Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 9

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 75-82).

CHAPITRE IX.

de la bataille défensive.


Il résulte de l’étude que nous venons de faire au chapitre précédent, que selon le procédé adopté par la défense son action tactique revêt tantôt la forme d’une bataille offensive et tantôt celle d’une bataille défensive.

La bataille est en effet essentiellement offensive de la part de la défense, lorsque le défenseur se précipite sur l’agresseur aussitôt que celui-ci pénètre sur le territoire national.

Il en est de même, mais dès lors seulement au point de vue tactique, lorsque la défense prend tout d’abord position, attend que l’ennemi se présente devant cette position, et le prévient alors dans son attaque.

Enfin, lorsque la défense attend et reçoit de pied ferme le choc de l’ennemi et ne lui oppose qu’une résistance passive appuyée de mouvements offensifs partiels, son action tactique, libre encore de passer par tous les degrés qui mènent insensiblement d’une résistance locale absolue à une réaction poussée à l’extrême, ne peut plus désormais aboutir qu’à une bataille essentiellement défensive.

Nous ne rechercherons pas ici quel est celui de ces degrés que la défense doit atteindre pour tirer de la victoire le plus grand parti possible, mais nous affirmons qu’une bataille défensive ne peut conduire à des résultats décisifs qu’alors que l’on sait profiter de toutes les circonstances qui permettent d’y combattre offensivement. Nous allons plus loin et exprimons la conviction qu’en procédant ainsi à une bataille défensive, on est en droit d’en attendre des résultats non moins brillants et non moins étendus que ceux que l’on peut tirer de la bataille offensive la plus habilement dirigée.

De même qu’au point de vue stratégique l’étendue du champ de bataille ne constitue qu’un point et la durée de l’action tactique qu’un moment, ce ne sont pas les phases de la bataille, mais uniquement la manière dont elle prend fin et les résultats que cette fin amène qui constituent une grandeur stratégique.

Si donc on admet avec nous que dans une bataille livrée défensivement les éléments d’attaque, judicieusement réservés par la défense et employés à propos par elle, offrent des chances réelles de victoire, il semblerait que la stratégie ne dût faire dans ses combinaisons aucune distinction entre une bataille offensive et une bataille défensive. C’est bien là d’ailleurs notre propre conviction, mais il faut avouer que les apparences lui sont contraires. Pour exposer plus clairement notre manière de voir il nous faut donc pénétrer plus avant dans la question, et nous allons brièvement tracer ici l’image d’une bataille défensive telle que nous la comprenons :

Le défenseur a pris position et attend l’attaque sur cette position. C’est dans cette intention, arrêtée d’avance, qu’il a choisi, organisé et disposé le terrain qu’il occupe. En d’autres termes, il a étudié et connaît à fond ce terrain. Il en a ouvert et aplani les communications, s’est solidement retranché sur certains points, a établi des épaulements pour ses batteries, a fortifié les villages et recherché des endroits convenables pour former ses masses à l’abri, etc… Un front plus ou moins fort, dont la difficulté des abords est augmentée par des obstacles, par des tranchées parallèles ou par le commandement de quelques points naturellement forts, lui permettra, pendant les différentes phases de sa résistance passive depuis les attaques extérieures jusqu’au cœur même de la position, de tenir tête à l’ennemi avec un nombre de troupes relativement peu considérable, et par conséquent de lui infliger proportionnellement de grandes pertes. Les points d’appui qu’il a donnés à ses ailes le garantissent du danger des surprises et des attaques combinées sur plusieurs points à la fois. Le terrain couvert qu’il a choisi pour la formation de ses troupes inspire de l’inquiétude et impose de la circonspection à son adversaire, tandis que par contre il y puise lui-même le moyen, par de petites surprises partielles heureusement exécutées, de retarder la marche convergente générale du combat. C’est ainsi que le regard du défenseur peut s’étendre avec calme sur tout le développement de la bataille qui gronde devant lui, et dont il modère cependant les éléments. Néanmoins, il ne regarde pas comme inépuisable la résistance qu’offre son front, il ne croit pas que ses ailes soient absolument inébranlables et n’attend pas le succès définitif de la bataille de l’heureux emploi de quelques bataillons ou de quelques escadrons. Il a pris une formation profonde, et toutes les subdivisions de son armée dans l’ordre de bataille, depuis la division jusqu’au simple bataillon, ont formé chacune leur réserve particulière pour l’éventualité d’un cas inattendu ou pour le renouvellement de la lutte. Il dispose en outre encore de masses fraîches considérables (le quart ou le tiers de son armée). Il les a placées en arrière, tout à fait en dehors de la bataille, assez loin pour que le feu de l’ennemi ne puisse leur causer aucune perte, assez loin surtout pour qu’elles se trouvent en dehors du mouvement tournant par lequel l’ennemi cherchera certainement à dépasser l’une ou l’autre des ailes de la position. C’est avec ces masses que le défenseur se réserve de parer à l’éventualité de mouvements plus étendus, et destinés alors à le couper de sa ligne de retraite ; c’est grâce à elles, en un mot, qu’il peut conserver toute sa liberté d’esprit sans avoir sans cesse à redouter la soudaineté d’événements imprévus.

