Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 10

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 83-99).

CHAPITRE X.

des places fortes.


Aucune idée stratégique ne présida à l’érection des premières forteresses. En les élevant on ne se proposa dans le principe que de protéger les populations des centres habités. Les seigneurs féodaux cherchaient alors un refuge dans leurs châteaux forts lorsqu’ils se sentaient trop harcelés en rase campagne, de même que les citadins abritaient leurs personnes et leurs richesses derrière les murailles des villes quand la guerre en dévastait les environs.

Plus tard, cependant, les points fortifiés acquirent une signification nouvelle en raison de l’influence qu’ils se trouvèrent exercer au delà même de leurs enceintes sur les bandes armées qui guerroyaient dans le voisinage, et, par suite, sur la conservation ou sur la perte du pays envahi lui-même. Dès lors, donnant plus d’ensemble et de cohésion à l’action de la défense, ces points commencèrent à jouer un rôle important dans la direction des guerres. Au début on leur accorda même une valeur si exagérée, que pendant un certain temps on vit les efforts de l’attaque tendre bien plutôt à la conquête des forteresses du pays envahi qu’à la destruction même des forces armées de la défense.

Remontant lui-même aux causes premières de cette signification, c’est-à-dire aux relations que les points fortifiés ont avec la contrée où ils sont situés et avec l’armée qui occupe cette contrée, le défenseur crut de son côté ne pouvoir apporter trop de soin, de science abstraite et d’expérience à la fixation de ces points, et l’on en arriva ainsi à l’idée de forteresses ne contenant parfois plus ni ville ni habitants.

Il est vrai qu’en raison de l’exiguïté des États entre lesquels les peuples étaient alors partagés, ainsi que de la nature du recrutement de leurs armées, composées soit de contingents féodaux qui devaient rentrer dans leurs foyers à de certaines époques déterminées, soit de condottieri dont la solde épuisait promptement le trésor public, les attaques n’avaient qu’une durée périodique à peu près marquée par le changement des saisons, et que, par suite, il suffisait généralement d’un point défendu par un simple mur d’enceinte pour maintenir toute une portion de territoire à l’abri du fléau qui dévastait le pays environnant.

La création des grandes armées permanentes mit un terme à cet état de choses. La puissante artillerie, dont l’attaque se fit dès lors accompagner, rendit absolument illusoire l’action des points isolés faiblement fortifiés. Les centres habités ne s’avisèrent plus de mettre leurs forces en jeu pour produire une résistance de quelques jours, de quelques semaines peut-être, mais dont le résultat ne pouvait être, en somme, que d’exposer la population à un traitement plus rigoureux de la part du vainqueur. La défense reconnut enfin que son intérêt ne pouvait être de disséminer ses troupes dans une quantité de places plus ou moins fortes, qui, tout en retardant quelque peu les progrès de l’invasion, devaient nécessairement finir par succomber, mais qu’il fallait au contraire, à moins qu’on ne comptât sur le secours d’un allié puissant, conserver toujours assez de forces disponibles pour tenir tête à l’ennemi en rase campagne. À partir de ce moment le nombre des places fortes diminua nécessairement, et désormais elles n’eurent plus pour but de sauvegarder directement les richesses et la population des centres habités, mais bien de protéger indirectement le pays entier par leur signification stratégique même. En d’autres termes, les places fortes constituent depuis lors les nœuds de consolidation du réseau stratégique sur lequel repose l’ensemble de la défense.

L’action d’une place forte se décompose naturellement en deux actions subordonnées, l’une interne essentiellement défensive, l’autre externe et, par conséquent, plus ou moins offensive. Par la première, la place protège directement l’espace qu’elle enserre ; par la seconde, elle exerce une certaine influence, au delà même de la portée de ses canons, sur la contrée environnante.

L’action externe d’une place forte procède elle-même de deux façons différentes selon que la place agit directement contre l’ennemi au moyen de détachements tirés de sa propre garnison, ou que, par le fait seul de sa présence, elle concourt à des opérations extérieures exécutées par des corps amis qui se tiennent en communication avec elle et peuvent au besoin se réfugier sous ses murs.

Il va de soi que plus la garnison sera nombreuse dans la place, plus les détachements qu’elle enverra contre l’ennemi seront forts et pourront par conséquent étendre le cercle de leurs opérations ; d’où résulte que l’action extérieure d’une grande forteresse est non seulement intensivement plus forte, mais plus étendue que celle d’une petite.

