A. Lacroix, Verboeckhover et Cie. (p. 199-219).


CHAPITRE VIII


La critique de l’auteur justifiée.


Comme complément de cette théorie, je ne crois pouvoir mieux faire que de rappeler ici mes études antérieures, dont le résumé forme l’introduction de ce livre, et de raconter ma propre histoire. La critique que j’ai faite autrefois de la propriété a obtenu assez de retentissement, elle m’a valu assez de déboires et d’injures pour que l’on me permette d’en revendiquer aujourd’hui le bénéfice ; car c’est par elle, et par elle seule, que nous pouvions arriver à l’intelligence de la propriété, et, par suite, a sa constitution définitive.

En 1840, il y a plus de vingt-deux ans, je fis mon début dans la science économique par la publication d’une brochure de 250 pages, ayant pour titre : Qu’est-ce que la Propriété ? Je n’ai pas besoin de rappeler quel scandale causa ma réponse, scandale, qui ne cessa de grandir pendant douze ans, jusque par delà le coup d’État. Aujourd’hui que les imaginations sont calmées, aujourd’hui surtout que je publie moi-même une théorie de la propriété qui, j’ai cet orgueil, peut défier toutes les attaques, on dira peut-être avec intérêt, surtout l’on comprendra mieux mes explications.

Il y avait à peine trois mois que j’avais commencé mes études d’économie politique quand je m’aperçus de deux choses : la première, qu’un rapport intime, je ne savais lequel, existait entre la constitution de l’État et la propriété ; la seconde, que tout l’édifice économique et social reposait sur cette dernière, et que cependant son institution n’était donnée ni dans l’économie politique ni dans le droit naturel. Non datur dominium, in oeconomiâ, me disais-je, en paraphrasant l’aphorisme de l’ancienne physique sur le vide ; la propriété n’est point un élément économique ; elle n’est pas essentielle à la science, et rien ne la justifie. D’où peut-elle venir ? Quelle est sa nature ? Que nous veut-elle ? Ce fut le sujet de ce que je nommais mon premier Mémoire. Je prévoyais dès lors que la matière serait abondante, et que le sujet était loin d’être épuisé.

Maintenant qu’il n’y a plus lieu de trembler pour la propriété, puisque nous avons fait un empereur pour la défendre, et que moi-même je prends son parti, il n’est pas, j’ose m’en flatter, un lecteur douté de quelque bon sens, ayant la moindre étincelle de logique, qui ne reconnaisse combien j’avais raison. La propriété a-t-elle pour principe le droit de premier occupant ? Mais c’est absurde. Vient-elle de la conquête ? Ce serait immoral. Faut-il l’attribuer au travail ? Mais le travail ne donne droit qu’aux fruits, tout au plus à une indemnité pour l’aménagement du sol, peut-être encore à une préférence de possession, de possession, entendons-nous bien, jamais, non jamais à la souveraineté du fonds, à ce que la loi romaine appelait le domaine éminent de propriété. Autrement il faudrait dire que tout fermier est, ipso facto, propriétaire, et que celui qui amodie sa terre s’en dessaisit. Tout ce que l’on a débité de nos jours sur les peines et les mérites du cultivateur est un verbiage sentimental : ce n’est ni de la philosophie, ni du droit. L’ouvrage publié par M. Thiers, en 1848, pour la défense de la Propriété, est une pure bucolique. Est-ce le législateur qui a créé la propriété ? Mais pour quels motifs ? En vertu de quelle autorité ? On n’en sait rien. Si c’est le législateur qui, par un acte de son bon plaisir, a institué la propriété, le même législateur peut l’abroger et déplacer les héritages, comme dit M. Laboulaye : dès lors la propriété n’est qu’une fiction légale, un arbitraire, arbitraire d’autant plus odieux, qu’elle laisse en dehors d’elle la majorité du peuple. Faut-il dire, avec quelques-uns qui se piquent de métaphysique, que la propriété est l’expression de l’individualité, de la personnalité, du moi ? Mais la possession suffit largement à cette expression, mais, encore une fois, s’il suffit de dire : ce champ est à moi, pour avoir la propriété, tous sont propriétaires au même titre ; voila la guerre civile allumée, et pour conclusion la servitude ; or, quand vous avez passé en revue la prime-occupation, la conquête, le travail, l’autorité du législateur et la métaphysique du moi, vous avez épuisé, toutes les hypothèses des jurisconsultes sur l’origine et le principe de la propriété. Vous pouvez fermer les bibliothèques ; il n’y a rien de plus. Quoi donc ! faut-il croire, avec M. Laboulaye, que la propriété est un article de foi dont la discussion doit être interdite, parce qu’agir autrement ce serait mettre la société en danger ? Mais la. justice est amie du grand jour ; le crime seul cherche les ténèbres. Cur non palam si decenter ? La propriété, c’est donc le vol ?…

