Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 13

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 329-339).

CHAPITRE XIII.

des cantonnements.


Depuis la suppression des tentes et la grande diminution des équipages dans les armées modernes, on est plus fréquemment obligé de faire cantonner les troupes. Les faire bivouaquer sans cesse serait, en effet, les exposer à l’épuisement prématuré de leurs forces par suite des nombreuses maladies qui, tôt ou tard selon le climat, seraient la conséquence inévitable de cette manière d’agir. On peut citer comme un exemple des plus rares ce fait que pendant les six mois qu’a duré la campagne de 1812 en Russie, les troupes des deux armées opposées n’ont presque jamais été mises en cantonnements malgré la rigueur exceptionnelle du climat. On sait, du reste, quelles ont été les suites désastreuses de ce prodigieux effort que l’on pourrait qualifier d’extravagant, si cette épithète ne convenait pas plus justement encore à l’idée politique qui a présidé à l’entreprise.

On doit donc généralement cantonner les troupes aujourd’hui toutes les fois que la chose est possible. La nécessité de donner une très grande vitesse aux mouvements et la proximité de l’ennemi sont les deux seules contre-indications à cette manière d’agir. Il découle de là qu’il ne peut plus être question de cantonnements dès que l’on entre dans la période d’action décisive et tant qu’on n’en est pas sorti.

On ne saurait vraiment s’étonner de ce que les armées aient été si rarement réparties en cantonnements pendant les campagnes des vingt-cinq dernières années.

Ces campagnes ont toutes été menées avec une si prodigieuse énergie, une activité si incessante et une dépense si illimitée des forces, qu’elles ont toujours été de courte durée, et qu’il leur a rarement fallu l’espace d’une année, et la plupart du temps quelques mois seulement, pour parvenir à ce point critique où le vainqueur s’arrêtait de lui-même épuisé par sa propre victoire si déjà le vaincu n’avait demandé un armistice ou imploré la paix. Il va de soi que dans de semblables conditions il ne pouvait être que bien rarement question de prendre des cantonnements. Dans la victoire comme dans la défaite, dans la poursuite comme dans la retraite, les troupes devaient généralement bivouaquer à l’endroit même où la fatigue, arrivée à son comble, imposait forcément chaque jour un temps d’arrêt à la rapidité de l’action.

Par contre on peut regarder comme certain qu’à l’avenir, dès que pour un motif quelconque la conduite de la guerre sera moins emportée, c’est-à-dire dans les campagnes où il se présentera plus d’équilibre et plus d’égalité dans les forces opposées, le placement des troupes sous des abris et dans des locaux deviendra un sujet capital d’attention. Ce besoin prendra dès lors une certaine influence sur la conduite même de la guerre. On cherchera d’un côté, en effet, en couvrant l’armée par des avant-gardes et des avant-postes tout à la fois plus considérables et plus éloignés, à augmenter la sécurité des cantonnements et à gagner le temps nécessaire aux mouvements de concentration ; de l’autre, on ne tiendra plus uniquement compte des avantages tactiques du terrain et du rapport géométrique des lignes, mais bien aussi de la richesse et de l’état de culture des pays que l’on choisira pour y établir les troupes. On ne saurait nier, en effet, qu’une ville de commerce de 20 000 à 30 000 âmes de même qu’une grande route qui traverse des localités nombreuses et florissantes offrent de telles commodités pour la répartition d’une armée en cantonnements ainsi que pour sa prompte et facile concentration, que ces avantages compensent largement ceux que présenterait une position plus normalement choisie au point de vue technique.

Quant à la disposition générale à donner à l’ensemble des cantonnements, nous n’avons que peu de chose à en dire, car c’est un sujet qui ressortit plus spécialement à la tactique qu’à la stratégie.

On procède d’une manière différente à la mise à l’abri des troupes, selon que l’on se propose par là le principal ou l’accessoire. Il peut se présenter, par exemple, qu’ayant à placer des troupes sur certaines positions tactiques ou stratégiques, on veuille néanmoins, pour alléger leur service et diminuer leurs fatigues, les cantonner dans les localités voisines des points à occuper. On agit généralement ainsi pour la cavalerie. Dans ce cas, les cantonnements ne constituent évidemment que l’accessoire, et le principal étant que les troupes soient sans cesse en mesure d’atteindre leur point de formation en temps utile, les cantonnements doivent être pris dans un cercle tel qu’on puisse toujours satisfaire à cette condition. Si, au contraire, en établissant les troupes dans des cantonnements on se propose de leur donner un repos nécessaire et de les refaire des grandes fatigues qu’elles ont éprouvées, les dispositions générales ainsi que la ligne de formation seront prises de manière à répondre le plus directement possible à cette intention.

