Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 4

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 215-231).

CHAPITRE IV.

proportion des armes.


Nous ne nous occuperons que des trois armes principales : l’infanterie, la cavalerie et l’artillerie.

On nous pardonnera sans doute les détails préliminaires dans lesquels nous allons entrer. Ils sont du ressort de la tactique, mais ils nous paraissent nécessaires ici pour bien fixer les idées.

Le combat proprement dit participe de deux modes foncièrement distincts : le principe destructeur du feu et la mêlée ou lutte corps à corps. La mêlée est, à son tour, tantôt offensive et tantôt défensive dans le sens absolu de ces deux mots. L’artillerie agit par le principe destructeur du feu ; la cavalerie par la lutte corps à corps ; l’infanterie seule est apte à ces deux modes de combat. Dans la lutte corps à corps la manière d’être de l’attaque est le mouvement, celle de la défense est la résistance de pied ferme ; elle doit être comme enracinée au sol. Le principe destructeur du feu fait absolument défaut à la cavalerie ; par contre, la lutte corps à corps trouve en elle sa plus parfaite application ; cette arme n’est donc propre qu’à l’attaque. L’infanterie convient tout particulièrement au combat de pied ferme, cependant elle procède aussi par le mouvement.

La supériorité de l’infanterie et la généralité de son action par rapport aux deux autres armes, ressortent tout d’abord de cette classification des trois forces élémentaires de la guerre, en ce que seule l’infanterie les possède toutes trois. De cette classification résulte en outre que la réunion des trois armes conduit à l’emploi le plus parfait des forces armées, parce que l’on se trouve ainsi en situation de renforcer à volonté l’un ou l’autre des trois principes que l’infanterie réunit toujours invariablement en elle.

Dans les guerres modernes le principe destructeur du feu possède évidemment l’action prépondérante ; il est manifeste néanmoins, que la lutte corps à corps, homme contre homme, demeure toujours le principe foncier et seul vraiment indépendant du combat. Il suit de là que ce serait poursuivre une chimère que de rêver une armée exclusivement composée d’artillerie, tandis qu’on pourrait à la rigueur se représenter une armée uniquement formée de cavalerie. Il est vrai que cette dernière n’aurait encore qu’une intensité de force très limitée. On pourrait par contre, logiquement concevoir une armée exclusivement composée d’infanterie, et cette armée aurait déjà beaucoup plus de force. Ainsi donc, comme indépendance propre, les trois armes marchent dans l’ordre suivant : infanterie, cavalerie, artillerie.

Mais il n’en est plus ainsi de leur classification dès qu’il s’agit de l’importance individuelle de chacune d’elles quand elles opèrent toutes trois réunies. En effet, comme le principe destructeur du feu est beaucoup plus efficace que celui du mouvement, le manque absolu de cavalerie affaiblirait bien moins une armée que le manque absolu d’artillerie.

Opposée à une armée composée des trois armes, une armée composée seulement d’infanterie et d’artillerie, se trouverait, cela va sans dire, dans une situation incommode ; cependant si ce qui lui manque de cavalerie était compensé par une quantité proportionnelle d’infanterie, elle arriverait, en somme, en changeant quelque peu son mode d’action, à se constituer une économie tactique propre. Il est certain que la surveillance forcément restreinte des avant-postes de cette armée lui causerait d’assez sérieux embarras, qu’elle manquerait de la vigueur nécessaire dans la poursuite de l’ennemi battu, et que, contrainte à un mouvement rétrograde, elle ne pourrait l’effectuer qu’au prix de peines et d’efforts plus grands, mais toutes ces difficultés ne suffiraient pas à la mettre hors d’état de tenir la campagne. Par contre, son rôle deviendrait aussitôt plus facile si elle n’avait devant elle qu’une armée composée d’infanterie et de cavalerie, tandis qu’il est à peine possible de concevoir comment une armée uniquement composée d’infanterie et de cavalerie pourrait tenir la campagne contre les trois armes réunies.

