A. Lacroix, Verboeckhover et Cie. (p. 172-198).


CHAPITRE VII


Équilibration de la propriété. Système de garanties.


Une chose nous reste à faire, la plus difficile de toutes.

Je crois avoir prouvé, a la satisfaction du lecteur, d’un côté, que la propriété ne peut trouver sa raison justificative dans aucun principe juridique, économique, psychologique ou métaphysique ; dans aucune origine, usucapion, prescription, travail, conquête ou concession du législateur, et qu’à cet égard la jurisprudence s’est complètement fourvoyée, si tant est qu’elle ait seulement compris la question. Tel fut, de 1839 à 1858, l’objet de ma polémique. J’ajoute maintenant que si l’on étudie dans ses conséquences politiques, économiques et morales, la puissance essentiellement abusive de la propriété, on démêle dans ce faisceau d’abus une fonctionnalité énergique, qui éveille immédiatement dans l’esprit l’idée d’une destination hautement civilisatrice, aussi favorable au droit qu’à la liberté. En sorte que si l’État, avec la division et la pondération de ses pouvoirs, nous est apparu d’abord comme le régulateur de la société, la propriété à son tour se manifeste comme son grand ressort, à telles enseignes que, elle supprimée, faussée ou amoindrie, le système s’arrête ; il n’y a plus ni vie ni mouvement.

Cependant, même avec cet ensemble d’effets heureux, que nous sommes parvenus à dégager par l’analyse de l’absolutisme propriétaire, la raison demeure en suspens. Le mal est tel, l’iniquité si grande, que l’on ne sait pas si le bienfait de l’institution n’est pas trop payé par l’abus, et que l’on se demande si, en définitive, la léthargie communiste ou le purgatoire féodal ne valent pas mieux que l’enfer de la propriété ?

À plusieurs reprises, depuis le commencement de la civilisation, la propriété a fait naufrage, tantôt par la surcharge de ses abus, tantôt par l’excès de sa légèreté et de sa faiblesse. Elle s’étend ou se restreint ad libitum, au point que de la servitude à la propriété, on ne trouve pas de ligne de démarcation sensible : on ne les comprend bien que par leurs extrêmes. C’est un cercle élastique en mouvement perpétuel d’extension et de retrait. A Rome, en même temps que le droit quiritaire se généralise par le triomphe de la plèbe, il perd sa prérogative politique, dégénère en un monstrueux privilège et s’abîme sous la malédiction chrétienne, entraînant dans sa chute l’empire et la société. Après les invasions des Barbares, qui, sous le nom germanique d’allod, alleu, s’empressent d’adopter la propriété romaine, comme ils faisaient de tant d’autres choses, nous la voyons rétrograder de nouveau et périr. Sous l’action combinée tic l’empire et de l’Église, l’alleu se convertit en fief, moins cette fois par l’abus qui lui est inhérent que par inconscience de lui-même et découragement. Le barbare était trop jeune pour la propriété. La Révolution française vient à son tour inaugurer, consacrer et vulgariser la propriété, et de nouveau nous voyons celle-ci, à moins de soixante-dix ans d’existence, se déshonorer par le plus lâche égoïsme et le plus scandaleux agiotage, minée par la bancocratie, attaquée par le gouvernementalisme, démonétisée par les sectes, dépouillée sans combat de sa prérogative politique, livrée à la haine des classes travailleuses, et prête à subir avec reconnaissance le dernier des affronts, sa conversion en une redevance pécuniaire[1]. Serait-il vrai que, comme les guerriers de Clovis et de Charlemagne, comme la plèbe des Césars, les Français de 89, de 1830 et de 1848, n’étaient pas mûrs pour la liberté et la propriété ? Ainsi la société serait soumise à une sorte de flux et de reflux : elle s’élève avec l’alleu, elle redescend avec le fief ; rien ne subsiste, tout oscille ; et si nous savons à présent à quoi nous en tenir sur les fins de la propriété, et conséquemment sur les causes de son progrès, nous savons également à quoi attribuer sa rétrogradation. Le même absolutisme produit tour à tour ascension et l’affaissement. Le propriétaire combat d’abord pour sa dignité d’homme et de citoyen, pour l’indépendance de son travail et la liberté de ses entreprises. Il s’affirme comme justicier et souverain, possédant en vertu de son humanité et sans relever de personne, et il décline toute suzeraineté politique ou religieuse. Puis, fatigué de l’effort, sentant que la propriété est plus difficile à soutenir qu’à conquérir, trouvant la jouissance meilleure que la gloire et sa propre estime, il transige avec le pouvoir, abandonne son initiative politique, en échange d’une garantie de privilège, vend son droit d’aînesse pour un plat de lentilles, mangeant son honneur avec son revenu, et provoquant par son parasitisme l’insurrection du prolétariat et la négation de la propriété. Pouvons nous enfin rompre ce cercle ? pouvons-nous, en autres termes, purger l’abus propriétaire et rendre l’institution sans reproche ? Ou faut-il que nous nous laissions emporter au courant des révolutions, aujourd’hui avec la propriété contre la tyrannie féodale, demain avec la démocratie absolutiste et l’agiotage contre le bourgeois et son droit quiritaire ? Là est désormais toute la question. Devant ce problème, l’antiquité et le moyen âge ont échoué ; je crois qu’il appartient à notre époque de le résoudre.

