Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 12

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 111-120).

CHAPITRE XII.

positions défensives.


Toute position sur laquelle on se propose de combattre en se servant du terrain comme point d’appui est une position défensive, sans qu’il y ait de distinction à faire si, une fois l’action engagée, on y fait plus ou moins dominer l’élément défensif ou l’élément offensif.

On pourrait encore donner le nom de défensive à toute position sur laquelle une armée marchant à l’ennemi s’arrêterait pour accepter le combat, si l’adversaire venait l’y chercher. C’est ainsi qu’en somme presque toutes les batailles ont lieu, et pendant tout le moyen âge il n’en a jamais été autrement. La plupart des positions que l’on prend à la guerre sont des positions de cette espèce, et l’idée que l’on en doit concevoir est suffisamment définie en opposition à celle de l’assiette d’un camp de marche. Ce n’est donc pas là l’objet que nous nous proposons de traiter ici, et, pour être foncièrement défensive dans toute l’acception du mot, une position doit encore remplir d’autres conditions.

Il est certain que dans la majorité des cas, à la guerre, on ne cherche pas à trouver dans les positions successives que l’on occupe des conditions spéciales de défense. Chacune des deux armées opposées marche, en effet, à la rencontre de l’autre, et porte tous ses soins à se trouver dans le plus complet état de cohésion au moment où le choc se produira. De chaque côté on prend donc des positions successives pour y attendre, chaque fois, que le mouvement général se coordonne et s’égalise. L’occupation de ces positions est essentiellement momentanée, ce n’est principalement qu’une question de temps, et le terrain même que l’on y occupe n’a qu’une valeur subordonnée ; il suffit qu’il ne soit pas défavorable. C’est au contraire la question du terrain qui devient capitale dès qu’il s’agit d’une position véritablement défensive ; c’est là, sur ce terrain même, que l’on veut alors que la lutte s’engage ; bien plus, le terrain lui-même doit concourir à la rendre victorieuse. C’est uniquement de ce genre de positions que nous entendons parler ici.

Une position défensive doit remplir deux conditions primordiales, l’une stratégique, l’autre tactique ; stratégique en ce sens que l’emplacement doit donner aux troupes rassemblées sur ce point une certaine influence sur l’action générale ; tactique en ce qu’il doit leur prêter un appui matériel équivalant à une augmentation de puissance.

À rigoureusement parler, c’est de cette seule condition tactique que ressort l’expression de position défensive, car la condition stratégique, qui naît de ce que les forces militaires rassemblées sur cette position constituent par leur présence la défense du pays, serait aussi remplie par ces mêmes forces combattant offensivement.

Cette condition d’influence stratégique d’une position défensive ne sera complètement mise en lumière que lorsque nous traiterons de la défense d’un théâtre de guerre. Cependant comme cette condition s’impose dans la question que nous étudions ici, nous devons déjà en tenir compte, ce qui nous oblige tout d’abord à approfondir deux sujets qui ont de la ressemblance entre eux, et que, par suite, on confond très souvent.

Nous voulons parler de l’action de tourner une position et de celle de passer outre.

C’est par rapport à son front que l’on tourne une position. On exécute cette manœuvre soit avec l’intention d’attaquer la position sur ses flancs ou sur ses derrières, soit avec celle d’en interrompre les lignes de retraite ou de communications.

Lorsque le mouvement a le premier de ces buts, c’est-à-dire lorsqu’il vise à l’attaque des flancs et des derrières, il appartient à la tactique. De nos jours la mobilité des troupes est devenue très grande, et l’objectif de tout combat est toujours de tourner ou d’envelopper l’ennemi. Cette éventualité doit donc être incessamment présente à l’esprit du défenseur dans le choix d’une position ainsi que dans les dispositions à y prendre, et, pour que la position soit véritablement forte, elle doit, indépendamment d’un front solide, offrir aux troupes qui l’occupent de bonnes conditions de combat sur ses flancs et sur ses derrières.