Il faut que l’on comprenne bien que nous ne tirons ces conclusions de l’importance individuelle des trois armes, que de l’ensemble même de la guerre et de l’enchaînement de tous les cas qui s’y présentent. On ne saurait donc se proposer d’appliquer ces vérités générales à chaque situation individuelle d’un combat isolé. Un bataillon placé en avant-poste ou chargé de couvrir la retraite sera parfois mieux soutenu par un escadron que par quelques canons, de même que de l’infanterie ne saurait apporter aucune aide à une masse de cavalerie et d’artillerie à cheval chargée de poursuivre et détourner l’ennemi dans sa fuite.


En résumant l’ensemble de ces considérations nous arrivons aux axiomes suivants :

1o Dans l’action isolée des trois armes, l’artillerie manque absolument d’indépendance, tandis que l’infanterie est l’arme qui en possède le plus.

2o Dans leur action réunie, le rôle le plus important échoit à l’infanterie, le moins indispensable à la cavalerie.

3o L’action réunie des trois armes est celle qui produit la plus grande somme de force.

Ce dernier axiome étant accepté, on demandera naturellement quelle est, d’une manière absolue, la meilleure proportion qu’il convient de donner aux trois armes dans leur action réunie. Il est presque impossible de répondre à cette question.

En effet, pour fixer cette proportion d’une façon tout à fait abstraite, il faudrait préalablement rechercher ce que coûte matériellement à l’État l’organisation et l’entretien des trois armes, et quelle est la portion de l’effet destructeur général qui revient à chacune d’elles dans leur application à la guerre. On aurait ainsi le premier terme de la proportion cherchée. Mais si la dépense d’argent, le sacrifice matériel, premier facteur de ce premier terme, est facile à fixer, il n’en est pas de même du second, et comme d’ailleurs ce second facteur devrait exprimer la dépense de sang répandu ainsi que le chiffre des vies humaines sacrifiées, personne ne basera volontiers son calcul sur de pareilles données.

Il est, du reste, des conditions matérielles qui s’imposent foncièrement aussi dans la question. L’effectif de l’infanterie est particulièrement subordonné au chiffre de la population, celui de la cavalerie à la production chevaline, de même que le matériel de l’artillerie est limité par les ressources budgétaires de l’État. L’étude générale de l’histoire montre clairement que ces conditions ont prévalu à diverses époques et chez différents peuples.

Alors même qu’il serait possible de fixer d’une façon absolue quelle est la meilleure proportion à donner aux trois armes, il se présenterait donc généralement ce fait, que les conditions matérielles dont nous venons de parler ne permettraient pas de faire l’application de cette proportion. Nous ne pouvons cependant, même pour une fixation moins absolue de cette proportion, nous passer de toute donnée numérique. Revenons donc à ce que nous avons dit plus haut, qu’il est possible d’établir ce que coûtent pécuniairement à l’État l’organisation et l’entretien de chacune des trois armes. Nous pouvons, à ce sujet, avancer avec une exactitude suffisante que, d’après l’expérience, un escadron de 150 chevaux, un bataillon de 800 hommes et une batterie de 8 pièces de 6 livres, coûtent à peu près autant à l’État, tant au point de vue de l’organisation qu’à celui de l’entretien.

Alors même que les motifs que nous avons donnés ci-dessus ne s’opposeraient pas tout d’abord à la fixation du degré d’effet destructeur que possède chaque arme, cette fixation n’aurait jamais rien d’absolu. En effet, chaque arme, ayant sa destination spéciale, a aussi son cercle d’action propre. Or ce cercle d’action est nécessairement très indéterminé ; il grandit, diminue ou disparaît même, selon les conditions de la lutte et du terrain, sans qu’il en résulte autre chose que de simples modifications sans désavantages importants dans la conduite de la guerre.

On parle souvent de ce que l’expérience enseigne à ce sujet ; on veut trouver, dans l’histoire des guerres, des motifs suffisants pour fixer une proportion normale des trois armes ; mais ce ne sont là que des phrases qui ne s’appuient sur aucune idée primordiale utile, et qui, par conséquent, ne méritent pas qu’on en tienne compte dans une étude approfondie du sujet.

