Théorie de la grande guerre/Livre V/Chapitre 14

Traduction par Marc-Joseph-Edgar Bourdon de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. 341-371).
Les forces armées

CHAPITRE XIV.

de l’alimentation des troupes.


Bien que l’histoire relate qu’au moyen âge et même à des époques plus reculées, on a vu des armées numériquement égales et parfois supérieures aux armées modernes, ce ne furent jamais là que des phénomènes aussi rares qu’exceptionnels. Depuis le règne de Louis XIV au contraire, les armées ont invariablement présenté des effectifs de guerre très considérables. La question de l’alimentation des troupes a donc aujourd’hui plus d’importance et, par les raisons qui vont suivre, présente d’ailleurs de plus grandes difficultés qu’autrefois. Jadis, en effet, les guerres se composaient d’une quantité d’entreprises isolées, sans suite, indépendantes les unes des autres, et séparées par de longs entr’actes pendant lesquels, bien que les relations politiques restassent rompues, l’action militaire était pour ainsi dire absolument suspendue. Comme d’un commun accord, les armées opposées s’éloignaient alors suffisamment l’une de l’autre pour que, sans autres soucis désormais, chacune pût veiller uniquement à ses propres besoins.

Depuis la paix de Westphalie, les gouvernements ont cherché à donner plus de régularité et d’ensemble à l’action de leurs armées à la guerre. Tout fut désormais subordonné au but militaire à atteindre, et le service des subsistances dut être, dès lors, organisé de sorte que partout il put suffire aux besoins des troupes, quelles que fussent d’ailleurs les situations où les plaçait la recherche de ce but. Il s’est sans doute présenté de longs temps d’arrêt presque absolument dépourvus d’action militaire dans les guerres du XVIIe et du XVIIIe siècle, et l’on y rencontre surtout de nombreux exemples de prises régulières de quartiers d’hiver, mais du moins ces temps d’arrêt ne se produisirent plus que là où l’obtention du but recherché ne s’y opposa pas directement et ne s’en trouva que momentanément retardée. On obéissait uniquement, en agissant ainsi, à la vieille habitude d’abriter les troupes pendant les mois rigoureux, et nullement à la nécessité d’assurer leur subsistance. On quittait d’ailleurs irrévocablement les quartiers d’hiver au début de l’été, pour poursuivre désormais sans interruption l’action militaire pendant toute la belle saison.

La transition d’une ancienne manière d’agir à une nouvelle ne se produit jamais que peu à peu et degré par degré. C’est ce qui arriva ici. Pendant les guerres contre Louis XIV, les Alliés avaient encore la coutume de retirer leurs troupes dans des provinces éloignées pour les y placer en quartiers d’hiver, et cela afin de les pouvoir plus facilement entretenir. Dans les guerres de Silésie cet usage avait déjà complètement disparu.

Il ne devint cependant tout à fait possible de donner une forme régulière et suivie à l’action de la guerre, qu’alors que les États remplaceront les contingents militaires féodaux par des troupes enrôlées et soldées. Les autorités provinciales et les grands vassaux de la couronne purent désormais convertir en un impôt argent l’impôt humain que seul ils devaient précédemment fournir aux armées. Cet impôt humain disparut alors complètement du mode de recrutement de certains États, tandis que dans certains autres tels que la Russie et la Hongrie, il ne resta obligatoire que pour les classes les plus misérables de la nation. C’est ainsi que le recrutement en arriva à dépendre uniquement des revenus et du trésor des gouvernements dont, par suite, les armées devinrent l’instrument propre.

Ce fut précisément cette condition, nouvelle pour eux, de présider au recrutement et au renouvellement constant des forces militaires, qui imposa en même temps aux gouvernements l’obligation de pourvoir à leur entretien et à leur subsistance. Au moment même où l’on venait, contre une indemnité pécuniaire, de libérer les États provinciaux du contingent qu’ils avaient jusqu’alors dû fournir aux armées, il n’était vraiment pas possible de les frapper d’un nouvel impôt en mettant à leur charge la subsistance des hommes de troupe.

Le Trésor dut donc subvenir seul à ce service qui devint d’autant plus onéreux, qu’en raison même du nouveau système de recrutement les armées furent dès lors permanentes, et qu’entretenues au sein même de la nation mais non à ses frais, elles durent sans cesse être tenues en situation d’entrer en campagne à la première éventualité de guerre.

