes en grain n’égalent pas les consommations nationales[18]. En un mot, les maux qui résultent du système aristocratique, sont si nombreux & si grands, si contraires à tout ce qui est juste, sage, naturel & bienfaisant que quand on les considère, on ne peut douter que beaucoup de ceux qui se trouvent compris dans cette classe desirent les voir abolis.

Quel plaisir peuvent-ils trouver à voir l’état précaire, même l’indigence certaine de leurs fils puînés ? Toute famille aristocratique, quelle que soit son opulence, est nécessairement entourée de familles moins riches qui, dans très-peu de siècles, ou très-peu de générations, seront plongées dans la misère & se consoleront en contant l’histoire de leurs ancêtres dans les maisons d’aumônes, les maisons de force & les prisons. C’est la conséquence naturelle de l’aristocratie. Le pair & le pauvre qui demandent l’aumône, sont souvent de la même famille. Un extrême produit l’autre, pour faire un riche, il faut l’environner d’une multitude d’indigens. Ce systême ne peut être soutenu que par ce moyen.

Il y a deux classes d’hommes à qui les loix d’angleterre sont particulièrement nuisibles ; ce sont les plus dénuées de secours ; les puînés & les pauvres. Je viens de parler des premiers. Quant à ceux-ci, je citerai un seul exemple, dans le nombre de ceux qu’on pouvoit rapporter.

Différentes loix sont en vigueur, pour régler & limiter le salaire des ouvriers ; pourquoi ne pas les laisser aussi libres de faire eux-mêmes leurs marchés, que les législateurs le sont d’affermer leurs fermes & leurs maisons ? Le travail de leurs bras fait toute leur propriété. Pourquoi cette propriété, la seule qu’ils possèdent, peut-elle être attaquée ? Mais l’injustice paroîtra bien plus forte, si l’on considère ces loix en elles-mêmes, & dans leurs conséquences. Quand les gages sont fixés par ce qu’on appelle une loi, les salaires légaux restent au même prix ; tandis que le prix des consommations augmente. Car les auteurs de cette loi, continuent de créer de nouvelles taxes appuyées de nouvelles loix, & renchérissent ainsi par une loi les denrées nécessaires à la vie, tandis que par une autre loi ils ôtent le moyen de se les procurer.

Mais si ces fabricateurs redoutables des loix & d’impôts, pensent qu’il est juste de limiter ainsi les modiques salaires que le travail personnel eut produit, & sur lequel doit vivre toute une famille, ils doivent se trouver l’objet d’une préférence bien inconcevable, quand la loi ne limite par leur portion à moins de 12,000 livres de revenu annuel, & cela en propriétés de terres, que n’acquîrent jamais probablement aucun de leurs ancêtres, dont ils ont tous fait un usage si pernicieux.

C’en est assez sur ce sujet. Je vais rapprocher, sous un seul point de vue, les articles différens, sur lesquels je me suis arrêté.

Les huit premiers articles ont été expliqués depuis la p. 119.

1. Abolition de l’impôt pour les pauvres.

2. Fonds pour deux cens cinquante-deux mille familles pauvres, à raison de quatre liv. par chaque enfant au-dessous de quatorze ans, lesquels fonds, avec l’addition de deux cens cinquante mille livres, pourvoiront à l’éducation d’un mllion & trente mille enfans.

3. Pensions de six livres par an, pour chaque personne pauvre, marchands ruinés ou autres, donc on a porté le nombre à soixante & dix mille, de l’âge de 50 à 60 ans.

4. Pensions de dix livres pour la vie à toutes les personnes pauvres, marchands ruinés ou autres, dont on a porté le nombre à soixante & dix mille, de l’âge de soixante ans.

5. Dons de vingt sous par chaque naissance, dont on porte le nombre à cinquante mille.

6. Dons de vingt sous pour chaque mariage, dont on porte le nombre à vingt mille.

7. Fonds de vingt mille livres employés aux dépenses funéraires des ouvriers voyageurs qui meurent loin de leurs amis.

8. Travaux toujours ouverts dans les villes de londres & de westminster, pour les personnes qui tombent dans l’indigence.

SECONDE ÉNUMÉRATION

9. Abolition de la taxe sur les maisons & les fenêtres.

10. Dons de trois sous par semaine, pour leur vie, à quinze mille soldats licenciés & proportionnellement aux officiers des corps de troupes licenciées.

11. Augmentation de la paye des soldats restans de 19,500 livres annuellement.

12. Le même don aux hommes de mer licenciés, & la même augmentation de paye, qu’à l’armée.

13. Abolition de la taxe de remplacement.

14. Plan d’une taxe progressive, dont l’effet seroit d’extirper la loi injuste & contre nature de la primogéniture & l’influence funeste du système aristocratique[19].

Il reste encore, ainsi que cela a été établi précédemment un million de surplus dans le produit des taxes. Une partie de cette somme pourra servir à pourvoir à une foule de circonstances imprévues ; & l’excédent permettroit de faire ensuite une réduction proportionnée sur les taxes.

Parmi les réclamations que la justice autorise, le traitement des percepteurs en sous ordre des impôts, mérite la première attention. C’est un reproche que méritent tous les gouvernemens, de dépenser, des revenus immenses, à entretenir sans fonctions, purement de nom & inutiles, & de ne pas donner ce qui est nécessaire pour vivre à ceux sur lesquels tombe tout le travail. Le salaire des percepteurs des impôts fut fixé, il y a plus de cent ans, au taux modique de cinquante livres par an & moins. Il est nécessaire de le porter à soixante-dix. Environ cent vingt mille livres employées à cette augmentation, porteront tous ces salaires à un taux raisonnable.

On proposa de faire ce changement il y a vingt ans au moins. Le conseil de la trésorerie d’alors fut saisi de frayeur, que cela ne conduisit à une demande pareille, de la part de l’armée & de la marine. Mais il arriva que le roi, ou quelqu’un de sa part, s’adressa au parlement, pour lui faire grossir son salaire, de cent mille livres sterlings par an ; ce qui étant fait, tout le reste fut mis de côté, & resta sur l’ancien pied.

Quant à une autre classe d’hommes, le clergé inférieur, je me garderai de m’étendre sur sa situation. Néanmoins, mettant à part toute partialité & tout préjugé, pour ou contre les différens modes & formes de religion, la justice la plus simple peut décider s’il faut qu’il y ait un revenu par an de vingt, de trente livres pour un homme & de dix mille livres pour un autre. Je parle avec d’autant plus de liberté sur ce sujet, que je suis connu pour n’être pas presbytérien, & par conséquent le cri ordinaire des sycophantes de cour sur l’église & les assemblées, qu’ils jettent pour amuser & séduire la nation, ne peut point s’élever contre moi.

Hommes simples des deux partis, ne pénétrez-vous pas cette adresse des cours. Si vous continuez vos débats & vos disputes sur l’église & les assemblées, vous remplirez parfaitement le desir de tout courtisan qui vit en attendant, consomme le produit des taxes publiques, & rit de votre crédulité. Toute religion est bonne, si elle apprend à l’homme d’être bon & je n’en connois aucune qui lui enseigne d’être méchant.

Les calculs qui précédent ne supposent que seize millions & demi de taxes payées au trésor public, déduction faite des frais de perception, tandis que la somme actuellement payée au trésor monte à près de dix-sept millions.

Les impôts levés en écosse & en Irlande y sont dépensés ; & leurs épargnes sortiront de ces mêmes impôts. Mais si une partie étoit payée dans le trésor de l’angleterre, on pourroit la rendre ; ce ne seroit pas une différence de cent mille livres par an.

Il ne reste plus à considérer que la dette publique. Dans l’année 1789, l’intérêt, la tontine exceptée, étoit de 9,150,138 livres. Le ministre sait mieux que moi de combien, depuis, elle a été réduite. Mais après en avoir payé l’intérêt, après avoir aboli, la taxe sur les maisons & fenêtres, celle de remplacement, l’impôt des pauvres fait tous les jours fonds pour eux, pour l’éducation des enfans, pour le soutien des vieillards, pour la portion de la marine & de l’armée licenciee, enfin pour l’accroissement de la paye du reste, il restera un surplus d’un million.