La propriété est absolue et abusive : c’est la détruire que de lui imposer des conditions et de la réglementer. Convaincus désormais de ce principe, que la propriété, c’est-à-dire l’omnipotence du citoyen sur la portion du domaine national qui lui a été dévolue, est supérieure à toute loi ; nous n’aurons garde de tomber dans l’erreur des écoles réformistes et des gouvernements de décadence, qui tous, interprétant à faux la définition latine : Dominium est jus utendi et abutendi, quatenus juris ratio patitur, n’ont su travailler qu’à la destruction de la liberté elle-même, en conditionnant et réglementant la propriété. Il faut prendre d’autres voies.

Remarquons d’abord que la propriété, étant abusive et absolutiste, doit être contradictoire à elle-même, ainsi que je l’ai démontré, Système des Contradictions économiques, t. II, chap. XI ; elle doit se faire opposition et concurrence, tendre à se limiter, sinon à se détruire, par conséquent, a se faire équilibre. L’action de la propriété sur elle-même, en dehors du pouvoir et des lois, tel sera donc notre premier moyen.

Observons ensuite que la propriété, quelle que soit son importance dans la société, n’existe pas seule comme fonction politique, institution économique et sociale ; elle ne constitue pas tout le système. Elle vit dans un milieu organisé, entourée d’un certain nombre de fonctions analogues et d’institutions spéciales, sans lesquelles elle ne pourrait subsister, avec lesquelles, par conséquent, il faut qu’elle compte. Ainsi, l’homme libre vit au milieu de ses semblables, avec lesquels il compte ; au sein de la nature, entouré de toutes sortes de créations animales, végétales, minérales, dont il ne saurait se passer, avec lesquelles il faut qu’il compte également ; ce qui ne l’empêche pas d’être libre et de pouvoir se dire inviolable, autant qu’une créature composée, de chair et d’os, et vivant au milieu d’autres créatures, peut l’être. L’influence des institutions, tel sera, si j’ose ainsi dire, vis-à-vis de la propriété, notre second moyen de gouvernement.


§ 1er - Action de la propriété sur elle-même. modifier

La même liberté d’action étant donc accordée à tous les propriétaires, et la même loi les protégeant également tous, il doit arriver fatalement, dans le milieu économique où elles sont placées, que les propriétés, entrent en concurrence les unes contre les autres, tendent à s’absorber réciproquement. C’est ce qui a lieu, en effet, et que l’on observe partout où il existe des propriétés en rapport de voisinage ou rivalité d’exploitation, aussi bien pour l’agriculture que pour l’industrie. La lutte engagée, quelle en sera l’issue ? Il est aisé de le prévoir.

Si la protection de l’État à l’égard des propriétaires est insuffisante ou nulle ; s’il y a favoritisme, acception de personnes ou de castes ; si les conditions d’exploitation sont inégales, les grands propriétaires absorberont les petits, les gros entrepreneurs tueront les plus faibles, les privilégiés écraseront les non privilégiés : tel fut à Rome le sort de la possession plébéienne en face de la propriété patricienne ; tel fut plus tard, sous l’empire, le résultat de la lutte engagée entre les grandes exploitations à esclaves des nobles, contre les petits domaines cultivés par des mains libres ; telle, au moyen âge, fut la destinée des petits alleux, forcés, sous la pression des comtes, évêques, etc., de se convertir en précaires commandes et fiefs ; telle nous voyons aujourd’hui la mauvaise fortune des petits industriels écrasés par la concurrence des gros capitaux.

Si, au contraire, la protection de l’État est forte et garantie à chacun ; si, par un ensemble d’institutions libérales et par la bonne exécution des services publics, les conditions d’exploitation sont rendues égales ; si enfin, par un bon système d’instruction publique, les facultés personnelles sont rendues de moins en moins inégales, l’effet de la concurrence entre les propriétés se produira en mode inverse. Comme il est évident que, toutes choses égales d’ailleurs, le maximum de puissance de la propriété se rencontre là où la propriété est exploitée par le propriétaire, la lutte devient désavantageuse au grand apanager, favorable d’autant au petit. La grande propriété, en effet, requérant pour son service domesticité et salariat, ou fermage, deux succédanés du servage féodal, coûte plus, produit moins. Donnez donc l’éducation aux masses, instruisez les paysans, inspirez à tous le sentiment de leur dignité, apprenez-leur à connaître leur pouvoir et leurs droits : bientôt vous verrez le salariat et la domesticité diminuer, les conditions du fermage changer et peu à peu les propriétés se ramener les unes les autres à l’étendue moyenne de ce que peut faire valoir une famille de paysans, forte de bras, d’intelligence et d’union. Rien alors n’empêche que, plusieurs famines s’associant pour certaines opérations, les avantages de la grande culture se trouvent unis à ceux de la petite propriété ; alors, la dissolution des vastes domaines devient inévitable, et toute agglomération nouvelle impossible.