Il fallut aussitôt créer non seulement un personnel de guerre indépendant, mais encore une administration indépendante et aussi parfaite que possible pour le service de l’entretien et des subsistances de ce personnel.

On dut dès lors, soit par des achats, soit par des réquisitions domaniales, tirer de points souvent très éloignés les farines nécessaires à la nourriture de l’armée, et les emmagasiner tout d’abord, pour les faire parvenir ensuite, au courant des besoins et par un service spécial de train, dans des manutentions établies dans le voisinage des troupes, d’où ces dernières, au moyen d’autres voitures ad hoc mises dès le principe à leur disposition, emportaient le pain une fois fabriqué. C’est ainsi que les gouvernements ont dès le début cherché à rendre l’organisation de leurs armées indépendante de la nation et du sol. Nous ne mentionnons cependant ce système que parce qu’il met en lumière le caractère distinctif des guerres dans lesquelles il a été appliqué, et parce que d’ailleurs il ne disparaîtra jamais complètement désormais, et qu’on le retrouvera forcément toujours à l’état plus ou moins fragmentaire, adjoint aux différents modes de l’approvisionnement des armées.

Sous l’influence d’un pareil système, les guerres devinrent plus méthodiques, plus concentrées dans leur action et plus strictement en rapport avec le but politique recherché, mais elles perdirent par contre beaucoup de leur énergie et encore plus de leur indépendance et de leur liberté de mouvement. Dès lors, en effet, il fallut sans cesse tenir compte de la proximité des magasins d’approvisionnement, et n’agir que dans le cercle même où le service du train pouvait s’accomplir. Dans ces conditions et pour ménager les vivres, on en arriva tout naturellement à une parcimonie telle dans les distributions, que l’homme de troupe ne recevant qu’une ration insuffisante et n’ayant en perspective aucun bien-être prochain pour l’aider à supporter la misère présente, semblable à une ombre, se traînait parfois péniblement sans plus d’énergie morale que de force physique.

C’est faire preuve d’un esprit imbu de préjugés que, se basant sur les grandes choses qu’a faites dans de semblables conditions l’armée de Frédéric le Grand, d’en tirer la déduction qu’un si déplorable système de l’approvisionnement des troupes ne peut être le principe d’aucune conséquence fâcheuse. Il est certain que l’abnégation est l’une des plus grandes et des plus nobles vertus guerrières, et que sans cette vertu il n’y a pas d’armée animée d’un véritable esprit militaire, mais encore faut-il que les privations ne soient que momentanées, et que, manifestement causées par la force même des circonstances, elles ne soient jamais la suite d’un système constant d’administration ou d’un calcul de mesquine et coupable économie. Dans le premier cas la force morale du soldat soutiendra sa force physique, dans le second l’une et l’autre succomberont bientôt. Ce que Frédéric le Grand accomplit avec son armée ne saurait servir ici de mesure, d’abord parce que ses adversaires avaient le même système d’approvisionnement, et ensuite par ce qu’on ne sait pas quels plus grands résultats il eût obtenus, s’il eût pu faire vivre ses troupes comme le fit plus tard Bonaparte toutes les fois que les circonstances le permirent.

La subsistance des chevaux ne reposa cependant jamais sur ce système d’approvisionnement, et cela en raison de la difficulté de transport que présentent le poids et le volume des fourrages.

Une ration de fourrage pèse, en effet, environ dix fois plus qu’une ration de vivres. Or il est rare que l’effectif des chevaux ne soit dans une armée que le dixième de celui des hommes ; aujourd’hui même il en est encore le quart ou le tiers, et jadis il en était le tiers et souvent la moitié. Par suite, le poids total des rations de fourrage qu’il eût ainsi fallu transporter à la suite des troupes eût été de deux à cinq fois supérieur à celui des rations de vivres. On ne pouvait réellement songer à effectuer de pareils transports. On dut donc, de toute nécessité, assurer directement la nourriture des chevaux au moyen de fourrages au vert exécutés sur l’emplacement même où l’on se trouvait. Cependant on dut bientôt reconnaître que cette manière d’opérer exerçait une influence très préjudiciable à la bonne direction des opérations, car tout d’abord on ne pouvait vraiment agir ainsi qu’en pays ennemi, puis en fourrageant on appauvrissait promptement la contrée que l’on occupait, et il était impossible par suite, et quelle qu’en fût d’ailleurs la nécessité, de s’y maintenir un peu longtemps. Aussi voyons-nous que dès les guerres de Silésie on eût bien moins fréquemment recours aux fourrages au vert. On s’était en effet rendu compte que l’on épuisait bien plus vite une province par cette méthode, qu’en exigeant simplement des habitants qu’ils livrassent les quantités de fourrage dont on avait besoin.

