Théorie et pratique des droits de l’homme/Chapitre 4

Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 33-66).


CHAPITRE IV.


Des constitutions.


Il est évident que les hommes entendent des choses distinctes, lorsqu’ils parlent de constitution & de gouvernement, où il seroit inutile de conserver ces deux mots ? Une constitution n’est point l’acte d’un gouvernement ; c’est celui d’une nation, qui constitue un gouvernement, & tout gouvernement sans constitution est un pouvoir illégal.

Tout pouvoir exercé sur une nation, doit avoir un commencement. Il faut qu’il soit délégué, ou qu’on se l’arroge. Tout pouvoir délégué est un dépôt ; tout pouvoir qu’on s’arroge est une usurpation. Le tems ne saurait changer la nature de ces deux origines.

La révolution d’Amérique & ce qui l’a suivie, nous présentent l’image d’une société qui commence à s’organiser, & les événemens qui se sont passés sous nos yeux, abrègent nos recherches sur l’origine du gouvernement. Nous n’avons pas besoin de chercher des renseignemens dans les ténèbres de l’antiquité, ou d’errer au hasard sur des conjectures. Nous assistons à la première formation du gouvernement, comme si nous avions vécu dans l’enfance du monde. Le livre réel, non de l’histoire, mais des faits, est ouvert devant nous, & ses pages n’ont été mutilées, ni par les mensonges, ni par les traditions.

Je vais développer en peu de mots le commencement des constitutions américaines, & cette notice suffira pour démontrer la différence des constitutions aux gouvernemens.

Il n’est pas hors de propos de rappeller au lecteur que les États-Unis de l’Amérique sont composés de treize états séparés, dont chacun établit un gouvernement dans son sein, après qu’ils se furent déclarés indépendans, le 4 juillet 1776. Dans la formation de ces gouvernemens, chaque état suivit une marche indépendante de celle des autres ; mais tous portent sur le même principe. Ces gouvernemens partiels, une fois établis, les états procédèrent à la formation du gouvernement fédératif, dont l’influence s’étend dans tous les états ; dans les affaires qui concernent l’intérêt de tous, ou qui ont rapport à leurs relations, soit respectives, soit étrangères. Je commencerai par donner une idée de l’un de ces gouvernemens partiels, celui de la Pennsylvanie, je passerai ensuite au gouvernement fédéral.

L’état de Pennsylvanie, quoiqu’à-peu-près aussi étendu que l’Angleterre, n’étoit alors divisé qu’en douze comtés. Chacun de ces comtés avoit élu un comité au commencement de la querelle avec le gouvernement anglais ; & comme la ville de Philadelphie, qui avoit aussi son comité, étoit la plus à portée des nouvelles extérieures, elle devint le centre de communication de divers comités. Lorsqu’il devint nécessaire de procéder à la formation d’un gouvernement, le comité de Philadelphie proposa que tous les comités des comtés, tinssent une conférence dans cette ville ; cette conférence s’ouvrit dans les derniers jours du mois de juillet 1776.

Quoiqu’élus par le peuple, ces comités ne l’avaient pas été précisément pour former une constitution ; ils n’étoient pas non plus investis de l’autorité nécessaire ; & comme, d’après l’idée qu’on avoit, en Amérique, des droits des peuples, ils ne pouvoient s’arroger ce pouvoir ; leurs fonctions se bornoient à conférer sur cet objet, & à lui donner la première impulsion. Aussi la conférence ne fit autre chose que déterminer le cas où l’on se trouvoit. Elle recommanda ensuite aux divers comtés d’élire chacun six représentans, qui s’assembleroient à Philadelphie, sous le titre de convention, munis des pouvoirs nécessaires pour reviser une constitution, & la proposer à l’attention publique.

Cette convention, dont Benjamin Franklin fut président, après s’être assemblée, avoir délibéré sur une constitution, & l’avoir rédigée, en ordonna la publication ; non comme une chose établie, mais pour qu’elle fût examinée, approuvée ou rejettée par tout le peuple. Cela fait, elle s’ajourna à une époque déterminée. Cette époque arrivée, la convention s’assembla de nouveau, & comme on savoit que l’opinion générale du peuple étoit en faveur de la constitution proposée, elle fut signée, scellée & proclamée de l’autorité du peuple & l’acte original fut déposé dans des archives nationales. La convention fixa pour lors le jour où seraient élus tous les représentans qui devoient composer le gouvernement, & le tems où ils entreroient en fonctions. Après quoi, elle se sépara, & chacun de ses membres retourna dans ses foyers, & à ses occupations.

Cette constitution étoit précédée d’une déclaration des droits. Elle régloit ensuite la forme qu’auroit le gouvernement, & les pouvoirs dont il seroit investi ; l’autorité des cours de judicature & des jurés ; le mode des élections, & la proportion des représentans avec le nombre des électeurs ; la durée de chaque assemblée successive, laquelle étoit fixée à un an ; le mode de perception des revenus & la reddition des comptes, pour en vérifier l’emploi ; la nomination des fonctionnaires publics, &c. &c.

Le gouvernement qui alloit exister n’avoit pas le droit de changer ou d’enfreindre à son gré un seul article de cette constitution. C’étoit une loi pour ce gouvernement. Mais comme il y auroit eu de la folie à s’interdire le bienfait de l’expérience, pour prévenir en même-tems l’accumulation des erreurs, s’il venoit à s’en trouver, & pour tenir le gouvernement à l’unisson des circonstances, dans tous les temps, la constitution portoit que tous les sept ans, on éliroit une convention, expressément chargée de la revoir, & d’y faire des changemens, des additions ou des retranchemens, suivant qu’on les jugeroit nécessaires.

Voilà une marche régulière, un gouvernement produit par une constitution, qui est l’ouvrage du peuple revêtu de son caractère primitif, & cette constitution sert, non-seulement à autoriser, mais encore à réprimer le gouvernement. Elle devient le livre-sacré de l’état. Toutes les familles s’empressèrent de l’avoir. Chaque membre du gouvernement se l’étoit procurée, & lorsqu’il s’élevoit un débat sur les principes d’un décret, ou sur l’étendue de quelqu’autorité, rien ne leur étoit plus ordinaire que de tirer de leur poche la constitution imprimée, & de lire le chapitre qui avoit rapport au sujet de la discussion.

On peut juger d’après cet apperçu, de ce qui s’est passé dans chacun des autres états. Passons maintenait à l’origine & à la formation de la constitution fédérale des États-Unis.

Le congrès, lors de ses deux premières sessions, en septembre 1774 & en mai 1775, n’étoit qu’une députation des législatures des différentes provinces, qui prirent ensuite le nom d’états. Il n’avoit point d’autre autorité que celle qui résultait du consentement général & de la nécessité où il se trouvoit d’agir comme pouvoir constitué. Dans tout ce qui regardoit les affaires intérieures de l’Amérique, le congrès se bornoit à adresser des recommandations aux différentes assemblées provinciales, qui étaient libres de s’y conformer ou de les rejetter. Rien de sa part n’avoit force coactive ; & néanmoins, dans cette organisation incertaine, il était obéi plus fidellement & avec, plus de zèle qu’aucun gouvernement de l’Europe. Cet exemple, comme celui de l’assemblée nationale de France, prouve assez que la force du gouvernement ne réside pas dans lui-même, mais la confiance de la nation, & dans son intérêt de conserver l’unité sociale. Dès qu’il a perdu ces appuis, ce n’est plus qu’un enfant investi d’une ombre de pouvoir. Comme l’ancien gouvernement français, il peut fatiguer quelque temps les individus, mais par là même, il accélère sa propre ruine.

