Théorie et pratique des droits de l’homme/Chapitre 3

Traduction par F. Lanthenas.
R. Vatar fils (p. 14-33).


CHAPITRE III.


De l’ancien & du nouveau systême de gouvernement.


Rien ne paroît plus contradictoire que les principes qui ont donné naissance aux anciens gouvernemens, & l’état où la société, la civilisation & le commerce sont capables d’élever les hommes. Le gouvernement de l’ancien systême est une usurpation du pouvoir, pour son propre agrandissement ; le nouveau est une délégation du pouvoir, pour l’avantage commun de la société. Le premier se soutient au moyen d’un systême de guerre ; le second par un systême de paix, le seul moyen d’enrichir une nation ; l’un alimente les préjugés nationaux ; l’autre voudroit établir une fraternité générale, mobile d’un commerce universel. L’un mesure sa prospérité par la masse des revenus qu’il lève à force d’extorsions ; l’autre prouve son excellence, par la modicité des taxes dont il a besoin.

Burke a parlé de whigs anciens & nouveaux. S’il peut s’amuser d’épithète & de distinctions puériles, je ne dois point interrompre ses plaisirs. Ce n’est point à lui, c’est à sieyes que j’adresse ce chapitre. J’ai déjà pris envers lui l’engagement de discuter le gouvernement monarchique, & comme ce sujet rentre de lui-même dans le parallèle de l’ancien & du nouveau systême de gouvernement, je saisis cette occasion pour lui présenter mes observations. Par circonstance je pourrai rencontrer m. burke sur mon chemin.

Quoiqu’on puisse prouver que le systême de gouvernement que l’on qualifie à présent de nouveau, est, dans ces principes, le plus ancien qui ait jamais existé, puisqu’il est fondé sur les droits primitifs & inhérens de l’homme. Cependant, comme la tyrannie & le fer avoient suspendu l’exercice de ces droits pendant des siècles, je serai mieux compris si je le distingue par l’épithète de nouveau, que si je lui rendois son titre légitime de plus ancien.

La première distinction générale qui s’offre entre ces deux systêmes de gouvernement, c’est que l’ancien est héréditaire en tout ou en partie, tandis que l’autre est entièrement représentatif. Il repousse, rejette toute fonction héréditaire, comme étant une tromperie faite au genre-humain ; comme étant insuffisante pour la détermination du gouvernement.

On ne peut prouver par quel droit le gouvernement héréditaire a commencé ? Nul pouvoir humain ne peut s’étendre jusqu’au droit de l’établir. L’homme n’a point d’autorité sur les générations à venir, quant au droit personnel, &, par conséquent, nul individu, nul coopération n’a eu, & ne peut avoir le droit de créer un gouvernement héréditaire. Supposez même qu’il nous fût possible de renaître, au lieu de notre postérité, nous n’aurions pas le droit de nous ravir maintenant les droits qui nous appartiendroient dans cette seconde existence. Sur quel fondement osons-nous donc prétendre les ravir aux autres ?

Tout gouvernement héréditaire est tyrannique de sa nature. Une couronne héréditaire, un trône transmissible, sous quel nom absurde qu’on le désigne, ne présente qu’une seule explication raisonnable : c’est que le genre-humain est une propriété transmissible. Hériter d’un gouvernement, c’est hériter des peuples, comme s’ils étoient des troupeaux.

Quant à la seconde assertion que le gouvernement héréditaire est insuffisant pour les données qui rendent les gouvernemens nécessaires, il n’est besoin pour la mettre en évidence, que d’examiner l’essence du gouvernement, & de la comparer avec les chances du gouvernement héréditaire.

Il faut que le gouvernement soit toujours en pleine maturité. Il doit être combiné de manière qu’il soit préservé de tous les accidens auxquels l’homme individuel est exposé. Or, l’hérédité, sujette à tous ces accidens, est le mode de gouvernement le plus imparfait & le plus irrégulier.