Ce que je viens de dire n’est que l’indice d’un premier moyen, qui serait encore insuffisant si, pour tout le reste, l’anarchie économique continuait d’exister, le capitalisme de pressurer le travail, et l’abus de centralisation d’entraver la société et de dévorer l’État. C’est donc à de nouveaux auxiliaires que nous devons maintenant faire appel.


§ 2. — Système de garanties ; influence des institutions. modifier

Parmi les institutions déterminatives de liberté et d’égalité, et dont l’existence antérieure ou postérieure à l’établissement de la propriété, est de droit, je compte : 1º la séparation des pouvoirs de l’État ; 2º la décentralisation ; 3º l’impôt (voir ma Théorie de l’Impôt, couronnée par le conseil d’État de Lausanne) ; 4º le régime des dette publique, hypothécaire, commanditaire ; 5º, les banques de circulation et de crédit ; 6º l’organisation des services publics, postes, chemins de fer, canaux, ports, routes, entrepôts, bourses et marchés, assurances, travaux publics ; 7º les associations industrielles et agricoles ; 8º le commerce international.

Maintes fois, depuis vingt ans, j’ai traité ces graves questions, tantôt séparément, tantôt sous une vue d’ensemble, mais toujours de préférence dans l’intérêt spécial des classes ouvrières. J’ai cru que les circonstances ne permettaient pas que je fisse autrement. Les choses cependant parlaient assez d’elles-mêmes pour que la petite et moyenne propriété, la petite et moyenne culture, la petite et moyenne industrie, comprissent qu’il ne s’agissait guère moins d’elles que du prolétariat. Il est évident que si l’on représente le droit de chaque citoyen par 100, tout individu dont l’avoir est, par l’effet des aberrations politiques, économiques et sociales, au-dessous de 100, doit être réputé créancier de la différence, et qu’en prenant la parole au nom de ceux qui ont tout perdu, je n’entends pas exclure ceux à qui la banqueroute générale n’enlève que 30, 50 ou 80 ; ni ceux encore qui, ayant la bonne fortune de se trouver, soit au pair soit au-dessus du pair, manquent de garanties pour l’avenir. La cause est la même pour tous, et conséquemment les principes de la réforme aussi les mêmes.

Ce n’est point ici le lieu d’entrer dans une discussion approfondie de ces voies et moyens ; elle sortirait des proportions de cette étude, et ceux de mes lecteurs qui, depuis dix ans, m’ont fait l’honneur de me suivre, savent ce que j’aurais à leur dire. Il suffit, pour le moment. que je montre, en quelques mots, le rapport de ces diverses institutions à la propriété.

La séparation des pouvoirs dans l’État est essentiellement liée à la propriété, puisque, sans cette séparation, le gouvernement, et la société avec lui, retombent en hiérarchie : ce qui entraîne la conversion de la propriété en possession subalternisée ou fief. J’en dis autant de la décentralisation : la propriété est fédéraliste par nature ; elle répugne au gouvernement unitaire.

En ce qui concerne l’impôt, j’ai montré ailleurs que, sous le régime de liberté et de propriété, ce n’est plus l’expression d’une redevance, mais le prix d’un service, en un mot, un échange ; que cet impôt, soit la somme des services à demander à l’État, ne doit pas, en bonne économie, excéder le vingtième du produit brut de la nation ; que le mode le moins onéreux est de faire porter, pour deux ou trois cinquièmes, selon le pays, la contribution sur la rente, en combinant la progression et les diverses natures d’impôts de manière à approcher le plus près possible de l’égalité de répartition. Il est clair, en effet, que ce qui importe à la propriété, considérée dans la généralité de l’institution, c’est bien moins ce que, l’on demande à la rente, que l’égalité de conditions que l’on assure, par ce moyen, entre les propriétaire, puisque, comme nous l’avons démontré tout à l’heure, la propriété fleurit et se développe par l’égalité, tandis qu’elle se corrompt et périt par l’inégalité.

J’en dis autant des dettes, et conséquemment du crédit. Une nation de 37 millions d’âmes, sur qui pèse une dette, publique et privée, de 25 à 30 milliards de francs, à l’intérêt moyen de 6 p. 100, le double du produit net de la terre, est surchargée. Il faut de deux choses l’une : ou réduire la somme des dettes et la limiter à 5 ou 6 milliards, a 5p.100 ; ou bien, par une organisation nouvelle du crédit, mettre le taux de l’intérêt à 1/2 ou 1 p. 100.

Restreindre les emprunts ne serait pas favorable à la propriété, tant industrielle qu’agricole, qui a besoin de capitaux ; reste à procurer l’abaissement de l’intérêt par la mutualité du crédit et par une liquidation faite avec intelligence. Le crédit foncier ne peut ni ne doit être autre chose que l’épargne même de la nation ; c’est la banque de dépôt de tous les consommateurs producteurs qui, dépensant moins qu’ils ne recueillent, cherchent, pour leurs économies, un lieu de sûreté avec un léger revenu, en attendant qu’ils trouvent un meilleur emploi de leurs fonds.