Les états-unis s’étant déclarés indépendans, le principe sur lequel est fondé le gouvernement représentatif demandoit que l’autorité du congrès fût définie & constituée. On ne demandait pas encore si cette autorité seroit plus ou moins étendue que celle du congrès que la force des choses avoit formé ; on vouloit seulement donner à ce corps une existence légale.

On proposa l’acte appellé acte de confédération, qui étoit une sorte de constitution fédérale imparfaite, & après de longues délibérations, il fut terminé en 1781. Cet acte n’étoit point au nom du congrès, parce qu’il répugne aux principes du gouvernement représentatif qu’un corps se donne lui-même des pouvoirs. Le congrès commença par notifier aux différens états les pouvoirs dont il jugeoit nécessaire d’investir la confédération, pour la mettre en état de remplir les devoirs & de rendre les services que l’on attendoit d’elle ; les états convinrent de tout, les uns avec les autres, & concentrèrent dans le congrès leurs pouvoirs collectifs.

Il est bon d’observer que dans ces deux exemples, celui de la Pennsylvanie, & celui des États-Unis, on ne voit aucune trace d’un pacte fait entre le peuple d’une part, & le gouvernement de l’autre. Le pacte avoit lieu de peuple à peuple ; il avoit pour objet de créer & de constituer un gouvernement. Supposer qu’un gouvernement quelconque puisse former, comme partie contractante, un pacte avec la totalité du peuple, c’est supposer qu’il existe avant qu’il ait droit d’exister. Il ne peut exister qu’un pacte entre le peuple & les agens du gouvernement ; c’est pour statuer que le peuple les paiera, tant qu’il lui plaira de les employer.

Le gouvernement n’est pas un négoce, qu’un individu, quelconque, ou une corporation d’individus puisse entreprendre & exercer pour son profit ; c’est un dépôt toujours appartenant à ceux qui l’ont délégué, & qu’ils sont toujours maîtres de reprendre. Le gouvernement n’a point de droits intrinsèques ; il n’a que des devoirs.

Maintenant que j’ai donné ces deux exemples de la formation originaire d’une constitution, je vais parler des changemens que celle de chaque état en particulier, & celle des États-Unis ont éprouvés depuis leur établissement.

L’expérience prouva que les constitutions avoient délégué des pouvoirs trop étendus aux gouvernemens partiels, qu’elles avoient créés ; & que l’acte de confédération en avoit remis de trop bornés au gouvernement collectif. Le principe étoit bon ; la distribution du pouvoir étoit seule défectueuse.

Il parut une foule d’écrits périodiques & particuliers sur la convenance & la nécessité de refondre le gouvernement fédéral ; après qu’on eut discuté ce sujet, pendant un certain temps, par la voie de l’impression & dans les conversations particulières, l’état de virginie, appercevant quelques erreurs relatives au commerce, proposa une conférence continentale, & en conséquence de cette ouverture, les députés de cinq ou six assemblées d’états se réunirent, en 1786, à Annapolis dans le Maryland. Les membres de cette conférence, ne se croyant pas des pouvoirs suffisans pour s’occuper d’une réforme, arrêtèrent simplement leur opinion sur la maturité de cette mesure, & ils engagèrent tous les états à tenir l’année suivante, une convention générale.

Cette convention s’assembla à Philadelphie, au mois de mai 1787, & le général Washington fut élu président. Alors il n’avoit aucune relation avec les gouvernemens des états, ni avec le congrès. Il avoit donné sa démission à la fin de la guerre, & vivoit en simple citoyen.

La convention examina sous tous ces rapports, le sujet pour lequel elle se trouvoit assemblée. Enfin, après une infinité de débats & de discussions, elle prit un arrêté sur les différentes parties d’une constitution fédérale. Il ne restoit, plus qu’à statuer sur la manière de lui imprimer l’autorité nécessaire & de la mettre à exécution.

Pour remplir ce but, elle n’agit point comme une faction de courtisans ; elle n’envoya point chercher un stathouder de Hollande, ou un électeur d’Allemagne ; elle soumit cette grande question au bon sens & à l’intérêt du peuple.

Son premier soin fut de publier la nouvelle constitution. Elle invita chacun des états d’élire une convention, chargée expressément de l’examiner, de la ratifier ou de la rejetter. Elle arrêta de plus qu’aussitôt après l’assentiment & la ratification de neuf des états, ils procéderoient à l’élection du nombre de représentans qui leur étoit alloué, pour le nouveau gouvernement fédéral, & qu’alors celui-ci commencèrent d’agir, en même-tems que l’ancien termineroit ses opérations.

En conséquence les états choisirent les membres de leurs conventions. Quelques-unes de ces conventions ratifièrent la constitution à de très-grandes majorités, & deux ou trois à l’unanimité des suffrages.

Ailleurs, il y eut beaucoup de débats & de diversité d’opinions. Dans la convention de Massachusetts, qui se tint à boston, sur environ trois cents membres, la majorité ne s’éleva pas au-dessus de treize ou de vingt voix, mais telle est la nature du gouvernement représentatif, qu’il décide paisiblement toutes les questions à la pluralité des suffrages. Quand la discussion fut fermée dans la convention de Massachusetts, que l’on eut recueilli les voix, les membres opposans se levèrent pour déclarer, « qu’ils avaient parlé & voté contre, la nouvelle constitution, parce qu’ils envisageoient quelques-unes de ses parties sous un autre point de vue que le reste de l’assemblée mais que la majorité ayant décidé en faveur de la constitution, telle qu’elle étoit proposée, ils la maintiendroient par leurs actions, comme s’ils eussent voté pour elle. » Dès que neuf états eurent donné leur assentiment, cet exemple fut suivi par tous les autres dans l’ordre où leurs conventions avoient été formées. On renversa l’échafaudage du premier gouvernement fédéral, & l’on érigea le nouveau gouvernement, dont le général Washington est président. Je ne saurais m’empêcher de remarquer ici, que les services & le caractère de ce citoyen, peuvent faire rougir de honte tous ces individus appellés rois. Tandis qu’ils reçoivent un salaire énorme qui leur est assigné sur les sueurs & les travaux de leurs semblables, salaire auquel ils n’ont droit ni par leurs travaux, ni par leurs talens, ce citoyen fait tous les services qui dépendent de lui, & refuse toute récompense pécuniaire[1]. Il a commandé en chef, sans appointemens ; il n’en reçoit aucun comme président des États-Unis.

Après l’établissement de la nouvelle constitution fédérale, l’état de la Pennsylvanie, sentant que sa propre constitution avoit besoin de quelques changememens, élut une convention pour y procéder. Les modifications qu’elle proposa furent rendues publiques, & le peuple leur ayant donné sa sanction on les fit exécuter.

On remarque qu’il y eut à peine quelque mouvement, pendant qu’on rédigea ces constitutions, & qu’on tint les sessions des conventions réformatrices : les choses suivirent leur cours accoutumé ; & ces modifications ont produit de nombreux avantages.