Nous avons entendu nommer les droits de l’homme, systême nivellateur ; mais le seul systême auquel le mot nivellateur soit applicable, est celui d’une monarchie héréditaire. Elle est un systême d’égalisation morale ; elle confère sans distinction, la même autorité à toutes espèces de caractères ; elle met au même niveau le vice & la vertu, l’ignorance & le savoir ; en un mot, toutes les qualités bonnes ou mauvaises. Les rois se succèdent, non point à titre de créatures raisonnables, mais par une filiation purement animale. On ne s’informe ni de leur caractère, ni de leurs facultés intellectuelles. Devons-nous être surpris de l’abjection de l’esprit humain dans les états monarchiques, puisque le gouvernement y est formé sur un niveau d’abjection ? --- Point de caractère fixe. Aujourd’hui un sentiment domine, le lendemain c’est un autre. Il change avec le tempéramment de chaque individu, & par le caractère de chaque successeur. Il prend tour-à-tour les divers attributs de l’enfance, de la décrépitude, de la caducité ; tantôt entre les bras de sa nourrice, puis avec des lizières, on le voit aussi se traîner sur sa béquille. Il renverse l’ordre salutaire de la nature. Il donne à l’enfant, commande aux hommes ; & les fantaisies de cet âge guident la maturité & l’expérience. En un mot, nous ne pouvons concevoir un mode de gouvernement plus ridicule qu’une monarchie héréditaire, sujette toutes ces probabilités.

S’il pouvoit être fait une loi par la nature, ou un décret enregistré dans le ciel & promulgué sur la terre, qui fixât invariablement la vertu & la sagesse dans les castes privilégiées qui se perpétuent sur les trônes, il n’y auroit plus d’objection contre leur hérédité. Mais nous voyons la nature agir contradictoirement à ce systême, comme voulant en faire sentir le ridicule ; nous voyons dans tous les pays, que les facultés intellectuelles des monarques, pour qui leur naissance fut un garant de la souveraineté, sont au-dessous des esprits les plus médiocres. Celui-ci est un tyran, celui-là un imbécile, cet autre un insensé ; quelques-uns réunissent ces trois qualités. Il est donc impossible d’avoir du bon sens & de se confier à ce mode de gouvernement.

Ce n’est point à l’abbé Sieyès que j’ai besoin d’appliquer ce raisonnement ; il m’a épargné cette peine, en proposant son opinion. « Si l’on demande, dit-il, ce que je pense du droit d’hérédité, je réponds sans balancer, qu’en bonne théorie, la transmission héréditaire d’un pouvoir ou d’un emploi quelconque, ne peut jamais s’accorder avec les loix d’une véritable représentation : l’hérédité, dans ce sens, porte atteinte aux principes, autant qu’elle outrage la société. Mais, continue-t-il, consultons l’histoire de toutes les monarchies & principautés électives. Y en a-t-il une où le mode électif ne soit pire que la succession héréditaire ? »

Disputer lequel est le plus mauvais des deux, c’est convenir que tous deux sont mauvais ; & en cela nous sommes d’accord. La préférence que donne Sieyès est une condamnation de la chose qu’il préfère. Une pareille manière de raisonner sur cet objet est inadmissible ; elle porte définitivement une accusation contre la nature, comme si elle n’avoit laissé de choix à l’homme, pour son gouvernement, qu’entre deux maux, dont le moins dangereux porte atteinte aux principes & outrage la société. Laissant de côté pour l’instant, toutes les calamités que la monarchie a causées sur la terre, rien ne prouve plus évidemment son inutilité, dans une forme quelconque de gouvernement civil, que le soin de la rendre héréditaire. Accorderions-nous ce droit d’hérédité pour une fonction qui demanderoit de la sagesse & des talens ? Eh bien, toutes fonctions, quelles qu’elles soient, où l’on peut se passer de talens & de sagesse, sont superflues & insignifiantes.

La succession héréditaire est le ridicule de la monarchie. Elle la met sous le point de vue le plus burlesque, en faisant d’elle une charge que peuvent remplir des enfans & des idiots. Il faut avoir quelques talens pour être simple ouvrier ; il n’est besoin pour être roi, que d’avoir la forme humaine, que d’être un automate vivant. Cette espèce de superstition peut durer encore quelques années, mais elle ne résistera pas long-temps au reveil de la raison, à la connoissance plus approfondie du véritable intérêt de l’homme.