Quant aux services publics, aujourd’hui livrés a des compagnies de monopole, quel est le propriétaire et l’industrieux qui ne comprenne que son plus grand avantage est d’avoir les transports, les commission, les droits de ports, de gares, d’entrepôt, etc., de même que l’intérêt de l’argent, au taux le plus bas possible ? Ce n’est que par là que les petites exploitations et le petit commerce pourront se soutenir ; la meilleure part des bénéfices que réalisent le haut commerce et la grande industrie venant le plus souvent des remises qu’ils obtiennent, en raison de la masse de leurs affaires, des garanties qu’ils offrent auprès des banquiers, commissionnaires et entremetteurs de toute sorte.

Les associations industrielles et agricoles, dans lesquelles sont comprises les associations ouvrières là où celles-ci peuvent utilement se former, ont pour objet, non pas de remplacer l’initiative individuelle par l’action sociétaire, comme on l’a cru follement en 1848, mais d’assurer à tous entrepreneurs de petite et moyenne industrie, ainsi qu’aux petits propriétaires, le bénéfice des découvertes, machines, améliorations et procédés inaccessibles autrement aux entreprises et aux fortunes médiocres. Combattre l’individualisme comme l’ennemi de la liberté et de l’égalité, ainsi qu’on l’avait imaginé eu 1848, ce n’est pas fonder la liberté, qui est essentiellement, pour ne pas dire exclusivement individualiste ; ce n’est pas créer l’association, qui se compose uniquement d’individus ; c’est retourner au communisme barbare et au servage féodal ; c’est tuer à la fois et la société et les personnes. (Voir, sur l’organisation de l’atelier : de la Justice dans la Révolution et dans l’Église, 6e livraison, chap. V, Bruxelles, 1859.)

Une question qui intéresse au plus haut degré la propriété, et qui met singulièrement en relief son caractère, est celle du commerce international. Depuis trente ans, la secte des économistes a répandu sur ce sujet tint de déclamations, d’équivoques, de calomnies, de sophismes, que ce n’est pas petite affaire de ramener le problème à des données claires et intelligibles.

Supposons un État, comme l’Égypte actuelle, constituée en une sorte de communisme gouvernemental, où le prince soit seul propriétaire, seul exploiteur du sol, seul manufacturier, seul commerçant, toute la nation étant fermière, ouvrière et salariée ; dans de telles conditions, la question du commerce avec l’étranger ne présenterait aucun embarras. Tous les intérêts se résumant dans un intérêt unique, personnifié dans le chef de l’État, celui-ci n’attrait à compter qu’avec lui-même, et, à moins d’erreur dans les calculs, serait sûr, quoi qu’il fit, d’agir au mieux de soit intérêt, qui serait en même temps l’intérêt général. Il parcourrait ses livres, examinerait ses prix de. revient, prendrait note de ses besoins et de ses existences ; puis il offrirait ses excédants, soit en échange d’autres produits, soit contre du numéraire. Si parmi les produits similaires de l’étranger il s’en trouvait dont les prix fussent inférieurs aux siens, il aviserait à réduire ses frais et à soutenir la concurrence ; il pourrait même, en certains cas, abandonner quelques productions désavantageuses, et se livrer de préférence à d’autres moins onéreuses et plus lucratives. Mais ce serait à la condition, bien entendu, que la nature, du pays, l’état de l’industrie, les aptitudes populaires, les facilités de transition, la somme des ressources le lui permettraient ; jamais, au grand jamais, il ne délaisserait un genre de culture ou d’industrie, surtout de première nécessité, sous le spécieux prétexte que les mêmes produits lui viendraient de l’étranger à plus bas prix. La première loi pour l’homme condamné à vivre de soit travail est de tirer parti de ce qu’il a, et de se passer du secours intéresse d’autrui. Bien plus, le grand entrepreneur dont je parle s’occuperait d’importer chez lui certaines cultures et certaines industries de l’étranger, dont les produits lui sont indispensables ; et il le ferait, tant pour s’exempter de cette espèce de tribut, que pour se créer, au besoin, une garantie contre les exigences des importateurs. Sur toute chose il se garderait d’acheter plus de marchandises qu’il n’en pourrait régulièrement payer avec ses propres excédants : ce qui exigerait de sa part un solde en numéraire, le dégarnirait de métaux précieux, et, le rendant débiteur, porterait atteinte à son indépendance politique.

Tout cela est de simple bon sens : il n’est pas au monde de négociant et d’entrepreneur qui se gouverne par d’autres principes.

Supposons maintenant qu’une révolution renversant le despote, le pays dont je viens de parler passe de l’état de communauté gouvernementale à celui de propriété. La terre est partagée, l’industrie, le commerce se répartissent entre une série d’entrepreneurs : tous, exploiteurs du sol, entrepreneurs d’industrie, armateurs, etc., sont déclarés indépendants les uns des autres, conformément à la loi de propriété. Que va-t-il arriver ? Chaque propriétaire et entrepreneur raisonnera en son particulier, au regard de l’étranger, comme faisait l’ex-roi ; mais, attendu que par le partage, les intérêts soin devenus divergents, on verra une fraction de la nation augmenter ses bénéfices un profitant des offres de l’étranger, tandis que l’autre, ne trouvant acheteurs ni a l’intérieur, ni au dehors, se ruinera. Alors éclatera cette contradiction douloureuse : tandis que la loi de propriété, acclamée à l’unanimité, déclare tous propriétaires, industriels, cultivateurs, commerçants, marins, indépendants dans leur commerce et leur industrie, la nature des choses qui les a groupés sur le même sol, l’économie politique, qui fait de tous les arts, professions, métiers, des divisions et subdivisions du même travail, prononcent de leur côté que, toits ces affranchis sont solidaires ! .. Et l’expérience le démontre : sous l’ancien régime, tous avaient leur existence assurée ; une seule chose leur manquait, la liberté ; depuis la Révolution, ils sont libres ; mais tandis que les uns prospèrent, les autres font faillite et tombent dans l’indigence. Et c’est la même cause qui produit ce double résultat : la liberté des relations avec l’étranger, l’individualisme de l’échange.