Il y a toujours plus d’hommes intéressés aux succès d’une constitution juste, qu’il n’y en a d’intéressés à la conservation des abus ; & lorsque les affaires publiques sont soumises à l’exécution, surtout lorsque l’opinion générale est libre, ses décisions ne sont jamais fausses, à moins qu’elles ne soient trop précipitées.

Dans ces deux exemples de changemens faits aux constitutions, les gouvernemens alors existans ne jouèrent aucun rôle. Ils n’avoient aucun droit de paroître dans les débats qui ont pour objet la formation ou la réforme des constitutions. Les constitutions & les gouvernemens qu’elles établissent, n’existent pas pour l’avantage des dépositaires de l’autorité.

Le droit de décider ces questions & de les mettre en exécution, est inhérent à ceux qui payent & non à ceux qui reçoivent.

Une constitution est la propriété nationale, & non la propriété des fonctionnaires : par une déclaration formelle, toutes les constitutions d’Amérique sont établies de l’autorité du peuple. En France, au lieu du mot peuple, on emploie celui de nation ; mais qu’on se serve de l’un ou de l’autre, toujours est-il certain qu’une constitution est antérieure au gouvernement, & que ce sont deux choses très-distinctes.

Il est facile de voir qu’en Angleterre, tout a une constitution excepté la nation seule. Chacune des sociétés ou associations établies a reconnu dans l’origine un certain nombre d’articles, & de ces articles a composé un règlement, qui forme sa constitution. Elle a ensuite nommé ses officiers, dont l’autorité & les fonctions sont indiquées dans cette constitution, & son gouvernement a dès-lors commencé. Ces officiers, quelque titre qu’on leur donne, n’ont point la faculté d’ajouter aux articles fondamentaux, de les altérer ou de les abroger. Ce droit n’appartient qu’au pouvoir constituant.

Pour n’avoir pas saisi la différence qui se trouve entre une constitution & un gouvernement, le docteur Johnson & tous les écrivains de sa force, se sont toujours embarrassés dans leurs propres idées. Obligé de reconnoître qu’il doit exister quelque part une autorité suprême, ils ont attribué cette autorité à ceux qui gouvernent au lieu de la placer dans une constitution formée par le peuple. Lorsque cette autorité réside dans une constitution, elle a la nation pour soutien, & la souveraineté politique n’est point séparée de la souveraineté naturelle. C’est comme individu que les hommes sont soumis aux loix faites par les gouvernemens ; mais la nation exerce, au moyen de sa constitution, un pouvoir auquel la totalité du gouvernement est soumise, & ce pouvoir lui est naturel. Ainsi, l’autorité suprême en dernier ressort, & l’autorité constituante, ne sont qu’un même pouvoir.

Le docteur Johnson n’auroit pas commis une pareille erreur dans un pays où il existe une constitution, & lui-même sert à prouver qu’il n’en existe point en Angleterre. — Mais on peut demander, & c’est une question digne d’être approfondie, pourquoi les anglais sont-ils si généralement persuadés qu’ils ont une constitution, si réellement ils n’en ont point ?

Pour résoudre ce problème, il est nécessaire d’examiner, ce qu’on entend par constitution, sous ces deux aspects généraux ; savoir, lorsqu’elle crée un gouvernement & lui assigne des pouvoirs ; en second lieu, lorsqu’elle règle & circonscrit les pouvoirs qu’elle a délégués.

Si nous remontons à guillaume, le bâtard, nous voyons que le gouvernement de l’Angleterre fut, dans l’origine, une tyrannie fondée sur une invasion & sur la conquête de l’isle. Il est donc manifeste que la nation a cru s’être donné une constitution, parce qu’à différentes époques, elle s’est efforcée de mettre un frein à cette tyrannie, & de la rendre plus supportable.

La grande charte, comme on l’appelloit jadis, & qui ne vaut guères mieux qu’un almanach de l’an passé, n’avoir, pour objet que de forcer le gouvernement à se désister d’une partie de ses usurpations. Elle ne créa point un gouvernement, elle ne lui délégua point de pouvoir, comme doit le faire une constitution. Son esprit, ses résultats n’annoncent point une autorité constituante ; mais l’empressement de reconquérir des propriétés envahis. En effet, pour former une constitution, il auroit fallu qu’au préalable la nation eût entièrement chassé la force usurpatrice, comme la france vient de renverser le despotisme.

L’histoire des édouards & des henris, jusqu’à l’événement des premiers stuarts, offre des exemples de tyrannie aussi nombreux que le permettoient les limites posées par la nation. Les stuarts tâchèrent de passer ces limites, & leur sort est bien connu. Dans tous ces faits, nous ne voyons pas la moindre trace de constitution, mais seulement des bornes mises au pouvoir usurpé.

Après l’expulsion des stuarts, un autre guillaume, sorti de la même souche, & qui appuyoit ses prétentions sur la même origine, prit possession du trône. Et des deux fléaux entre lesquels la nation devoit opter, Guillaume III & Jacques II, elle choisit le moins dangereux ; les circonstances l’obligeoient de prendre l’un ou l’autre. Ici se présente l’acte nommé bill ou déclaration des droits. Ce bill est-il autre chose qu’un marché, passé entre les agens du gouvernement, afin de se partager les pouvoirs, les profits & les privilèges. Le plus fort d’entr’eux dit aux autres : Vous aurez tout ; le reste sera pour moi ; & à la nation, « vous, vous aurez pour votre part le droit de pétition ». La chose étant ainsi, le bill des droits seroit mieux nommé, le bill des torts & des outrages. À l’égard de ce qu’on, nomme la convention parlementaire ; elle fut son propre ouvrage ; elle créa l’autorité d’après laquelle on la voyoit agir. Quelques personnes réunies appelèrent ainsi leur rassemblement. Plusieurs d’entr’elles n’avaient jamais été élues, & aucune ne l’avoit été pour cet objet.

Depuis Guillaume III, & sur-tout depuis que, grace à Walpole, la corruption a été le plus actif de la maison d’Hanovre : ce bill des droits, monument d’une coalition insultante, a produit une espèce de gouvernement dont on ne peut donner une idée juste, qu’en l’appellant une législation despotique. Les parties peuvent bien s’embarrasser mutuellement ; mais l’ensemble est illimité, & le seul droit que le gouvernement reconnoisse hors de lui, est le droit de pétition. Où est donc la constitution qui délègue ou qui restreint l’autorité ?

Quoiqu’une partie du gouvernement soit élective, ce gouvernement n’est-il pas moins despotique, si la totalité des personnes élues possède, sous le nom de parlement, une autorité illimitée ? L’élection en ce cas, est séparée de la représentation ; & c’est une part dans le despotisme que sollicitent les candidats.

Je ne puis me figurer qu’une nation assez éclairée, pour réfléchir sur ses droits, ait jamais conçu l’idée d’appeller ce mode une constitution ; mais le gouvernement avoit pris soin d’en répéter sans cesse le mot au peuple. Il a passé dans la circulation comme d’autres mots de tactique, à force d’être dans les discours parlementaires, de même que ces inscriptions, qui se présentent par-tout, tracées avec de la craye, sur les enseignes & sur les portes. Mais quelle que soit la constitution, elle a été, incontestablement, l’instrument le plus productif d’impôts que l’on ait jamais imaginé. Les impôts de la france, sous la nouvelle constitution, ne montent pas tout-à-fait à treize schellings par tête[2], &, en Angleterre, sous les auspices de la prétendue constitution actuelle, les taxes s’élèvent à quarante-huit schelings & six pences par tête, y compris les hommes, les femmes & les enfans, c’est-à-dire, à près de dix-sept millions sterling, non compris les frais de collecte, lesquels se montent à plus d’un million en sus.