Cette dialectique, convenons-en, puisque nous le pouvons sans péril, était invincible autant qu’inexorable ; et les témoignages que me livrait la législation elle-même n’étaient pas faits pour l’amoindrir. Que dire, par exemple, de cette définition romaine : Dominium est jus utendi et abutendi re sua, quatenùs juris ratio patitur ! de cette définition française, encore plus honteuse : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et les règlements. » N’est-ce pis dire oui et non sur la même chose, donner et retenir, poser un principe et le nier aussitôt par l’exception ? Soit, disais-je : la propriété sera tout ce que vous voudrez dans la mesure du droit public et des règlements. Voyous maintenant le droit public, voyons les règlements !…

La propriété absolue ! Mais, disciple de Kant et de Comte, je repoussais l’absolu à l’égal du surnaturel ; je ne reconnais que des lois intelligibles, positives, comme l’astronomie, la physique, la zoologie, le droit, l’économie politique elle-même nous en offrent tant d’exemples. — Républicain par principes, entre temps, partisan des garanties constitutionnelles, je combattais de toutes mes forces cet absolutisme, que le peuple français avait immolé en la personne de Louis XVI et qu’on voulait me faire adorer dans la propriété.

La propriété abusive ! Sans doute, elle ne peut pas ne pas l’être, puisque dès que l’abus cesse d’être sa prérogative, elle n’est plus. Or, c’est justement pour cela que je repousse la propriété. Si vous disiez que le mariage est le droit d’user et d’abuser, non seulement de sa femme, ce qui serait déjà une infamie, mais de sa fille, de sa mère, de sa servante, etc., prétendriez- vous que le mariage est une institution respectable ? L’absolutisme érigé en idole, l’abus pris pour idéal ; la propriété, en tout et partout déclarée excentrique, inconditionnée, sans limites, sans frein, sans règles, sans lois, antérieure et supérieure au droit, à la société même : c’était exorbitant, inadmissible, et malheureusement on pouvait dire que tout cela n’était pas inventé à plaisir : les faits, les faits abondaient dans l’histoire et dans les temps modernes, et criaient vengeance contre la propriété. -

Pénétrant plus avant encore dans la psychologie du propriétaire, à, la suite des moralistes les plus profonds et de l’Évangile même, qu’est-ce que je découvrais ? Que la propriété, qu’on nous vantait comme la rémunération du travail, le signe de la dignité humaine, le pivot de la société et le monument de la sagesse législative, n’était autre chose, au fond, que l’acte souverain de notre égoïsme, la manifestation solennelle de notre concupiscence, le rêve d’une nature perverse, avare, insociale, qui veut tout pour soi, s’arroge ce qu’elle n’a pas produit, exige qu’on lui rende plus qu’elle n’a prêté, se fait centre du monde, méprisant Dieu et les hommes pourvu qu’elle jouisse ! Oh ! le christianisme, à qui l’on ne fera pas le procès sans doute, a bien jugé la propriété ; il l’a exclue du royaume des cieux : « Ceux-là seuls, a-t-il dit, parmi les propriétaires seront sauvés, qui pratiquent le détachement du cœur, et sont plutôt les gardiens et les dispensateurs de leur fortune que ses consommateurs. Beati pauperes spiritu, quoniam ipsorium est regnum cœlorum.

Que le lecteur me permette ici de m’interrompre. Cette critique était-elle fondée, oui ou non ? Ai-je sujet de la regretter et de m’en dédire ? Et la théorie de la propriété que je publie à cette heure serait-elle considérée par hasard comme une rétractation ?… On va voir qu’il n’en est rien.

La critique faite, il fallait conclure. En même temps que je prononçais, en vertu de mon analyse, la condamnation de la propriété, telle qu’elle s’est produite, dans le droit romain, et dans le droit français, et dans l’économie politique, et dans l’histoire, je repoussais, en termes non moins énergiques, l’hypothèse contraire, la communauté. Cette exclusion du communisme est consignée dans mon premier Mémoire de 1840, chapitre V, et reproduite avec plus d’étendue et de force dans le Système des Contradictions économiques, 1846, chapitre XII.

