Théorie de la grande guerre/Livre VI/Chapitre 27

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 293-298).

CHAPITRE XXVII.

défense d’un théâtre de guerre.


Nous venons de faire l’exposition des principaux moyens défensifs, et allons rechercher, maintenant, comment il convient de les rattacher les uns aux autres dans le plan général de la défense d’un théâtre de guerre isolément considéré.

Nous avons posé en principe que la défensive est intrinsèquement la plus forte des deux formes de la lutte. Or la lutte a pour objectif immédiat la victoire par l’anéantissement de la force armée adverse, et pour objectif final la soumission de l’État ennemi, c’est-à-dire la paix dans les conditions désirées.

Qu’est-ce que l’État ennemi, quels sont les facteurs de sa puissance au point de vue de la guerre ? Ce sont : sa force armée tout d’abord, puis son territoire. Viennent ensuite une quantité d’éléments auxquels les circonstances peuvent donner une valeur capitale, et qui, parfois, exercent une influence décisive, tels, par exemple et en première ligne, que la situation sociale intérieure et les relations politiques de l’État avec l’étranger. Néanmoins, les deux premiers de ces facteurs restent toujours et de beaucoup les plus importants.

La force armée a pour mission première de protéger le territoire. Le territoire, de son côté, entretient la force armée, la nourrit et fournit incessamment à son recrutement. Ces deux facteurs se soutiennent donc mutuellement, marchent de pair et ont la même importance l’un pour l’autre. Il se présente cependant cette différence dans leurs rapports réciproques, que, lorsque la force armée est anéantie c’est-à-dire réduite à l’impossibilité de prolonger la résistance, la perte du territoire en est la conséquence immédiate, tandis qu’il peut parfaitement se faire que, avant toute défaite de sa force armée, la défense cède volontairement le terrain à l’invasion dans l’intention de le reconquérir d’autant plus facilement plus tard. Bien plus, tout affaiblissement notable de la force armée entraîne immédiatement la perte d’une partie du territoire, tandis que l’abandon d’une partie considérable du territoire n’a pas pour conséquence régulière un affaiblissement de la force armée. Cet affaiblissement peut se produire à la longue, il est vrai, mais il n’est pas toujours et de toute nécessité le résultat immédiat de la crise décisive par les armes.

Il découle de ces considérations que la conservation de sa propre force armée et l’anéantissement de celle de l’attaque réclament les premiers efforts du général en chef, et que la conservation du territoire ne s’impose immédiatement à lui, que là seulement où cette manière de procéder ne la garantit pas suffisamment.

Si l’envahisseur réunissait toutes ses forces en une seule armée et si la guerre pouvait se terminer en un seul combat heureux pour le défenseur, l’issue de ce combat amènerait l’anéantissement de l’attaque, et, par conséquent, la continuation de possession du pays envahi. On peut donc se demander ce qui porte tout d’abord le défenseur à s’éloigner de cette simple forme de l’acte de la guerre et à diviser ses forces dans l’espace ? Nous répondrons que c’est l’insuffisance de la victoire qu’il pourrait remporter en combattant avec toutes ses forces réunies. Toute victoire a sa sphère d’action. Si la totalité de l’État ennemi se trouve atteinte dans sa défaite, si, en d’autres termes, toute sa force armée, tout son territoire, tous les facteurs de sa puissance sont entraînés dans le mouvement imprimé à son centre de forces, il va de soi que la victoire est suffisante et que tout partage des moyens d’action serait sans motif. Mais, s’il existe des parties de la puissance militaire ennemie et des portions des territoires réciproques sur lesquelles la victoire reste sans influence, il faut aussitôt avoir égard à ces objets, et, dès lors, le territoire ne se concentrant pas comme la force armée, on est contraint de disséminer celle-ci pour la protection de celui-là.

Une semblable unité des forces armées ne serait possible et n’amènerait vraisemblablement de solution que sur de petits États très arrondis. Elle est pratiquement impossible lorsqu’il s’agit de défendre de grandes surfaces de territoire ou de repousser une invasion que des puissances alliées effectuent de plusieurs côtés à la fois. Dès lors il faut nécessairement avoir recours au partage des forces sur des théâtres de guerre différents.