Je ne connais rien de plus indigne, de plus stupide, de plus abominable que l’agitation organisée depuis vingt-cinq ou trente ans, en Angleterre, en France et dans toute l’Europe, par les Cobden, les Bastiat, toute la secte des soi-disant économistes, appuyés de la séquelle saint-simonienne. Ou a abusé de l’opposition. des principes, inhérente à la société, pour rendre, ténébreuse la chose dit monde la plus claire ; on a poussé les uns contre les autres des intérêts que la finalité de leur situation rendait antagoniques ; on a surpris la religion d’un chef d’État, qui s’est imaginé faire acte de patriotisme et de progrès en sacrifiant à une expérience absurde la fortune et la subsistance de plusieurs millions de ses sujets… Il est vrai que parmi les plaignants plusieurs prêtaient à la critique, et que si la protection, dans certains cas et dans certaine mesure, peut être jugée nécessaire, trop souvent elle a servi de prétexte à de coupables subventions et à d’odieux monopoles. Ici, comme toujours, la propriété s’est signalée par l’effronterie de ses abus ; et si, à propos du libre échange, nous l’avons entendue crier contre elle-même, c’est qu’elle se connaissait bien.

Maintenant que faire ? Faut-il de nouveau reculer devant les conséquences du principe ; et, après avoir montré les destinées merveilleuses de l’institution de propriété dans ses plus effroyables abus, la déclarer impuissante devant l’étranger ? Faut-il réhabiliter la douane ; et, quand nous sommes excédés de police, de gouvernementalisme, nous emmailloter encore d’un réseau protecteur ? Non, il ne sera pas dit que le Droit et la Liberté se déconcertent pour une antinomie de plus. De quoi s’agit-il ? De faire vivre ensemble deux principes inconciliables. Eh ! la science politique et économique ne consiste qu’en cela. Nous-mêmes, dans tout ce chapitre et dans les précédents, qu’avons-nous, fait autre chose ?

Sans doute la propriété, absolue, abusive, indépendante, est insolidaire de la propriété : telle est sa nature ; gardons-nous d’y contredire. Sans doute aussi dans une société organisée, les intérêts, les fortunes, comme les travaux et les fonctions, sont liés, solidaires, comme le sol qui les soutient. Tout cela est vrai en même temps. Raison de plus alors pour que vous accomplissiez les réformes précédemment indiquées relativement au crédit et à l’impôt. C’est à la propriété à garantir la propriété comme à tenir tête au pouvoir. Par l’abaissement progressif dit taux de l’intérêt, par la réduction également progressive, ainsi que par la péréquation de l’impôt, par l’abolition des dettes, etc., les frais de production en France peuvent être réduits de 15, 20 et 25 p.100. Voila qui donne de la marge aux industries en souffrance. Du même coup, le métal, grâce à cet abaissement de l’intérêt, étant de moins en moins recherché, la demande des produits augmente : voilà qui facilite les échanges. Qu’ensuite toute proposition d’encouragement à une industrie nouvelle ou attardée soit soumise à l’assemblée nationale, et la protection réduite aux dépenses d’installation et d’apprentissage, ce qui dispense de toute surveillance et exercice ; et vous avez la plus grande liberté possible de commerce, de propriété et d’industrie, jointe aux garanties les plus efficaces.

Entre nations réputées égales, jouissant des mêmes garanties civiles et politiques, la concurrence doit être libre et conséquemment illimitée. L’unique protection, ou, si l’on aime mieux, le seul obstacle à l’importation des produits similaires, est dans les distances. Quand une nation petit aller faire concurrence à une autre nation jusque chez elle, lui enlever son propre marché, supporter pour cela, en sus des frais ordinaires de production, des frais considérables de transport, cela prouve que la nation ainsi attaquée et vaincue est décidément incapable, ou bien qu’elle est mal administrée, mal exploitée, surchargée d’impôts, de frais parasites ; cela prouve qu’elle a besoin d’une réforme. (Consulter sur toute cette matière, Organisation du Crédit, Théorie de l’Impôt, Système des Contradictions économiques, tome II, chap. IX. )

C’est ainsi que doivent s’opérer le nivellement et la consolidation de la propriété, à peine, pour celle-ci, de retomber en tutelle, et pour la société de recommencer une carrière de révolutions et de catastrophes. Et, pour revenir a la pensée fondamentale de ce livre, c’est ainsi que la propriété, en s’entourant des garanties qui la rendent à la fois plus égale et plus inébranlable, sert elle-même de garantie à la liberté et de lest à l’État. La propriété consolidée, moralisée, entourée d’institutions protectrices, ou, pour mieux dire, libératrices, l’État se trouve élevé au plus haut degré de puissance, en même temps que le gouvernail reste aux mains des citoyens. La politique devient une science, mieux que cela, une forme de la Justice ; l’intérêt particulier devenant identique à l’intérêt général, chaque citoyen est en mesure d’apprécier, d’après le contre-coup qu’il éprouve dans sa propriété et dans son industrie, la situation des affaires et la marche du gouvernement. La fin du doctrinarisme et du prolétariat, ces deux plaies des temps modernes, est arrivée.