La première question qui se présente ici est de déterminer la forme générale qu’il convient de donner à l’ensemble des cantonnements. Dans la plupart des cas cette forme est un ovale très allongé, ce qui ne constitue, en somme, que le grossissement de l’ordre de bataille tactique. On détermine alors le point de rassemblement en avant de cet ovale, et l’on établit le quartier général en arrière.

Selon nous cette manière de procéder est des plus mauvaises, car on se place ainsi dans les conditions les moins favorables à la sûreté de l’armée et à la promptitude de sa concentration avant l’apparition de l’ennemi.

Il va de soi, en effet, que plus la forme générale des cantonnements se rapprochera du carré ou du cercle, et plus les troupes se concentreront sûrement, promptement et facilement sur un point donné choisi vers le centre, et que plus ce point sera choisi en arrière du centre réel, plus l’armée cantonnée aura de temps pour s’y former et l’ennemi de peine à l’atteindre. Une ligne de rassemblement prise en arrière des cantonnements ne saurait jamais se trouver en danger. Quant au quartier général, nous trouvons qu’il convient de le porter habituellement en première ligne, par la raison que lorsqu’il en est ainsi le général en chef est constamment informé, et sans aucune perte de temps, de tous les événements qui se produisent. Nous n’entendons cependant poser ici que des données générales, car toutes ces fixations s’appuient sur un ensemble de raisons qui demandent chacune qu’on en tienne plus ou moins compte selon les circonstances.

Il paraît naturel, et c’est ce que nous voyons se produire généralement, de donner aux cantonnements une forme ovale d’autant plus étendue par rapport à leur front, que l’on veut soustraire une plus grande surface de territoire aux réquisitions de l’ennemi. Cependant le motif qui porte à agir ainsi est plus spécieux que réel, En effet, si les cantonnements sont normalement établis, l’ennemi ne se hasardera jamais à réquisitionner sur l’espace relativement restreint et suffisamment surveillé qui s’étend, sur la surface même de ces cantonnements, entre deux grandes subdivisions d’armée groupées chacune autour de son centre respectif et ne laissant entre elles que le terrain nécessaire à leur rassemblement en bataille. Ce ne sont donc que les ailes extrêmes des cantonnements qu’il s’agit de garantir dans ces circonstances, et on dispose pour cet objet de moyens beaucoup plus simples et plus rationnels que ceux que l’on peut tirer de l’éparpillement même de l’armée.

Lorsqu’on place le point de rassemblement en avant des cantonnements, on se propose, cela va de soi, de couvrir directement ces cantonnements. Il est certain, en effet, qu’une troupe qui prend précipitamment les armes ne peut manquer de laisser dans les lignes qu’elle quitte ainsi une quantité de retardataires, de malades, de bagages et d’approvisionnements qui seraient exposés à tomber aux mains de l’ennemi si le point de rassemblement était pris en arrière des cantonnements mêmes.

On peut craindre aussi, dans le même cas, que des détachements de cavaliers ne parviennent à dépasser ou à culbuter l’avant-garde, et ne tombent à l’improviste sur les régiments ou sur les bataillons encore isolés les uns des autres pendant les mouvements de concentration. Ce sont là des dangers que l’on évite, au contraire, en choisissant le point de formation en avant du front des cantonnements, car alors même qu’au moment de l’apparition de l’ennemi les troupes ne se trouveraient pas encore assez concentrées pour opposer tout d’abord une résistance absolue, les premières arrivées en position maintiendraient cependant suffisamment l’attaque pour procurer au reste de l’armée le temps nécessaire à son entrée complète en action. Le point de rassemblement choisi en avant du front des cantonnements offre, en outre, cet avantage capital que le quartier général, qui selon nous doit toujours être placé en première ligne, se trouve ainsi à l’abri de tout danger.

Il faut conclure de toutes ces considérations, que la meilleure forme à donner à l’ensemble des cantonnements d’une armée est un ovale peu prononcé se rapprochant beaucoup du carré ou du cercle, de sorte que le point de rassemblement en soit à très peu de chose près au centre. On placera alors le quartier général en première ligne, surtout lorsqu’il s’agira de masses de troupes considérables. Ce que nous avons dit en général de la manière de couvrir les ailes dans les formations en bataille trouve ici encore son application. Les corps détachés à droite et à gauche du gros de l’armée, alors même que l’on projette de combattre en action générale, doivent toujours avoir leurs propres points de rassemblement placés sur le même alignement que celui du corps de bataille. Si l’on considère que dans le choix de l’emplacement des cantonnements, il faut tout d’abord tenir compte des dispositions de terrain qui offrent les plus sûrs abris et de la situation des villes et des villages où l’on doit répartir les troupes, on se rend facilement compte qu’il est fort rare que la forme géométrique exerce une influence déterminante dans la question. Nous avons dû néanmoins appeler l’attention à ce sujet par la raison que, comme toutes les lois générales d’ailleurs, la forme géométrique à donner à l’ensemble des cantonnements s’impose tantôt plus et tantôt moins dans la généralité des cas.