Lorsque la Révolution française fit apparaître tout à coup l’élément populaire sur la scène de la guerre, les gouvernements ne disposèrent plus de moyens administratifs suffisants, et tout le système de guerre qui avait été basé sur les moyens limités que nous venons d’exposer et qui n’avait précisément trouvé sa solidité que dans cette limitation même, s’écroula, entraînant naturellement dans sa chute le système d’entretien dont il s’agit ici. Sans prendre désormais plus de soucis des magasins que de cette organisation compliquée qui fait fonctionner les diverses sections du service du train comme un système de roues dentées, les chefs de la Révolution française se contentèrent de mettre leurs soldats en campagne et de pousser leurs généraux au combat, en ne laissant aux armées d’autres moyens de subsistance que l’exigence, le vol et le pillage de tout ce qui leur était nécessaire.

Jusqu’en 1815 les guerres se sont maintenues de part et d’autre entre ces deux systèmes. Bonaparte a tantôt fait usage du mode administratif, tantôt de celui des fournitures sur place, parfois de tous deux à la fois. Il est présumable qu’à l’avenir il en sera toujours ainsi.

Si cependant nous ne nous occupons exclusivement ici que de la méthode qui consiste à tirer du pays que l’on occupe tout ce qu’il peut fournir à la subsistance des troupes, nous verrons que ce système présente les quatre modes suivants d’application :

1o  On peut répartir les troupes chez les habitants qui sont alors personnellement chargés de pourvoir à la subsistance des soldats qu’ils logent.

2o  On peut abandonner aux troupes le soin de se procurer directement ce dont elles ont besoin.

3o  On peut faire des réquisitions générales.

4o  On peut enfin réunir en magasins la généralité des objets de subsistance, et les en tirer au fur et à mesure des besoins de l’armée.

Généralement on a recours simultanément à ces quatre modes, habituellement cependant l’un des quatre prédomine, et parfois même un seul subsiste.

Nous allons donc les étudier chacun séparément.


1er  mode. — Répartir les troupes chez les habitants et les faire subsister aux frais de ces derniers ou, ce qui revient au même, à la charge des communes.


Il n’y a pas de commune, alors même qu’elle ne se compose en grande partie que de consommateurs, ce qui est le cas des grandes villes, qui ne possède un stock d’approvisionnement de plusieurs jours, et qui ne soit par conséquent en mesure, quelle que soit d’ailleurs la densité de sa population, de fournir pendant une journée, et cela sans grandes dispositions préliminaires, à la subsistance d’un nombre de garnisaires égal à celui de ses habitants, ou pendant plusieurs jours à celle de garnisaires moins nombreux. Dans les grandes cités cela donne un résultat très satisfaisant et permet d’entretenir un nombre considérable de troupes sur le même point ; mais il n’en est plus de même dès qu’il ne s’agit que de petites villes ou de villages. En effet, bien qu’une population de 3 000 à 4 000 habitants répartie sur un mille carré (55 kilomètres carrés) présente déjà une forte densité, cette population ne pourrait subvenir qu’à la subsistance d’un nombre égal de soldats, ce qui pour de grandes masses de troupes exigerait un éparpillement des forces qui ne saurait que difficilement s’accorder avec les autres conditions de rassemblement. Cependant les campagnes et les petites villes présentent par contre cet avantage, que l’on y rencontre toujours en grandes quantités les denrées les plus indispensables à la subsistance des troupes en temps de guerre. On peut chaque jour s’y procurer le nombre de bêtes de boucherie nécessaire à la consommation ; les légumes n’y font jamais défaut d’une récolte à l’autre, et, quant au pain, il est d’habitude que chaque famille campagnarde s’en approvisionne pour une ou deux semaines, de sorte que lorsque l’on arrive dans une contrée qui n’a pas encore été occupée, il est facile d’en tirer pendant plusieurs jours les vivres nécessaires à la subsistance d’un nombre d’hommes de troupe triple et même quadruple de celui de la population.