Lorsqu’il en est ainsi, l’action efficace de la position ne se trouve pas anéantie par un mouvement tournant de l’ennemi, la bataille ne prend pas une tournure inattendue pour le défenseur, et celui-ci conserve toujours la somme d’avantages que l’action défensive comporte normalement.

Si au contraire l’attaquant, en tournant la position, se propose d’agir sur les lignes de retraite et de communications de la défense, la manœuvre devient stratégique, et la question se modifie ainsi : combien de temps la position pourra-t-elle résister à cette action indirecte, et le défenseur réussira-t-il, par ses contre-manœuvres, à paralyser l’effort de l’attaque en la forçant à l’abandon de ses projets ? Ici c’est le point stratégique qui a été donné pour emplacement à la position qui décidera, ou, en d’autres termes, la solution dépendra de la situation réciproque des lignes de communications des deux adversaires ; si la position a été judicieusement choisie, elle assurera sous ce rapport l’avantage à la défense, et, conservant sa propre puissance d’action, elle neutralisera celle de l’attaque.

Il peut arriver, cependant, que, sans s’inquiéter des troupes qui l’attendent sur une position, l’ennemi passe outre et effectue son invasion par une autre direction. Si l’attaque est en mesure de se produire impunément de cette façon, la position perd aussitôt toute son action, et la défense est forcée de l’abandonner.

On ne rencontre pour ainsi dire pas de position sur les côtés de laquelle on ne puisse passer dans le sens propre de l’expression, car des cas semblables à celui qu’a présenté l’isthme de Pérékop sont tellement rares que l’on ne saurait en tenir compte. Ce ne sont donc que les désavantages que cette manière de procéder peut causer à l’attaquant qui font dire d’une bonne position qu’il est impossible à l’ennemi de n’en pas tenir compte et de passer outre. Dans le vingt-septième chapitre de ce livre, lorsque nous traiterons de la défense d’un théâtre de guerre, nous trouverons la meilleure occasion de dire en quoi consistent ces désavantages. Ils peuvent, selon le cas, être plus ou moins grands, mais ils constituent toujours, pour le défenseur, un dédommagement équivalant à ce que lui fait perdre la non-réalisation de l’action tactique que la position défensive devait exercer.

De ce que nous avons dit jusqu’ici, il ressort que toute position véritablement défensive doit tout d’abord posséder deux propriétés stratégiques :

1o  On ne doit pas pouvoir passer à côté.

2o  Elle doit donner l’avantage au défenseur dans la protection des lignes de communications.

À ces deux premières propriétés stratégiques il convient d’en ajouter deux nouvelles :

3o  Le rapport entre les lignes de communications des deux adversaires doit imposer au combat une forme à l’avantage du défenseur.

4o  La somme générale de l’influence qu’exerce la contrée doit être favorable à la défense.

Le rapport entre les lignes de communications de deux armées opposées ne se borne pas, en effet, à donner ou non à l’attaque la possibilité de négliger une position défensive et de lui couper les vivres ; l’influence de ce rapport s’étend à la marche même de la bataille entière. Si la ligne de retraite du défenseur est oblique, les mouvements tactiques de ce dernier sont paralysés pendant tout l’engagement, tandis que, par contre, cette obliquité facilite le mouvement tournant tactique de l’attaquant. On ne saurait, cependant, rendre toujours les dispositions tactiques de la défense responsables de cette formation oblique ; elle est souvent la conséquence du choix fautif du point stratégique. Il est même des cas où cette formation devient absolument inévitable, comme, par exemple, lorsque la route sur laquelle devrait s’effectuer la retraite change brusquement de direction à peu de distance de la position défensive (la Moskowa, 1812). En pareille occurrence l’attaquant a le double avantage de n’avoir qu’à continuer la direction de sa marche pour tourner la position, tout en conservant néanmoins son front perpendiculaire à sa propre ligne de retraite.

Il peut encore arriver, par suite de la fixation fautive du point stratégique, qu’au moment où l’attaquant se présente devant la position, il ait à sa disposition plusieurs voies de retraite, tandis que le défenseur n’en a qu’une. On comprend quelle supériorité de liberté tactique de pareilles conditions assurent à l’attaque.