Quelle était dès lors ma pensée ? C’est que la propriété étant un absolu, une notion qui implique deux contraires, oui, comme je disais avec Kant et Hegel, une antinomie, devait être synthétisée en une formule supérieure qui, donnant également satisfaction. à l’intérêt collectif et à l’initiative individuelle, devait, disais-je, réunir tous les avantages de la propriété et de l’association sans aucun de leurs inconvénients. Je donnais à cette formule supérieure, prévue et affirmée par moi, dès 1840, en vertu de la dialectique hégélienne, mais non encore expliquée ni définie, le nom provisoire de possession, terme équivoque, qui rappelait une forme d’institution dont je ne pouvais vouloir et que j’ai abandonné.

Les choses en restèrent là plusieurs années. Contre toutes les attaques de droite et de gauche, que je dus essuyer, je maintenais dans tous ses termes ma critique, annonçant une conception nouvelle de la propriété, avec la même certitude que j’avais nié l’ancienne, bien que je ne susse dire en quoi consistait cette conception. Mon espérance, quant au fond, ne devait pas être trompée, ainsi qu’on le voit aujourd’hui ; seulement, la vérité que je cherchais ne pouvait être saisie qu’après une rectification de méthode.

Je poursuivais donc, sans me laisser ébranler par le bruit qui se faisait autour de moi, mes études sur les questions les plus difficiles de l’économie politique, le crédit, la population, l’impôt, etc., lorsque, vers 1854, je m’aperçus que la dialectique d’Hegel, que j’avais dans mon Système des Contradictions économiques, suivie, pour ainsi dire, de confiance, était fautive en un point et servait plutôt à embrouiller les idées qu’à les éclaircir. J’ai reconnu alors que si l’antinomie est une loi de la nature et de l’intelligence, un phénomène de l’entendement, comme toutes les notions qu’elle affecte, elle ne se résout pas ; elle reste éternellement ce qu’elle est, cause première de tout mouvement, principe de toute vie et évolution, par la contradiction de ses termes ; seulement elle peut être balancée, soit par l’équilibration des contraires, soit par son opposition à d’autres antinomies.

Je demande pardon de ce détail, sans lequel on ne s’expliquerait peut-être pas comment., ayant commencé la critique de la propriété en 1840, je n’en produis la théorie qu’en 1862. Sans parler des distractions puissantes que 1848 et 1852 ont jetées à travers les existences, chacun comprendra que, dans des études aussi ardues, où le philosophe opère, non sur des corps, mais sur des idées, la moindre inexactitude de méthode, conduisant à des résultats faux, entraîne des retards incalculables. Nous ne pensons plus d’intuition aujourd’hui, et il y a longtemps que notre raison prime-sautière a dit son dernier mot. L’expérience doit en être faite pour tout le monde : le bon, sens tout seul, assisté de la plus forte dose d’érudition et de tout l’art de la parole, ne suffit plus à la solution des hauts problèmes qui nous assaillent.

Pour suivre la vérité dans les régions de plus en plus élevées où elle nous appelle, il faut au penseur, comme au physicien, à l’astronome, le supplément d’une instrumentation dont le vulgaire ne se doute pas.

La théorie de la LIBERTÉ (de la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 8e étude) m’avait en outre appris que l’absolu, à l’égard duquel j’ai déclaré toute recherche directe interdite, absurde même (Ibid., 7e étude), intervient néanmoins comme.acteur dans les affaires humaines, aussi bien que dans la logique et la métaphysique. J’avais enfin en mainte occasion de remarquer que les maximes de la Raison générale, qui finissent par s’imposer à la Raison particulière, sont souvent l’inverse de celles que nous donne celle-ci : en sorte qu’il pouvait très bien se faire que la société fût gouvernée par des règles toutes différentes de celles indiquées par ce qu’on a l’habitude d’appeler sens commun. De ce moment la propriété, qui ne m’était apparue d’abord que dans une sorte de pénombre, fut pour moi complètement éclairée ; je compris que, telle que me l’avait livrée la critique, avec cette nature absolutiste, abusive, anarchique, rapace, libidineuse, qui de tout temps avait fait le scandale des moralistes, telle elle devait être transportée dans le système social, où une transfiguration l’attendait.