En s’appuyant sur ces données, et en faisant même abstraction de toute ville importante, on voit que l’on peut cantonner une armée de 30 000 hommes sur un espace de 4 milles carrés (220 kilomètres carrés), ce qui ne donne encore qu’une étendue moyenne de 2 milles (15 kilomètres) aux côtés des cantonnements. Une armée de 90 000 hommes, c’est-à-dire d’environ 75 000 combattants, lorsqu’elle peut s’avancer en trois colonnes sur des routes placées à suffisante proximité les unes des autres, n’est donc pas obligée, pour subvenir à sa subsistance, de s’étendre sur un espace de plus de 6 milles (42 kilomètres) de largeur.

Dans de semblables conditions, alors même que plusieurs colonnes doivent se succéder chacune à un jour d’intervalle dans les mêmes cantonnements, pourvu que cela ne se répète qu’une ou deux fois cela ne constitue pas encore une charge au-dessus des moyens de la population. Il suffit alors d’avertir les autorités municipales et d’exiger que sous leur responsabilité personnelle elles prennent les mesures nécessaires, pour que les 90 000 hommes dont nous venons de parler étant suivis le lendemain de 90 000 autres, ces derniers touchent aussi leurs rations. Or cela constitue déjà la masse considérable de 150 000 combattants.

Quant aux fourrages, il est encore plus facile de se les procurer immédiatement, par la raison qu’il n’y a pas, comme pour les vivres, à les faire tout d’abord cuire ou manutentionner. Chaque localité est naturellement toujours approvisionnée, d’une moisson à l’autre, des quantités de fourrages nécessaires à la consommation du bétail et des bêtes de somme qu’elle possède, de sorte que même si cet approvisionnement n’est pas considérable, il peut du moins suffire aux besoins momentanés des chevaux d’un détachement, surtout si l’on a soin d’en exiger la livraison non pas directement des habitants mais bien par l’entremise des autorités locales. Il va de soi d’ailleurs, que l’on doit prendre d’avance ses dispositions en raison de l’ordre de marche et de la nature des pays que l’on traverse, de manière à ne pas cantonner précisément la cavalerie dans des localités spécialement commerciales ou industrielles.

De ces observations sommaires il résulte qu’en restant toujours en situation de livrer un combat général, on peut, dans un pays moyennement peuplé, c’est-à-dire où l’on compte de 2 000 à 3 000 âmes par mille carré (50 kilomètres carrés), faire marcher une armée de 150 000 combattants sur un front suffisamment restreint, avec la certitude que les communes seront en mesure de subvenir à la subsistance des troupes pendant une ou deux journées, ou, en d’autres termes, que l’on peut maintenir cette armée en marche ininterrompue, sans avoir recours pour assurer ses vivres et ses fourrages à des magasins ou à des dispositions préparatoires.

C’est sur ces principes que furent basées les entreprises des Français pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire.

Leurs armées se sont ainsi portées de l’Adige sur le Danube et du Rhin sur la Vistule, sans faire pour ainsi dire usage d’un autre système que de celui de la subsistance chez l’habitant, et sans que jamais elles aient eu à souffrir de cette méthode. Comme d’ailleurs ces entreprises étaient appuyées d’une grande supériorité morale et physique, ou pour le moins étaient toujours conduites avec audace et résolution, elles portaient en elles-mêmes le germe d’un succès presque certain, et le Dieu de la victoire ne cessa guère d’accompagner les Français dans leur marche ininterrompue.

Cependant les circonstances ne sont pas toujours aussi favorables ; la population peut être moins nombreuse ou présenter plus d’artisans que de cultivateurs, le sol peut être moins productif, les localités peuvent avoir été déjà épuisées par des contributions antérieures. En pareils cas les résultats qu’amènera cette manière de procéder à la subsistance des troupes seront naturellement inférieurs. Mais si l’on se rend compte qu’en portant de 2 milles à 3 (de 15 à 21 kilomètres) l’étendue du front de marche d’une colonne, on donne aussitôt à la surface occupée par les troupes une superficie plus de deux fois plus grande, puisque cette superficie qui n’était tout d’abord que de 4 milles carrés (220 kilomètres carrés) s’étend aussitôt à 9 milles carrés (495 kilomètres carrés), et que cette augmentation du front de marche ne s’oppose néanmoins pas à ce qu’en cas ordinaire la colonne tout entière prenne part au combat, on voit bien que même dans ces conditions moins favorables, on peut encore baser la subsistance des troupes sur le même système.