Dans toutes ces circonstances, si grande que puisse être la science tactique du défenseur elle se trouvera paralysée, et n’arrivera jamais à détruire l’influence pernicieuse exercée par la faute stratégique.

Quant à la quatrième propriété stratégique que doit présenter une position défensive, nous avons dit que la somme générale de l’influence qu’exerce la contrée doit être favorable à la défense. Or il peut se faire que, sur toute son étendue, la contrée offre des conditions si désavantageuses à ce point de vue, que le choix le plus attentif et la plus grande habileté tactique ne conduisent à rien de bon. Les règles à suivre sont, en somme, les suivantes :


1o  Le défenseur doit avant tout rechercher, dans le choix d’une position, le double avantage de ne jamais perdre l’ennemi de vue et de pouvoir se précipiter sur lui sur toute l’étendue du commandement de la position. C’est seulement là où la difficulté des abords du terrain se trouve réunie à ces deux conditions, que la contrée est particulièrement favorable à la défense.
Le défenseur doit donc considérer comme défavorables :
a) Les points situés sous l’influence d’une contrée dominante.
b) Toutes les positions, ou du moins la plupart des positions situées dans les montagnes. Nous traiterons plus loin ce sujet dans un chapitre spécial.
c) Toutes les positions dont l’un des flancs s’appuie à une montagne, car si cette disposition diminue pour l’attaquant la possibilité de passer
outre, elle augmente pour lui la facilité des mouvements tournants.
d) Toutes les positions qui ont des montagnes en avant et à proximité de leur front.
e) Enfin les positions que nous avons déjà signalées, et qui se laissent déduire des mauvaises conditions que présente le terrain dans sa généralité.
Nous devons cependant mentionner une exception aux dangers que comporte généralement la proximité des montagnes ; c’est le cas celles-ci sont placées sur les derrières de la position. Il en résulte alors au contraire de si grands avantages, que l’on peut regarder comme l’une des plus généralement parfaites toute position défensive prise dans de semblables conditions.
2o La constitution géographique de la contrée peut se prêter plus ou moins aux aptitudes spéciales et à la composition propre de l’armée de la défense. C’est avec raison que l’on recherche une contrée découverte lorsque l’on a une cavalerie très supérieure. Là où, par contre, cette arme est insuffisante ainsi, peut-être, que le nombre des bouches à feu, une infanterie aguerrie, vaillante et connaissant bien le pays portera à utiliser les contrées très difficiles et très enchevêtrées.


Nous n’avons pas à détailler ici le rapport tactique qui doit exister entre l’emplacement d’une position défensive et les troupes qui sont chargées de la défendre ; le résultat général seul nous occupe car il constitue seul une grandeur stratégique.

Il est incontestable qu’une position, sur laquelle dans l’expression rigoureuse du mot on se propose d’attendre l’attaque de l’ennemi, doit offrir de si grands avantages, qu’elle puisse être considérée comme augmentant puissamment la force des troupes qui l’occupent. Là où le terrain, bien que déjà relativement fort, ne l’est cependant pas encore autant qu’on le pourrait désirer, on en complète la défense par des retranchements. C’est ainsi qu’il arrive souvent que certaines parties d’une position deviennent imprenables, et que, parfois même, cela se présente pour la position entière. Dans ce dernier cas les dispositions de la défense sont manifestement de tout autre nature, et il ne s’agit plus dès lors pour elle de faire tourner à son profit la campagne en cherchant la victoire dans une bataille engagée dans des conditions favorables, mais précisément d’arriver à ce résultat sans bataille. En effet, en plaçant ses troupes sur une position inexpugnable, le défenseur rend le combat absolument impossible, et contraint par conséquent l’attaquant à chercher la solution par d’autres voies.

Il convient donc de séparer absolument les deux cas, et nous traiterons le second dans le chapitre suivant sous le titre de Positions fortes.