Dans un pays tel que l’Angleterre, où les habitans de chaque ville & de chaque comté, remplissent toutes les parties de l’administration civile, au moyen des officiers de section[3], des magistrats, des sessions de trimestre, des jurés & des assises, sans le concours du gouvernement, & sans autre dépense pour le trésor public, que le salaire des juges, on ne peut deviner l’emploi de cette masse énorme d’imposition. La défense intérieure de l’état n’y est pas même comprise. À chaque danger, réel ou chimérique, on a recours à de nouveaux emprunts, & à des taxes nouvelles. Il n’est pas surprenant qu’on exalte avec tant d’emphase, un gouvernement si avantageux aux orateurs de la cour ! Il n’est pas surprenant que les salles du palais Saint James & la chapelle de Saint-Étienne, retentissent sans cesse du mot constitution. Il n’est pas surprenant qu’on y réprouve la révolution française, & qu’on s’y élève contre un systême qui place la chose publique au-dessus de tout ! Le livre rouge de l’Angleterre, comme celui de la France, donne la clef de ces énigmes[4].

Je vais maintenant, pour nous délasser, adresser un mot ou deux à M. Burke. Je lui demande pardon de l’avoir négligé si long-temps.

L’Amérique, dit-il, dans son discours sur le bill, relatif à la constitution du Canada, « ne rêva jamais à une doctrine aussi absurde que celle des droits de l’homme. »

M. Burke craint si peu de se compromettre, il entre si peu de jugement dans ses assertions, dans les données dont il s’appuie, qu’il nous épargne le travail d’une réfutation, appuyée sur les principes de la philosophie & de la politique. Bornons-nous aux conséquences naturelles de ses propositions ; le ridicule en est frappant. Par exemple :

Si, comme il l’assure, les gouvernemens ne sont pas fondés sur les droits de l’homme, & que cependant ils soient fondés sur des droits quelconques, il faut, par une conséquence nécessaire, qu’ils soient fondés sur les droits de quelque chose qui n’est pas l’homme. Quel est donc ce quelque chose là ?

Nous ne connoissons sur la terre, que l’homme & la bête ; & dans tous les cas où deux choses distinctes se présentent seules, nier l’une c’est affirmer l’autre. Ce qu’il y a de certain, c’est que M. Burke, s’élevant contre les droits de l’homme, se décide pour la bête, & qu’il prouve que le gouvernement est une bête : le gouvernement lui doit une reconnoissance sans borne pour sa dialectique. Une difficulté applanie en applanit souvent plusieurs autres. On enchâsse & nourrit avec soin des bêtes féroces dans les ménageries ; c’est pour montrer, sans doute, l’origine des gouvernemens ; elles sont là pour tenir lieu de constitution. Pauvre peuple ! pauvre bœuf[5] ! quels honneurs, tu as perdu de n’être pas une bête féroce ; d’après le système de M. Burke, tu aurois été bien nourri à la ménagerie.

Si mes réponses à M. Burke ne sont pas d’un genre très-grave, c’est bien plus sa faute que la mienne. Si j’avois besoin de m’excuser d’avoir défendu à ma manière la cause de la liberté, il me semble que M. Burke devroit bien aussi se justifier de l’avoir un peu abandonnée.

Il résulte d’un manque de constitution en Angleterre, pour régler l’extension excessive du pouvoir, que plusieurs loix sont tyranniques & déraisonnables, & que l’application en est vague & même éventuelle.

Revenons à notre sujet.

L’attention du gouvernement de l’Angleterre, (car j’aime mieux lui donner ce nom, que celui de gouvernement anglais) depuis sa conexion politique avec l’Allemagne, paroît avoir été tellement occupé des affaires du dehors, & des moyens de lever des impôts, que son existence semble être bornée à ces importantes considérations. Les affaires intérieures sont négligées, & quant aux loix à peine ose-t-on s’en occuper.

Presque toutes les questions actuelles sont jugées d’après les mêmes événemens, qu’ils soient toujours applicables ou non, qu’ils aient été bien jugés ou non. C’est à quoi l’on ne daigne pas prendre garde, & cet usage est si universel qu’on est tenté d’attribuer à ceux qui l’ont établi, une politique plus profonde qu’on ne l’apperçoit au premier coup-d’œil.

Depuis la révolution d’Amérique, & plus encore depuis la révolution de France, le gouvernement britannique a constamment prêché cette doctrine moutonnière de ses devanciers, s’appuyant de faits antérieurs aux nouveaux événemens. La plupart de ces autorités ont pour base des principes & des opinions contraires aux principes reconnus ; & plus leur époque est reculée, plus nous devons les suspecter. Mais on les étaye d’une vénération superstitieuse pour tout ce qui porte le sceau de l’antiquité, de même que les moines tapissent d’un nom de saint les reliques qu’ils font adorer, la multitude se laisse prendre à ce piège. Les gouvernemens témoignent aujourd’hui leur crainte. Que les hommes réfléchissent : ils les portent, par séduction, à suivre les pas de leurs ancêtres, vers le tombeau, de la pensée ; ils amortissent leurs facultés intellectuelles, & détournent leurs regards de la scène des révolutions. Ils sentent que le genre humain s’éclaire plus rapidement qu’ils ne le desirent, & cette politique dont ils usent, en propageant la doctrine des autorités, est le baromètre de leurs craintes. Mais ce papisme politique, semblable à l’ancien papisme religieux, a eu son temps, & tend vers sa ruine. Les reliques déchassées & les vieilles autorités, les moines & les rois auront bientôt le même sort.

Un gouvernement qui s’appuie du passé, sans égard aux principes qui déterminoient alors, est le système le plus détestable que l’on puisse adopter pour la pratique. Dans beaucoup d’occasions, les exemples antérieurs doivent servir d’avertissement & non pas de modèle, & loin de les imiter, il faudroit prendre leurs conséquences en sens contraire ; mais ce n’est pas la conduite actuelle, on les adopte tels qu’ils sont & on les met en avant pour tenir lieu de constitution & de loi.

Or, cette doctrine est le fruit d’une politique qui tend à contenir les peuples dans un état d’ignorance, ou c’est un aveu manifeste que la sagesse décroît dans les gouvernemens en raison de leur vieillesse, & qu’elle est réduite à s’étayer d’un tel support. Comment les mêmes personnes qui voudraient être crues plus sages que leurs prédécesseurs, montrent-elles en même-temps leur manque de sagesse ? Comme on traite l’antiquité ! tantôt pour faire valoir certaines vues, on la présente comme une période d’ignorance & de ténèbres ; tantôt par d’autres motifs, on l’offre au monde, comme un foyer de lumières.

S’il faut nous conduire d’après ce qu’ont fait nos pères, il est inutile de porter si haut les frais du gouvernement. À quoi bon payer si chèrement des hommes dont les jonctions sont presques nulles ? Si tous les événemens possibles se sont offerts, une législation devient inutile, & le passé, tel qu’un dictionnaire, décidera toutes les’questions. Ainsi, ou le gouvernement est parvenu à l’époque de sa caducité & demande à être renouvellé, ou depuis qu’il existe, toutes les occasions qui pourroient exercer sa sagesse, se sont déjà présentées ; & puisque sa marche est faite, il ne doit plus être si dispendieux.