Pour M. Burke, il est le zélateur de la monarchie, non pas tout-à-fait comme pensionnaire, s’il en est un, comme je le pense ; mais en qualité d’homme d’état. Il a conçu pour le genre humain un mépris que le genre humain se fait un devoir de lui rendre. Il le considère comme un troupeau d’êtres qu’il faut gouverner par l’astuce, les illusions & le faste ; & suivant lui, une idole sur le trône y figureroit aussi bien qu’un homme. Je lui dois cependant la justice d’avouer qu’il a été fort poli envers l’Amérique. Je l’ai toujours entendu soutenir que les américains étoient plus éclairés que les anglais ou toute autre nation européenne, & que par conséquent leur gouvernement pouvoit se passer d’illusions.

Quoique la comparaison faite par Sieyès, entre la monarchie héréditaire & la monarchie élective nous soient inutiles, puisque le systême représentatif les rejette l’une & l’autre, si j’avois à faire ce parallèle, je déciderois autrement que lui.

Les guerres civiles occasionnées par des droits héréditaires en litige, sont plus nombreuses, ont été plus sanglantes, ont duré plus long-tems, que celles occasionnées par les élections. Toutes les guerres civiles dont la France a gémi, ont pris leur source dans le systême de l’hérédité ; elles furent produites soit par des prétentions à l’hérédité, soit par l’imperfection de la forme héréditaire, qui admet les régences, c’est-à-dire la monarchie en nourrice. À l’égard de la Grande-Bretagne, son histoire est pleine de semblables malheurs. Les querelles pour la succession entre les maisons d’York & de Lancastre, durèrent un siècle entier ; & d’autres de même nature, se sont renouvellées depuis cette époque. Celles de 1715 & de 1745, n’avoient pas d’autre cause. La guerre de succession pour la couronne d’Espagne divisa presque la moitié de l’Europe. Les troubles de Hollande, sont venus de l’hérédité du stathoudérat.

Une fonction héréditaire, dans un gouvernement qui s’appelle libre, est une épine dans le pied ; elle y cause une fermentation qui tend à s’en débarrasser.

Je pourrois encore aller plus loin, & rapporter à la même cause les guerres étrangères de quelque nature qu’elles soient. C’est l’addition des fléaux de l’hérédité à celui de la monarchie, qui enfante des intérêts de famille, toujours subsistans, ayant toujours en vue la domination & les impôts. La Pologne, quoique le trône y soit électif, a en moins de guerres que les états où le trône est héréditaire ; & son gouvernement est le seul, qui ait essayé de lui-même, quoique d’une manière imparfaite, de réformer la constitution du pays.

Après avoir jetté un coup rapide sur les vices des anciens systêmes de gouvernement, ou systême d’hérédité, comparons les avec le nouveau systême ou le mode représentatif.

Le systême représentatif choisit pour bases la société & la civilisation ; la nature, la raison & l’expérience lui servent de guides.

L’expérience de tous les tems & de tous les âges, a démontré qu’il est impossible de contredire la nature dans la distribution des facultés intellectuelles. Elle les dispense à sa volonté. Quelque règle qu’elle paroisse suivre pour les disséminer parmi les hommes, cette règle demeure un secret pour nous : il seroit aussi ridicule de prétendre fixer l’hérédité de la beauté, que celle de la sagesse. On aura beau définir la sagesse ; elle n’en sera pas moins comme une de ces plantes qui naissent sans être semées. On peut les cultiver lorsqu’elles germent ; mais on ne peut les faire naître à la volonté. La masse générale de la société possède toujours une quantité suffisante de sagesse pour subvenir à ses besoins ; mais elle n’est pas constamment le partage des mêmes parties du corps social ; tantôt elle se montre dans un lieu, tantôt dans un autre : sans doute elle a circulé dans toutes les familles de la terre, sans se fixer dans aucune.

Puisque tel est l’ordre de la nature, celui du gouvernement doit nécessairement le suivre, ou bien le gouvernement, comme nous le voyons, dégénère en ignorance. Le systême héréditaire ne répugne donc pas moins à la sagesse humaine, qu’aux droits de l’humanité ; il n’est pas moins absurde qu’injuste.