Mais bien que l’on ne puisse qu’instinctivement, et sans pouvoir jamais en dégager les termes inconnus, concevoir une proportion parfaite des trois armes, rien ne s’oppose du moins à ce que l’on se rende compte de ce qui se présentera à la guerre, alors que, dans une armée, l’une des armes sera numériquement beaucoup plus forte ou beaucoup plus faible que sa correspondante dans l’armée opposée.

L’artillerie renforce le principe destructeur du feu ; à ce point de vue elle est la plus redoutable des trois armes. Son absence affaiblit donc tout particulièrement la force intensive de l’armée. Par contre, l’artillerie étant très peu mobile, sa présence alourdit tous les mouvements, et, comme elle est absolument impropre à la lutte corps à corps, elle ne peut se passer de troupes de soutien. Si donc l’artillerie est si nombreuse dans une armée, que l’on ne dispose pour l’appuyer que d’un nombre insuffisant de troupes, celles-ci ne seront pas partout en état de résister aux attaques vigoureuses de l’ennemi, et l’on sera exposé à perdre un grand nombre de pièces et de fourgons, pertes d’autant plus graves que, des trois armes, l’artillerie est celle dont le matériel, une fois tombé aux mains de l’ennemi, peut être le plus promptement utilisé par lui.

La cavalerie augmente le principe du mouvement dans l’armée. Dès qu’elle est trop peu nombreuse l’action militaire perd de sa rapidité ; rien ne se pouvant plus produire qu’à l’aide de troupes à pied, les dispositions exigent plus de circonspection et de prudence et, par conséquent, plus de temps. La riche moisson qu’amène la victoire sèche en grande partie sur pied, car on ne peut y apporter que la faucille et non plus la faux.

Un excès en cavalerie ne saurait diminuer directement la force d’action d’une armée ; cet excès ne peut par conséquent jamais être regardé comme constituant une disproportion dans le sens propre du mot. Cependant il est indirectement nuisible, parce qu’il augmente dans de fortes proportions les difficultés de l’entretien de l’armée. Il ne faut pas oublier, en effet, que 10 000 cavaliers que l’on a de trop coûtent, au point de vue de l’organisation et de l’entretien, autant que 50 000 fantassins que l’on pourrait avoir à leur place.

Ces caractères particuliers qui résultent de la prédominance d’une arme sur les deux autres dans leur action combinée, ont d’autant plus d’importance au point de vue de l’application et de l’étude des enseignements de l’art militaire, que cet art ne traite uniquement que de l’emploi des troupes qui sont réellement mises en ligne, et qu’il ne dépend guère du général en chef de changer les proportions établies dans l’armée lorsqu’il en prend le commandement.

Nous allons donc chercher à nous rendre compte des modifications que la prédominance de l’une ou de l’autre des trois armes peut imposer à la conduite de la guerre.

Un excès en artillerie imprimera aux entreprises un caractère plus passif qu’actif. On recherchera particulièrement les fortes positions, les grandes coupures de terrain, les montagnes même. On confiera ainsi aux obstacles naturels la protection et la défense des nombreuses bouches à feu dont on disposera, et, s’appuyant sur la grande force du mode défensif, on attendra que l’ennemi se présente et s’expose, de lui-même, à l’effet destructeur d’un feu formidable. Toute la guerre prendra une allure grave et méthodique.

Par contre, une insuffisance en artillerie nous fera choisir le principe de l’action et du mouvement ; le mode offensif en un mot. Les marches, les fatigues, les efforts deviendront des armes pour nous. La guerre prendra des allures plus vives, plus variées, plus inattendues ; elle ne procédera plus par de grands événements, mais par de petites actions fréquemment répétées.