Cependant les entreprises que la garnison d’une forteresse peut exécuter sont toujours passablement limitées, alors même qu’il s’agit d’une place de guerre de premier ordre possédant une très forte garnison. En effet, les détachements de cette garnison chargés d’exécuter les sorties ne peuvent généralement être numériquement que très inférieur aux forces opposées qui tiennent la campagne, et le diamètre de leur cercle d’action ne peut que rarement dépasser une ou deux journées de marche. Que la forteresse soit de moindre importance, les détachements qui en sortiront seront encore plus insignifiants, et souvent ne pourront s’aventurer au delà des villages les plus proches.

Par contre les corps amis étrangers à la place, et qui par cela même ne sont pas de toute nécessité astreints à y rentrer, jouissent dans son voisinage d’une beaucoup plus grande indépendance d’action. On comprend facilement, dès lors, que lorsque les circonstances s’y prêtent, ces corps augmentent considérablement l’influence extérieure des forteresses sous la protection desquelles ils opèrent.

Les considérations que nous venons d’énoncer nous conduisent à regarder les places fortes comme les points d’appui les plus importants de tout le système défensif d’un pays. En effet :

1o Elles abritent les grands magasins d’approvisionnements de la défense ;

2o Elles lui conservent ses villes les plus riches et ses plus grands centres de population ;

3o On peut les considérer comme les serrures des barrières que l’attaque rencontre dans sa marche ;

4o Elles forment d’excellents points d’appui tactiques ;

5o Elles constituent des stations abritées ;

6o Elles offrent des points de refuge aux corps battus ou trop faiblement constitués ;

7o Elles sont les boucliers de la défense ;

8o Elles couvrent des cantonnements étendus ;

9o Elles protègent les provinces non occupées ;

10o Elles constituent des centres pour le soulèvement des populations ;

11o Elles aident puissamment à la défense des fleuves et des montagnes.


Nous allons les examiner à chacun de ces points de vue.


1o Les places fortes abritent les grands magasins d’approvisionnements de la défense.


Pour ne pas vivre aux dépens de la contrée qu’il veut défendre et qu’il est de son intérêt d’épargner, le défenseur doit généralement et longtemps d’avance rassembler des approvisionnements en grandes masses sur le territoire même où la lutte aura lieu.

L’attaquant, au contraire, dans sa marche en avant vit au jour le jour sur le pays envahi, et laisse ses approvisionnements fort en arrière et par suite à peu près hors d’atteinte. Il se présente donc ici une grande différence entre les deux adversaires, et l’on comprend que si les grands magasins qui sont indispensables à la défense ne sont pas placés dans des endroits fortifiés qui les mettent à l’abri de tout coup de main, cela seul peut avoir la plus désastreuse influence sur son action militaire et la contraindre, parfois, à prendre les positions les plus forcées et les plus étendues pour couvrir ses approvisionnements.

Une armée défensive sans places fortes a cent points vulnérables ; on peut la comparer à un corps sans armure.


2o Les places fortes conservent à la défense ses villes les plus riches et ses plus grands centres de population.


Les forteresses jouent ici à peu près le même rôle que dans l’article précédent. Les grands centres de population, les grandes villes et particulièrement les places de commerce sont les magasins d’approvisionnements naturels des armées. Leur possession ou leur perte intéresse donc directement la défense. Il est, en outre, une autre considération qui donne une grande valeur à la conservation de cette partie importante de la richesse nationale, c’est que le fait d’en être encore en possession au moment où se produisent les négociations pour la paix pèse d’un poids considérable sur les décisions en faveur de la défense.