Il va de soi qu’on ne doit jamais négliger de placer les cantonnements en arrière d’un obstacle naturel capable de les couvrir. On fait alors observer l’ennemi en avant de cet obstacle par un grand nombre de petits détachements. On peut aussi couvrir les cantonnements par les places fortes en arrière desquelles on les établit. Dans de telles conditions l’ennemi est toujours dans l’incertitude de la force et de l’importance de la garnison de ces places, et cette incertitude lui inspire prudence et circonspection.

Nous nous réservons de consacrer un article spécial aux quartiers d’hiver fortifiés.

Les cantonnements d’une troupe en station diffèrent de ceux d’une troupe en mouvement en ce que pour éviter des détours qui augmenteraient encore les fatigues de la marche, on étend les seconds le long même des routes que l’on suit au lieu de leur donner autant de largeur qu’aux premiers. Une telle manière de procéder, pourvu que la distance entre les deux points extrêmes des cantonnements ne dépasse pas une petite journée de marche, est loin d’être défavorable à un prompt rassemblement.

Dans toutes les circonstances où selon l’expression consacrée on se trouve en présence de l’ennemi, c’est-à-dire toutes les fois que les corps avancés des deux partis ne sont séparés que par un espace peu considérable, on fixe l’emplacement et la force de l’avant-garde et des avant-postes en raison de l’étendue des cantonnements et du temps nécessaire au rassemblement général des troupes qui les occupent ; mais, par contre, dès que cette fixation de l’emplacement et de la force effective des corps couvrants résulte tout d’abord des circonstances mêmes ou des dispositions de l’ennemi, il va de soi que ce sont alors les cantonnements dont l’étendue doit dépendre de l’emplacement de l’avant-garde et des avant-postes, ainsi que du temps dont leur résistance laissera disposer pour la concentration des troupes.

Nous avons dit, au chapitre III du présent livre, comment se doit calculer la durée de cette résistance. En en retranchant le temps nécessaire à la transmission des ordres et à la mise en marche des troupes, on en arrive à la mesure absolue du temps qui peut être consacré aux mouvements de concentration.

Pour conclure et pour fixer les idées à ce sujet, nous exposerons ici un résultat qui se produit fréquemment dans les conditions habituelles.

Lorsque le point de concentration est choisi vers le centre des cantonnements et que, dans leur ensemble, ces cantonnements ne s’étendent pas au delà d’un rayon égal à la distance à laquelle est placée l’avant-garde, le temps que fait gagner l’arrêt que la résistance de cette dernière impose aux approches de l’ennemi, suffit généralement à la communication des ordres et à la mise en marche des troupes, alors même que la nouvelle de l’attaque, au lieu d’arriver au quartier général par un système de signaux ou par un nombre convenu de coups de canon, n’y parvient que par un service de relais d’ordonnance, ce qui d’ailleurs peut seul donner la certitude désirable à la transmission des nouvelles.

D’après ces données, en portant l’avant-garde à trois milles (22 kilomètres) en avant, on peut étendre les cantonnements sur une surface d’environ trente mille carrés (1 650 kilomètres carrés).

Dans un pays de population moyenne on trouve sur un espace de cette dimension quelque dix mille foyers, ce qui, pour une armée de 50 000 hommes non compris l’avant-garde, permet de répartir 4 hommes par foyer. C’est là une proportion excellente. Alors même que l’armée présenterait un effectif double, cela ne lui constituerait pas encore des cantonnements trop étroits, car à la rigueur on peut placer 9 hommes par foyer. Si au contraire l’avant-garde ne pouvait être portée qu’à un mille (7 kilomètres 1/2) en avant des cantonnements, ces derniers ne devraient alors couvrir qu’une surface de quatre milles carrés (220 kilomètres carrés). Or, bien que le gain de temps que procure la résistance de l’avant-garde ne diminue pas proportionnellement aussi vite que la distance à laquelle elle est placée de l’armée, et qu’ainsi couverte à 1 mille cette dernière puisse encore compter sur 6 heures pour effectuer sa concentration, il convient cependant d’être d’autant plus prudent que l’on se trouve si rapproché de l’ennemi. Une armée de 50 000 hommes ne pourrait d’ailleurs être cantonnée sur un espace si restreint, que là seulement où la population serait très dense.