Nous voyons maintenant dans toute l’europe, surtout en angleterre, le phénomène d’une nation occupée d’un objet, tandis que son gouvernement a les yeux tournés sur un autre, l’un en avant, l’autre en arrière. Si les gouvernemens prennent le passé pour guide, tandis que les peuples tendent à se perfectionner, ils devront à la fin se séparer, & le mieux qu’ils pouront faire, est de s’en occuper le plus promptement & le plus poliment qu’il sera possible[6].

Après avoir traité des constitutions, comme choses distinctes du gouvernement, examinons les parties qui composent une constitution.

Les avis sont plus partagés sur cet objet que sur l’ensemble. Tout homme qui n’est pas courtisan, conviendra avec nous qu’une nation doit avoir une constitution, qui règle la marche de son gouvernement. C’est une vérité assez simple pour que tous les individus y consentent : ce sont les parties intégrantes de tout ce qui fait naître des opinions multipliées.

Cependant il en est de cette difficulté, comme de toutes les autres. Elle diminuera lorsqu’elle sera bien comprise ; la base essentielle, c’est qu’une nation a le droit de se donner une constitution.

Qu’elle exerce ce droit actuel d’une manière raisonnable ou non, ce n’est pas ce qui nous concerne. Elle l’exerce d’après ses lumières, & en continuant d’agir, elle fait disparoître toutes les erreurs.

Lorsque ce droit est reconnu dans une nation, on ne peut craindre qu’elle en use d’une manière préjudiciable. Une nation ne peut avoir intérêt à se tromper.

Quoique toutes les constitutions de l’Amérique portent sur le même principe général, il n’y en a pas deux qui se ressemblent dans leurs élémens & dans la distribution des pouvoirs qu’elles accordent au gouvernement. Les unes sont plus compliquées, les autres le sont moins.

En formant une constitution, il est premièrement nécessaire d’examiner ce qui rend le gouvernement, indispensable, & secondement quels sont les moyens les plus efficaces & les moins dispendieux d’accomplir ce but.

Le gouvernement est une association nationale, dont l’objet est le bien de tous, individuellement & collectivement. Tout homme a le desir de se livrer à une occupation de son choix ; il veut jouir de son travail, & du produit de la propriété, au moindre prix possible en achetant la sûreté & la paix ; ces objets étant remplis, le but des gouvernemens est rempli.

On a coutume de diviser le gouvernement en trois sections générales, & distinctes : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif & le pouvoir judiciaire.

Mais si nous jugeons indépendamment de la magie des mots, nous ne distinguerons que deux sections du pouvoir qui constitue le gouvernement civil : le pouvoir qui fait les loix, & le pouvoir qui les exécute. Ainsi tous les objets qui appartiennent au gouvernement civil, peuvent se classer dans l’une ou dans l’autre de ces divisions.

Quant à l’exécution des loix, le pouvoir nommé judiciaire est dans le sens le plus strict, pouvoir exécutif de chaque contrée, c’est à lui que tous les individus ont droit d’en appeler, c’est lui qui fait exécuter les loix ; nous n’avons point de notion plus claire sur leur exécution officielle. En Angleterre, comme en France & en Amérique, ce pouvoir commence aux magistrats, & suit, en remontant, la hiérarchie du cours de judicature.

Je laisse aux courtisans l’explication du mot, roi, royauté, pouvoir exécutif. Celui qui en est revêtu n’est qu’un simple titulaire au nom duquel se font les actes du gouvernement, tout autre que lui rempliroit aussi bien cet office, & les affaires publiques ne souffriroient pas de sa vacance, les loix n’en reçoivent ni plus ni moins d’autorité. Elles tirent leur force de la justesse de leurs principes, & de l’intérêt que le peuple prend à leur exécution ; s’il leur faut d’autres appuis, ils dénotent une imperfection dans le système du gouvernement. Des loix d’une exécution difficile ne peuvent être bonnes.

Quant à l’organisation du pouvoir législatif, on a adopté différens modes en différens pays. Dans l’Amérique septentrionale, ce pouvoir est composé de deux chambres. En France il réside dans une seule ; mais en France comme en Amérique, il est purement représentatif.

Malheureusement la longue tyrannie du pouvoir usurpé a pesé si long-temps sur le genre humain, que les peuples ont eu rarement l’occasion de faire sur les modes & les principes du gouvernement, les épreuves nécessaires pour découvrir quels sont les gouvernemens les moins mauvais. Leur nature est à peine connue, & l’expérience nous manque pour déterminer plusieurs cas particuliers.

On objecte au système de deux chambres : 1.o qu’il y a de l’inconsistance dans une législature, dont la moitié prend une résolution finale sur une matière, tandis que cette même matière, est encore en délibération pour la totalité, & par conséquent susceptible de nouveaux éclaircissemens.

2.o Qu’en recueillant les voix de chaque chambre, comme si elles formoient deux corps séparés ; on s’expose, comme on le voit par l’expérience, à soumettre la majorité au vœu de la minorité, dans plusieurs occasions, d’une manière très-inconséquente.

3.o Qu’il est absurde que deux chambres se contrôlent mutuellement, puisque dans les principes d’une représentation équitable, il est impossible de prouver que l’une ait plus de sagesse que l’autre. Leur action relative, peut s’exercer pour le mal comme pour le bien.

Ainsi, en donnant le pouvoir avec l’incertitude de donner la sagesse, & sans être certain qu’on en usera légitimement on fait des hasards & de la prudence la même chose[7].

On objecte, au système d’une seule chambre, qu’elle est toujours exposée à des erreurs qui naissent de révolutions trop promptes. Mais il faudroit se rappeler, que lorsqu’il existe une constitution, qui circonscrit le pouvoir de la législature, & qui fonde les principes dont elle ne doit pas s’écarter, il existe un frein plus efficace, & plus puissant, que tous ceux dont on pourroit s’étayer. Par exemple, si l’on portait, dans une des législatures d’Amérique, un bill semblable à celui que le parlement d’Angleterre décréta au commencement du règne de George I, & qui consistait à prolonger la durée des sessions, le frein seroit dans la constitution. Elle dit aux législatures : Vous irez jusques-là & pas plus loin.

Mais pour réfuter l’objection que l’on fait au système d’une seule chambre, fondé sur la concurrence de ses révolutions ; pour écarter en même temps les inconséquences & souvent les absurdités que fait naître le système des deux chambres, on a proposé la méthode suivante, comme une perfection pour tous les deux.

1.o L’on n’auroit qu’une seule représentation.

2.o On diviseroit cette représentation, par le sort, en deux ou trois sections.

3.o Chaque motion seroit d’abord successivement débattue dans chacune des sections, de manière qu’elles puissent connoître leurs discussions respectives ; mais sans les mettre aux voix dans aucune. Ensuite les représentans s’assembleroient pour discuter ensemble la question & la mettre aux voix.

À cette proposition fut ajouté un amendement, tendant à conserver la représentation dans un état de renouvellement déterminé ; savoir, qu’un tiers de la représentation de chaque section de l’empire se retire l’année révolue pour être remplacée par de nouvelles élections : un autre tiers remplacé à même époque l’année suivante, & tous les trois ans une nouvelle élection générale[8].