De même que la république des lettres donne naissance aux meilleures productions littéraires, en ouvrant au génie une carrière brillante & universelle, ainsi le systême d’un gouvernement représentatif est combiné de manière à produire les loix les plus sages, puisqu’elle va chercher la sagesse par-tout où elle se trouve. Je souris en moi-même, lorsque je songe à la ridicule nullité dans laquelle tomberoient la littérature & toutes les sciences, si l’on en faisoit des professions héréditaires ; & j’applique la même idée aux gouvernemens. Un administrateur héréditaire est autant absurde, qu’un auteur par droit de succession. Je ne sais pas si homère ou euclide ont eu des fils ; mais je ne crains pas d’avancer que, s’ils eussent laissé leurs ouvrages imparfaits, leurs fils ne les auraient pas achevés.

Nous ne pouvons donner d’évidence plus forte à l’absurdité d’un gouvernement héréditaire, qu’en jettant les yeux sur les descendans des hommes qui se sont rendus fameux ? À peine peut-on citer un seul exemple où la postérité d’un grand homme n’ait pas offert un caractère précisément opposé. On diroit que les facultés intellectuelles sont un fleuve qui, après avoir coulé dans certains canaux, suspend sa course pour en former une nouvelle. Rien n’est donc plus déraisonnable que le systême de l’hérédité, puisqu’il établit deux canaux de puissance, où la sagesse refuse de couler. En propageant cette absurdité, l’homme est toujours en contradiction avec lui-même. Il accepte pour roi, pour principal magistrat, pour législateur, un individu qu’il ne choisiroit pas pour commissaire de police.

Des esprits superficiels croient que les révolutions enfantent le génie & les talens ; mais non. Ces sortes d’événemens ne font que les développer. Il existe dans l’homme une masse de sens dans un état d’inertie, & qu’il emporte avec soi dans le tombeau, sans en avoir fait usage, à moins que les circonstances ne la mettent en action. Or, comme il est de l’avantage de la société que toutes les facultés qui sont en elle soient employées, le gouvernement doit être organisé de manière à développer, au moyen d’une opération régulière & tranquille, toutes les ressources intellectuelles qui ne manquent jamais de se montrer dans les révolutions.

Ce développement ne sauroit avoir lieu dans l’insipide état du gouvernement héréditaire, non-seulement parce qu’il empêche ce qui par essence nuit à sa formation & fait naître l’abâtardissement des esprits. Quand le génie d’un peuple est affaissé par une superstition politique, telle que l’hérédité de la couronne, il perd une portion considérable de son aptitude pour tout le reste. La succession héréditaire exige la même soumission qu’à l’ignorance, la sagesse, & quand une fois l’ame s’est pliée à ce respect commandé, elle ne peut plus atteindre la maturité intellectuelle de son être. Elle ne plus être grande que dans les petites choses. Elle se trahit elle-même, & repousse ce sentiment intime qui le presse de s’avouer coupable.

Quoique les anciens gouvernemens ne nous offrent qu’une peinture affligeante de la condition de l’homme, il en est un cependant qui mérite plus qu’aucun autre d’être séparé de cette loi commune. C’est la démocratie des athéniens. Ce peuple vraiment grand, ce peuple extraordinaire, mérite plus d’admiration, & moins de censure qu’aucun de ceux dont parle l’histoire.

M. Burke est si peu instruit des principes constitutifs des gouvernemens, qu’il confond la démocratie avec la représentation. La représentation étoit une chose ignorée dans les anciennes démocraties. La totalité du peuple s’y assembloit, & y faisoit les lois (à la première personne, pour nous servir d’une expression grammaticale.) La démocratie pure n’est autre chose que le forum des anciens gouvernemens, aussi-bien que son principe public. À mesure que ces démocraties devinrent plus populeuses, & que leur territoire s’agrandit, la simple forme démocratique devint incommode & impraticable ; & comme le systême de la représentation étoit inconnu, il s’ensuivit que des convulsions subites les firent dégénérer en monarchies, ou qu’elles furent envahies par celles qui existoient alors. Si l’on avoit aussi bien connu à cette époque le systême représentatif qu’on le connoît de nos jours, il y a tout lieu de croire que ces modes de gouvernement, que nous appellons monarchiques ou aristocratiques, n’auroient jamais pris naissance. Ce fut le besoin d’un systême qui put consolider l’union des diverses parties de la société, lorsqu’elle fut devenue trop nombreuse & trop vaste pour la simple forme démocratique, peut-être aussi parce que des hommes amollis & isolés par la vie pastorale, furent aisément la proie de quiconque voulut les asservir, que ce mode de gouvernement put s’introduire.