Ces explications étaient indispensables pour faire bien comprendre comment la négation théorique de la propriété était le préliminaire obligé de sa confirmation et de son développement pratiques. La propriété, si on la saisit à l’origine, est un principe vicieux en soi et anti-social, mais destiné à devenir, par sa généralisation même et par le concours d’autres institutions, le pivot et le grand ressort de tout le système social. La première partie de cette proposition a été démontrée par la critique de 1840-48 ; c’est au lecteur à juger maintenant si la seconde est prouvée d’une manière satisfaisante.

Est-il vrai que l’État, après s’être constitué, sur le principe de la séparation des pouvoirs, requiert un contre-poids qui l’empêche d’osciller et de devenir hostile à la liberté ; que ce contre-poids ne peut se rencontrer ni dans l’exploitation en commun du sol, ni dans la possession ou propriété conditionnelle, restreinte, dépendante et féodale, puisque ce serait placer le contre-poids dans la puissance même qu’il s’agit de contre-balancer, ce qui est absurde ; tandis que nous le trouvons dans la propriété absolue, c’est-à-dire indépendante, égale en autorité et souveraineté à l’État ? Est-il vrai, en conséquence, que par la fonction essentiellement politique qui lui est dévolue, la propriété, précisément parce que son absolutisme doit s’opposer à celui de l’État, se pose dans le système social comme libérale, fédérative, décentralisatrice, républicaine, égalitaire, progressive, justicière ? Est-il vrai que ces attributs, dont aucun ne se trouve dans le principe de propriété, lui viennent au fur et à mesure de sa généralisation, c’est-à-dire à mesure qu’un plus grand nombre de citoyens arrive à la propriété ; et que pour opérer cette généralisation, pour en assurer ensuite le nivellement, il suffit d’organiser autour de la propriété et pour son service un certain nombre d’institutions et de services, négligés jusqu’à ce jour, abandonnés au monopole et à l’anarchie ? Voilà sur quoi le lecteur est invité à se prononcer, après mûr examen et sérieuse réflexion.

La destination politique et sociale de la propriété reconnue, j’appellerai une dernière fois l’attention du lecteur sur l’espèce d’incompatibilité qui existe ici entre le principe et les FINS, et qui fait de la propriété une création vraiment extraordinaire. Est-il vrai, demanderai-je encore, que cette propriété, maintenant sans reproche, est pourtant la même, quant à sa nature, à ses origines, à sa définition psychologique, à sa virtualité passionnelle, que celle dont la critique exacte et impartiale a si vivement surpris l’opinion ; que rien n’a été modifié, ajouté, retranché, adouci dans la potion première ; que si la propriété s’est humanisée, si de scélérate elle est devenue sainte, ce n’est pas que nous en ayons changé l’essence, que nous avons au contraire religieusement respectée ; c’est tout simplement que nous en avons agrandi la sphère et généralisé l’essor ? Est-il vrai que c’est dans cette nature égoïste, satanique et réfractaire que nous avons trouvé le moyen le plus énergique de résister au despotisme sans faire crouler l’État, comme aussi d’égaliser les fortunes sans organiser la spoliation et sans museler la liberté ? Est-il vrai, dis-je, car je ne saurais trop insister sur cette vérité à laquelle la logique de l’école ne nous a pas accoutumés, que pour changer les effets d’une institution qui, dans ses commencements, fut le comble de l’iniquité, pour métamorphoser l’ange de ténèbres en ange de lumière, nous n’avons eu besoin que de l’opposer à lui-même, en même temps qu’au pouvoir, de l’entourer de garanties et de décupler ses moyens, comme si nous eussions voulu exalter sans cesse, dans la propriété, l’absolutisme et l’abus ?

Ainsi, c’est à là condition de rester ce que la nature l’a faite, à la condition de conserver sa personnalité entière, son moi indompté, son esprit de révolution et de débauche, que la propriété peut devenir un instrument de garantie, de liberté, de justice et d’ordre. Ce ne sont pas ses inclinations qu’il faut changer, ce sont ses œuvres ; ce n’est plus en combattant, à la manière des anciens moralistes, le principe de concupiscence, qu’il faut désormais songer à purifier la conscience humaine ; comme l’arbre dont le fruit âpre et vert au commencement se dore au soleil et devient plus doux que le miel ; c’est en prodiguant à la propriété la lumière, les vents frais et la rosée que nous tirerons de ses germes de péché des fruits de vertu. Notre critique antérieure subsiste donc : la théorie de la propriété libérale, égalitaire, moralisatrice tomberait, si nous prétendions la distinguer de la propriété absolutiste, accapareuse et abusive ; et cette transformation que je cherchais sous le nom de synthèse, nous l’avons obtenue, sans aucune altération du principe, par un simple équilibre.