Dans les derniers temps on n’a généralement que trop peu apprécié ce côté tout à la fois si naturel et si logique du rôle des places fortes dans l’acte définitif. Il est certain, cependant, que s’il existait quelque part un État dont non seulement toutes les grandes villes et les cités les plus riches, mais encore tous les centres de population de quelque importance fussent fortifiés et en situation d’être défendus par leurs propres habitants et les paysans des environs, le mouvement de l’invasion en serait tellement ralenti et le peuple attaqué pèserait d’une partie si considérable de tout son poids dans l’action générale que, malgré la force de volonté la plus grande et le talent le plus incontestable de la part du général attaquant, la valeur de celui-ci trouverait à peine la possibilité de se manifester dans un pareil milieu. Nous n’évoquons ici cet idéal d’un pays fortifié dans chacune de ses parties, que pour mieux attirer l’attention sur ce côté spécial du rôle des forteresses et faire clairement ressortir l’importance de l’appui direct que la défense peut tirer d’elles. Cet idéal ne saurait, d’ailleurs, nous troubler dans la suite de nos considérations, car, alors même qu’il serait réalisable, il faudrait encore, dans le grand nombre des points fortifiés, en imaginer quelques-uns de supérieurs à tous les autres et qui, comme tels, deviendraient les points d’appui spéciaux de l’armée de la défense dans ses opérations en rase campagne.


Nous prions le lecteur de remarquer que c’est à peu près exclusivement par leur action passive que les places fortes remplissent les conditions que nous venons de développer dans les deux articles précédents sous les nos 1 et 2. Dans les quatre articles suivants l’action extérieure des points fortifiés va commencer à devenir plus sensible.


3o Les places fortes doivent être considérées comme les serrures des barrières que l’attaque rencontre dans sa marche.


Elles ferment les routes et souvent aussi les fleuves sur lesquels elles sont situées. Or il n’est pas aussi facile qu’on est généralement porté à le croire de trouver un chemin praticable qui tourne une forteresse. Le circuit, en effet, ne doit pas seulement se produire en dehors de la portée des canons de la place, mais bien encore sur un cercle plus ou moins étendu en raison des sorties possibles de la garnison. Il résulte de cette nécessité que pour peu que le terrain soit difficile, la moindre déviation en dehors de la route normale occasionne parfois dans la marche de l’attaquant des journées entières de retard, ce qui, en raison de l’usage répété de la route, peut devenir très grave.

Il va de soi qu’en interrompant la navigation des fleuves sur lesquels elles sont situées les places fortes exercent une grande influence sur les entreprises.


4o Les places fortes constituent d’excellents points d’appui tactiques.


Un lac de quelques milles d’étendue peut certainement être regardé comme un excellent point d’appui pour le flanc d’une position ; néanmoins une place forte de moyenne importance est encore préférable à ce point de vue. La place couvre de ses feux une zone de plusieurs lieues de diamètre, limite que dépasse encore quelque peu son action offensive. Dans de pareilles conditions la protection se produit donc à distance, et il n’est même plus nécessaire de placer l’aile à couvrir dans le voisinage immédiat de la forteresse. L’ennemi en effet, dans la crainte de compromettre ses moyens de retraite, n’osera jamais s’aventurer dans l’intervalle qui sépare ainsi la première de la seconde.


5o Les places fortes constituent des stations abritées.


Placées sur les lignes de communications de la défense, ainsi que cela se présente généralement, les places fortes constituent des stations commodes pour les détachements qui se dirigent vers l’armée ou qui s’en éloignent. Les lignes de communications ne sont guère menacées, en effet, que par les coups de main des partisans de l’ennemi. Or si, dès que l’approche de ces derniers est signalée, les convois sont en mesure, soit en précipitant leur marche en avant, soit en revenant promptement sur leurs pas, de gagner la zone défendue par une place forte, ils sont sauvés et peuvent ne reprendre leur marche que lorsque tout danger a disparu. Ainsi placées, les places fortes permettent en outre de laisser les détachements en mouvement prendre, sans aucune crainte de surprise, un repos à la suite duquel on peut augmenter d’autant la rapidité de leur marche. C’est ainsi qu’une ligne de communications de 30 milles (225 kilomètres) se trouve en quelque sorte raccourcie de moitié par une place forte située vers son milieu.


6o Les places offrent des refuges aux corps battus ou trop faiblement constitués.


Pour peu qu’une forteresse soit de moyenne importance, alors même qu’elle ne couvre aucun camp retranché proprement dit, un corps de troupe placé sous ses feux est toujours à l’abri des coups de l’ennemi. Il est vrai que si le corps de troupe reste tant soit peu longtemps sous cette protection il perd parfois toute possibilité de continuer sa retraite, mais il se présente des circonstances où cela ne constitue pas un bien grand sacrifice, et où cette continuation de retraite n’amènerait précisément qu’une destruction complète.