Comme il est nécessaire de dissiper les erreurs dont on a chargé la théorie du gouvernement, je vais en relever quelques autres.

Une des finesses politiques des courtisans & des cours, a toujours été d’injurier ce qu’ils appellent le républicanisme ; mais ils ne cherchent jamais à définir ce qu’on a dit, ce qu’on doit entendre par ce mot. Examinons ce qu’il signifie.

Les seules formes de gouvernement sont : la démocratie, l’aristocratie, la monarchie, & ce qu’on appele maintenant le gouvernement représentatif.

Ce qu’on nomme république ce n’est point une forme particulière de gouvernement. Ce mot exprime le but, la manière ou l’objet qui nécessite l’institution du gouvernement, & ce à quoi il doit être occupé, Res publica ; les affaires publiques, le bien général, ou pour le traduire littéralement, la chose publique. C’est un mot dont l’origine est bonne, en ce qu’il rappelle la nature & les soins indispensables du gouvernement ; & dans ce sens, il est intrinsèquemment l’opposé du mot monarchie dont l’étymologie offre une signification abjecte. Elle annonce un pouvoir arbitraire dans les mains d’un individu, qui l’emploie pour la chose personnelle, & non pour la chose publique.

Tout gouvernement qui n’agit point suivant le principe d’une république, ou, en d’autres formes, qui ne rend pas la chose publique, son seul & unique objet, n’est pas un bon gouvernement. Le gouvernement républicain n’est autre qu’un gouvernement établi & exercé pour l’intérêt du tout & de chacune de ses parties. Il n’est pas nécessairement lié à tel ou tel mode ; mais il se concilie naturellement avec le mode représentatif, comme le plus propre à garantir aux nations les avantages qu’elles espèrent, en échange des frais du gouvernement.

Divers gouvernemens ont affecté de se nommer républiques. La Pologne, alliage monstrueux d’une aristocratie héréditaire & d’une monarchie élective, ne craint pas de s’arroger ce nom. De même la Hollande, dont gouvernement est principalement aristocratique, est encore surchargé d’un stathoudérat héréditaire. Mais il n’existe à présent de véritable république dans son essence & dans son application, que le gouvernement des États-Unis d’Amérique, qui porte tout entier sur le systême représentatif. Son gouvernement n’a point d’autre objet que les affaires publiques de la nation, c’est une chose publique proprement dite, & les Américains ont eu soin qu’il en fût exclusivement occupé, en établissant uniquement la république sur les bases de la représentation, & en rejetant toute espèce d’hérédité.

Ceux qui ont dit que le gouvernement républicain n’est point applicable aux pays d’une grande étendue, se sont trompés en ce qu’ils ont confondu l’objet du gouvernement avec sa forme ; car la chose publique est de tous les pays quelle que soit leur étendue & leur population. En second lieu, ils n’ont entendu, sous le mot république, que la simple forme démocratique, telle qu’elle existoit dans les anciennes démocraties où l’on ne connoissoit pas le mode représentatif. Il n’est donc pas vrai qu’une république ne sauroit avoir beaucoup d’étendue, mais une vaste république ne sauroit admettre la simple forme de la démocratie pure ; & ceci amène naturellement la question de savoir quelle forme de gouvernement vaut le mieux pour diriger la chose publique d’une nation, lorsqu’elle est devenue trop grande & trop populeuse pour admettre la forme démocratique dans sa simplicité ?

Ce ne peut être la monarchie, car la monarchie présente les mêmes objections que la démocratie pure.