On m’a accusé de n’avoir été, dans cette critique dont chacun peut aujourd’hui apprécier l’importance, que le plagiaire de Brissot. On dira bientôt, je m’y attends, que pour la théorie dont je viens de donner l’ébauche, je ne suis aussi que le plagiaire de quelque auteur mort-né, perdu dans la poussière des bibliothèques depuis deux ou trois cents ans. Tant mieux si l’on me trouve des devanciers ; je n’en aurai que plus de confiance en moi-même et plus d’audace. En attendant, je ne connais l’ouvrage de Brissot que par les extraits qu’en a publiés, en 1850, un M. Sudre, dans un ouvrage couronné par l’Académie française. C’était le temps où l’on appelait à la rescousse contre le socialisme la jeunesse lettrée, ou l’on prodiguait les encouragements à ceux qui brûlaient le plus d’encens devant la propriété. Il résulte des extraits publiés par M. Sudre que Brissot aurait dit avant moi, mais seulement par forme d’hyperbole et dans le feu de la déclamation, la propriété, c’est le vol ! Si c’est la priorité de l’expression que l’on revendique pour le jeune publiciste qui devint plus tard chef de la Gironde, je la lui cède volontiers. Mais Brissot n’a pas compris le sens de ses propres paroles, et sa critique est erronée sur tous les points. D’abord, en disant que la propriété est un vol, il n’entend nullement attaquer le principe de concupiscence qu’a condamné l’Évangile et duquel sont sortis ces deux équivalents économiques, le vol et la propriété : ce n’était pourtant qu’à cette condition que l’invective de Brissot pouvait avoir une valeur philosophique et être considérée comme une définition. Loin de là, ce que Brissot blâme et condamne dans la propriété et qu’il appelle vo1, est justement ce qui en fait l’énergie, sans quoi la propriété n’est plus rien, et laisse la place a la tyrannie, l’absolutisme et l’abus. Ce qu’il demande, c’est qu’on revienne à la propriété naturelle, comme il la nomme, c’est-à-dire à cette possession conditionnelle, restreinte, viagère, subordonnée, dont nous avons raconté la formation au sortir de la communauté primitive, et que nous avons dû rejeter ensuite comme une forme de civilisation inférieure, propre seulement à consolider, sous des apparences d’équité, le despotisme et la servitude. Brissot, en un mot, après avoir très-bien vu les excès de tous genres qui de tout temps avaient déshonoré la propriété, n’a pas compris que la propriété était, par nature et destination, absolutiste, envahissante et abusive, jus utendi et abutendi, qu’elle devait être maintenue telle, si l’on voulait en faire un élément politique, une fonction sociale ; il a voulu, au contraire, la rendre raisonnable, modérée, en faire une pythagoricienne : ce qui le faisait retomber tout juste dans l’état de subversion auquel il s’agissait de mettre fin.

D’autres ont prétendu qu’en 1840 et 1846, de même qu’en 1848, j’avais visé à la célébrité par le scandale. Cette fois ils diront, déjà ils l’impriment, que je cherche à ramener sur moi l’attention du public, qui m’abandonne, par une contradiction nouvelle, plus impudente encore que la première. Que veut-on que je réponde à des intelligences borgnes, Fourier aurait dit simplistes, fanatiques de l’unité en logique et métaphysique aussi bien qu’en politique, incapables de saisir cette proposition, pourtant bien simple : que le monde moral, comme le monde physique, repose sur une pluralité d’éléments irréductibles et antagoniques, et que c’est de la contradiction de ces éléments que résulte la vie et le mouvement de l’univers ? Eux, au contraire, expliquent la nature, la société et l’histoire comme un syllogisme. Ils font tout sortir de l’UN, comme les anciens mythologues ; et quand on étale devant eux cette multitude d’inconciliables, d’indéfinis et d’incoercibles qui bouleversent leurs cosmogonies unitaires, ils vous accusent de polythéisme et soutiennent que c’est vous-même qui êtes en contradiction. Ces hommes, en qui la faconde égale l’ineptie, ont acquis une certaine considération dans le monde des badauds, ravis de s’entendre dire, par ces beaux discoureurs, qu’il n’y a rien de vrai au delà de ce qu’ils ont appris en nourrice, et que la suprême sagesse consiste à penser ce qu’ont pensé leurs pères. Le règne de ces charlatans ne finira qu’à la banqueroute du dernier préjugé : c’est pourquoi, tout en les méprisant, nous devons nous armer de patience.