La constitution de la propriété, avec le cercle d’institutions qui la garantissent et auxquelles elle sert de pivot, nous explique maintenant deux choses qui d’abord semblaient contradictoires : comment la propriété peut être purgée de ses abus et conserver néanmoins son inviolabilité ; comment ensuite on a pu la définir droit d’user et d’abuser, et faire en même temps réserve contre elle de la raison du droit, juris ratio, et de l’observation des règlements.

J’ai remarqué déjà que la création de nouvelles institutions, analogues à la propriété, l’organisation de certains services, l’établissement de certaines fonctions, ne dérogeaient pas plus à la propriété que l’existence des animaux et des plantes ne porte atteinte à la liberté de l’homme. La propriété existe au milieu de ces créations de la société, de même que l’homme au milieu des créations de la nature ; elles ne lui font rien, s’il ne lui plaît pas d’en user ; comme aussi elle y puise de nouvelles forces, des moyens d’action plus puissants, dès que, toutes les propriétés se mettant en exercice, chacune commence a éprouver l’effet de la concurrence. Quel sera maintenant le résultat de la lutte, lorsque l’individu, n’étant plus abandonné à lui-même, trouvera partout autour de lui secours, garantie, protection ? C’est ce dont il convient de se rendre compte.

L’instinct d’acquisition, chez tous les hommes, est indéfini, partant égal. Servi par des facultés de réalisation inégales, ce même instinct ne peut aboutir qu’à des résultats inégaux : représentons cette inégalité par les nombres 1, 2, 3, 4, 5, cela revient à dire que dans un milieu où la société ne fait rien pour l’individu, un seul homme, considéré comme puissance d’action, petit valoir autant que 2, 3, 4 et 5 autres ; disproportion énorme, qui, pour peu que les préjugés nationaux, l’organisation du pouvoir et le rapport des individus et des familles s’y prêtent, conduira a des inégalités de fortune mille et cent mille fois plus grandes.

C’est tout autre chose avec les institutions que j’appelle de garantie. De nouveaux moyens d’action, des forces supérieures sont mises à la disposition du chef de famille : représentez ces forces par 10. L’inégalité entre les sujets, qui d’abord était comme les nombres 1, 2, 3, 4, 5, ne sera plus que comme ceux-ci : 1 + 10, 2 +10, 3 + 10, 4 +10, 5+ 10, ou, en effectuant les additions, 11, 12, 13, 14, 15. En élevant, par une prestation identique, le niveau moyen des capacités de 3 à 13, nous avons considérablement diminué l’inégalité des fortunes. Établissez à présent la concurrence ; en autres termes, faites que chaque citoyen, égal devant la loi à tout autre, libre de son action, maître de sa personne, ne travaille que pour lui-même, ou, s’il se met au service d’autrui, qu’il travaille à prix débattu : les facultés, tant naturelles qu’acquises de l’individu le mieux doué, restant fixes, tandis que ses entreprises augmentent ; son insuffisance par conséquent croissant dans une progression beaucoup plus rapide que sa propriété, l’inégalité des fortunes diminuera encore ; elle tendra à se rapprocher des nombres 101, 102, 103, 104, 105, c’est-à-dire qu’elle deviendra insignifiante. En quoi, dans tout cela, la propriété est-elle violée, la liberté individuelle atteinte ? Et qu’avons-nous besoin de réglementation ? La propriété, précisément parce que nous l’avons faite absolue, se montre égalitaire : chose à laquelle nous ne nous fussions pas attendus, mais irrécusable.

Voilà pour la pratique, je veux dire pour l’économie générale. Pour ce qui est de la définition, ou, en autres termes, des rapports de la propriété avec l’État, la contradiction qui nous a tant embarrassé n’est pas moins bien résolue.

Le droit romain. dit : « Dominium est jus utendi et abutendi re suâ, quatenùs juris ratio patitur ; la propriété est le droit d’user et d’abuser de sa chose, autant que la raison du droit le souffre. » La définition du code Napoléon, article 544, revient à celle-là : « La propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu’on n’en fasse pas un usage prohibé par les lois et par les règlements. » Le latin, je le répète, est plus énergique, plus profond que le français ; mais il est moins clair. On pourrait croire que la réserve « quatenùs juris ratio patitur, autant que la raison du doit le souffre, » n’a trait qu’au for intérieur ; que le préteur a voulu déclarer l’abus de la propriété au-dessus de toute poursuite, bien que ce même abus fût condamné par la conscience. Mais cette interprétation n’est pas vraie, ainsi que le dit formellement l’article 544 : c’est en vue de l’État que la réserve est exprimée, de l’État, organe officiel et armé du Droit, tandis que le propriétaire n’est qu’un justiciable. Qu’est-ce donc qu’a voulu dire le législateur ? Il est fort probable qu’il ne le savait pas lui-même, et qu’il n’a parlé ainsi que de l’abondance de son sentiment. La vérité, selon moi, est que si la propriété est absolue, l’État aussi est absolu ; que ces deux absolus sont appelés à vivre en face l’un de l’autre, comme le propriétaire est appelé à vivre en face de son voisin propriétaire ; et que c’est de l’opposition de ces absolus que jaillit le mouvement politique, la vie sociale, de même que de l’opposition des deux électricités contraires jaillit l’étincelle motrice, lumineuse, vivifiante, la foudre.