La sphère d’action d’une victoire dépend naturellement de la grandeur de cette victoire, et la grandeur de la victoire de la masse des troupes vaincues. C’est donc sur le point où se trouvera réunie la plus grande quantité des forces armées de l’ennemi, que devra se produire le choc qui, s’il réussit, amènera la plus grande somme d’effets, et on y arrivera d’autant plus sûrement qu’on y consacrera soi-même des forces armées plus nombreuses. Il y a donc une grande analogie entre le centre des forces à la guerre et le centre de gravité en mécanique.

Le centre de gravité d’une masse est là où se trouvent réunies la plus grande quantité des molécules qui la constituent, et le déplacement du centre de gravité entraîne celui de la masse entière. Il en est de même du centre de gravité des forces à la guerre. Qu’il s’agisse de l’armée d’une seule puissance ou des armées réunies de plusieurs puissances alliées, les forces militaires de toute partie belligérante présentent une certaine unité et, par suite, une certaine cohésion. Or, partout où il y a cohésion, la théorie du centre de gravité est applicable. Il existe donc, parmi ces forces armées, certains centres de gravité aux mouvements et à la direction desquels les autres points restent invariablement soumis, et ces centres de gravité se trouvent là où les forces armées sont réunies en plus grandes quantités. Or, à la guerre comme en mécanique, la force de l’action contre le centre de gravité doit être calculée en raison de la cohésion des molécules, et, si le choc est plus fort que la résistance ne l’exige, le coup porte en partie en l’air et il y a dépense inutile de force.

Nous appellerons ici incidemment l’attention sur la différence qui ne peut manquer de se produire entre la consistance d’une armée conduite par un chef unique sous une seule et même bannière, et celle d’une force armée coalisée composée de contingents de nationalités diverses, et dont, souvent, les différentes bases d’opérations se trouvent extrêmement éloignées les unes des autres. Dans le premier cas, la cohésion et l’unité peuvent être portées à leur plus haut degré, dans le second, l’unité n’existera souvent que dans l’objectif politique commun, et la connexion, toujours faible, sera, parfois, tout à fait illusoire.

Mais revenons à notre sujet. On voit qu’il faut ici éviter toute exagération, car si, d’un côté, la puissance que l’on veut donner au choc exige une grande concentration des forces, de l’autre, les forces que l’on y consacrerait en trop seraient inutilement dépensées et, par suite, feraient défaut sur d’autres points.

Distinguer ces centres de gravité, ces centres de masse dans l’armée ennemie, et reconnaître l’étendue de leurs sphères d’action constitue donc l’un des principaux actes du jugement stratégique, et l’on doit, sans cesse, chercher à se rendre compte de l’influence qu’exercera, sur chacune des deux armées opposées, tout mouvement en avant ou en retraite d’une partie quelconque de leurs forces.

Nous ne formulons ici aucune théorie nouvelle. Telle a été, à toutes les époques, le fond, la base des procédés de tous les chefs d’armée.

Dans le dernier livre de cet ouvrage, nous pourrons enfin faire connaître l’extrême influence que l’idée du centre de masse de la puissance militaire de l’ennemi exerce sur le plan de guerre. Il faut nous contenter, pour le moment, de nous rendre compte des motifs qui imposent la division des forces armées. Deux intérêts opposés se trouvent ici en présence. Le premier, la possession du territoire, tend à diviser les forces armées ; le second, le choc contre le centre de puissance de l’ennemi, les réunit de nouveau dans une certaine mesure.

Telle est l’origine des différents théâtres de guerre ou domaines distincts d’opérations des armées.

Un théâtre de guerre est donc une portion de territoire délimitée de telle sorte que toute action décisive, y soit produite par le gros des forces armées qui l’occupent, étende immédiatement son influence à la totalité du théâtre de guerre et entraîne dans ses résultats tout ce que celui-ci renferme. Nous disons immédiatement, car toute action décisive produite sur un théâtre de guerre doit naturellement aussi exercer une influence plus ou moins prononcée sur les théâtres de guerre voisins.

Un théâtre de guerre, quelles que soient ses dimensions, et la force armée qui l’occupe, quel que soit l’effectif de celle-ci, constituent donc une unité qui a son centre de puissance. La décision dépendra uniquement de l’action de ce centre de puissance. Se maintenir sur ce point et en rester maître, c’est, dans la plus large acception du mot, défendre le théâtre de guerre.