Avec une très nombreuse cavalerie, nous rechercherons les plaines étendues et nous préférerons les grands mouvements. Nous tenant à une plus grande distance de l’ennemi, nous jouirons d’une plus grande aisance et d’une plus grande sécurité, sans pourtant lui laisser les mêmes avantages. Notre grande mobilité nous rendant maîtres de l’espace, nous effectuerons des mouvements tournants plus hardis et de plus audacieuses manœuvres, et s’il est permis de compter les diversions et les pointes lointaines sur le territoire même de l’ennemi au nombre des grands et puissants moyens d’action à la guerre, nous pourrons facilement en faire usage.

Une insuffisance considérable en cavalerie diminue le principe de mobilité de l’armée sans augmenter, comme le fait un excès en artillerie, son pouvoir destructeur. La méthode et la circonspection doivent constituer alors le caractère spécial de la guerre. On cherchera à rester constamment en présence de l’ennemi, à ne le jamais perdre de vue ; on évitera soigneusement tout mouvement trop vif et surtout toute action sans but positif ; on ne s’avancera que lentement et en masses bien concentrées ; on choisira de préférence le mode défensif et les terrains coupés, et là où l’attaque sera absolument nécessaire, on se portera, par le chemin le plus court, sur le centre de gravité de l’ennemi.

Il faut d’ailleurs se rendre compte que toutes ces modifications que la prédominance de l’une ou de l’autre des trois armes peut apporter dans la manière d’agir d’une armée, ne seront que rarement assez radicales pour amener un changement complet ou simplement marqué dans la direction générale de la guerre. Alors qu’il faudra choisir entre l’attaque stratégique et le mode défensif, alors qu’il s’agira de déterminer le théâtre de guerre sur lequel on devra agir ou de décider du refus ou de l’acceptation d’une grande bataille, il se présentera certainement des motifs d’une importance bien supérieure, et dont il faudra tout d’abord tenir compte. En agissant autrement on courrait grand risque d’accorder à l’accessoire la valeur qui n’appartient qu’au principal. Du reste, alors même que le plan général aura été arrêté en dehors absolument de ces conditions secondaires qui, d’ailleurs, ne doivent jamais que très légèrement le modifier, l’influence que peut exercer la prédominance de l’une ou de l’autre des trois armes aura toujours suffisamment d’espace pour se produire. Rien ne s’oppose, en effet, à ce que l’on soit méthodique et circonspect dans l’attaque, aussi bien que hardi et entreprenant dans la défense, et cela en passant par toutes les nuances et par tous les degrés que comporte l’action de la guerre.

La nature de la guerre peut avoir réciproquement une influence considérable sur la fixation du rapport des armes.

1o Dans une guerre d’invasion, lorsque la défense peut s’appuyer sur l’emploi des milices nationales et sur le soulèvement général des populations, son armée dispose nécessairement de masses nombreuses d’infanterie. Dans de telles occurrences, en effet, ce ne sont pas les hommes qui manquent, mais bien les moyens de les équiper. Or, sous ce rapport, l’infanterie est l’arme la moins exigeante. On conçoit donc que, s’éloignant forcément alors de la règle générale, ce ne soit plus un seul bataillon, mais bien deux ou trois que l’on crée contre une batterie de 8 pièces.

2o S’il arrive ou contraire que le défenseur qui, ici comme toujours, doit être supposé le moins fort des deux adversaires, ne soit pas en situation de recourir à l’emploi des milices et à l’armement national, il est certain que le plus court moyen qui se présentera à lui de remédier à la faiblesse de son armée, sera d’en augmenter l’artillerie. Il obviera ainsi à l’insuffisance d’hommes en grandissant le principe destructeur du feu, le plus essentiel de tous. D’ailleurs la défense est toujours limitée à un théâtre de guerre restreint, et l’artillerie est l’arme qui se prête le mieux à cette condition. C’est là le moyen auquel le grand Frédéric eut recours dans les dernières années de la guerre de Sept Ans.

3o La cavalerie est l’arme du mouvement et des grandes décisions. Alors donc que l’on voudra porter la guerre sur de vastes espaces, agir par des pointes lointaines et frapper de grands coups, sa prédominance dans le rapport des armes aura une grande importance.