Dans le plus grand nombre des cas, au contraire, une forteresse placée sur la ligne de retraite d’une armée battue peut procurer aux corps de cette armée un séjour de plusieurs jours, sans que pour cela leur retraite en soit compromise. Dans de semblables conditions une forteresse devient un lieu de refuge pour les hommes légèrement blessés ou disparus pendant l’affaire, et leur permet ainsi de rejoindre leurs corps respectifs lors du passage de ces derniers dans la zone de protection de la place.

Si en 1806 leur ligne de retraite n’eût pas déjà été perdue à Auerstaedt et les eût conduit par Magdebourg, les Prussiens eussent très opportunément pu s’arrêter pendant quelques jours sous les murs de cette place, et s’y réorganiser. Néanmoins, et si critiques que fussent les circonstances, Magdebourg servit encore de point de rassemblement aux derniers restes de l’armée de Hohenlohe qui, là seulement, refit son apparition.

Ce n’est qu’à la guerre que l’on peut se rendre un compte exact de la bienfaisante influence que la proximité d’une place forte amie exerce dans les circonstances défavorables. Non seulement elle procure ce dont on a matériellement besoin, de la poudre, des armes, de l’avoine et du pain, mais elle fournit un abri aux malades, et, par son voisinage, raffermit les hommes valides et donne le temps de la réflexion aux timides et aux effrayés. En pareille circonstance on peut vraiment comparer une place forte à une oasis située au milieu du désert.

On voit que l’action extérieure des forteresses commence à s’accuser d’une manière sensible dans les quatre destinations que nous venons d’étudier sous les numéros 3, 4, 5 et 6.


7o Les places fortes sont les boucliers de la défense.


Placées en avant de la ligne de défense, elles constituent des écueils que l’envahisseur ne saurait se contenter d’éviter. Il ne peut, en effet, les laisser libres sur ses derrières et doit de toute nécessité les bloquer, afin d’en annihiler les garnisons. Or, pour peu que ces garnisons fassent leur devoir, c’est là un résultat auquel l’attaque ne peut atteindre qu’en consacrant à chaque blocus un nombre d’hommes double de celui de la garnison de la place bloquée. Ces garnisons peuvent en outre être, et sont effectivement composées en partie de bourgeois armés, de landwehr à moitié formée, de landsturm, d’hommes malingres, etc., toutes troupes que le défenseur peut avec profit employer au service des places, mais qui ne conviendraient nullement en rase campagne. L’agresseur, au contraire, ne peut subvenir à tous les détachements qu’il est obligé de laisser sur ses derrières, qu’en les tirant directement du gros même de son armée, et voit ainsi diminuer sans cesse le nombre des troupes qu’il peut consacrer à l’attaque proprement dite.

Cette déperdition disproportionnée des forces entre les deux belligérants constitue le premier et le plus important mais non le seul des avantages qu’assure à la défense la résistance de ses places fortes. À partir du moment où il franchit la ligne des forteresses du pays qu’il envahit, l’attaquant perd en effet beaucoup de la liberté de ses mouvements ; il se trouve dès lors limité dans ses lignes de retraite, et doit sans cesse rester sur le qui-vive afin d’être toujours prêt à couvrir directement les sièges qu’il est obligé d’entreprendre. Nous voyons ainsi s’accuser et grandir l’appui considérable que les places fortes peuvent prêter à l’action de la défense, et c’est véritablement là la plus importante des destinations qu’elles sont appelées à remplir. Il est certain, néanmoins, que l’histoire ne relate que de rares exemples de guerres dans lesquelles les forteresses aient joué ce grand rôle, mais cela tient à des causes politiques que nous nous réservons d’exposer plus tard, et en raison desquelles la plupart des guerres affectent un caractère pour lequel ce moyen serait trop énergique et trop décisif.

Pour nous résumer, c’est principalement par sa force offensive qu’une forteresse prête appui à la défense. En effet, si elle n’était pour l’attaquant qu’un point imprenable ou inaccessible, cela le gênerait sans doute, mais ne le contraindrait pas de toute nécessité à en faire le siège. Or il n’en est pas ainsi, car l’attaque ne peut s’exposer à laisser sur ses derrières et libres de leurs mouvements les 6 000, 8 000 ou 10 000 hommes que la place abrite. Pour maintenir la garnison, l’envahisseur doit donc détacher du gros de son armée et laisser devant la place un nombre d’hommes suffisant pour la bloquer. Dès lors, à moins de se résoudre à considérer ces troupes comme définitivement perdues pour l’attaque proprement dite, il doit s’emparer de la place, et par conséquent en faire le siège.