Mais quelle que soit la classification des différentes parties d’une constitution, il est un principe général qui distingue la liberté de l’esclavage, c’est que tout gouvernement héréditaire est une espèce d’esclavage, tandis qu’un gouvernement représentatif comporte la liberté.

Considérant le gouvernement, sous le seul point de vue sous lequel on puisse le voir, comme une association nationale, il peut être organisé de manière qu’il ne puisse être troublé par aucun des accidens qui arriveraient à ses parties, & par conséquent aucun pouvoir étranger capable de produire ce dérangement, ne peut tomber entre les mains d’aucun des individus. La mort, maladie, absence ou défection d’aucun individu de l’administration ne peut y être de plus de conséquence, relativement à la nation, que si un membre de l’assemblée nationale de France ou de la chambre des communes de l’Angleterre venoit à mourir.

Aucun être ne peut offrir une plus grande preuve de dégradation qu’une nation qui, oubliant son caractère national, attache son sort à celui d’un individu ; & le ridicule de la scène est souvent augmenté par l’insignifiance héréditaire de la personne qui occasionne ces embarras. Dans un gouvernement ainsi organisé, un être entièrement inutile, un dindon siégeroit dans le conseil ; que s’il devenoit malade ou cessoit de vivre, l’embarras seroit aussi grand & aussi bien fondé que si le dindon portoit le nom de roi. Nous rions comme individus de ces embarras grotesques sans nous appercevoir que toutes ces farces ridicules sont jouées par les gouvernemens[9].

Toutes les conditions de l’Amérique sont établies sur un plan qui exclut les embarras puériles des gouvernemens monarchiques. Le gouvernement ne peut y être suspendu pour aucun événement que ce puisse être ; le système représentatif subvient à tout, & c’est le seul que des nations puissent s’approprier en conservant leur caractère. Un pouvoir extraordinaire ne pouvant être dans les mains d’aucun individu, il ne peut être fait aucune application des revenus nationaux, avant que la personne s’en soit rendue digne par ses services. Il est indifférent que l’homme s’appelle président, roi, empereur, sénateur ou de tel autre nom que l’usage ou la folie peut accorder ou que l’insolence peut effectuer ; & le salaire de cet individu dans son office, qu’il le nomme monarchique, présidentiel, sénatorial, ou d’un autre nom, ne peut excéder dix mille livres sterlings par an. Tous les services importans rendus à la société ont été rendus par des hommes expensifs, qui ne demandoient rien pour leur salaire, mais le travail routinier d’un office, est tellement nivelé sur la capacité commune, qu’il n’exige pas un homme d’un grand talent, & par conséquent des récompenses extraordinaires. Le gouvernement, dit Swift, est un corps uni qui s’adapte à un grand nombre de têtes.

Il est inhumain d’oser dire qu’un million sterling, par an, doit être pris sur les taxes publiques, pour l’entretien d’un seul individu, tandis qu’il est des milliers de citoyens qui y contribuent, que le besoin & la misère retiennent continuellement dans la souffrance. Le contraste des prisons & des palais, de la pauvreté & du luxe ne constituent pas le gouvernement. Il n’est pas institué pour voler au pauvre le peu qu’il a, & pour ajouter à l’indigence du misérable ; mais je traiterai ce point dans la suite, je me borne en ce moment aux réflexions politiques.

Quand, dans un gouvernement, on accorde à quelque individu que ce soit, un pouvoir, ou un salaire extraordinaire, cet individu devient le point central autour duquel s’engendre & s’entretient toute sorte de corruption. Donnez à un homme un million sterling par an ; ajoutez-y le pouvoir de créer, de disposer des places à la charge publique, & la liberté de quelque pays que ce soit sera dès ce moment menacée. Ce qu’on appelle la splendeur du trône, n’est autre chose que la corruption de l’état ; cette splendeur est le résultat du luxe & de l’indolence d’une foule de parasites qui vivent des revenus publics.

Quand ce système vicieux est établi, il devient le protecteur de tous les abus moins considérables. L’homme qui est intéressé à un bénéfice sur l’état d’un million par an, est le dernier à favoriser l’esprit de réforme, de peur que par la suite il ne vienne à toucher aussi à la source de sa fortune ; il est de son intérêt de défendre tous les petits abus, comme autant d’ouvrages extérieurs qui protègent la citadelle ; & dans cette espèce de fortification politique, toutes les parties ont une telle dépendance qu’on ne doit jamais espérer de les voir s’attaquer les unes les autres[10].

Certes, la monarchie n’eût pas subsisté aussi long-temps, dans ce monde, si elle n’avoit été soutenue par tous les abus qu’elle protège ; c’est la première friponnerie qui couvre toutes les autres. En donnant des parts au gâteau, elle se fait des amis ; si elle cessoit de le partager, elle cesseroit bien vîte d’être l’idôle des courtisans.

Comme le principe sur lequel on fonde les constitutions modernes, exclut, absolument, toutes les prétentions héréditaires au gouvernement, il rejette aussi tout catalogue d’usurpation connu sous le nom de prérogatives.

S’il étoit quelque gouvernement où des prérogatives pussent être, avec sûreté, confiées à un individu, se seroit sans doute dans le gouvernement fédéral de l’Amérique. Le président des États-Unis de l’Amérique n’est élu que pour quatre ans. Il est non-seulement responsable, dans le sens général de ce mot, mais encore la constitution donne le moyen particulier de le juger. Il ne peut être choisi moins âgé de trente-cinq ans ; & il faut qu’il soit natif du pays.

Quand on compare ces choses, avec le gouvernement de l’Angleterre, la différence est si énorme, que celui-ci ne paroît plus qu’une absurdité. En Angleterre la personne qui jouit des prérogatives, est souvent un étranger, elle l’est toujours à demi, & toujours mariée à une étrangère. Elle n’est jamais liée au pays par tous les liens naturels & politiques ; elle n’est jamais responsable ; & elle peut prendre les rênes de l’empire à dix-huit ans. Cependant cette même personne peut faire des alliances étrangères, sans la connoissance de la nation & faire la paix ou la guerre sans son consentement. Et ce n’est pas tout, quoique cette personne ne puisse pas disposer du gouvernement, à la manière d’un testateur, elle le fait en grande partie, par les liaisons que les mariages qu’il décide, établissent. Elle ne peut pas directement donner la moitié du gouvernement à la Prusse, mais elle peut former un mariage qui s’associe & qui produise en grande partie la même fin. De cette manière, il est très-heureux pour l’Angleterre, de ne point tenir au continent : car autrement elle courroit grand risque de tomber comme la hollande, sous la dictature de la Prusse ; au moyen d’un mariage, la hollande se trouve aussi bien gouvernée par cette puissance, que si l’ancienne tyrannie de léguer les gouvernemens, en avoit été le moyen.

La présidence, en l’Amérique, ou comme on l’appelle quelquefois le pouvoir exécutif, est la seule place de laquelle l’étranger soit exclus : & en Angleterre, c’est la seule, au contraire, où il soit admis. Un étranger ne peut être membre du parlement mais, il peut être ce qu’on appelle roi. S’il est quelque raison d’exclure les étrangers, ce doit être d’une place où il est plus facile de faire le mal, & dans laquelle, en réunissant tous les motifs d’intérêt & d’attachement, la confiance se trouve plus assurée.