Le projet actuel de payer la dette nationale, me semble, parlant comme une personne indifférente, être une opération mal concertée, si elle n’est pas fausse. Le poids de la dette nationale, n’est pas d’être de tant de millions, ou de tant de centaines de millions ; mais, il réside dans la quantité de taxes levées chaque année, pour en payer l’intérêt. Si cette quantité de taxes reste la même, le poids de la dette est aussi le même, que le capital soit un peu plus ou un peu moins considérable.

Le public ne peut s’appercevoir de la réduction de la dette, que par celle des taxes destinées à payer l’intérêt. La dette n’est donc pas réduite d’un liard par tous les millions qu’on en a payé : & il faudroit maintenant plus d’argent pour en acheter le capital, que quand ce projet commença.

Laissant, pour un moment, ce point auquel je reviendrai, je remonte à l’élévation de M. Pitt au ministère.

J’étois alors en Amérique ; la guerre étoit finie ; & quoique les ressentimens fussent calmés, cependant le souvenir en restait encore.

Quand la nouvelle de la coalition arriva, quoiqu’elle ne m’intéressât pas du tout, comme citoyen de l’Amérique, j’y fus sensible comme homme. Il y avoit quelque chose de choquant dans le jeu public qu’on s’étoit fait de la décence, si ce n’est pas même des principes. C’étoit impudence dans Lord-North, & défaut de fermeté dans Fox.

M. Pitt étoit ce qu’on peut appeler un caractère modéré en politique. Bien loin d’être vendu il ne parut pas même initié dans les premiers mystères des cours : tout étoit en sa faveur. Le ressentiment qu’on avoit contre la coalition, le servit à la place d’amitié ; & l’on prit, pour vertu, son ignorance du vice. Après le retour de la paix, le commerce & la prospérité devoient s’élever d’eux-mêmes ; & cependant on lui fit l’honneur de leur élévation.

Quand il vint au gouvernail, la tempête étoit cessée ; rien n’arrêta sa marche. Il falloit de la simplicité même pour être mal, & il y réussit. Un court espace de temps le montra semblable à tous ses prédécesseurs. Au lieu de profiter de ces erreurs qui avoient accumulé le poids des taxes dont il n’est pas d’autre exemple dans le monde, il chercha, je pourrais presque dire, il provoqua tous les moyens d’augmenter l’impôt. Visant à quelque chose, sans savoir à quoi, il chercha des avantures dans l’europe & dans l’inde ; & abandonnant les prétentions avec lesquelles il commença, il devint le chevalier errant des temps modernes.

Il est pénible de voir un homme de caractère se perdre ; mais il est plus désagréable encore de se voir trompé. M. pitt n’avoit rien mérité, mais il avoit beaucoup promis. Il avoit donné des marques d’un esprit au-dessus de la bassesse & de la corruption des cours. Sa candeur apparente encouragea les espérances, & la confiance publique, au milieu du cahos des partis opposés, après avoir été ébranlée, se ranima & s’attacha à lui. Mais trompant l’espérance de la nation qui, dégoûtée de la coalition s’étoit fait une grande idée de son mérite il a donné dans des mesures qu’un homme moins appuyé n’auroit jamais osé tenter.

Cet exemple montre que tout changement de ministre ne signifie rien. L’un sort, l’autre entre & toujours l’on suit les mêmes mesures, l’on se livre aux mêmes vices ; l’on fait les mêmes extravagances. Qu’importe qu’on soit ministre, le défaut est dans le système. Le fondement & la structure du gouvernement sont mauvais ; étayez le comme il vous plaira, il tombera également dans le gouvernement de la cour, & s’y enfoncera toujours davantage.

Je reviens, comme je l’ai promis, à la dette nationale, cet enfant de la révolution anglo-allemande, & de son esclave la succession d’Hanovre.

Il est maintenant trop tard pour rechercher les principes de cette dette. Ceux à qui il est dû, ont avancé l’argent, & ce n’est pas leur crime, s’il fut bien ou mal dépensé, ou même s’il fut volé. Il est cependant facile de voir que, comme la nation fait continuellement des progrès dans la connoissance de la nature & des principes du gouvernement & de l’impôt ; comme elle compare, à cet égard, l’Amérique, la France & l’Angleterre, il est impossible de la tenir long-temps encore dans l’état de léthargie où elle a été jusqu’à présent. Il faut nécessairement que quelques réformes s’en suivent. Peu importe que les principes pressent, avec plus ou moins de force, dans le moment présent. Ils sont répandus dans le monde, & rien ne peut arrêter leur action. Comme un secret une fois divulgué, on ne peut les rappeler : & c’est être véritablement bien aveugle si l’on ne voit pas qu’il se commence déjà un grand changement.

Neuf millions de taxes mortes sont une chose très-sérieuse ; & ce n’est pas seulement à un mauvais gouvernement qu’elles sont dues, mais en grande partie à un gouvernement étranger. En plaçant le pouvoir de faire la guerre, entre les mains d’étrangers qui ne vinrent que pour s’enrichir, on ne pouvoit attendre que ce qui est arrivé.

On a déjà donné, dans cet ouvrage, des raisons qui montrent que quelque reforme qu’on fasse dans les impôts, elle doit porter sur les dépenses courantes du gouvernement, & non sur cette partie appliquée à l’intérêt de la dette nationale. En exemptant le pauvre de sa taxe, il sera entièrement soulagé, tout mécontentement de sa part sera éteint, & en modifiant celles des taxes dont il a été parlé ci-dessus, la nation regagnera fort au-delà de la dépense qu’elle a faite pour la folle guerre d’amérique.

Il ne reste plus qu’à considérer la dette nationale, comme un sujet de mécontentement. Pour l’éloigner, ou plutôt pour le prévenir, ce seroit une bonne politique de la part même des propriétaires des fonds, de les considérer comme toute autre propriété, sujette à supporter une portion de la taxe. On tourneroit ainsi la nation en faveur de la dette ; elle acquerroit une nouvelle sûreté ; & comme une grande partie de ses inconvéniens, sont balancés par les avantages du capital qu’elle tient en circulation, une mesure de cette espèce finiroit de l’emporter, & répondroit à toute objection[20].

Ces vues peuvent être remplies par des moyens graduels, tels que ce qui est nécessaire sera fait convenablement, avec la facilité la plus grande.

Au lieu de taxer le capital, la meilleure méthode seroit de taxer l’intérêt dans quelque rapport progressif, & de diminuer les impositions publiques, dans la même proportion que la diminution de l’intérêt.

Supposez que l’intérêt fut taxé à un demi-denier par livre, la première année, un demi-denier de plus, la seconde, & qu’on avançât ainsi dans un certain rapport qui seroit déterminé, lequel seroit cependant moindre que l’impôt sur toute propriété ; cette taxe soustraite de l’intérêt au temps du paiement, seroit ainsi levée sans aucun frais de recette.

Un demi-denier par livre diminueroit l’intérêt, & conséquemment l’impôt de vingt mille livres sterlings. La charge sur les voitures de charge monte à cette somme : cette taxe pourrait donc être abolie, dès la première année. La seconde année, l’impôt sur les domestiques femelles, ou quelque autre, d’un égal produit, pourroit être ôté ; & procédant de cette manière, toujours appliquant à l’extinction de la dette, l’impôt levé sur la propriété, au lieu de le faire suivre aux besoins courans, on finiroit par s’en délivrer.

Néanmoins, les propriétaires des fonds payeroient alors, moins d’impôts, qu’ils ne font maintenant. Ce qu’ils épargneroient par l’extinction de l’impôt pour les pauvres, de celui sur les maisons & les fenêtres, de la taxe de remplacement, seroit considérablement au-dessus du montant de cette taxe, lente, mais certaine dans ses effets.