Ainsi, le droit d’abuser est accordé sans réserve, dans la sphère de la propriété ; ce qui lui est interdit, c’est d’empiéter sur le droit du voisin, à plus forte raison sur celui de l’État. Que tous les propriétaires, et l’État avec eux, abusent à l’envi de leurs propriétés, ils le peuvent ; ce qu’ils ne peuvent pas, c’est de s’empêcher réciproquement d’abuser. Dès que l’abus est pris pour matière de droit, comme le travail, la culture ou la jouissance, il est soumis, chose étonnante, mais logique, à la maxime du droit : « Ne fais pas a autrui ce que tu ne veux pas qu’il te soit fait. » Et pourquoi ce respect mutuel de l’abus ?

Chose plus étonnante encore : justement afin que les propriétaires, libres d’abuser, n’abusent plus ; afin que l’État, le détenteur du grand domaine, devienne le type de l’administrateur, le modèle de l’usager. Nous avons démontré qu’en effet l’abus de la propriété se neutralise par les garanties dont l’État prend soin de l’entourer, de même que l’absolutisme de l’État se régularise, devient justice et vérité, par la réaction du propriétaire.

J’ai dit que la constitution de la propriété devait être l’œuvre de notre époque : jamais, en effet, depuis plus de vingt-cinq siècles qu’elle existe, elle ne s’est constituée nulle part dans la plénitude, je ne dis pas de son droit, mais de ses garanties. Rome a parfaitement connu et rigoureusement défini le droit de propriété, dominium est jus utendi et abutendi ; mais jusqu’à nos jours, l’abus a tué la propriété ; et, comme au temps des Césars, comme au moyen-âge, elle est de nouveau en péril. Ce qui lui a toujours manqué, et dont la Révolution n’a pu lui donner que la promesse, ce sont les garanties. Sans ces garanties précieuses, la propriété se désorganise et tend à sa ruine, entraînant avec elle la société et l’État, soit qu’elle s’oublie dans le matérialisme de sa jouissance, soit qu’elle se laisse miner sourdement par le fisc, l’hypothèque, le morcellement, la recomposition des grands domaines, la réglementation, l’abus de l’expropriation pour cause d’utilité publique, les créations et les dotations nobiliaires, le travail des sectes, les séductions de l’agiotage, soit enfin que, dépouillée de sa prérogative politique, signalée à la jalousie de la plèbe, acceptant lâchement ce que le pouvoir veut bien lui laisser, et se laissant convertir en un pur privilège, elle se retire de l’action et laisse agir à sa place les forces déchaînées de l’ignorance, de la tyrannie et de la misère.

Certes, le danger est grave, et ce ne sont pas les doctrines providentialistes de nos jurisconsultes qui parviendront à le conjurer. Ils n’ont jamais rien conçu à la propriété ; ils n’en comprennent ni la haute destination ni l’histoire, et le fond de leur science sur cette matière ardue est un immoral scepticisme.

« Toutes les fois, dit M. Laboulaye, que la société, sans s’écarter de sa route providentielle, change de moyens, qu’elle déplace l’héritage ou. les privilèges politiques attachés au sol, elle, est dans son droit, et nul n’y peut trouver à redire en vertu d’un droit antérieur ; car avant elle et hors d’elle, il n’y a rien ; en elle est la source et l’origine du droit. »

C’est ainsi que l’historien de la propriété en explique les vicissitudes ! La société, instrument de la Providence, a planté les bornes des héritages, et la société les arrache ; la société a institué la propriété à la place de la possession, puis elle est revenue à la possession en abandonnant la propriété ; la société a changé l’alleu en fief et le fief en alleu : e sempre bene. La société, — j’ai peur qu’un jour, trop tôt peut-être, la société ne signifie le gouvernement, — est dans son droit, quoi qu’elle fasse ; elle suit sa route providentielle, et nul n’a droit d’y trouver à redire.

« La loi civile de la propriété est l’esclave de la loi politique ; et tandis que le droit des conventions, qui ne règle que des intérêts d’homme à homme, n’a point varié depuis des siècles (sinon en certaines formes qui touchent plus à la preuve. qu’au fond même de l’obligation), la loi civile de la propriété, qui règle des rapports de citoyen à citoyen, a subi plusieurs fois des changements du tout au tout, et suivi dans ses variations toutes les vicissitudes sociales.