Quand nous traiterons spécialement de chacun des deux modes d’action de la guerre, nous ferons voir plus clairement que le fait d’agir offensivement ou défensivement n’a en soi aucune influence sur la fixation du chiffre de la cavalerie dans le rapport numérique des armes. Nous nous bornerons ici à faire remarquer, ainsi que la campagne de 1812 en donne l’exemple, qu’il peut parfaitement se présenter que les adversaires soient l’un et l’autre en situation de parcourir et de fouiller les mêmes grandes étendues d’espace, et dans maintes circonstances, de se promettre des résultats aussi décisifs.

Généralement on exprime l’opinion qu’au moyen âge la cavalerie avait une supériorité numérique très grande sur l’infanterie, et que ce n’est que peu à peu que cette proportion a diminué pour en arriver enfin à ce qu’elle est aujourd’hui. C’est là, en partie du moins, une erreur. En recourant aux données que l’histoire nous a conservées sur les effectifs des armées de cette époque, on se rend facilement compte qu’en moyenne la proportion de la cavalerie n’y était pas sensiblement supérieure à ce qu’elle est dans les armées modernes. Les armées des Croisés, de même que celles qui suivirent les empereurs dans leurs expéditions pour la cause de l’Église, se composaient principalement de grandes masses de fantassins. Dans ces armées, ce n’était donc pas la proportion numérique qui donnait la supériorité à la cavalerie, mais uniquement la valeur des éléments qui la composaient. Comme seule elle se recrutait exclusivement dans les classes supérieures de la nation, elle était naturellement l’arme la plus fortement constituée ; on la considérait comme l’âme des armées et, comptant peu sur l’infanterie, c’est à peine si dans les relations et dans les rapports on faisait mention de celle-ci. C’est là l’origine de cette croyance erronée qu’au moyen âge il n’y avait que peu d’infanterie dans les armées. Sans doute il s’est alors présenté, plus souvent que dans les temps modernes, des cas où de faibles armées exclusivement composées de cavalerie, ont fait de petites expéditions dans l’intérieur de la France, de l’Italie et de l’Allemagne. Cela n’avait rien de contradictoire puisque la cavalerie constituait alors la force principale des armées, mais, au point de vue de la généralité, de pareils cas n’ont aucune signification décisive, et sont largement compensés par la quantité d’infanterie que l’on retrouve chaque fois dans les grandes armées de cette époque. Cette mode de grandes masses d’infanterie, d’un emploi effectif si peu utile, ne disparut que vers l’époque de la guerre de Trente Ans et des guerres du règne de Louis XIV, lorsque l’organisation des armées cessant de reposer sur les obligations du système féodal envers l’État les troupes se recrutèrent au moyen d’hommes enrôlés et soldés.

On en serait peut-être alors revenu à une organisation militaire uniquement basée sur la cavalerie, si l’infanterie, par suite du perfectionnement considérable des armes à feu, n’avait déjà gagné une plus grande valeur, et ne s’était en quelque sorte maintenue par ce fait même dans sa supériorité numérique. Nous voyons, en effet, dans les armées de cette époque, le rapport de l’infanterie à la cavalerie osciller selon les circonstances entre l’égalité et le triple.

Depuis lors, et en raison du perfectionnement progressif des armes à feu, la cavalerie a constamment perdu de son importance. Ce résultat s’explique de lui-même, cependant il ne convient pas de l’attribuer uniquement à l’efficacité du feu et à la justesse du tir, mais bien aussi à la tactique nouvelle que ces deux effets ont amenée. À la bataille de Molwitz les Prussiens en étaient déjà arrivés à un degré d’habileté tel dans le tir, que depuis lors on n’a pu le dépasser. Cependant l’emploi de l’infanterie dans les terrains coupés et celui de l’arme à feu dans le combat en tirailleurs, ces deux importants perfectionnements des procédés de destruction, ne se sont produits que plus tard.