Il me semble prudent de rechercher les mesures qui pourvoiroient à toutes les circonstances quelconques qui pourraient se présenter. La crise qui existe en ce montent, dans les affaires de l’europe, semble l’exiger, car, se préparer, c’est sagesse. Si l’impôt est une fois dissous, il sera difficile de le rétablir : & d’ailleurs, le soulagement ne sera jamais aussi salutaire, qu’en procédant par une réduction graduelle & certaine.

La fraude, l’hypocrisie & le mensonge des gouvernemens commencent maintenant à être trop bien connus, pour qu’ils puissent se promettre encore une longue durée. La comédie que jouent, dans toutes les contrées, les monarques & les aristocrates, est prête à avoir le même dénouement que celle de la chevalerie, & m. burke se prépare pour leurs funérailles. Laissons les donc passer, comme toutes les autres folies qui se sont évanouies, & plaignons ceux qui les regrettent.

Le temps n’est pas éloigné où l’angleterre aura honte de dépenser un million sterling par an, pour soudoyer des hommes qu’elle tire à grand frais, de hollande, d’hanovre, de kell, ou de brunswick, qui ne connoissent ni ses loix, ni sa langue, ni ses intérêts, & dont les talens méritoient à peine une place de commissaire de quartier. Le gouvernement est donc une chose bien simple, bien facile, puisqu’il peut être confié à de telles mains ; & alors chaque ville, chaque village de l’angleterre, ne peut-il pas fournir tous les matériaux propres à sa construction.

Quand un pays, dans le monde, pourra dire : mes pauvres sont heureux ; on n’en trouve aucun dans l’ignorance, ou dans la détresse ; mes prisons sont vides ; mes rues n’offrent point le spectacle de la mendicité ; les vieillards sont pourvus du nécessaire ; les taxes ne sont point oppressives ; le monde moral est mon ami, parce que je suis celui de son bonheur ; quand un pays pourra parler ainsi, qu’il vante sa constitution & son gouvernement.

Dans l’espace de peu d’années nous avons vu deux révolutions ; celle d’amérique & celle de france. Dans la première, le débat fut long & le choc violent ; dans celle-ci, la nation agit avec une impulsion si forte, que, n’ayant aucun ennemi étranger, la révolution fut complette dans le pouvoir, au moment même où elle éclata. Ces deux exemples démontrent que les forces les plus efficaces, qu’on puisse faire agir pour les révolutions, sont la raison & l’intérêt commun. Partout où elles peuvent agir, l’opposition expire par la crainte, ou se débande par la conviction. Ce sont deux postes élevés, qui dominent maintenant toute la terre, & nous verrons par la suite, s’opérer des révolutions, ou des changemens, dans les gouvernemens, avec la même tranquillité qui peut accompagner toute autre mesure déterminée par la raison, & même par la discussion.

Quand une nation change d’opinions & d’habitudes de penser, elle ne peut plus être gouvernée comme auparavant ; & il seroit non-seulement criminel, mais même d’une mauvaise politique, de tenter par force, ce qui doit être fait par la raison. La rébellion, consiste dans une opposition, à force ouverte, contre la volonté générale d’une nation, soit qu’elle vienne d’un parti ou du gouvernement. Il doit donc y avoir dans toute nation, un moyen de reconnoître, quand il est besoin, l’état de l’opinion publique, par rapport au gouvernement. À cet égard, l’ancien gouvernement de france avoit l’avantage sur le gouvernement actuel d’angleterre, parce que, dans les cas extraordinaires, on pouvoit avoir recours à ce qu’on appelloit les états-généraux. Mais en angleterre il n’y a point de corps semblables qu’on puisse convoquer ; & quant à ce qu’on appelle maintenant les représentans, ils ne sont, pour la plupart, que de pures machines, que la cour fait mouvoir par l’attraction des places.

Quoique tout le peuple d’angleterre paye des taxes, il est certain qu’une centième partie ne contribue pas aux élections ; & les membres d’une des chambres du parlement ne représente personne qu’eux-mêmes. Il n’y a donc que la volonté spontanée du peuple qui ait le droit d’opérer une réforme générale ; car le même droit que deux personnes ont de convenir de cette réforme, fait que mille le peuvent aussi. L’essentiel, dès les premiers pas, est de découvrir le sentiment général d’une nation, & d’en faire la règle de sa conduite. Si elle préfère un gouvernement défectueux ou mauvais ; si elle préfère de payer dix fois plus de taxes qu’il n’en est besoin, elle a le droit de le faire. Tant que la majorité n’impose pas des lois à la minorité, différentes de celles qu’elle s’impose à elle-même, il peut y avoir de l’erreur & non de l’injustice. L’erreur ne peut être de longue durée. La raison & la discussion découvriraient bien vite celles dans lesquelles on pourroit d’abord tomber. En procédant ainsi, on n’a pas de désordre à craindre. Dans tous les pays les pauvres sont naturellement paisibles & reconnoissans, quand il s’agit de réformes qui ont leurs intérêts & leur bonheur pour objet. Ils ne se révoltent que lorsqu’on les néglige & qu’on les rejète.

L’attention publique est, dans ce moment, occupée de la révolution de france & de son influence sur les autres gouvernemens. De toutes les nations de l’europe, l’angleterre est la plus intéressée à cet événement. Les circonstances actuelles offrent à ces deux nations une occasion favorable de terminer des inimitiés qui leur ont fait prodiguer des trésors, sans aucun intérêt national ; en joignant leurs efforts, elles peuvent réformer le reste de l’europe. Par-là elles préviendront non-seulement l’effusion ultérieure du sang, & l’augmentation des impôts, mais, encore, elles se mettront à même, par ce moyen, de s’affranchir de ceux, qui maintenant les accablent, ainsi que je l’ai démontré. L’expérience a cependant montré que les gouvernemens qui ont vieilli dans le pouvoir, ne sont pas portés à encourager de pareilles réformes. C’est donc aux nations & non aux gouvernemens, qu’il appartient d’y pourvoir.

J’ai déjà parlé d’une alliance entre l’angleterre, la france & l’amérique, pour des motifs que je devois exposer. Quoique je ne sois pas autorisé d’aucune manière par l’amérique, j’ai de fortes raisons d’assurer qu’elle seroit disposée à se prêter à de telle mesures, pourvu que les gouvernemens avec lesquels elle s’allieroit, agissent comme gouvernemens nationaux, & non comme des cours enveloppées dans l’intrigue & le mystère. On ne peut douter que la france, comme nation & comme gouvernement national, ne préférât l’alliance avec l’angleterre. Les nations, comme les individus qui ont été long-tems ennemis, sans se connoître, ou sans en savoir les motifs, deviennent ensuite les plus amis, quand elles reconnoissent leur erreur, & les mensonges qui l’avoient fait naître.

Supposant donc la probabilité de cette réunion, j’établirai quelques réflexions qui feront voir qu’en joignant la hollande à cette alliance, ces nations seroient non-seulement utiles à elles-mêmes, mais encore à toute l’europe.

Il est certain que si les flottes d’angleterre, de france & de hollande se confédéroient, elles seroient en état de limiter & de désarmer la marine des autres puissances de l’europe, selon les proportions dont elles conviendroient.

Savoir :

Qu’aucune puissance en europe ne pourrait construire de nouveaux vaisseaux de guerre, & qu’elles se soumettroient elles-mêmes à ce règlement. Que chacune réduiroit sa marine, par exemple, au dixième de son état actuel. Cette opération épargnera à l’angleterre & à la france, au moins, deux millions sterling par an, chacune, & leur force relative seroit toujours dans la même proportion. Si les hommes réfléchissoient, comme des êtres pensans, rien ne leur paroîtroit plus ridicule & plus absurde, abstraction faite même de la morale, que de construire des vaisseaux, de les remplir d’hommes, de les haler en plein océan, pour essayer là qui se coulera à fond le premier. La paix qui ne coûte rien, est suivie d’infiniment plus d’avantages, qu’aucune victoire qui coûte toujours cher. Mais quoique la paix réponde mieux à tout ce que se proposent les nations, elle ne remplit pas les fins des gouvernemens de cour, dont la politique habituelle est de chercher des prétextes pour mettre des impôts, créer des places & former des bureaux.