Enfin vers la troisième phase de la bataille, alors que l’attaque a dévoilé tous ses projets et engagé la plus grande partie de ses troupes, c’est encore avec ces mêmes masses que le défenseur, choisissant un point de la ligne ennemie, s’y précipite et engage lui-même sur une échelle moins vaste sa propre action offensive, mettant en œuvre à son tour tous les éléments de cette forme de combat : attaques, surprises, mouvements tournants. À ce moment le centre de gravité de la bataille ne repose plus que sur une pointe d’aiguille, et c’est par cet effort suprême et opportun sur le centre de gravité que le défenseur réussit à repousser définitivement l’attaquant et à le contraindre à la retraite.

Telle est la représentation normale que, d’après l’état actuel de la tactique, nous nous faisons d’une bataille défensive. Dans ce genre de bataille, le mouvement d’enveloppement général qu’exécute l’attaquant pour augmenter les chances de succès de son attaque en provoque aussitôt un semblable de la part du défenseur, et celui-ci cherche dès lors à tourner lui-même les troupes qui manœuvrent pour l’envelopper. Rien ne s’oppose, dans la règle, à ce que ce mouvement subordonné ne suffise à paralyser l’effet de la manœuvre contre laquelle il est dirigé, mais il ne produira nécessairement jamais un enveloppement général aussi grand que celui que le mouvement de l’attaque eût produit. Il suit de là que la victoire est le résultat de procédés absolument différents, selon que l’on combat offensivement ou défensivement dans une bataille. Dans le premier cas, en effet, les efforts enserrent l’ennemi et convergent vers un point central ; dans le second, au contraire, ils partent d’un centre commun et se dirigent en rayonnant vers la circonférence.

Il est certain que sur le champ de bataille l’action convergente peut conduire à des résultats immédiats plus étendus que l’action rayonnante, et cela bien moins en raison de la forme géométrique qu’elle affecte que parce que, procédant par un mouvement d’enveloppement général, elle peut parfois en arriver, au courant même de l’action, à compromettre gravement les moyens de retraite de la défense. Cependant, comme la réaction positive de celle-ci est précisément dirigée contre ce mouvement d’enveloppement général, lors même qu’elle ne reste pas victorieuse elle suffit néanmoins, dans la majorité des cas, à parer en partie à cette redoutable éventualité. Nous n’en devons pas moins reconnaître que c’est là un moyen d’action spécial à porter à l’actif de la forme offensive dans une bataille, et que, lorsque ce moyen est couronné de succès, il augmente considérablement les premiers résultats de la victoire.

Heureusement pour la forme défensive, cet avantage spécial de la victoire dans l’attaque ne s’étend généralement que jusqu’à la tombée de la nuit de la première journée de poursuite.

Le lendemain en effet, et bien que le défenseur puisse à la vérité avoir ainsi perdu sa meilleure ligne de retraite et se trouver, par suite, dans une situation stratégique désavantageuse, la manœuvre enveloppante de l’attaque ne le menace plus, par la raison qu’ayant été calculée sur les dimensions du champ de bataille elle ne saurait atteindre beaucoup au delà. On voit donc que, sous ce rapport, un certain équilibre ne tarde pas à se rétablir entre les deux adversaires.