J’ai exposé les sentiments qui ont dicté ma conduite depuis vingt-cinq ans. Je n’ai pas été animé, quoi qu’on ait dit, d’une pensée foncièrement hostile ni pour l’institution de propriété, dont je cherchais la clef, ni pour la classe des bénéficiaires. J’ai demandé une justification meilleure du droit établi, et cela dans un but de consolidation, — comme aussi, bien entendu, s’il y avait lieu, — de réforme.

Et je puis dire aujourd’hui que, sous ce dernier rapport, je ne me suis pas trompé dans mes espérances. La théorie de la propriété, que je produis enfin, ne satisfait pas seulement à un besoin de logique auquel peu de gens sont sensibles ; elle ouvre des perspectives immenses ; elle jette un vif éclat sur la base du système social ; elle nous révèle une des lois les plus profondes de notre nature, à savoir que la faculté égoïste, que la morale antique et chrétienne, que l’instinct de toutes les premières sociétés avaient fait repousser, a été justement désignée par la nature pour être le premier représentant, le gérant du Droit.

Peut-être aurais-je mieux fait de garder le silence que d’agiter le public d’une controverse inquiétante, et qui pouvait avoir ses dangers.

À cela je réponds que mon intention était de faire appel aux savants et aux juristes ; — que j’ai posé la question en un temps parfaitement calme, 1840, en pleine paix sociale, huit ans avant la révolution de Février, alors que M. Thiers était ministre, MM. Vivien et Dufaure, avec lui ; — qu’en 1848 je me suis tenu a l’écart ; que les cris de la presse conservatrice m’ont obligé seuls à rompre le silence, et que c’est uniquement pour me défendre que je suis devenu, d’écrivain isolé, journaliste et publiciste.

Je ne crois pas que jamais philosophe ou savant ait poursuivi si longtemps une vérité, et surmonté autant d’obstacles : il m’a fallu pour cela plus que l’amour du vrai et de la justice : il m’a fallu l’opiniâtreté contre l’opinion de mes contemporains. Je compte pour rien tous mes procès. Jamais pareille angoisse n’avait été éprouvée ; jamais scepticisme plus dangereux n’était sorti d’une critique. Si la propriété est démontrée illégitime, et qu’on ne puisse la détruire ni la changer, quelle est donc la morale humaine ? qu’est-ce que la société ? Chercher le droit, en désespoir de cause, dans l’abus, qui s’en fût avisé jamais !

A raison de la persévérance et de la sincérité que j’ai apportées dans mes études, j’ai le droit de me plaindre du public et de demander pourquoi injustice m’est constamment faite. Pourquoi ? C’est que je prêche le droit, tout le droit, rien que le droit, et que 97 hommes sur 100 veulent plus ou moins que le droit.

Sur 100 individus, il y a 25 scélérats, convicts ou non convicts, notoires ou occultes, 50 coquins, 15 douteux, 7 passables, qui ne font jamais tort, de leur propre mouvement, à personne, mais ne sacrifieront pas une obole pour la vérité, et 3 hommes de vraie vertu et probité.


On crie sur moi au démolisseur. Ce nom me restera jusqu’au bout ; c’est la fin de non-recevoir qu’on oppose à tous mes travaux : homme de démolition, impuissant à produire !… J’ai pourtant donné déjà passablement de démonstrations de choses très-positives telles que :


 
1. Une théorie de la Force collective : métaphysique du Groupe (sera surtout démontrée, ainsi que la théorie

des Nationalités, dans un livre qui sera prochainement publié) ;

2. Une théorie dialectique : Formation des genres et espèces par la méthode sérielle ; agrandissement du syllogisme, qui n’est bon que lorsque les prémisses sont admises ;

