Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 3

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 209-214).

CHAPITRE III.

rapport des forces.


Nous avons montré, au chapitre VIII du livre de la Stratégie, le grand rôle que la supériorité du nombre joue dans le combat et, généralement aussi, dans la stratégie. Il en ressort la nécessité d’un certain équilibre des forces entre les deux adversaires, équilibre sans lequel la lutte ne saurait se prolonger. Nous croyons devoir présenter ici quelques nouvelles considérations à ce sujet.

Alors que, sans parti pris, l’on étudie l’histoire des guerres modernes, on est obligé de convenir que la supériorité du nombre devient chaque jour plus décisive. Il en résulte une valeur encore plus grande qu’autrefois du principe, qu’il faut amener sur le champ de bataille, la plus grande somme possible de forces.

Le courage et l’esprit qui animent une armée ont été de tout temps, et demeureront toujours de puissants multiplicateurs des forces physiques, mais il se rencontre aussi dans l’histoire des époques où une grande supériorité, tantôt dans l’armement ou dans l’organisation, tantôt dans les manœuvres et dans la mobilité, a donné à certaines armées une prépondérance importante.

Ici, c’est l’apparition d’un nouveau système tactique qui amène un résultat semblable ; là, c’est l’art militaire qui se complique dans ses tendances, et l’on voit l’un des deux généraux en chef, tirant du terrain un parti jusqu’alors inconnu, obtenir sur son adversaire, par l’application de principes aussi vastes que pleins d’ingénieuse logique, une série d’avantages marqués. Mais ces tendances mêmes ont disparu ; elles ont dû faire place à une manière d’agir à la fois plus naturelle et plus simple, et si, sans parti pris, on veut tenir compte de l’expérience des dernières guerres, on est forcé de convenir que ce sont là des phénomènes qui, de nos jours, se présentent aussi rarement dans l’ensemble même d’une campagne que dans chaque bataille isolément considérée.

Aujourd’hui, l’armement, l’équipement et le mode d’instruction des troupes sont à peu de chose près semblables dans toutes les armées. Seule l’instruction des corps savants échappe peut-être encore à ce nivellement général, mais cela ne crée pas une supériorité morale bien grande, car ce que les uns inventent et développent est bien vite imité et copié par les autres. Au point de vue du métier, les généraux en sous-ordre mêmes, tels que les commandants de corps et de division, ont partout adopté les mêmes manières de voir et les mêmes méthodes, de sorte qu’en dehors du talent du général en chef, talent qu’il est difficile de supposer en rapport constant avec le degré de culture de l’armée et de la nation, et qui dépend absolument du hasard, l’expérience seule de la guerre peut apporter une supériorité morale considérable. Or plus l’équilibre que nous signalons ici se présente entre les deux armées opposées, et plus le rapport des forces prend une importance décisive.

Le caractère des batailles modernes est la conséquence de cet équilibre. Prenons-en pour exemple, et sans apporter de parti pris dans cette étude, la bataille de Borodino (la Moskowa), dans laquelle la première armée du monde, l’armée française, se mesura contre l’armée russe qui lui était certainement très inférieure comme organisation et comme instruction générale.

Dans toute la bataille on ne trouve pas trace d’un trait de génie ou d’intelligence supérieure ; ce n’a été, à proprement parler, qu’une lutte sans grand élan entre les forces opposées, et comme ces forces étaient à peu de chose près numériquement égales, la lutte ne put amener qu’un léger abaissement de l’un des plateaux de la balance, du côté où se trouvaient à la fois la direction la plus énergique et la plus grande habitude de la guerre. Nous avons choisi cette bataille pour exemple, parce qu’il en est peu d’autres où un pareil équilibre des forces se soit rencontré.

Nous ne prétendons pas que les choses se passent ainsi dans toutes les batailles, mais dans la plupart on retrouve foncièrement une partie de ce caractère.

C’est précisément dans les batailles de ce genre, alors que les forces opposées apportent tant de méthode et si peu d’élan à la lutte, que l’excédent de forces dont dispose l’un des adversaires doit le plus sûrement amener la victoire. Dans le fait, on chercherait vainement dans l’histoire des temps modernes, une bataille dans laquelle, ainsi que cela s’est maintes fois présenté jadis, la victoire ait été remportée sur un ennemi deux fois supérieur.