Étudions maintenant, par contre, quelles sont les conséquences de la victoire quand elle est due à l’action rayonnante. Le premier résultat est naturellement le morcellement du vaincu. Tout d’abord la retraite de celui-ci en est facilitée, car elle peut alors s’effectuer par une quantité de voies différentes ; mais dès le lendemain s’impose impérieusement le besoin de réunir les tronçons de l’armée dispersée. Or, pour peu que la victoire ait été vigoureusement enlevée et que la poursuite soit dirigée avec énergie, cette réunion peut devenir impossible, et, de degré en degré, cette impossibilité peut changer la défaite en déroute complète.

Si Bonaparte eût été vainqueur à Leipzig, les armées alliées se fussent trouvées coupées les unes des autres, ce qui eût considérablement abaissé le niveau de leurs rapports stratégiques.

À Dresde, où ce grand général n’a cependant pas livré une bataille défensive proprement dite, il attaqua néanmoins en procédant du centre vers la circonférence, c’est-à-dire dans la forme qu’affecte généralement l’action de la défense. Or on sait dans quelle situation perplexe se trouvèrent les Alliés à la suite de la dispersion qui résulta pour eux de la réussite de cette manœuvre. La victoire de la Katzbach put seule les tirer de cet extrême danger, car à la nouvelle de la défaite de Macdonald, Bonaparte, cessant la poursuite, crut devoir se reporter sur Dresde avec la garde impériale.

La bataille de la Katzbach fournit elle-même un exemple semblable. Là aussi on voit le défenseur prendre tout à coup l’offensive, adopter la forme rayonnante, se précipiter sur les corps attaquants et les couper les uns des autres. Trophée de la victoire, la division Pacthod tombait peu de jours après tout entière aux mains des Alliés.

On voit donc que si dans l’action convergente qui lui est habituelle l’attaque possède le moyen d’augmenter la portée de la victoire, la défense trouve de son côté, dans l’action rayonnante qui lui est naturelle, le moyen de grandir les résultats du succès.

Nous affirmons, en tout cas, que la formation concentrée et l’action rayonnante ont pour le moins autant de valeur, au point de vue défensif, que la formation parallèle et l’action perpendiculaire.

On nous objectera sans doute qu’il ressort de l’étude de l’histoire que dans la majorité des grandes batailles la victoire est restée à l’action offensive. Nous sommes loin de nier le fait, mais nous affirmons que la fréquence de ce résultat tient à des causes absolument étrangères à la forme même de l’action, et ne prouve par conséquent rien contre notre assertion que la forme tactique défensive est apte à produire d’aussi grands résultats que la forme tactique opposée. Il est extrêmement rare, en effet, que, non seulement au point de vue du nombre mais encore à tous les autres points de vue, l’attaque ne se présente pas dans des rapports de forces supérieurs à ceux de la défense. Dans de telles conditions, ne se sentant pas ou ne se croyant pas en état de donner une grande portée à sa victoire, le défenseur ne cherche généralement qu’à écarter, à détourner le danger et à sauver l’honneur de ses armes. Que l’action tactique de la défense se soit ainsi maintes fois trouvée paralysée par les conditions défavorables dans lesquelles elle s’est produite, cela ne fait pas question ; mais les historiens ont généralement attribué cette conséquence à la forme même de l’action, tandis qu’ils eussent dû en rechercher la cause dans les circonstances adjuvantes que nous signalons précisément ici. Nous tenons cela pour l’une des erreurs les plus pernicieuses ; c’est prendre la forme pour le fond. Nous maintenons donc de la manière la plus absolue que la victoire, plus probable tout d’abord dans la forme défensive que dans la forme offensive, peut en outre atteindre aussi haut dans l’une que dans l’autre. Nous ajoutons enfin que, pourvu que la défense présente la mesure nécessaire de force et de volonté, cela n’est pas moins applicable au résultat individuel d’une grande bataille qu’au résultat sommaire général de l’ensemble de tous les combats dont se compose une campagne.