Notre opinion est donc que depuis cette époque l’importance seule de la cavalerie a beaucoup changé, tandis que sa proportion numérique est restée sensiblement la même dans la composition des armées. Cela paraîtra peut-être contradictoire et pourtant, dans le fait cela ne l’est point. Il est certain qu’au moyen âge les troupes à pied étaient très nombreuses dans les armées, mais cela n’était pas la conséquence d’une proportion fixe établie entre l’infanterie et la cavalerie. Les frais énormes que coûtent l’organisation et l’entretien de la cavalerie imposaient naturellement des limites aux effectifs de cette arme, et tout ce qu’on ne pouvait par suite y faire entrer devait forcément, sous peine de rester inutile, être versé dans l’infanterie, sans que la moindre idée de proportion concourût à cette augmentation de l’effectif des troupes à pied. Il est certain, par contre, que s’il eût été possible d’élever l’effectif de la cavalerie en raison de la valeur intrinsèque qu’on accordait alors à cette arme, on n’aurait jamais redouté de la faire trop nombreuse. C’est ainsi que nous nous expliquons comment il se fait que, depuis cette époque et malgré la diminution constante du rôle de la cavalerie, cette arme ait néanmoins conservé une assez grande importance pour s’être toujours maintenue sensiblement dans la même proportion numérique.

Et, dans le fait, n’est-il pas remarquable que, pour le moins depuis la guerre de la Succession d’Autriche, le rapport de la cavalerie à l’infanterie n’ait pas varié, et se soit constamment maintenu entre 1/4, 1/5 et 1/6 ? On pourrait vouloir déduire de là que cette proportion répond aux besoins réels, et qu’ainsi, par suite de l’expérience et de la pratique, se sont manifestés des chiffres qu’il eût été impossible de fixer directement par le raisonnement. Pour nous, cependant, nous doutons qu’il en soit ainsi, et nous croyons trouver dans l’étude de l’histoire des faits remarquables qui nous autorisent à attribuer à d’autres motifs l’usage d’une cavalerie nombreuse.

La Russie et l’Autriche contiennent encore dans leur constitution d’État des fragments d’organisation tartare, et, par suite, sont portées d’instinct à avoir une nombreuse cavalerie.

Bonaparte, dans les vastes projets qu’il poursuivait, ne pouvait jamais à son gré disposer de forces assez grandes. Alors qu’il exigeait déjà de la conscription qu’elle lui livrât la totalité des hommes valides, il ne pouvait plus augmenter les forces de son armée qu’en donnant de l’accroissement aux armes auxiliaires, car, bien que ces armes soient de beaucoup plus coûteuses que l’infanterie, elles exigent et consomment beaucoup moins d’hommes qu’elle. Il faut, en outre, reconnaître qu’en raison des espaces immenses qu’embrassaient les campagnes de ce général, la cavalerie y avait une valeur incomparablement plus grande que dans les circonstances ordinaires.

Frédéric le Grand, la chose est connue, apportait une extrême sollicitude à réduire autant que possible les charges que le recrutement imposait à ses sujets. Il mit constamment toute son industrie à entretenir la force de son armée aux dépens de l’étranger. On conçoit facilement qu’il eût de sérieux motifs d’agir ainsi, lorsque l’on considère que la Prusse et les provinces de Westphalie avaient encore été distraites de l’étendue déjà si restreinte de ses états.