3. Une théorie du Droit et de la Loi morale (doctrine de l’immanence) ;
4. Une théorie de la Liberté
5. Une théorie de la Chute, c’est-à-dire de l’Origine du mal moral : l’Idéalisme ;
6. Une théorie du Droit de la Force : Droit de la guerre et droit des gens ;
7. Une théorie du Contrat : Fédération, Droit public ou constitutionnel ;
8. Une théorie des Nationalités, déduite de la théorie de la Force collective : indigénat, autonomie ;
9. Une théorie de la Division des pouvoirs Loi de séparation, corrélative de la force collective
10. Une théorie de la Propriété ;
11. Une théorie du Crédit : la Mutualité, corrélative de la Fédération ;
12. Une théorie de la Propriété littéraire,
13. Une théorie de l’Impôt ;
14. Une théorie de la balance du Commerce
15. Une théorie de la Population ;
16. Une théorie de la Famille et du Mariage


Sans préjudice d’une foule de vérités incidentes.

J’ai révélé le premier le phénomène de l’antinomie dans l’économie politique. J’ai dégagé la Justice de la Religion. l’élément moral et de l’élément religieux.

Comme philosophe, si j’écarte toutes les hypothèses métaphysiques, absolutistes, qui ne signifient rien, je pose comme point fixe, loi de la nature, de l’esprit et de la conscience, ce fait universel : Justice, égalité, équation, équilibre, accord, harmonie.

Je suis démolisseur. Mais en vertu de quel principe est-ce que je démolis ? car il en faut un ici ; en vertu de quelle idée, de quelle donnée ou théorie ? car il en faut une. — En vertu du Droit et de la Justice. Toute ma critique de la Propriété, toute ma théorie de l’Amour et du Mariage, celle de la Paix et de la Guerre, repose sur la NOTION de JUSTICE ; mes Contradictions économiques sont une opération d’équilibre. Je suis démolisseur ; mais je montre aujourd’hui le système politique et social sous un jour nouveau. Contre les abus irréparables de la souveraineté, je demande donc, et plus que jamais, le démembrement de la souveraineté ; — contre la fantaisie du pouvoir personnel, je demande l’alliance de l’égoïsme propriétaire avec la liberté ; — contre l’excès de l’impôt et les prodigalités du fisc, je demande une réforme de l’impôt, établie sur la rente même pour pivot : -contre la liste civile, je demande, avec le partage du domaine terrien, la participation à la rente foncière ; — contre l’immobilisme féodal qui nous envahit, contre les majorats, les corporations qui nous pleuvent, je demande la propriété allodiale. Voilà bien, je pense, autant d’affirmations que de négations. Qu’importe ? je suis un démolisseur, incapable de reconstruire !…

Une autre opinion que je redoute, parce qu’elle n’offre presque aucune prise à la réplique, c’est celle des gens de bonne foi, qui, en entendant parler de ces controverses, disent : Dieu ! faut-il tant d’esprit pour savoir que chacun doit être maître de ce qui lui appartient ? Voila que vous nous dites maintenant que nous ne sommes plus des voleurs : nous le savions avant vous ; nous n’avons jamais douté de notre droit. A quoi nous attrait-il servi d’apprendre à douter, puisqu’en définitive le droit est indubitable ?

Eh ! braves gens, n’avez-vous jamais entendu parler de révolutions ? Ou bien êtes-vous comme le lièvre, qui retourne toujours au gîte, repassant par le même sentier, après avoir manqué vingt fois d’être pris ? Demandez à M. Laboulaye, un savant jurisconsulte, digne de votre confiance, et qui n’a pas trop d’esprit : il vous dira que toutes les révolutions se font pour ou CONTRE la propriété, et que dans l’un comme dans l’autre cas, il y a grand déplacement d’héritages ! — Vous croyez-vous plus rassurés aujourd’hui qu’en 1848, plus rassurés que ne l’étaient le clergé et la noblesse en 1789 ? — Le gouvernement veille, direz-vous. — Oh ! vous savez bien que les révolutions n’attendent pas la permission des gouvernements. D’ailleurs, quand ce ne sont plus les partageux qui attaquent la propriété, c’est le gouvernement qui la restreint. Et c’est toujours la propriété qui paye, à moins qu’elle n’ait le talent de faire elle-même payer. Or, la théorie que je vous propose a pour but de vous montrer comment, si vous le voulez bien, aucune révolution n’arrivera plus. Il s’agit simplement, pour les non-propriétaires, de leur faciliter les moyens d’arriver à la propriété, et pour les propriétaires, de mieux remplir leurs devoirs envers le gouvernement. Prenez garde !