Quant à la position défensive dont nous nous occupons ici, ce n’est autre chose qu’un champ de bataille choisi d’avance dans des conditions avantageuses pour l’action de la défense. Or, pour qu’il y ait bataille, nous avons vu tout à l’heure qu’il ne fallait pas que les avantages de la position fussent trop exagérés. On se demandera donc quel degré de force doit présenter une bonne position défensive. La réponse est manifeste : la position doit être d’autant plus forte que l’adversaire est plus hardi. Si l’attaque est conduite par un Bonaparte, les moyens défensifs devront être supérieurs à ceux qu’il suffirait d’opposer à un Daun ou à un Schwarzenberg.

Lorsqu’une position est inexpugnable dans quelques-unes de ses parties, sur son front par exemple, il y a lieu de considérer cela comme une augmentation de la force générale de la position, car les troupes que l’on n’a pas à utiliser sur ces points peuvent être portées au renforcement des autres, mais, par contre, il résulte de ce fait même que l’ennemi, précisément parce qu’il sait n’avoir rien à tenter sur ces points inattaquables, peut de son côté renforcer son attaque sur d’autres parties de la position, et modifier par conséquent foncièrement la forme et le caractère de son action. Il convient donc, tout d’abord, de bien peser si cette modification ne sera pas contraire aux intérêts de la défense.

Lorsque par exemple on prend position en arrière d’une rivière considérable, de façon que la proximité même du cours d’eau constitue un renforcement de la position, cela revient, en somme, à prendre la rivière pour point d’appui de l’un des deux flancs ; car l’ennemi, tout d’abord forcé d’en effectuer le passage en aval ou en amont, ne peut attaquer la position qu’après avoir fait un changement de front. Avant de prendre une semblable position, le défenseur doit donc se rendre compte des avantages ou des inconvénients qui peuvent en résulter pour lui.

À notre avis, plus une position défensive laisse l’ennemi dans l’ignorance de la véritable force qu’elle possède et des dispositions de combat qu’elle permet de prendre, et plus cette position approche de l’idéal d’une position défensive parfaite. De même que l’on cherche à cacher à l’ennemi le nombre de troupes dont on dispose ainsi que la véritable direction que l’on veut donner à leur action, on n’a pas moins intérêt à lui laisser ignorer les avantages que l’on pense tirer de la forme du terrain. Il est certain, cependant, que l’on ne peut atteindre ce résultat que dans une certaine mesure, et cela exige peut-être une aptitude propre et un savoir-faire auquel on a peu visé jusqu’ici.

La proximité d’une place forte importante, dans quelque direction qu’elle soit placée, procure à une position un grand avantage sur l’ennemi dans la mise en mouvement et dans l’emploi des troupes. Quelques ouvrages isolés de fortification passagère judicieusement établis donnent de la force aux points qui manquent de solidité et de défense naturelle. C’est ainsi que l’on peut arbitrairement imposer au combat la forme générale qu’il affectera. Ce sont là les avantages que l’art militaire met tout d’abord à la disposition du défenseur. Si celui-ci sait en outre choisir les obstacles naturels du terrain, de sorte que tout en rendant plus difficile l’action des forces de l’ennemi ces obstacles ne la rendent cependant pas impossible, s’il sait tirer tout le parti nécessaire du fait que, possédant à fond la topographie du champ de bataille que l’ennemi ne connaît pas, il a pu prendre toutes ses dispositions d’avance et est bien autrement en mesure que son adversaire d’agir à l’improviste et par surprises successives pendant toute la durée de la lutte, il résultera de tous ces avantages réunis une influence si prépondérante et si décisive de l’emplacement de la position défensive, que cette influence écrasera l’attaquant sans lui permettre même de se rendre compte des véritables causes de son insuccès.

Voilà ce que nous nommons une position défensive, et ce que nous considérons comme l’un des plus grands avantages de l’action défensive à la guerre. Si l’on fait abstraction de cas absolument particuliers, on peut admettre que c’est sur l’étendue d’une contrée accidentée ni trop ni trop peu cultivée, que l’on rencontre le plus de positions de cette espèce.