Tout d’abord la cavalerie lui coûtait moins d’hommes et il lui était plus facile de la compléter par le recrutement, mais en outre elle répondait parfaitement à son système de guerre, basé surtout sur la rapidité des mouvements. C’est là ce qui explique que, pendant toute la guerre de Sept Ans, sa cavalerie alla toujours en augmentant tandis que son infanterie ne cessa de décroître. Néanmoins, vers la fin de la même guerre, l’effectif de la cavalerie du roi dépassait à peine le quart de celui de l’infanterie qu’il avait encore en campagne. D’ailleurs, et aux mêmes époques, il ne manque pas d’exemples d’armées qui, entrées en campagne avec une cavalerie exceptionnellement faible, en sont néanmoins sorties victorieuses. La bataille de Gross-Gorschen (Lutzen) fournit l’un des plus frappants de ces exemples. Si nous ne tenons compte que des troupes qui prirent part à cette bataille, Bonaparte mit 100 000 hommes en ligne, dont 5 000 cavaliers et 90 000 fantassins. Les Alliés lui opposèrent 70 000 combattants, dont 25 000 hommes de cavalerie et 40 000 d’infanterie. Bonaparte n’avait donc, pour 20 000 hommes de cavalerie qui lui manquaient, que 50 000 hommes d’infanterie en plus, tandis que, toute proportion gardée, il eût dû en avoir 100 000, ce qui eût porté son infanterie à 140 000 hommes. Au point de vue absolu, Bonaparte était donc à Gross-Gorschen plus faible numériquement que ses adversaires, bien qu’il eût une infanterie de 50 000 hommes supérieure à la leur. Il a néanmoins, dans ces conditions, gagné la bataille. On peut donc bien se demander si, au cas où il eut disposé de 140 000 hommes d’infanterie, ce qui eût proportionnellement équilibré les forces, il eût pu être battu par les Alliés en raison de leur supériorité en cavalerie ? Il faut dire, il est vrai, qu’immédiatement après la bataille cette supériorité de leur cavalerie fut d’un grand secours pour les Alliés vaincus, car elle empêcha du moins Bonaparte de recueillir les fruits de la victoire. Il est donc certain que tout ne gît pas uniquement dans le gain proprement dit d’une bataille. Cependant, en somme, la principale chose sera toujours d’être vainqueur. C’est alors que nous entrons dans des considérations de cette nature, que nous avons peine à croire que le rapport qui s’est établi et maintenu depuis 80 ans entre la cavalerie et l’infanterie, soit le rapport naturel qui ressorte seul de la valeur absolue de ces deux armes ; nous croyons plutôt qu’après bien des oscillations, ce rapport finira par s’éloigner du sens qu’il a encore aujourd’hui, et qu’en fin de compte la proportion de la cavalerie sera encore notablement abaissée dans la composition des armées.

Quant à l’artillerie, depuis sa découverte le nombre des bouches à feu s’est naturellement accru, en raison de son allégement et de ses perfectionnements. Cependant depuis Frédéric le Grand elle s’est sensiblement maintenue dans la proportion de 2 à 3 pièces pour 1 000 hommes.

Il va sans dire que cette proportion est celle du début d’une guerre, car au courant des événements militaires il se produit une bien plus grande consommation d’infanterie que d’artillerie, et généralement vers la fin d’une campagne la proportion du nombre des bouches à feu est considérablement plus élevée, et atteint parfois à 3, 4 et jusqu’à 5 pièces par 1 000 hommes. L’expérience seule pourra constater si cette proportion est vraiment la bonne, ou s’il sera possible d’augmenter le nombre proportionnel des bouches à feu, sans porter par cela même préjudice à la conduite générale de la guerre.

Avant de terminer ce chapitre, nous croyons utile de résumer les résultats principaux de cette étude :


1o L’infanterie est l’arme principale. Les deux autres lui sont subordonnées.

2o En déployant une grande activité et une grande habileté dans la conduite d’une guerre, on peut obvier en quelque sorte au manque de cavalerie et d’artillerie, en admettant toutefois que l’on soit d’autant plus fort en infanterie. On arrivera d’ailleurs d’autant mieux à ce résultat que l’infanterie dont on disposera sera meilleure.

3o Il est plus difficile de se passer d’artillerie que de cavalerie, et cela parce que l’artillerie est la plus haute expression du principe destructeur, et que son mode d’action dans le combat se combine mieux avec celui de l’infanterie.

4o L’artillerie étant en général l’arme la plus forte et la cavalerie l’arme la plus faible dans l’acte de destruction, on doit toujours se demander quel maximum d’artillerie on peut avoir sans inconvénient, et de quel minimum de cavalerie on peut se contenter.