Il est possible qu’un individu conclue un assemblage de principes, d’après lesquelles il établisse un gouvernement constitutionnel pour une étendue quelconque de territoire. Je ne vois là qu’une opération de l’esprit, agissant par ses propres forces. Mais l’application de ces principes aux circonstances nombreuses & variées d’une nation, à son agriculture, à ses manufactures, à son commerce, &c. &c., exige des connoissances d’un autre genre qu’on ne peut recueillir que dans les diverses classes de la société. C’est un assemblage de connoissances pratiques, qu’aucun individu ne sauroit posséder : ainsi, dans l’application, l’insuffisance des lumières prescrit au gouvernement monarchique, des bornes aussi étroites qu’une grande population au gouvernement démocratique. Trop d’extension plonge celui-ci dans le désordre, & livre le premier aux funestes effets de l’ignorance & de l’incapacité, comme toutes les grandes monarchies en sont la preuve. Il est donc impossible de substituer la monarchie à la démocratie pure, la somme des inconvéniens étant égale pour toutes les deux.

Les inconvéniens sont encore plus considérables, quand la monarchie est héréditaire. De toutes les formes de gouvernement, c’est elle qui repousse le plus les lumières. Jamais l’ame fière du républicain n’eût consenti à se laisser gouverner par des enfans, des imbéciles, par cette bigarrure successive de personnages insignifians, qu’entraîne avec soi une filiation purement animale à la honte & à la perte de la raison & de l’espèce humaine.

Quant à la forme aristocratique, elle a les mêmes vices & les mêmes défauts que la monarchie, excepté que la chance des talens y est moins bornée, en ce que le nombre des agens est plus considérable ; mais elle n’offre pas plus de garantie pour la justesse de leur application.[1]

Il ne faut donc chercher que dans la démocratie pure les véritables données qui peuvent servir de base à un gouvernement étendu. Elle n’est point susceptible d’extension & sa forme ne sauroit s’y prêter, au lieu que la monarchie & l’aristocratie ne s’y refusent que par impuissance ; ainsi en conservant la démocratie comme base, & rejettant les formes corrompues de la monarchie & de l’aristocratie, nous découvrons naturellement le systême représentatif, qui remédie tout-à-la-fois, aux vices de la forme démocratique, & à l’insuffisance des lumières, caractère inhérent aux deux autres.

La démocratie pure étoit une société qui se gouvernoit elle-même sans avoir recours à des moyens secondaires. Greffez le systême représentatif sur la démocratie ; vous aurez un systême de gouvernement capable d’embrasser & de lier ensemble tous les intérêts d’un peuple nombreux, toutes les parties d’un vaste territoire, & avec une foule d’avantages aussi supérieurs au gouvernement héréditaire, que la république des lettres l’est à une caste héréditaire de littérateurs.

Les Américains ont formé leur gouvernement sur la représentation basée sur la démocratie. Ils ont tracé le mode sur une échelle qui, dans toutes les hypothèses, se prête à l’extension du principe. Ce qu’Athènes étoit en miniature, l’Amérique l’est en grand. L’une étoit la merveille de l’ancien monde ; l’autre est devenue l’admiration & l’exemple du monde moderne. La forme de son gouvernement est la plus facile à comprendre, la plus avantageuse dans la pratique, elle exclue en même temps l’ignorance & l’incertitude du mode héréditaire, les inconvéniens de la démocratie pure.

Il est impossible de concevoir un système de gouvernement capable d’embrasser un territoire aussi vaste, & des intérêts aussi variés, & d’une manière aussi immédiate que le mode représentatif. La France, malgré sa population & sa grandeur, n’est qu’un point relativement à l’extension de ce système. Il s’accommode à toutes les possibilités. Il est préférable à la démocratie pure, même dans un petit territoire. Athènes l’auroit substitué avec avantage à sa démocratie.

Ce qu’on appelle gouvernement, ou plutôt, le gouvernement tel qu’il faut le concevoir, n’est autre chose qu’un centre commun, où s’unissent toutes les parties de la société, Or, on ne sauroit obtenir ce centre d’union par une méthode plus favorable aux intérêts divers de la communauté, & qui les favorise mieux que le mode représentatif. Il rassemble les connoissances nécessaires à l’avantage du tout & des parties. Il fixe le gouvernement dans un état de maturité constante. Il n’est jamais ni jeune ni vieux, comme je l’ai déjà observé. Il n’est sujet ni aux minorités, ni aux décrépitudes. Il n’est jamais au berceau, ni supporté par des béquilles. Il n’admet pas de distinction entre les lumières & la puissance, il est enfin à l’abri, autant qu’un gouvernement peut l’être, de tous les accidens qui peuvent subvenir aux individus ; & par conséquent il est supérieur à ce que l’on nomme monarchie.