Mais maintenant que les nations prennent le soin de se constituer, elles jettront plus de précision dans l’examen de la nature du département que l’on nomme exécutif. Chacun est en état de se rendre raison de ce que sont les pouvoirs législatifs & judiciaires. Mais quant à ce qu’on appelle en Europe, le pouvoir exécutif, comme distingué des deux autres, c’est, ou une superfluité politique, ou un cahos de choses inconnues.

Tout ce qui est nécessaire, c’est qu’il y ait un département officiel, où aboutissent les nouvelles des diverses parties d’une nation & celles de l’extérieur, pour être présentées à l’assemblée des représentans ; mais il n’y a aucune raison solide, pour donner le nom d’exécutif à ce département ; & on ne peut absolument le considérer que dans un rapport très-subordonné au pouvoir législatif. L’autorité souveraine, dans tout pays, est de faire les loix & tout le reste ne peut être que département officiel.

Après l’ordre des principes & l’organisation des diverses parties d’une constitution, le point le plus important à déterminer, c’est le salaire des personnes à qui la nation confie l’exercice des pouvoirs constitutionnels.

Une nation n’a aucun droit de se servir gratuitement du temps & des services de personne, dans quelque département qu’elle l’emploie. Et il n’y a pas non plus de raison, pour priver les parties d’un gouvernement, d’un juste salaire, quand on en détermine pour d’autres.

Mais en admettant que l’honneur d’être chargé d’une partie du gouvernement, soit une récompense suffisante, il doit être considéré pour chacun de la même manière. Si les membres de la législature d’un pays sont obligés de faire leur service à leurs dépens, ce qu’on appelle le département exécutif, monarchique ou autre, doit faire son service de la manière. Il est déraisonnable de payer l’un, & d’accepter les services de l’autre gratis.

En Amérique on a pourvu décemment au salaire de chaque partie du gouvernement ; mais aucune n’est payée avec extravagance. Chaque membre du congrès & des assemblées reçoit un dédommagement proportionné à ses dépenses ; tandis qu’en Angleterre, on prodigue tout au soutien d’une partie du gouvernement, & l’on ne fait rien pour l’autre ; ce qui fait naturellement que l’on donne à l’un les moyens de corrompre, & que l’autre est mise à même d’être corrompue. Un quart & moins de cette dépense, appliquée comme l’Amérique, en montre l’exemple, remédieroit, en grande partie, à cette corruption.

Une autre réforme dans les constitutions américaines, c’est d’avoir aboli tous les sermens de fidélité à des individus. Le serment de fidélité en Amérique ne se prête qu’à la nation. Rien n’est plus absurde que de mettre un individu à la place où doit être la nation. Le bonheur d’une nation est l’objet supérieur à tout : & c’est pour cela que l’intention d’un serment de fidélité ne doit point être obscurcie en étant figurativement donné à une personne, ou pris en son nom. Le serment appelé en France le serment civique, savoir ; la nation, la loi & le roi, n’est point convenable. Si on le supprime entièrement, on ne le prêtera qu’à la nation seulement, comme en Amérique. La loi peut être, ou ne pas être bonne. Mais ici on ne peut la considérer que comme utile au bonheur de la nation, & par conséquent elle la renferme. Le reste du serment ne convient point, parce qu’il est évident que tout serment particulier doit être aboli. Ils sont les restes de la tyrannie d’une part, & de l’esclavage de l’autre. Le nom de l’auteur de tout ne doit pas être témoin de la dégradation de son ouvrage : & si ce serment représente toujours figurativement la nation, il est à cette place, redondant, & doit être supprimé.

Quelque raison qu’il puisse y avoir d’admettre les sermens, au commencement d’une constitution, on ne doit point les admettre après. Si un gouvernement a besoin d’être soutenu par le serment, c’est une preuve qu’il mérite peu d’être soutenu, & qu’il ne doit pas l’être. Faites le gouvernement ce qu’il doit être, & il se soutiendra de lui-même. Pour terminer cette partie de mon sujet, une des plus grandes perfections qui aient été ajoutées aux constitutions modernes, pour la sûreté perpétuelle & les progrès de la liberté constitutionnelle, c’est la mesure qu’elles établissent pour les revoir, les altérer & les corriger.

Le principe sur lequel M. Burke a établi sa profession de foi en politique, savoir : « qu’il faut lier à jamais la postérité & abdiquer pour elle jusqu’à la fin des tems tous ses droits ; » ce principe est maintenant devenu trop détestable, pour être l’objet d’un débat, & c’est pour cela que je les passe sans en faire mention autrement que pour l’exposer.

On commence à connoître la science du gouvernement ; jusques à présent il n’a été que le simple exercice du pouvoir ; celui-ci a soigneusement empêché les recherches vraies & efficaces du droit des gouvernés ; & il n’a fondé lui-même le sien que sur la possession. Tant que la liberté a eu pour juge son ennemi même, les progrès de ses principes ont dû effectivement être bien foibles.

La constitution d’Amérique & aussi celle de France ont fixé une époque pour leur révision ou désigné le mode par lequel on pourra les améliorer. Il n’est peut-être pas possible d’établir chaque circonstance, où l’on est forcé de concilier les principes avec les opinions & la pratique, de manière que les progrès des événemens, à travers un long espace de temps, ne les dérange jusqu’à un certain point. Et c’est pour cela, qu’afin de prévenir les inconvéniens qui s’accumulent, jusqu’à ce que leur énormité empêche toute réforme, on provoque les révolutions : il est bien préférable de rétablir d’avance les moyens d’y pourvoir à mesure qu’il en est besoin ; les droits de l’homme sont les droits de toutes les générations & aucun n’en peut faire le monopole. On suit naturellement, pour son mérite, ce qui est digne d’être suivi. C’est sa valeur qui le garantit ; & il n’est pas besoin d’y attacher des conditions qui ne serviroient qu’à surcharger. Quand un homme laisse sa propriété à ses héritiers, il n’y attache pas l’obligation qu’ils devront l’accepter. Pourquoi faisons-nous donc autrement quand il s’agit d’une constitution ?

La meilleure constitution qu’on puisse maintenant esquisser, de manière qu’elle s’accorde avec ce que le moment actuel exige, est bien loin de cette perfection qu’elle pourra acquérir en peu d’années. La raison se lève pour l’homme sur les matières de gouvernemens, comme elle n’a point encore fait. La barbarie de nos vieux gouvernemens est prête d’expirer, les rapports moraux entre les nations changeront aussi.

L’homme ne sera plus élevé dans l’idée sauvage que les hommes sont ennemis, parce que le hasard de la naissance a fait naître des individus dans des liens séparés, distingués par des noms différens & comme les contestations ont toujours quelque rapport aux circonstances extérieures ou domestiques, il faudroit que tout changement dans ces circonstances, pût amener des modifications dans ces constitutions, & que les moyens de les effectuer en fissent partie.

Déjà nous appercevons un changement dans la disposition des peuples anglais & français l’un à l’égard de l’autre, & ce changement dans l’esprit public est seul une révolution, si nous le comparons avec l’esprit public des années précédentes. Quel homme auroit prévu ou auroit osé penser, qu’on porterait en Angleterre des santés à une assemblée nationale de France, & qu’une alliance amicale deviendrait le vœu commun de ces deux nations. Il paroît que l’homme, lorsqu’il n’est pas corrompu par le gouvernement, est naturellement ami de l’homme, & que le vice n’est pas inné en lui. L’esprit de jalousie & de férocité, que les gouvernemens de ces deux pays inspiroient, & que leur facilitent l’augmentation des impôts, a maintenant cédé aux principes de la raison, à l’intérêt & à l’humanité. Le trafic des cabinets commence à devenir public, & les mystères & tous les artifices dont on se servoit pour en imposer aux hommes sont sur leur déclin ; il a été blessé à mort, & quoiqu’il puisse encore se traîner quelque temps, il expirera.