Si cependant, au courant des opérations, un temps d’arrêt de plusieurs jours venait à se produire, il en résulterait nécessairement aussitôt une grande disette pour l’armée, et l’on doit d’avance prévoir cette éventualité et prendre les précautions qu’elle commande. Ces précautions sont de deux sortes et sont indispensables, aujourd’hui encore, à toute armée considérable. Les premières consistent à adjoindre aux troupes un train d’équipages chargé de transporter partout à leur suite, comme rations de réserve, des quantités de pain ou de farines suffisantes pour assurer leur nourriture pendant 3 ou 4 jours. Si l’on fait entrer cette réserve en ligne de compte avec les 3 ou 4 rations journalières de vivres que chaque soldat doit toujours porter sur lui, on voit que l’on est ainsi strictement en situation d’assurer pendant 8 jours, et sans aucun moyens auxiliaires, la subsistance de l’armée.

Les secondes précautions consistent à avoir un service d’intendance parfaitement organisé, qui sache profiter de tous les temps de repos pour tirer de points souvent fort éloignés, et rassembler des réserves de vivres telles qu’en un clin d’œil l’armée puisse toujours passer sans à-coups du système des vivres fournis par l’habitant à celui de l’approvisionnement administratif.

Nous terminerons cette étude du mode de subsistance chez l’habitant, en disant qu’il présente l’immense avantage d’être le plus expéditif et de supprimer tous les transports.

Son application reste néanmoins tout d’abord subordonnée à la condition que toutes les troupes soient réparties sans exception dans des cantonnements.


2e mode. — Abandonner aux troupes le soin de se procurer directement ce dont elles ont besoin.


Lorsqu’un bataillon doit camper isolément, on peut toujours choisir l’emplacement de son camp à proximité d’un certain nombre de villages, et exiger de ces localités qu’elles fournissent à la subsistance du bataillon ; mais quand, ainsi que cela se présente généralement, la masse de troupes qui doit camper réunie sur un même point est beaucoup plus forte et constitue par exemple une division ou une brigade, on n’a plus d’autre ressource que de tirer en bloc les vivres nécessaires d’une portion voisine du territoire, pour en effectuer ensuite le partage entre les troupes.

On se rend aisément compte cependant que cette manière de procéder ne saurait suffire à l’entretien d’un corps de troupe vraiment considérable. En agissant ainsi, en effet, ce qu’on pourra tirer des approvisionnements d’une contrée sera évidemment toujours très inférieur à ce que des troupes cantonnées en tireraient directement, car là où 30 ou 40 soldats en imposeront à un paysan par leur présence dans sa maison, ils sauront certainement en obtenir tout ce qui leur sera nécessaire, tandis qu’un officier envoyé avec quelques hommes dans une localité pour y requérir des vivres, n’a ni le temps ni les moyens de rechercher tous les approvisionnements ; les éléments de transport lui manquent en outre, et il ne peut emporter qu’une faible partie des ressources existantes.

D’ailleurs lorsque de grandes masses de troupes sont ainsi campées, cela produit une agglomération si disproportionnée par rapport à la partie de la contrée qui par sa proximité est seule à même de subvenir à ce système de réquisitions expéditives, que cet approvisionnement restreint devient bientôt insuffisant.

Comment peut-on imaginer, en effet, qu’un corps de 30 000 hommes campé dans un cercle d’un mille (7 500 mètres) de rayon, soit en mesure de trouver sa subsistance journalière sur une surface de territoire de 3 à 4 milles carrés (environ 200 kilomètres carrés), en admettant même que d’autres troupes ne soient pas déjà réparties en cantonnements sur cette surface, et ne s’opposent dès lors elles-mêmes à laisser enlever si peu que ce soit des localités qu’elles occupent ?

Enfin cette manière de procéder est celle qui entraîne le plus de gaspillage. Il est rare que livrés à eux-mêmes, les hommes ne s’adjugent pas plus qu’il ne leur est raisonnablement nécessaire, de sorte qu’une bonne partie des ressources se perd ainsi sans profiter à personne.

On doit conclure de là qu’on ne peut tirer un bon parti de ce mode d’approvisionnement que s’il s’agit de troupes peu considérables, par exemple d’une division de 8 000 à 10 000 hommes au maximum, et que dans ce cas même on ne doit y avoir recours que comme à un mal nécessaire.