À partir du début du siège le rôle de la forteresse change, et c’est dès lors son action passive qui entre principalement en jeu.


8o Les places fortes couvrent des cantonnements étendus.


Il va de soi que, par le fait seul de sa présence, une place de moyenne importance ferme l’accès vers des cantonnements placés en arrière d’elle sur une profondeur de 3 à 4 milles (23 à 30 kilomètres). Mais que cette même place en arrive, ainsi qu’il en est si souvent question dans l’histoire des guerres, à l’honneur de couvrir des cantonnements de 15 à 30 milles (110 à 150 kilomètres) d’étendue, cela demande à être expliqué en tant que ce soit vrai.

Il convient de considérer tout d’abord à ce propos ce qui suit :

1o La place, par le fait seul de sa présence, intercepte la grande route sur laquelle elle est située, et couvre effectivement la contrée sur 3 ou 4 milles de largeur (23 à 30 kilomètres).

2o Elle peut être considérée comme un avant-poste dont la force exceptionnelle permet d’exercer sur toute la contrée environnante une surveillance très efficace. Cette surveillance est facilitée, en outre, par les rapports étendus qui existent toujours entre un grand centre de population et les pays voisins.

3o De petits corps de troupes s’appuyant sur la place, et en tirant protection et sécurité, en battent constamment les environs et peuvent à chaque instant se porter sur l’ennemi, soit pour en rapporter des nouvelles, soit, au cas où celui-ci passerait dans le voisinage, pour le harceler sur ses derrières.

4o La ligne de bataille pour le rassemblement des troupes cantonnées peut être prise directement en arrière de la place, de façon que l’agresseur ne puisse se porter sur cette ligne sans avoir à redouter l’action de la place sur ses derrières.

Il faut remarquer cependant qu’on ne procède généralement que par surprise à l’attaque d’une ligne de cantonnements. Ce n’est d’ailleurs qu’à ce point de vue que se présente ici la question. Or il va de soi qu’une attaque par surprise atteint bien plus promptement son effet que l’attaque proprement dite d’un théâtre de guerre. Dans de pareilles conditions une place forte dans le voisinage de laquelle on est obligé de passer manque du temps qui lui est nécessaire pour produire toute son action extérieure, et il est par conséquent bien moins indispensable de la bloquer et de la tenir en respect pendant l’opération. En cas de surprise, en effet, la protection d’une place forte, située en avant d’une ligne de cantonnements, ne saurait s’étendre directement aux ailes de cette ligne, pour peu que ces ailes se trouvent 6 ou 8 milles (44 à 60 kilomètres) de distance des ouvrages de la place. Cela est vrai, sans doute, mais de peu d’importance, car nous démontrerons plus tard, quand nous traiterons spécialement de l’offensive, que le but que l’on se propose par la surprise d’une ligne de cantonnements est bien moins atteint par la surprise même des quartiers isolés que par les combats désavantageux que l’on impose ainsi aux corps disséminés de la défense, plus disposés en pareille occurrence à se porter sur les points de rassemblement qui leur ont été assignés d’avance, qu’en situation d’accepter la lutte. Or pour arriver à ce résultat l’attaque devra toujours diriger plus ou moins ses efforts vers le centre même des cantonnements, et l’on se rend facilement compte de l’opposition qu’une forteresse importante, placée en avant de ce centre, apportera à l’exécution d’une semblable manœuvre.

On voit donc que située en avant du centre d’une ligne de cantonnements, une place forte peut jouer, non seulement directement mais indirectement aussi, un rôle important pour la sécurité de ces cantonnements, en ce sens que bien que ne rendant pas impossible toute pointe de la part de l’ennemi, elle rend du moins cette opération plus délicate pour l’attaque et surtout moins dangereuse pour la défense. Or c’est là tout ce que l’on peut exiger, et ce que l’on doit entendre sous l’expression de couvrir. Quant à la sécurité propre des cantonnements, on ne doit la rechercher qu’au moyen des avant-postes et par la bonne disposition et la judicieuse appropriation des quartiers eux-mêmes.