Il est encore certain, je pense, que les puissances confédérées, dont j’ai parlé, avec les états-unis de l’amérique, pourroient proposer avec succès à l’espagne de déclarer l’indépendance de l’amérique méridionale, & d’ouvrir ces contrées riches & immenses au commerce du monde entier, comme l’amérique septentrionale l’est maintenant.

Une nation qui emploie sa puissance à délivrer le monde de l’esclavage & à se faire des amis, se prépare bien plus de gloire, elle se ménage des avantages bien plus réels & bien plus solides, qu’en employant cette même puissance à augmenter les ruines, à porter la désolation & à créer la misère. Les scènes horribles que le gouvernement anglais joue actuellement dans l’inde, ne sont dignes que des goths & des vandales, qui, sans principes, saccagèrent le monde, ne sachant pas en jouir.

L’affranchissement de l’amérique méridionale, ouvriroit un champ immense au commerce ; elle offriroit aux manufactures de l’europe un débouché bien plus avantageux que l’inde, cette partie du monde est pleine de manufactures dont l’importation est nuisible aux manufactures nationales & tarit le numéraire. La balance de ce commerce, au désavantage de l’angleterre, est régulièrement d’un demi million de livres sterlings, transporté chaque année en argent sur les vaisseaux de la Compagnie des Indes : en y joignant l’intrigue allemande & les subsides qu’elle lève, c’est la raison pour laquelle il y a si peu d’argent en Angleterre.

Mais la guerre est une moisson pour les gouvernemens pareils au sien, quelque ruineuse qu’elle soit pour la nation. Elle sert à entretenir des espérances trompeuses, qui empêchent le peuple de remarquer les defauts & les abus du gouvernement ; c’est le voici, le voilà, des charlatans qui amusent & trompent la multitude.

Jamais, une aussi belle occasion ne s’offrit à l’Angleterre & à toute l’Europe, que celle que leur donnent les deux révolutions de la France & de l’Amérique. Par la première, la liberté a acquis un appui dans l’occident ; par la seconde, elle en a un en Europe ; s’il se joint à la France une autre nation, le despotisme disparoîtra, & les gouvernemens n’oseront même pas se montrer. Pour me servir d’une expression triviale ; le fer s’échauffe dans toute l’Europe. Les allemands humiliés & les espagnols esclaves, le russe & le polonois commencent à réfléchir. L’âge actuel sera, par la suite, appelé l’âge de raison, & la génération actuelle paroîtra à celles qui viendront, comme l’Adam d’un nouveau monde.

Quand tous les gouvernemens de l’Europe seront fondés sur une véritable réprésentation, les nations s’instruiront & les préjugés & les inimitiés fomentés par l’intrigue & l’artifice des cours disparaîtront. Le soldat opprimé deviendra citoyen, & le matelot vexé ne sera plus saisi au milieu des rues comme un voleur ; il voyagera en sûreté. Il seroit préférable pour les nations d’assurer aux soldats leur paie pendant leur vie, de les licentier, de les rendre à la liberté, à leurs amis, & de cesser d’en recruter, que de retenir, à si grands frais, une multitude aussi considérable d’hommes, dans une situation aussi stérile pour la société & pour eux-mêmes ; à en juger par la manière dont les soldats ont été traités dans la plupart des pays, on les croirait absolument sans amis. En horreur aux citoyens qui les redoutoient comme des ennemis de la liberté, trop souvent insultés par ceux même qui les commandoient, ils se trouvoient victimes d’une double oppression. Mais aussi-tôt que des principes de liberté se répandent chez un peuple, toute chose est bientôt remise à sa place ; & le soldat rend aux citoyens l’accueil qu’il en reçoit.

En réfléchissant sur les révolutions, il est facile d’appercevoir qu’on peut réduire à deux les causes qui les produisent. L’une naît de quelque grande calamité dont il faut s’affranchir, ou qu’on veut éviter ; l’autre prend sa source du desir d’un bien considérable & positif, & selon que ces causes agissent, on pourrait distinguer les révolutions en actives & passives. Dans celles qui viennent de la première cause, les esprits s’enflamment & s’aigrissent ; la réforme qu’on obtient par le danger est trop souvent souillée par la vengeance. Mais dans celles qui sont l’effet de la seconde, le cœur plutôt animé qu’agité, s’élève avec sérénité à tout ce qui provoque & nécessite un changement. La raison & la discussion, la persuasion & la conviction sont les armes des débats ; & ce n’est que lorsqu’on veut les supprimer, qu’alors on a recours à la violence. Quand les hommes s’accordent à dire qu’une chose est bonne, si on pouvoit l’obtenir, telle par exemple que l’allégement des impôts & l’extinction de la corruption, leur vœu seroit plus qu’à moitié accompli. Ce qu’ils approuvent quand à sa fin, ils le provoqueront certainement, par les moyens qu’ils auront en leur pouvoir.

Quelqu’un, aujourd’hui que les impôts sont si excessifs & tombent si horriblement sur le pauvre, dira-t-il que la remise de cinq livres sterlings, par an, d’impositions faite à cent quatre mille familles pauvres, n’est pas une bonne chose ? Dira-t-il que la remise de sept livres sterlings par an, à cent mille autres pauvres familles. De huit livres sterlings, par an, à un mille autres & de dix livres sterlings, par an, à cinquante mille autres familles pauvres qui restent sans chefs, dira-t-il que ce ne sont pas de bonnes choses ? Et pour avancer un degré de plus dans cette progression, dira-t-il que pourvoir aux malheurs qui affligent la vie, assurer six livres sterlings, par an, à tous les indigens, à toutes les personnes de cinquante jusqu’à soixante ans tombés dans l’infortune, & de six livres sterlings, par an, à celles qui ont passé soixante ans, dira-t-il que ce ne soit pas une bonne chose.

Quelqu’un dira-t-il que l’abolition de deux millions de la taxe des pauvres, avantage accordé aux propriétaires de maisons ; l’abolition entière de celle sur la lumière, c’est-à-dire, sur les fenêtres ; l’abolition de la taxe de remplacement ; dira-t-il que tout cela ne soit pas une bonne chose ? Ou bien soutiendra-t-il qu’abolir la corruption n’est pas une bonne chose ?

Il s’ensuit, que si le bien qui est à acquérir, vaut une révolution passive, rationelle & sans frais, ce seroit une bien mauvaise politique de préférer d’attendre quelque malheur public qui forçât d’en faire une plus violente. Je ne puis croire, en considérant l’esprit de réforme, qui se répand dans toute l’europe, que l’angleterre veuille être la dernière. Il est absurde d’attendre les troubles & les désordres, pour faire des changemens, quand l’occasion de les opérer avec aisance & tranquillité, se présente favorablement. Il peut-être honorable, pour les facultés physiques & animales de l’homme, d’obtenir par son courage & en bravant le danger, les redressemens qu’il demande, des abus, mais il est bien plus honorable, pour ses facultés intellectuelles, d’arriver au même but, par la raison, la conciliation & le consentement général[21].

Comme l’esprit de réforme ou de révolution ; appellez-le comme il vous plaira, s’étend chez des nations entières, ces nations formeront, entr’elles, des alliances, elles se réuniront en conventions ; & quand quelques-unes se seront ainsi confédérées, la marche de la liberté sera rapide, jusques à ce que le despotisme & la corruption du gouvernement soit entièrement extirpés, au moins dans la moitié du monde, l’europe & l’amérique. Alors on pourra ordonner aux pirates algériens de cesser leurs brigandages, car ils ne se continuent que par la politique infernale des anciens gouvernemens, qui les porte à se nuire les uns aux autres.

Dans tous le cours de cet ouvrage, quelque variés que soient les sujets dont il traite, il n’y a qu’un seul mot sur la religion : sçavoir ; que toute religion est bonne, qui apprend à l’homme à être bon.