Les subdivisions de troupe qui se trouvent directement en présence de l’ennemi, telles que les avant-gardes et les avant-postes, ne peuvent cependant, en cas de mouvement en avant, faire usage que de cette seule manière d’assurer leur subsistance. Ces subdivisions, en effet, atteignent chaque jour dans leur marche des portions de territoire sur lesquelles on n’a naturellement pu prendre aucune disposition préliminaire, et qui sont généralement situées à une trop grande distance des dépôts de vivres de l’armée pour en pouvoir être ravitaillées. La même nécessité se présente pour les corps de partisans lorsqu’ils agissent avec l’indépendance qui leur est propre, et pour tout corps de troupes, dès que par manque de moyens ou de temps il ne peut subvenir autrement à sa subsistance.

En général les réquisitions produisent des résultats d’autant plus complets que l’armée se trouve plus en situation de les exiger régulièrement et que le temps et les circonstances se prêtent davantage à cette action méthodique ; mais comme c’est le temps qui dans l’espèce fait le plus habituellement défaut, on comprend que l’on soit souvent forcé de recourir aux réquisitions faites directement par les troupes, parce que ce sont celles qui produisent incontestablement le résultat le plus prompt.


3e mode. — Procéder à l’alimentation de l’armée par des réquisitions générales.


C’est là le mode d’approvisionnement le plus simple et le plus productif, aussi a-t-il servi de base dans toutes les guerres modernes.

Il se distingue principalement du précédent en ce que les approvisionnements ne sont plus enlevés d’autorité là où on les rencontre, mais que la livraison en est méthodiquement exigée et que la charge en est répartie entre les communes d’abord, puis dans chaque commune entre les habitants qui la composent. Or on ne peut arriver à ce résultat qu’avec la coopération des autorités locales.

Ici la question de temps devient capitale. Plus le nombre d’heures dont on disposera sera grand, en effet, plus la généralité des habitants pourra participer aux livraisons, moins la contribution ainsi répartie leur sera lourde et plus le résultat obtenu sera complet. On peut d’ailleurs venir en aide à ce système, en ayant concurremment recours à des achats argent comptant.

Cette double manière de subvenir à la subsistance des troupes se rapproche beaucoup du mode d’approvisionnement en magasins que nous nous réservons de décrire en dernier lieu. On peut toujours facilement procéder ainsi en cas de rassemblement en pays national ou ami, et fréquemment aussi dans les marches rétrogrades.

Par contre, dans tous les mouvements en avant sur un pays dont on n’est pas encore en possession, on n’a que rarement le loisir de prendre les dispositions nécessaires à ce mode de subsistance, parce qu’on ne dispose généralement alors que de la seule journée à laquelle l’avant-garde marche habituellement en avant du gros de l’armée. C’est précisément l’avant-garde, en effet, qui sur son passage fait connaître aux autorités locales quelles sont les contributions qu’elles auront à fournir le jour suivant, et les quantités de rations et de portions que l’armée devra trouver réunies, par leurs soins, dans telles et telles localités. Or, comme en 24 heures on ne peut songer à faire arriver ces approvisionnements dans les endroits indiqués qu’en les tirant d’un cercle de deux milles (15 kilomètres) de rayon tout au plus, il en résulte que lorsqu’il s’agit d’armées considérables, des rassemblements de vivres exécutés en si grande hâte sont toujours loin de satisfaire à ce qui est nécessaire à la consommation journalière des troupes, et qu’il faut forcément alors avoir recours aux rations de réserve du train des subsistances. Il incombe donc à l’intendance de faire la répartition des denrées que la réquisition a produites, et de parer à leur insuffisance par des distributions administratives. Il faut cependant remarquer qu’à partir du début du mouvement, les difficultés vont en diminuant chaque jour en raison de la marche nouvellement effectuée. Le nombre des zones de terrain sur lesquelles on peut réquisitionner augmente, en effet, comme le nombre des jours d’étape, et la surface d’approvisionnement comme le carré des distances parcourues. Si le premier jour de marche, par exemple, 4 milles carrés (220 kilomètres carrés) seulement ont pu fournir à la livraison requise, 16 milles carrés (880 kilomètres carrés) y concourront le lendemain, et 36 milles carrés (1 980 kilomètres carrés) le surlendemain.