Le gouvernement doit être autant soumis à la censure que les actions des individus, & bien loin de-là, les anciens gouvernemens étoient la propriété exclusivement[11] héréditaire, par la classe la plus ignorante & la plus vicieuse. Est-il besoin d’autres preuves de leur pitoyable administration, que l’excès des dettes & des impôts sous lesquels tous les peuples gémissent, & les dissentions qu’ils ont fait naître dans le monde ?

Nouvellement sortis d’une condition si barbare, il est trop-tôt pour déterminer jusqu’à quel point le gouvernement pourroit être abaissé. Nous pouvons prévoir que l’Europe ne tardera pas à former une vaste république, & que tous les hommes seront libres.

  1. Payne, tu te dis philosophe, & tu avilis la pauvreté ?
  2. Le total de contributions directes de la France, pour cette année, est de trois cents millions de livres, qui forment douze millions & demi de livres sterl., ce qui fait en tout, quinze millions sterling & demi. Or ce total, réparti sur vingt-quatre millions d’hommes, ne donne pas tout-à-fait treize schellings par tête. La France, depuis la révolution, a diminué ses impôts annuels d’environ, neuf millions sterlings. Avant la révolution, la ville de Paris payoit un droit de plus de trente pour cent, sur tous les articles qu’on y importait. Ce droit étoit perçu aux entrées de la ville. Il fut aboli le premier mai 1791, & les barières disparurent.
  3. Parish offices.
  4. Ce qu’on appelloit, en France, le livre rouge, n’étoit pas exactement la même chose que le calendrier de la cour en Angleterre ; mais il indiquoit assez la manière dont on prodiguoit une grande partie du produit des impôts.
  5. John bull.
  6. En Angleterre, l’agriculture, les arts utiles, les manufactures & le commerce ont été perfectionnés contre l’esprit du gouvernement, qui est de se modeler sur des exemples antérieurs. Leurs progrès sont le fruit de la hardiesse & de l’industrie des individus, ainsi que de leur association, & le gouvernement n’a pris aucune part à leurs efforts. En méditant ou en exécutant des projets favorables à leurs efforts, personne ne songeoit au gouvernement, ni aux partis de la cour & de l’opposition ; & tout ce qu’on pouvoit espérer à l’égard de l’administration, c’étoît de n’avoir rien à démêler avec elle. Trois ou quatre feuilles ministérielles insultent continuellement au progrès de l’industrie nationale, en les attribuant à un ministre. Elles ne mentiroient pas davantage, en attribuant mon ouvrage à un de ces messieurs.
  7. À l’égard des deux chambres qui composent le parlement d’Angleterre, l’influence qui les domine les fond réellement en une seule, & réduit la législature à n’avoir point de caractère propre. Le ministre, quel qu’il soit, & dans quelque tems que ce soit, a l’air de la toucher avec une baguette soporifique, & sa léthargie répond de son obéissance.

    Mais si nous envisageons les deux chambres, du côté de leurs talens respectifs, la différence paroît si grande, qu’elle prouve seule combien il est absurde de placer le pouvoir, où l’on n’est pas sûr de trouver assez de lumière. Quelque mauvaise que soit la représentation, dans la chambre des communes, elle paroît dans un état de vigueur & de maturité, comparée avec ce qu’on appelle la chambre des lords. Cette chambre parasite est même si peu considérée, que le peuple s’occupe rarement de ce qu’elle fait. Elle paroît d’ailleurs plus exposée aux influences dangereuses, & contraires à l’intérêt général de la nation. Lorsqu’on délibéroit sur la question d’une guerre avec la Russie ou la porte, cette mesure passa, dans la chambre des pairs, à une majorité de 90 voix, tandis que la majorité ne fut que de 63 voix dans la chambre des communes, où le nombre des votans est presque double.

    La discussion sur le bill de M. Fox, relatif aux droits des jurés, mérite aussi quelqu’attention. Les individus, nommés pairs, n’étoient point les objets de ce bill. Ils possèdent déjà plus de privilèges, qu’ils n’en accordent à d’autres. Ils forment

    leur propre joug, & si quelqu’un d’entr’eux étoit poursuivi pour un libelle, on auroit beau le convaincre, il ne seroit pas puni la première fois, il ne doit exister, dans aucun pays, des loix qui portent une semblable inégalité. La loi, dit la constitution française, doit être la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse ; tous les citoyens sont égaux à ses yeux.
  8. Quant au mode représentatif de l’Angleterre, il est trop absurde pour qu’on s’en occupe. Toutes les portions représentées perdent de leur population, tandis que celle des portions non représentées s’accroît. Une convention nationale est nécessaire pour voir l’état du gouvernement dans son ensemble.
  9. On rapporte que, dans le canton de Berne, on nourrit un ours de temps immémorial aux frais du trésor. Le peuple naguères s’imaginoit que s’il manquoit d’ours, tout seroit perdu. Il y a quelques années que l’ours fonctionnaire périt subitement, avant d’avoir été remplacé ; pendant l’interrègne le peuple s’apperçut que le bled croissoit, la vigne prospéroit, le soleil & la lune continuoient leur course, & chaque chose arrivoit comme auparavant, alors prenant courage des circonstances, il résolut de ne plus avoir d’ours, car, disoit-il, l’ours est un animal vorace, dispendieux ; il peut nuire aux citoyens.

    Cette anecdote de l’ours de Berne a été rapportée, dans les papiers français, à l’époque de la suite de Louis XVI, & l’application étoit facile. On prétend que l’aristocratie de Berne en fit une application différente, & c’est alors que les papiers de France furent défendus.

  10. Parmi les plus nombreux, protégés & engendrés par les gouvernemens, tant anciens que modernes, il n’y en a pas de plus grand que celui de loger & d’entretenir un homme & ses héritiers aux dépens du public.

    L’humanité, sans doute, exige qu’on pourvoie au sort du pauvre. Mais de quel droit, moral ou politique, un gouvernement prend-t-il sur lui de dire, qu’un individu, appellé le duc de Richemont, sera entretenu par le public. Cependant, si la renommée dit vrai, il n’y a pas un mendiant, dans Londres ; qui puisse acheter sa part de charbon, sans payer sa part à la liste civile de m. le duc de Richemont. Le produit de cet impôt ne fût-il que d’un scheling par an, l’iniquité de principes seroit la même. Mais lorsqu’il monte à vingt mille livres sterlings par an, l’énormité est trop choquante, pour qu’on la supporte. Tel est cependant un des effets de la monarchie & de l’aristocratie, que ses abus se perpétueront, sans que le peuple puisse réclamer. En relevant ce fait je ne suis conduit par aucun mouvement particulier. Quoique je regarde comme une lâcheté pour tout individu, de vivre aux dépens du public, le vice ne peut être imputé qu’au gouvernement ; car il est devenu si général que, quoique l’on soit dans le parti du ministère ou dans celui de l’opposition, il n’y a point de différence. On se garantit les uns les autres.

  11. Monopolized.