En somme, on est en droit d’affirmer qu’une place forte importante peut couvrir une ligne de cantonnements d’une étendue considérable ; mais on doit reconnaître cependant que l’on rencontre bien des exagérations et des assertions creuses à ce sujet dans les ouvrages théoriques. Il faut donc se bien rendre compte qu’une place forte ne protégeant une ligne de cantonnements qu’en raison de la concomitance de certaines circonstances, et ne faisant d’ailleurs que diminuer soit la probabilité, soit le danger d’une pointe de la part de l’ennemi, il peut se présenter parfois que cette protection devienne absolument illusoire par suite de circonstances particulières, ou surtout en raison de la hardiesse même de l’attaquant. On ne devra donc jamais, dans la pratique, se contenter d’admettre sommairement la valeur couvrante d’une forteresse pour une ligne de cantonnements, mais bien examiner à fond tous les cas particuliers qui peuvent se présenter, et aviser par avance à chacun d’eux.


9o Les places fortes protègent les provinces non occupées.


À la guerre, toute province qui confine au théâtre de guerre proprement dit est toujours plus ou moins exposée aux incursions des partisans ennemis, selon qu’elle n’est pas occupée ou ne l’est que par un nombre de troupes insuffisant. Dans l’un comme dans l’autre cas, une place forte d’une certaine importance, située dans cette province, passe pour en assurer la protection, ou du moins la conservation. Nous admettons la seconde de ces assertions, en ce sens qu’effectivement l’attaquant, tant qu’il ne s’est pas emparé de la place, n’est pas virtuellement maître de la province, et que le défenseur, gagnant ainsi du temps, en peut profiter pour organiser et compléter la défense. Quant à protéger la province, nous trouvons que la place n’est en état de le faire que d’une manière aussi indirecte qu’incomplète. En effet, elle ne peut s’opposer que par son action extérieure aux coups de main des partisans, et, si ce résultat est limité à l’action seule de la garnison, il n’atteindra jamais qu’une faible portée, sans devenir bien considérable alors même que de petits détachements extérieurs battraient la campagne dans la zone de protection que la place leur peut accorder.


10o Les places fortes constituent des centres pour le soulèvement des populations.


En principe, dans une guerre de soulèvement national les armes, les vivres et les munitions ne peuvent être l’objet de distributions régulières, et c’est précisément ce qui constitue l’un des caractères spéciaux de ce genre de résistance, qu’on y subvient comme faire se peut aux approvisionnements nécessaires. C’est ainsi que se découvrent une multitude de petites sources qui, ignorées ou inexploitées dans une guerre ordinaire, viennent, en pareil cas, alimenter les forces nationales.

Or on comprend bien qu’en raison des approvisionnements de toutes sortes qu’elle renferme, une place forte importante donne plus d’ensemble et de solidité à l’action populaire.

La place constitue, en outre, un abri pour les blessés, pour les autorités dirigeantes et pour le trésor, elle sert de point de rassemblement pour les entreprises combinées, et, au cas où l’ennemi se résout à en faire le siège, elle devient le noyau d’une résistance qui place l’assiégeant dans des conditions qui lui sont d’autant plus défavorables, qu’elles sont précisément celles qui conviennent le mieux aux aptitudes et à la manière de combattre des populations armées.


11o Les places fortes aident puissamment à la défense des cours d’eau et des montagnes.


C’est alors qu’elle est située sur un grand fleuve, qu’une place forte est en état de rendre les plus nombreux et les plus importants services à la défense. La place commande alors, en effet, la navigation et le commerce du fleuve ; elle en reçoit tous les bateaux, et interdit à l’agresseur, pour le permettre en tout temps au défenseur, l’usage des routes, des ponts et des quais qui se trouvent à quelques milles d’elle en aval et en amont. Enfin elle concourt encore, mais cette fois d’une façon indirecte, à la défense du cours d’eau, en fournissant le moyen de prendre position sur la rive ennemie.

Situées dans les montagnes, les places fortes ouvrent ou ferment des systèmes entiers de communications ; elles en forment les nœuds et constituent ainsi les véritables pierres angulaires du système défensif de ce genre de terrain.