J’ai soigneusement évité de m’étendre sur ce sujet, parce que je suis porté à croire, que ce qu’on appelle actuellement les prêtres, ne desire rien tant que de voir durer les disputes de religion, pour empêcher la nation de tourner son attention vers des sujets qui touchent au gouvernement[22]. C’est comme s’ils disoient ne voyez que ce chemin ; ne voyez que celui-là.

Mais comme on fait très-mal-à-propos, de la religion une machine politique & que la vérité, est par-là détruite, je terminerai par l’idée que, pour moi, je me fais de la religion.

Si nous supposons une grande famille, dans laquelle, à ces jours particuliers, ou dans certaines circonstances, les enfans se soient accoutumés, d’eux mêmes à présenter à leurs parens quelque preuve de leur affection & de leur reconnoissance, chacun d’eux feroit une offrande différente ; & probablement aussi la manière dont il l’offriroit seroit encore différente. Quelques-uns tourneroient leurs complimens en pièces de vers ou de prose ; d’autres se contenteroient de petites devises, selon que leur esprit le leur dicteroit ou qu’ils croiroient plaire ; peut-être que le plus petit nombre, incapable de rien faire de tout cela, courroit dans les jardins ou les campagnes, & cueilleroit ce qu’il croiroit être la plus belle fleur, ne fut-ce qu’une simple plante sauvage. Les parens seroient bien plus satisfaits par cette variété, que si tous s’étoient concertés pour n’avoir qu’un plan & que chacun eut fait exactement la même offrande. La fête alors auroit l’apparence froide du préparatif & toute la gêne qui nait d’un dessein médité. Mais rien ne seroit plus étrange & n’affligeroit davantage les parens, si, pour savoir quel est le meilleur présent, ils se saisissoient tous, garçons & filles, & s’entre déchiroient.

Pourquoi ne supposerions-nous pas que notre père commun se plaît aussi dans la diversité des prières des dévots, & que la plus grande offense dont nous puissions être coupables envers lui, c’est de nous tourmenter les uns & les autres, & de nous rendre misérables. Pour moi, je pense qu’il voit avec plaisir les efforts que je fais, & je m’y livre avec joie, afin de reconcilier l’espèce humaine, de rendre notre état meilleur, d’unir les nations qui ont été jusques à ce jour ennemies, d’extirper l’horrible pratique de la guerre & de briser les chaînes de l’esclavage & de l’oppression.

Je ne crois pas que deux hommes qui réfléchissent, pensent d’une même manière, sur ce qu’on appelle des points de doctrine. Il n’y a que les hommes qui n’ont jamais médité qui s’accordent sur ce sujet. Il en est comme de la constitution d’angleterre ; il a été reçu, comme une chose de convention, qu’elle était bonne, & les éloges ont pris la place des preuves. Mais quand la nation examinera les principes & les abus qu’elle récèle, on lui trouvera plus de défauts encore que je n’en ai relevé.

Quant à ce qu’on appelle religion nationale, on pourrait aussi bien dire des dieux nationaux. C’est une ruse politique, ou bien un reste du paganisme, ce systême qui donnoit à chaque nation sa divinité particulière & séparée. Parmi tous les écrivains de l’église anglicane qui ont traité d’une manière générale ce sujet de la religion, l’évêque actuel de landaff n’a pas été surpassé, & c’est avec beaucoup de plaisir que je saisis l’occasion de lui rendre cet hommage.

J’ai poussé l’examen du sujet que j’ai entrepris de traiter ici, aussi loin qu’il me semble maintenant possible. C’était mon intention, depuis cinq ans que je suis en europe, de faire une adresse au peuple anglais sur son gouvernement, si l’occasion s’en présentoit, avant mon retour en amérique ; burke me l’a offerte, & je l’en remercie. Il y a trois ans que, par circonstance, je l’invitai à proposer une convention nationale chargée d’examiner la situation présente de la nation. Mais je reconnus que quelque fort que fût alors le courant parlementaire, contre lequel luttoit le parti où il s’étoit jetté ; sa politique & celle de ses compagnons étoit de retenir toutes choses dans le champ de la corruption, & de se confier aux événemens. Une longue expérience avoit montré que les parlemens suivroient toujours les changemens du ministère, & ils reposoient là-dessus leur attente & leurs espérances[23].

Autrefois, quand on se divisoit par rapport au gouvernement, on recourrait à l’épée, & la guerre civile éclatoit. Cette coutume sauvage est rejettée par le nouveau systême ; l’on a recours aux conventions nationales. La discussion & la volonté générale décident la question ; toute opinion particulière cède de bonne grâce, & le bon ordre est conservé sans interruption.

Quelques personnes ont affecté d’appeler les principes d’après lesquels j’ai écrit sur les droits de l’homme, une doctrine de nouvelle invention. La question n’est pas de savoir si ces principes sont anciens ou nouveaux, mais s’ils sont justes ou faux. En les supposant justes, je vais faire sentir par une figure qui se comprendra aisément, les effets qu’ils doivent produire.

C’est maintenant le milieu de février. Parcourant la campagne, les arbres nous présentent encore, dépouillés de leurs feuilles, toute l’apparence de l’hiver. Comme l’on est communément porté, en se promenant, à arracher de jeunes branches, il pourroit m’arriver de faire la même chose, & par hasard, d’observer qu’un bouton, sur cette branche, a déjà commencé de végéter. Je raisonnerois assurément d’une manière bien absurde, ou plutôt je ne raisonnerois pas du tout, si je supposois que ce bouton seroit le seul, dans toute l’angleterre, qui auroit cette apparence ; car, au lieu de décider de cette manière, je devrois bien plutôt conclure que par-tout les arbres sont prêts à la revêtir, & que, quoique le sommeil des plantes continue plus long-temps pour les unes que pour les autres, quoique quelques-unes même pourroient ne fleurir qu’après deux ou trois ans ; tous les arbres cependant seront en feuilles au printemps, exceptés ceux qui sont brisés. De combien le printemps politique est encore éloigné du printemps physique ; aucun œil humain ne le peut prévoir. Mais offrant aux nations mes vœux bien sincères pour leur liberté & leur bonheur, je termine ici les réflexions que je leur laisse à méditer.


  1. Dans l’amérique septentrionale, l’accroissement du commerce, proportion gardée, est plus considérable qu’en Angleterre. Il s’élève à plus du double de ce que l’on a jamais vu, dans les temps qui ont précédé la révolution. Avant la guerre, l’année où il étoit sorti le plus de vaisseaux du port de Philadelphie, leur nombre avoit été de huit à neuf cents. En 1788, il s’éleva à plus de douze cents. Comme l’état de pensylvanie forme un huitième des états-unis, à raison de la population, il s’ensuit que le nombre des bâtimens sortis de leurs ports, dans le courant de la même année, fut à peu près de 10,000.
  2. Lorsque j’ai entendu m. pitt évaluer, la balance du commerce, dans un de ses discours au parlement, je me suis apperçu qu’il n’entendoit rien à la nature & aux intérêts du commerce ; aussi personne ne l’a plus follement tourmenté que lui. Pendant un intervalle de paix, il a été en proie aux calamités de la guerre. Trois fois, en moins de quatre ans de paix, il a été plongé dans l’inertie ; & l’on a renouvellé, jusqu’à trois fois, l’usage inhumain de la presse.
  3. M. will-knowles, maître d’école à shetford, comté de norfolk.
  4. Il s’est formé, de tout temps, une alliance si ridicule entre la politique & l’intérêt personnel, que le monde, tant de fois trompé, a droit de se défier des hommes publics. Quant à moi, je suis fort tranquille sur ce point. Lorsqu’il y a environ dix-sept ans, je commençai ma carrière politique, ce ne fut point par des motifs d’intérêt que je me mis à réfléchir sur les matières du gouvernement ; & ce fait a pour preuve la conduite que j’ai tenue depuis ce moment. Je trouvai l’occasion de faire quelque bien, & je ne consultai point de livres ; je ne m’attachai point à étudier les opinions d’autrui ; je pensai d’après moi-même : voici l’histoire :

    Durant la suspension de l’ancien gouvernement d’amérique, avant les hostilités, & lorsqu’elles furent commencées, frappé de l’ordre & de la décence qui régnoient dans toutes les opérations, il me vint dans l’esprit que tout ce qui étoit nécessaire en fait de gouvernement, se réduisoit à peu de chose, au-delà de ce que l’état de société faisoit de lui-même, & que les formes monarchiques & aristocratiques étoient des tromperies faites au genre humain : ce fut dans ces principes que je publiai le sens commun. Le succès de ce pamphlet n’a point eu d’exemple depuis l’invention de l’imprimerie. Je fis présent du manuscrit à chacun des états-unis, & les demandes s’élevèrent à cent mille exemplaires. Je continuai de traiter le sujet de la même manière, sous le titre de crise, jusqu’à l’entier établissement de la révolution.