Dans toutes les grandes batailles qu’il a gagnées, à l’exception de celle de Dresde en 1813, Bonaparte, le plus grand général des temps modernes, sut toujours réunir des forces supérieures ou pour le moins de très peu inférieures à celles de ses adversaires. Quant aux batailles dans lesquelles il n’a pu se présenter dans de semblables conditions, comme par exemple à Leipzig, à Brienne, à Laon et à la Belle-Alliance (Waterloo), malgré tout son génie la victoire ne lui est pas restée.

Mais si l’habileté du général en chef peut lui donner la force relative du nombre dans les grands combats, la force absolue est une donnée à laquelle dans la plupart des circonstances il ne peut apporter aucun changement. On ne saurait, cependant, tirer de cette considération qu’il ne soit pas possible de faire la guerre avec quelque chance de succès lorsque l’on ne dispose que d’une armée dont l’effectif est sensiblement inférieur à celui de l’ennemi. Un gouvernement n’est pas toujours libre, obéissant à de prudentes raisons politiques, et surtout alors qu’il ne dispose que de forces militaires relativement très inférieures, de ne pas faire la guerre. On peut donc concevoir des disproportions de forces très grandes entre les belligérants, de sorte qu’il faut de prime abord rejeter toute théorie d’art militaire qui ne serait applicable qu’en cas de supériorité ou d’égalité numérique, et deviendrait précisément impuissante au moment où, dans le cas contraire, elle devrait apporter un plus sûr appui. Ainsi donc, quelque regrettable qu’il soit de ne pouvoir opposer à l’ennemi des forces proportionnées à celles qu’il présente, on ne saurait dire qu’il soit théoriquement impossible d’utiliser celles dont on dispose, alors même qu’elles ne sont numériquement que très inférieures. Il est même impossible de fixer des limites à ce sujet. Il va sans dire que le résultat auquel on pourra prétendre sera d’autant plus restreint, et la durée de la résistance que l’on pourra opposer d’autant plus limitée, que l’on ne disposera que de forces numériquement plus inférieures ; mais, si nous osons nous exprimer ainsi, ce sont là précisément deux conditions inévitables qu’on doit, moralement et d’avance, porter au compte de l’infériorité numérique. Quant aux modifications que cette inégalité du nombre entre les forces doit apporter dans la direction à donner à la guerre, nous ne pourrons les signaler que peu à peu et chaque fois que le cas s’en présentera en avançant dans notre étude. Au point où nous en sommes nous ne pouvons encore que très superficiellement envisager la question. Nous nous permettrons cependant une dernière observation à ce sujet.

Plus sont limitées les forces d’une nation entraînée fatalement dans une lutte inégale, et plus il convient que multipliées par l’imminence et par la grandeur du danger, l’énergie et la force morale de cette nation soient inébranlables. Là où le contraire se présente, là où l’affolement remplace le courage héroïque du désespoir, il va sans dire que l’art militaire le plus entendu restera impuissant. Mais par contre, la où se rencontreront cette énergie et cette force morale unies à une sage modération dans les résultats recherchés, là on verra généralement se produire cette alternative de brillants combats et d’opportune circonspection que l’on admire avec tant de raison dans les campagnes du grand Frédéric.

Il peut cependant se présenter des circonstances si absolument défavorables, que cette sage manière d’agir soit impuissante à rétablir tant soit peu l’équilibre. Le salut de la nation ne repose plus, dès lors, que sur l’extrême exaltation du patriotisme et de l’énergie morale de ses forces vives. Là, en effet, où la modération des vues ne peut sauver d’une perte certaine, là où l’invraisemblance de la prolongation de la lutte est si évidente que l’emploi le plus mesuré des forces armées n’a plus d’objet, ces forces doivent se réunir toutes, et, par un unique et suprême effort, tenter une dernière fois le sort des armes dans une action désespérée. Ne comptant plus sur un secours que rien ne saurait leur donner, elles doivent placer leur dernière espérance dans la supériorité morale que le désespoir donne au vrai courage. Appuyant alors la plus grande témérité des ruses les plus audacieuses, si la fortune ne doit pas couronner leurs efforts, en succombant glorieusement elles légueront du moins à la nation le droit de renaître un jour de leurs cendres.