On voit ainsi quel rôle capital les grandes villes jouent dans la question, en ce que seules elles permettent de loger de 10 000 à 20 000 hommes à peu près sur un même point.

On peut conclure de ce résultat que lorsque l’on n’est pas très rapproché de l’ennemi, alors bien qu’il soit lui-même en ordre concentré, on peut, avec une avant-garde suffisante et convenablement placée, rester encore en cantonnements, comme le firent d’ailleurs Frédéric le Grand au commencement de 1762 à Breslau et Bonaparte en 1812 à Witepsk. Cependant, alors même que par suite des bonnes dispositions que l’on a prises et de l’éloignement dans lequel on se trouve d’un adversaire en ordre concentré on est absolument certain de pouvoir effectuer sa propre concentration en temps utile, il convient de ne pas perdre de vue que pendant toute la durée des mouvements à marche forcée que l’armée devra faire pour se réunir, elle sera absolument hors d’état d’entreprendre quelque autre opération que ce soit, si nécessaire et si impérieuse que les circonstances en puissent rendre l’exécution, et que par suite l’armée perdra pendant tout ce temps la majeure partie de ses moyens d’action. Il résulte de là que c’est seulement dans les trois cas suivants qu’une armée peut être entièrement répartie en cantonnements :

1o  Alors que l’ennemi le fait lui-même.

2o  Lorsque l’état de l’armée rend cette mesure absolument nécessaire.

3o  Enfin lorsqu’il s’agit de défendre directement une position très forte, et qu’il suffit par conséquent d’être toujours en situation d’y concentrer les troupes en temps utile.

La campagne de 1815 fournit un exemple très remarquable de la concentration d’une armée répartie dans des cantonnements. Le général Ziethen qui commandait les 30 000 hommes d’avant-garde de Blücher, avait pris position près de Charleroi, à 2 milles (15 kilomètres) de Sombref où il avait été décidé que se produirait la concentration de l’armée prussienne. Les cantonnements les plus éloignés s’étendaient jusqu’à environ 8 milles (59 kilomètres) de cette dernière ville, d’un côté au delà de Ciney et de l’autre jusqu’à Liège. Néanmoins les troupes cantonnées à Ciney se trouvèrent réunies sur le point de concentration plusieurs heures avant le commencement de la bataille de Ligny, et il en aurait été de même du corps de Bulow cantonné près de Liège, s’il n’eût été retardé par des circonstances fortuites et par la mauvaise organisation du service des correspondances.

Il est incontestable que l’on n’avait pas pris les dispositions suffisantes pour assurer la sécurité de l’armée. Le fait que l’ennemi occupait lui-même des cantonnements très étendus peut cependant justifier qu’on ait tout d’abord laissé l’armée prussienne si peu concentrée. La vraie faute a été de ne pas avoir commencé le mouvement de concentration dès la première nouvelle de l’arrivée de Bonaparte et de la mise en marche des corps français.

On n’en doit pas moins remarquer que l’armée prussienne aurait pu se trouver réunie à Sombref avant l’attaque de l’ennemi. Il est vrai que Blücher reçut le 14 pendant la nuit, et par conséquent 12 heures avant que le général Ziethen ait été réellement attaqué, la nouvelle de la marche des Français ; mais néanmoins l’ordre de se porter sur Namur ne parvint au général Thielmann, à Ciney, que le 15 à 9 heures du matin, c’est-à-dire lorsque les troupes du général Ziethen étaient déjà toutes engagées.

Ce dernier dut donc se borner à réunir son corps par divisions, et fit en 24 heures les 6 milles 1/2 (46 kilomètres) qui le séparaient de Sombref. Le général Bulow fût pareillement arrivé en temps utile sur le point de concentration si les ordres lui fussent parvenus plus tôt.

Heureusement Bonaparte ne fut en mesure d’attaquer à Ligny que le 16 à 2 heures de l’après-midi, ce à quoi contribua certainement la crainte que lui causait le danger de se placer entre Wellington d’un côté et Blücher de l’autre. La disproportion numérique qui existait entre l’armée française et les armées alliées exerça donc ici son influence. Néanmoins on voit par là quelle circonspection et quelle lenteur des circonstances tant soit peu compliquées imposent inévitablement même au général le plus résolu.

Une partie des considérations que nous venons d’exposer appartiennent évidemment plutôt à la tactique qu’à la stratégie. Nous avons cependant préféré sortir quelque peu de notre cadre habituel et ne pas courir le risque de n’être qu’imparfaitement compris.