    Après que les états-unis se furent déclarés indépendans, le congrès, d’une voix unanime, & sans que j’en eusse connoissance, me nomma secrétaire du département des affaires étrangères. Cette place me fut agréable, en ce qu’elle me donnoit la facilité d’observer les moyens des cours étrangères, & leur méthode de traiter. Mais une mésintelligence s’étant élevée entre le congrès & moi, au sujet de m. silas deane, alors chargé par lui d’une commission en europe, je donnai ma démission, & refusai même toutes les offres pécuniaires qui m’étoient faites par les ambassadeurs de france & d’espagne, m. gerard & dom juan mirallès.

    J’avois alors si completement gagné l’attention & la confiance des américains, j’avois si bien manifesté l’indépendance de mes opinions, que je jouissois, dans la littérature politique, d’une considération à laquelle jamais peut-être auteur n’étoit parvenu dans aucun pays ; & ce qu’il y a de plus extraordinaire, je la conservai sans diminution jusqu’à la fin de la guerre. Je n’en ai encore rien perdu. Comme je n’étois pas l’objet de mes travaux, je les avois entrepris avec la résolution qu’heureusement j’étois disposé à tenir d’être insensible à l’éloge, à la censure, à l’amitié & à la calomnie ; & de ne me point laisser détourner de mon but par des altercations personnelles. L’homme qui ne peut se conduire ainsi, n’est pas propre à soutenir un caractère public.

    La guerre finie, je quittai philadelphie pour me rendre à borden-town, ville située sur la rive orientale de la delaware, où j’ai une petite propriété. Le congrès siégeoit alors à princetown, à quinze milles du lieu où j’étois, & le général washington s’étoit campé à rocky-hill, dans le voisinage du congrès, en vue de donner sa démission d’une place, dont l’objet se trouvoit rempli, & de rentrer dans l’obscurité de la vie privée. Tandis qu’il suivoit cette affaire, il m’écrivit ce qu’on va lire.

    Rocky-hill, 10 sept. 1783.

    J’ai su, depuis mon arrivée ici, que vous étiez à borden-town. J’ignore si c’est par amour de la liberté ou par des raisons d’économie. Que l’un ou l’autre, de ces motifs ait contribué à vous inspirer ce dessein, ou tous les deux ensemble, ou tel autre que je ne puis deviner, si vous voulez venir où je suis, & partager avec moi, je m’en applaudirai infiniment.

    Votre présence rappelera au congrès les services que vous avez rendu à ce pays, & s’il est dans mon pouvoir de les relever à ses yeux, disposez de moi sans réserve, & comptez sur l’empressement & le zèle d’un homme qui sent vivement l’importance de vos ouvrages, & qui se dit, avec beaucoup de plaisir,

    Votre sincère ami,N.
    WASHINGTON.

    Tandis que la guerre duroit encore, sur la fin de l’année 1780, j’avois formé le projet d’aller en angleterre. J’en fis part au général greene, qui étoit alors à philadelphie, d’où il continuoit sa marche vers le sud, le général Washington étant trop éloigné pour qu’il me fût possible de communiquer directement avec lui. J’étois fortement prévenu de l’idée, que si je pouvois aller en angleterre, sans être connu, & y demeurer en sûreté, jusqu’à ce que j’eusse fait paroître un ouvrage de ma composition, je dessillerois les yeux de la nation sur la démence & la stupidité de son gouvernement. Je croyois que les attaques mutuelles des partis qui divisoient le parlement, avoient été aussi loin qu’elles pouvoient aller, & qu’ils n’avoient plus rien de nouveau à se dire. Le général greene entra parfaitement dans mes vues ; mais l’affaire d’arnold & d’andré étant survenue peu-après, il changea d’avis, & craignant beaucoup pour ma sûreté, il m’écrivit d’une manière fort pressante, d’anapolis dans le maryland, d’abandonner ce projet ; & je suivis ce conseil, non sans quelque répugnance. Peu de temps après, j’accompagnai, avec une mission du congrès, le colonel lawrens, fils de m. laurens, qui étoit alors prisonnier dans la tour de londres. Nous débarquâmes à lorient ; le colonel prit les devans ; je restai dans cette ville, & pendant que j’y étois, il survint un événement qui réveilla mon ancien projet. On amena à lorient un paquebot anglais, qui alloit de falmouth à new-yorck, ayant à bord des dépêches du gouvernement. Ce n’est pas une chose extraordinaire que la prise du paquebot ; mais on aura peine à croire qu’on se soit en même-tems emparé des dépêches, puisqu’elles sont toujours attachées, hors des croisées de la cabine, dans un sac rempli de boulets, & prêt à être jeté dans la mer. Le fait est néanmoins tel que je le raconte, car les dépêches me tombèrent entre les mains, & j’en pris lecture. On me dit que le stratagème, que je vais rapporter, avoit fait réussir sa prise. Le capitaine du corsaire la madame ; parloit anglais. Ayant rencontré le paquebot, il fit route avec lui, se donnant pour le capitaine d’une frégate anglaise, & il invita celui du paquebot à monter sur son bord. Celui-ci s’étant rendu à son invitation, il n’eut que la peine d’envoyer quelques-uns de ses gens qui s’assurèrent de la malle. Mais de quelque manière que la chose se soit passée, je parle avec certitude de ce qui regarde les dépêches du gouvernement. Elles furent

    envoyées à paris au comte de vergennes, & lorsque le colonel lawrens & moi retournâmes en amérique, nous emportâmes les originaux au congrès.

    Par ces dépêches, j’en appris plus à l’égard de la stupidité du gouvernement britannique, que je n’aurois pu faire sans cela, & je songeai de nouveau à l’exécution de mon projet. Mais le colonel lawrens étoit si peu disposé à retourner seul en amérique, (d’autant moins que nous avions, entr’autres objets dont nous étions responsables, une somme d’environ 20,000 l. sterl.) que je me rendis à ses desirs, & finis par abandonner mon dessein. Mais à présent, je suis certain que si j’avois pu l’exécuter, il n’auroit pas été absolument infructueux.