« La loi des conventions, qui tient à ces principes d’éternelle justice gravés au fond du cœur humain, c’est l’élément immuable du droit, et en quelque sorte Sa PHILOSOPHIE ; au contraire, la loi de la propriété est l’élément variable du droit ; c’est son HISTOIRE, c’est Sa POLITIQUE.

Il serait difficile à un jurisconsulte de se tromper plus complètement, que ne l’a fait ici M. Laboulaye. La propriété n’est pas l’esclave de la politique ; ce serait plutôt le contraire qui serait vrai. La propriété est le contre-poids naturel, nécessaire de la puissance politique ; le droit civil de la propriété, le contrôleur et le déterminateur de la raison d’État. Là où manque la propriété, où elle est remplacée par la possession slave ou le fief, il y a despotisme dans le gouvernement, instabilité dans tout le système. La loi des conventions ne petit être mise en antithèse à celle de la propriété, aussi absolue dans son essence que l’autre est immuable dans son principe. Elles ne diffèrent pas l’une de l’autre en ce que la première donnerait la philosophie du droit, tandis que la seconde n’en donnerait que la politique ou l’histoire ; elles diffèrent en ce que la loi des conventions est un principe, une notion élémentaire de facile et primitive aperception, tandis que la loi de propriété est une constitution qui ne se pose, ne se développe et ne se consolide qu’avec le temps. Il en est de la propriété comme de toutes les grandes lois qui régissent l’univers, alors même que la raison des philosophes les nie et que le vulgaire les viole à chaque pas. Ainsi le droit gouverne la civilisation ; mais où son essence et ses lois sont-elles bien connues ? Où son observance est-elle entière et sincère ? Ainsi l’égalité de l’échange est la loi du commerce : et l’agiotage est admis dans la pratique universelle. Ainsi l’égalité devant la loi est aussi ancienne que l’institution des tribunaux ; et l’humanité n’a pas encore cessé d’avoir des esclaves, des serfs, des prolétaires. Tout de même la propriété régit les États : présente, elle les tient en équilibre ; absente, elle les livre aux révolutions et aux démembrements, portant avec elle sa sanction, soit qu’elle châtie, soit qu’elle récompense. Nul ne petit dire en ce moment que d’ici à la fin du siècle, quelque décret de cette Providence que M. Laboulaye adore n’aura pas détruit en France la propriété ; ce qui est certain, c’est qu’alors la France aura perdu, avec le sentiment de la liberté, le sens du droit. C’est qu’elle sera devenue le fléau des nations, et que ce ne sera que justice de la traiter comme fut, au dix-huitième siècle, traitée la Pologne.

Mais écartons ces sombres pronostics. L’institution de propriété est enfin comprise. La théorie en est donnée : que la société ou le gouvernement, qui s’ingère de parler en soit nom, déplace tant qu’il voudra les héritages, comme dit M. Laboulaye ; de simples particuliers en souffriront, ; quant à la propriété elle-même, nous pouvons la déclarer indestructible ! C’est aux classes ouvrières à comprendre maintenant leur destinée et a déterminer en conséquence leur action. Toutes ces réformes économiques, que nous proposions en 1848 comme les conditions d’abolition du prolétariat, et dans lesquelles plusieurs ont cru voir un acheminement au communisme, conduisent au nivellement et à la consolidation de la propriété. Estimez, par hypothèse, la richesse mobilière et immobilière de la France a 120 milliards, le nombre des familles à 10 millions : la moyenne de fortune en capital, par chaque famille, sera de 12, 000 francs. Une propriété de 12, 000 francs, bien cultivée, suffit à l’occupation et à la subsistance d’une famille. Votre avenir, travailleurs, l’avenir de la patrie est là. Laissez de côté vos idées de partage, vos projets de réquisitions,. de contributions progressives, de maximums, de corporations, de tarifs ; le partage, c’est-à-dire le nivellement, se fera de lui-même, plus vite et mieux, par le travail, l’économie, l’organisation dit crédit et de l’échange, les services a bon marché, la péréquation de l’impôt et sa réduction au vingtième, les mutations, l’instruction publique, et, sur toutes choses, la LIBERTÉ.


  1. On peut dire qu’en se plaçant sous la protection du pouvoir, en 1851, la propriété a, de fait, abdiqué ; elle est retombée virtuellement en fief. L’empereur a contre elle son droit impérial, la plèbe, l’armée ; il peut tout, elle ne peut plus rien ; avec la restriction quatenùsjuris ratiopatitur, elle est à la discrétion complète du pouvoir. Ainsi, le droit d’expropriation, réservé au cas de nécessité publique, se motive aujourd’hui par le mot beaucoup plus vagua d’utilité. Le jury, au lieu d’avoir a se prononcer sur la nécessité, n’a plus qu’a estimer la valeur ; c’est le prince qui prononce l’utilité. Avec ce mot, on bouleverse et renverse tout. On exproprie une rivière à toute une contrée ; on exproprie, au lieu d’une maison mal assise, malsaine, gênant les voisines, tout un quartier ; on exproprie toute une ville. On Me, par raison d’État, à un citoyen son étude, son établissement, sa clientèle ; on exproprie des cantons sous prétexte de fermes-modèles, de haras ; on recrée des latifundia sous couleur de grande culture, et pour leur formation, OU exproprie des masses de petits propriétaires.