Une nation n’est point un corps, que l’on puisse représenter sous l’emblème du corps humain ; elle est plutôt l’image d’un cercle, ayant un centre commun, auquel tous ses rayons aboutissent, & c’est la représentation qui forme ce centre. L’alliage de la représentation & de ce qu’on appèle monarchie, constitue un gouvernement excentrique ; la représentation est elle-même la monarchie déléguée par la nation ; elle ne peut s’abaisser par un partage avec un autre.

M. Burke, dans ses discours au parlement & dans ses ouvrages, a employé deux ou trois fois un jeu de mots, qui ne fait naître aucune idée. Il vaut mieux, dit-il, avoir la monarchie pour base, & le républicanisme pour correctif, que la première pour correctif & le second pour base. S’il veut faire entendre qu’il vaut mieux se servir de la sagesse pour corriger la folie, que de la folie pour corriger la sagesse, nous sommes à-peu près du même avis ; seulement je pense qu’il vaudrait beaucoup mieux rejeter entièrement la folie.

Mais qu’est-ce que M. Burke appèle monarchie ? Voudra-t-il bien nous l’expliquer ? Tout homme est capable d’entendre ce que c’est que la représentation, & de concevoir qu’elle renferme nécessairement une grande variété de connoissances & de talens. Mais qui nous garantira les mêmes avantages du côté de la monarchie ? Ou bien, lorsque cette monarchie est le partage d’un enfant, où se trouve la sagesse ? La monarchie alors a-t-elle la moindre notion du gouvernement ? Où est alors le monarque ; où est alors la monarchie ? Si une régence en est chargée, ce n’est qu’une misérable farce. Une régence est la parodie d’une République ; & la monarchie, dans son ensemble, ne mérite pas une autre définition : c’est une chose aussi variée qu’il est possible à l’imagination de la peindre ; elle n’a rien du caractère stable qui doit appartenir au gouvernement. Chaque succession est une révolution, & chaque régence est une contre-révolution. La monarchie n’offre, dans son ensemble, qu’une scène perpétuelle d’intrigues & de cabales de cour, dont M. Burke est lui-même un exemple. Pour rendre la monarchie compatible avec le gouvernement, il faudrait que l’héritier présomptif ne passât point par l’enfance, & naquît homme fait, & que cet homme fût un salomon. Il est ridicule que le gouvernement soit interrompu, & que des nations attendent, pour être gouvernées, que des enfans deviennent des hommes.

Mais il est certain que la forme de gouvernement, appellée monarchie, me paraît toujours une institution folle & méprisable. Je la compare à je ne sais quoi qu’on tient caché derrière un rideau, avec beaucoup d’appareil & de bruit, & une grande affectation de solennité ; si le rideau vient à s’ouvrir, & qu’on apperçoive l’objet, on se met à rire.

Rien de semblable ne peut arriver dans le gouvernement représentatif. Comme la nation elle-même, il possède une stabilité constante, soit au moral, soit au physique, & se présente à découvert, sur le théâtre du monde, d’une manière franche & noble. Quels que soient ses avantages & ses défauts, chacun est à portée de les appercevoir. Il n’existe point à l’aide de la fraude, & du mystère ; il ne trafique point de babil & de sophismes ; mais il inspire un langage qui part du cœur, s’adresse au cœur, & se mit en même tems sentir & comprendre.

Il faut fermer les yeux à la raison, il faut dégrader notre jugement de la manière la plus honteuse, pour ne pas voir l’extravagance de ce qu’on entend par monarchie. La nature est régulière dans tous ses ouvrages, & cette forme de gouvernement contredit la nature. C’est en raison inverse de leurs talens, qu’elle met les hommes en évidence. Elle expose la vieillesse à être gouvernée par l’enfance, & la sagesse à l’être par la folie.