  5. Il est difficile d’assigner l’origine des villes à privilèges & à corporations, à moins de supposer qu’elles ont dû leur naissance à quelque service de garnison, ou du moins qu’elles y ont eu rapport. Les époques où elles ont commencé à exister, justifient cette conjecture : La plupart d’entr’elles ont été des villes de garnison ; & dans l’absence des garnisons militaires, les corporations étaient chargées de la garde des despotes. L’usage où elles étoient d’admettre ou d’exclure les étrangers, usage d’où est venu celui de donner, de vendre & d’acheter le droit de bourgeoisie, tient plus de la nature des autorités de garnison, que de celle du gouvernement civil. Les soldats jouissent des privilèges de toutes les corporations d’un bout à l’autre du royaume, par le même motif qui, dans les villes de garnison, les fait jouir des privilèges de bourgeois, double prérogative réservée pour eux-seuls. Ils peuvent, avec la permission de leurs officiers, exercer telle profession qu’il leur plaît, dans toutes les villes à corporations.
  6. Voyez l’Histoire des revenus publics, par sir john sinclair. La contribution foncière rapportoit, en 1646, 2,473,499.
  7. Plusieurs papiers-nouvelles vendus à la liste civile ont fait mention, en dernier lieu, de watiler. Il n’est pas surprenant que sa mémoire soit outragée par les sycophantes de cour, & par tous ceux qui vivent de la dépouille du peuple ; mais cet homme si mal apprécié servit à réprimer l’injustice & la cupidité des créateurs d’impôts, & la nation fut très-redevable à son courage. Voici son histoire en peu de mots : Du vivant de richard II, on percevoit une capitation d’un schelling par tête, sur tous les individus de la nation, petits ou grands, pauvres ou riches, dès qu’ils avoient passé 15 ans. Si la loi favorisoit quelqu’un, c’étoit plutôt le riche que le pauvre ; car un maître de maison ne pouvoit être imposé à plus de ving schellings pour lui, sa famille & ses domestiques, quel que fut le nombre des gens qu’il avoit chez lui, tandis que les familles, au-dessous de vingt personnes, étaient imposées par tête ; Les capitations avoient toujours été odieuses ; mais celle-ci étant de plus vexatoire & injuste, elle excita, comme cela devoit naturellement arriver, l’horreur universelle des classes moyennes & indigentes. Le particulier, connu sous le nom de wattyler, dont le nom propre étoit witer, & qui étoit couvreur (en anglais tyler) de son métier, demeuroit à deptfort. Le receveur de la capitation étant entré chez lui, demanda la taxe d’une de ses filles ; tyler déclara qu’elle n’avoit pas encore quinze ans. Le receveur voulut s’en assurer par lui-même, & commença un examen indécent à cette vue ; le père, transporté de fureur, le frappa d’un marteau, qui le renversa sur le plancher.
    Cette catastrophe fit éclater le mécontentement général. Les habitans du voisinage épousèrent la cause de tyler. En peu de jours, suivant quelques historiens, il fut joint par plus de 50,000 hommes qui les choisirent pour leur chef. Il marcha, vers londres, à la tête de cette armée pour y demander l’abolition des taxes, & le redressement de quelques autres griefs. La cour se trouvant dans un état d’abandon & sans moyens de résister, convint d’une conférence avec tyler, & promit de se rendre dans smithfield à la suite du roi ; cette promesse fut accompagnée de belles paroles & de protestations de son desir de remédier aux oppressions de tout genre. Pendant que richard & tyler, l’un & l’autre à cheval, s’entretenoient, walworth, alors maire de londres, & l’une des créatures de la cour, épia un instant favorable & comme un lâche assassin, blessa tyler d’un coup de dague. Aussitôt, deux ou trois de ses camarades se jettèrent sur lui, & finirent d’immoler cet infortuné.
    Tyler paroît avoir été un homme aussi intrépide que désintéressé. Toutes les propositions qu’il fit à richard avoient un fond d’utilité publique & de justice, qu’on ne remarquoit pas dans les demandes que les barons avoient adressées au roi jean ; &. malgré l’adulation des historiens & des hommes tels que m. burke, qui cherchent, en disant du mal de tyler, à couler la bassesse de la cour, sa gloire survivra à leurs mensonges. Si les barons méritèrent le monument qui leur lut érigé dans runymede, tyler en mérite un dans smithfield.
  8. Les intrigues du cabinet, les guerres étrangères, & les possessions éloignées donnent en grande partie la clef de cette disproportion.
  9. Je me suis trouvé en angleterre lorsqu’on célébroit la centenaire de la révolution de 1688. Le caractère de guillaume III & de marie m’a toujours semblé détestable. L’un cherchoit à prendre son oncle & l’autre son père, afin de s’emparer du pouvoir ; cependant comme la nation étoit disposée à réfléchir sur cet événement, je fus fâché d’en voir attribuer tout l’honneur à un homme pour qui ce n’étoit qu’une chance à courir, & qui outre ce qu’il y gagnoit d’un autre côté, fit payer 600,000 liv. stel. pour les frais de la petite flotte qui l’amena de hollande. Georges I fut aussi avisé que l’avoit été guillaume III ; il acheta le duché de brème avec l’argent de l’angleterre, 250,000 liv. sterl. en sus de la paye qu’il recevoit comme roi, & après l’avoir ainsi acheté aux dépens de la grande-bretagne, pour son profit particulier ; il l’ajouta à son électorat d’hanovre. Dans le fait, toute nation qui ne gouverne pas elle-même équivaut à la mise d’un joueur. L’angleterre, depuis la révolution, a été la victime d’un jeu que l’on entretenoit à ses dépens.
  10. Charles II, comme ses devanciers & ses successeurs, trouvant que la guerre étoit la récolte des gouvernemens, en entreprit une contre les hollandais, & les frais que cette mesure entraîna, portèrent la dépense annuelle à 1,800,000 l. sterl, ainsi qu’elle est fixée sous la date 1666 ; mais la dépense sur le pied de paix n’étoit fixée qu’à 1,200,000.
  11. Farthing.
  12. La taxe des pauvres fut établie vers le règne de Henri VIII, lorsque les autres taxes commencèrent à augmenter, & depuis, elle a toujours augmenté dans la même proportion qu’elles.
  13. En calculant les taxes par familles, cinq individus par famille, chaque famille paie d’imposition 12 liv. 17 schellings 6 den. par an, à quoi il faut ajouter la taxe des pauvres. Quoique tous payent des taxes dans les articles qu’ils consomment, tous ne payent point la taxe des pauvres. Environ deux millions d’individus en sont exempts, quelques-uns comme pères de famille, d’autres comme n’étant point en état, & enfin les pauvres eux-mêmes qui reçoivent des secours. Ainsi la taxe des pauvres payée par les autres est de quarante schellings pour chaque famille de cinq personnes, ce qui fait un total d’imposition de 14 liv. 17 schellings 6 den. ; pour six personnes ; 17 liv. 17 schellings pour 7 personnes ; 20 l. 16 schellings. 6 den.
    Le total des taxes en amérique, sous le nouveau systême du gouvernement représentatif, y compris l’intérêt de la dette contractée pendant la guerre, & en prenant la population à quatre millions d’âmes, population qui existe actuellement, & qui s’accroît tous les jours, est de cinq schellings par tête, hommes, femmes & enfans, voici donc la différence entre les deux gouvernemens.
     Angleterre  Amérique
    Pour une famille de
    cinq personnes....
    
    24 l. 17 sch. 6 d.
    
    1 l. 5. sch.
    Pour une famille de
    six personnes....
    
    17    17
    
    1  10
    Pour une famille de
    sept personnes....
    
    20    16
    
    1  15
  14. Les écoles publiques ne sont pas en général fort utiles aux pauvres. Elles se trouvent principalement dans les villes à corporation, dont les autres villes & les villages sont exclus, ou s’ils y sont admis, la distance des lieux occasionne une grande perte de temps. L’éducation, pour être utile aux pauvres, doit se donner sur le lieu même, & le meilleur moyen, je crois, d’y parvenir, c’est de mettre les parens en état de payer eux-mêmes la dépense. On trouve toujours dans tous les villages des personnes des deux sexes, sur-tout parmi les gens un peu avancés en âge, capables de remplir une pareille fonction. Vingt enfans à dix schellings chacun, & pendant six mois seulement, seroient comme un petit bénéfice dans les parties écartées de l’Angleterre ; & Il y a souvent de pauvres veuves de curés qui se contenteraient d’un pareil revenu.
  15. Commutation taxe.
  16. La taxe sur la bierre fabriquée pour être vendue, dont l’aristocratie s’est exemptée, est presque d’un million au-dessus de celle de remplaçement. En 1788 elle rendit 1,666,152 liv. L’aristocratie devroit donc prendre sur elle seule, la taxe de remplacement, quoiqu’elle est déjà exempte d’un impôt qui est plus fort presque d’un million.
  17. La révolution de france a fait publier plusieurs écrits sur les inconvéniens de la primogéniture. Mais l’ouvrage que f. lathenas fit paroître en 1789, & qu’il avoit médité depuis long-temps, a le plus contribué à faire revenir des préjugés répandus de temps immémorial en faveur des aînés. Cependant, il est certain que la primogéniture, telle qu’elle a été établie, chez les peuples modernes, ne doit son origine qu’au régime féodal, ou plutôt à l’anarchie qui le suivit, par-tout ; f. lathenas avoit établi ce point intéressant d’histoire, dans des recherches qu’il avoit faites, pour servir de première partie à l’ouvrage qu’il a publié. Il a eu tort de croire, voyez l’adresse présentée à l’assemblée nationale, au mois d’août 1790, par une société patriotique, celle des amis de l’union et de l’égalité dans les familles, il a eu tort de croire qu’après l’abolition du régime féodal, prononcé par la première assemblée nationale, il étoit entièrement inutile de mettre au grand jour cette vérité, & de l’étayer de toutes ses preuves. Car, sans doute, c’est pour l’avoir méconnu qu’on n’a rien fait encore pour empêcher l’inégalité dans les successions, qui résulte uniquement de la volonté. Les testamens font encore régner la primogéniture la plus rigoureuse, dans un empire où l’on veut que l’égalité soit établie ! ! !

    Rien n’est donc plus important que de prouver que cet usage, que l’orgueil & l’amour de la domination font faire des testamens, est uniquement sorti de la féodalité, & que, pour détruire entièrement son régime, il faut nécessairement ôter aux parens la faculté de tester. En angleterre, outre la loi qui établit le droit de primogéniture, les parens font le même abus des testamens. Les recherches de f. lathenas, sur l’origine de cet abus & sur la corruption particulière qu’il engendre, y seroient donc bien acceuillies : & l’on ne peut que desirer que l’on retrouve le manuscrit de cet ouvrage, dont l’auteur a fait hommage à l’assemblée nationale, le 4 décembre 1791, & que l’on a perdu, à ce qu’il paroît, par une négligence inconcevable des secrétaires de l’assemblée alors en fonction, ou par celle des bureaux.

  18. Voyez les rapports sur le commerce des bleds.
  19. Quand on aura fait des recherches sur les divers degrés de misère que supporte la partie indigente de la société, on trouvera probablement qu’il est nécessaire d’adopter un tout autre arrangement que celui qui est ici proposé. Les veuves, par exemple, chargées de famille, ont un plus grand besoin de secours. Il y a ensuite des différences, par rapport à la cherté des consommations, dans divers pays, & particulièrement pour le chauffage.

    Supposez donc que des milliers de circonstances extraordinaires à la taxe de 10 livres par an, pour chaque famille…….................….…..…………….. 500,000 liv.

    100,000 familles à 8 l. par an ....................................................800,000

    100,000 familles à 7 1. par an. ..................................................700,000

    104,000 familles à 5 l. par an ....................................................520,000

    Et en place de dix sols par chaque enfant, pour leur éducation, allouez cinquante sols par famille, pour cet objet, à cinquante mille familles...................................................................................... 250,000

    —————————
    ....................................................................…………………... 2,770,000

    140,000 personnes âgées comme ci-dessus.................…….. 1,120,000

    —————————

    ..................................................................................................……... 3,890,000 liv.

    —————————

    Cette disposition emploie la même somme que celle proposée aux pag. 115 & suiv. comprenant 150,000 liv. pour l’éducation. Mais elle pourvoit, en comprenant les gens âgés, du soutien de quatre cents quatre mille familles, ce qui est un tiers de toutes les familles d’angleterre.

  20. Les créanciers de l’angleterre ont le plus grand intérêt, pour la sûreté de leurs créances, que ce que paine propose leur arrive. L’aristocratie & le despotisme eussent fait faire la banqueroute en france, s’ils s’étoient maintenus. Mais les créanciers de l’état y ont fait la faute, de ne pas demander, eux-mêmes, que la dette soit assujettie à un impôt, avec plus de patriotisme, ou seulement, les vues plus étendues, ils eussent mieux pourvu à leur sûreté ; ils auroient eu alors plus de titres, pour empêcher bien du désordre, s’ils avoient porté sur les finances, l’œil observateur, que leur propre intérêt devoit leur donner, afin d’empêcher les dilapidations horribles qui s’y sont commises depuis la révolution. Leur négligence, leur avidité & leur impéritie les exposent aujourd’hui à toutes les conséquences du désordre dans lequel on cherche à nous jetter. Ce sera une leçon pour les créanciers de l’angleterre. Ils seront certainement plus habiles à profiter du reveil de cette nation, qui ne sera pas moins généreuse que sa voisine, mais qui sera plus exactement juste, en se guidant par les principes qui sont ici exposés. Note du traducteur.
  21. Je connois l’opinion des hommes les plus éclairés en france, car partout il y en aura qui prévoiront davantage les événemens que d’autres ; je sais que beaucoup, non-seulement dans la masse générale des citoyens, mais encore plusieurs des principaux membres de la première assemblée nationale pensent que le système monarchique ne sera pas de longue durée dans ce pays. Ils ont reconnu que comme la sagesse ne peut être rendue héréditaire, le pouvoir ne doit pas l’être, & qu’un homme, pour mériter un million sterling par an, d’une nation, devroit avoir un esprit capable de comprendre depuis un atome jusques à l’univers ; & s’il l’avoit, il dédaignerait d’être payé. Mais ces hommes qui ont senti toutes ces choses, n’ont pas voulu conduire la nation plus vite que sa propre raison, & que son intérêt même ne l’exigeoit. Dans toutes les conversations sur ce sujet, auxquelles j’ai assisté, j’ai toujours remarqué cette opinion, comme la plus générale, que quand on en seroit arrivé là, la méthode la plus honorable & la plus digne seroit, de faire un beau présent, à la personne, quelle qu’elle soit, qui remplira la charge de roi & quant à elle, ce qu’elle pourra faire de mieux, ce sera de jouir, dans la vie privée, des droits & des privilèges communs à tous les citoyens, & du plaisir de n’être pas plus responsable que tout autre envers le public, de son tems & de sa conduite.
  22. Les prêtres ont toujours trahi les intérêts de la morale & du bonheur des peuples, pour le maintien de la tyrannie à laquelle la superstition sert d’appui. F. lanthenas a mis en évidence ce fait, bien important pour l’humanité, dans l’ouvrage qu’il a publié contre l’abus des testamens, au moyen desquels, la primogéniture subsiste, ou s’agrave, au détriment de la foule de puînés qu’elle dépouille. Il a montré que si les prêtres songeoient à la morale & au bonheur des hommes, comme ils en prennent l’apparence dans leurs discours, pour les tromper, ils se seroient les premiers élevés contre cet abus volontaire des testamens, évidemment réprouvé par la morale & la religion. Cependant, en angleterre, ils y sont tout aussi indifférens qu’ils le sont en france, sur ce point, pourvu que la dîme se paie, pourvu que les esprits leur soient superstitieusement soumis, que leur importe la masse que la progéniture engendre ? Elle est le soutien de l’aristocratie, & l’aristocratie, comme le despotisme, sont le soutien des prêtres.
  23. Depuis l’ouvrage apologétique de la constitution d’angleterre, de delolme, si loué par l’aristocratie en france & si bien payé par le gouvernement anglais, l’hypocrisie de ce gouvernement, sa corruption & la misère du peuple, qui en est la suite, ont été devoilés par plus d’un écrivain. Mais celui qui l’a fait un des premiers, avec le plus de sagacité en angleterre, c’est j. osward, dans un écrit qui a eu plus d’une édition, & qui lui a valu les persécutions honorables du ministère. Il peut servir de complément à cet ouvrage de payne. Les éditeurs, qui publient en français celui-ci, se proposent de publier l’autre aussitôt après. Il est sous-presse, & il sera sans doute également bien reçu des amis de la liberté.