Le système représentatif, au contraire, est toujours conforme aux loix immuables, à l’ordre constant de la nature ; &, dans toutes ses parties, il est d’accord avec la raison : exemple :

Dans le gouvernement fédératif de l’Amérique, le pouvoir délégué au président des États-Unis, est plus étendu que celui d’aucun autre membre du congrès. Aussi ne peut-il être élu à cette place, à moins qu’il n’ait 35 ans passés. À cet âge, le jugement de l’homme acquiert de la maturité ; il a vécu assez long-temps pour connoître & les hommes & les choses, & pour être connu de ses concitoyens. Mais dans le gouvernement monarchique (sans parler des nombreuses chances, qui, dans la loterie des facultés intellectuelles sont au désavantage de quiconque y prend un billet en naissant) le premier, dans l’ordre de la succession, est placé, quel qu’il soit, à la tête d’une nation, à l’âge de dix-huit ans. Cet arrangement paroît-il dicté par la sagesse ? Ne choque-t-il pas le caractère auguste & mâle d’une nation ? N’est-il pas absurde d’appeler un semblable étourdi le père du peuple ? — Dans tout autre position, on est mineur jusqu’à vingt-un an ; avant ce terme, la direction d’un seul arpent de terre, ne sauroit vous être confiée ; vous ne pouvez disposer de la propriété transmissible d’un troupeau ; &, chose incroyable ! le sort d’une nation peut vous être remis ?

Sous tous les points de vue la monarchie est, à mes yeux, une fascination de cour, destinée à nous extorquer de l’argent. Il seroit impossible, dans le système raisonnable du gouvernement représentatif, de former un état dont le total fut aussi énorme que les frais de cette imposture. Le gouvernement en lui-même n’est pas une institution fort coûteuse. Tous les frais du gouvernement fédératif de l’Amérique, fondé, comme je l’ai dit plus haut, sur le système représentatif, & qui embrasse une région dix fois aussi vaste que l’Angleterre, ne s’élèvent qu’à six cens mille dollars, ou cent trente-cinq mille livres sterlings.

Sans doute qu’aucun homme de sang-froid ne mettra le caractère d’aucun souverain de l’Europe en parallèle avec celui du général Washington. Cependant, en France & en Angleterre, la liste civile, allouée pour la subsistance d’un seul homme, coûte huit fois plus que tout le gouvernement fédératif d’Amérique : il paroît presqu’impossible de rendre raison de ce contraste. Le peuple d’Amérique en général, sur-tout la partie indigente, est plus en état de payer des taxes que celui de France ou d’Angleterre.

Mais le fait est que le gouvernement représentatif dissémine, dans une nation, une telle masse de lumières sur le gouvernement, qu’il bannit l’ignorance & ferme tout accès à l’imposture. L’astuce des cours est inutile, dans les pays où ce gouvernement est en vigueur. Le mystère n’y trouve point de place ; il ne peut s’acrocher nulle part. Ceux qui ne sont point membres de la représentation, en savent autant sur les affaires de l’état, que ceux qui le composent. L’affectation d’une importance mystérieuse appelleroit sur elle une sévère vigilance. Les nations ne peuvent avoir de secrets ; les secrets des cours, de même que ceux des individus, sont toujours la partie honteuse de leur conduite.

Il faut, dans le système représentatif, que les causes & les motifs de toutes les actions du gouvernement soient rendus publics. Chaque citoyen y participe participe au gouvernement, & se fait un devoir d’en saisir la marche. Il y va de son intérêt, puisqu’il s’agit de sa propriété. Il examine les frais & les compare avec les avantages, & sur-tout il n’adopte point la servile habitude de suivre ce qu’on appelle, dans les autres gouvernemens, des meneurs.

Ce ne peut être qu’en aveuglant notre faculté pensante, en faisant croire aux hommes que le gouvernement est une chose singulièrement mystérieuse, que l’on obtient des revenus excessifs. La monarchie est bien calculée pour atteindre à ce but. C’est la papauté du gouvernement ; un joujou que l’on garde pour amuser les simples, & leur faire payer, sans murmures, des impôts exhorbitans.

Le gouvernement d’un pays libre ne réside point dans les hommes, mais dans les loix. Il en coûte peu pour les mettre en vigueur, & lorsqu’on a pourvu à leur exécution, le gouvernement civil est complet. Tout le reste est le fruit de l’astuce des cours.

  1. V. le caractère de l’aristocratie dans mon premier ouvrage des droits de l’homme, page 70 de l’original anglais.