Il va de soi que cette proportion n’est qu’une indication approximative ; elle n’a naturellement rien d’absolu, et il se présentera maintes circonstances qui en modifieront le résultat. Il arrivera, par exemple, que dans certaines localités le cercle d’approvisionnement au lieu d’être limité comme nous venons de le supposer à un rayon maximum de 2 milles (15 kilomètres), prendra de bien plus grandes dimensions, tandis que parfois au contraire la contrée que l’on viendra de traverser sera beaucoup moins productive que celle que l’on n’aura pas encore atteinte.

La livraison effective des réquisitions fixées est assurée par la présence de détachements isolés que l’on adjoint aux agents de l’administration pour appuyer leur autorité, mais le sentiment de la responsabilité qui pèse en pareil cas sur la généralité de la population et la crainte des punitions et des mauvais traitements auxquels l’inexécution des ordres reçus l’exposerait, exercent seuls déjà une très salutaire influence sur son obéissance.

On conçoit qu’il n’entre pas dans nos idées de donner ici le détail des dispositions que doit prendre le service des subsistances, pas plus que d’exposer le mécanisme complet de l’action de l’intendance ; nous n’avons, en effet, à nous occuper que des résultats.

Or ces résultats, que le simple bon sens peut déduire de l’étude générale du sujet, ont en outre été confirmés par l’expérience des guerres qui ont suivi la Révolution française, et se résument dans les conclusions suivantes :

L’armée la plus considérable, lorsqu’elle transporte avec elle des vivres de réserve en quantité suffisante pour être en mesure pendant quelques jours et sans ressources auxiliaires de suffire, en cas d’urgence, à la subsistance de ses troupes, peut dès lors poursuivre ses opérations sans crainte d’éprouver jamais d’embarras sérieux au sujet des vivres nécessaires à sa consommation journalière. Elle peut avoir la certitude qu’il y sera toujours pourvu en temps suffisant, au moyen des contributions qu’elle frappera sur chaque contrée au moment même où elle y pénétrera. Ces réquisitions atteindront en effet chaque jour des zones plus étendues, et chaque jour seront exécutées sous la responsabilité et par les soins d’autorités d’un rang de plus en plus élevé.

Cette manière de procéder ne rencontre de limites que dans l’appauvrissement, la dévastation ou la ruine du pays. Or, en raison même de ce que l’armée séjourna plus longtemps sur une même contrée, la direction de la rentrée des contributions passe dans les mains des autorités locales les plus considérables. Celles-ci sont naturellement portées à répartir les charges de la façon la plus équitable, et à en amoindrir le poids pour les habitants au moyen d’achats supportés par les caisses publiques. L’occupant, de son côté et précisément afin de pouvoir s’entretenir le plus longtemps possible sur les ressources mêmes de la contrée, a tout intérêt à ne réquisitionner qu’avec ménagement et à éviter tout gaspillage. C’est ainsi que le système d’approvisionnement par livraisons régulières tend peu à peu et de plus en plus à se rapprocher de celui de l’approvisionnement par magasins de dépôt, sans jamais toutefois cesser complètement d’exister et sans modifier sensiblement l’influence qu’il possède en principe sur les mouvements de l’armée. Il est certain, en effet, qu’il se produit deux résultats essentiellement différents selon que l’on opère en exigeant que la contrée que l’on occupe reste constamment le véritable organe du service de l’alimentation des troupes et renouvelle sans cesse ses ressources au moyen d’approvisionnements tirés par ses soins et à ses frais de points souvent fort éloignés, ou que l’armée agissant comme cela avait lieu dans les guerres du XVIIIe siècle, se ravitaille elle-même et n’intéresse qu’exceptionnellement le pays à son entretien.

La supériorité du mode de l’approvisionnement par réquisitions sur place provient surtout de ce qu’il laisse l’exécution des transports de vivres et la manutention des farines aux soins et à la charge des contrées occupées, et allège les armées d’un train de charroi dont la lourdeur et l’énormité enrayaient et contrariaient jadis les propres mouvements.

Sans doute les armées modernes ne sauraient encore se passer de tout train d’équipages pour le service de leurs subsistances, mais du moins ces équipages sont aujourd’hui incomparablement moins considérables qu’autrefois et ne servent plus guère, en somme, qu’à reporter d’un jour sur l’autre le surplus de la consommation d’une journée. Cependant, dans quelques campagnes récentes où la guerre a revêtu un caractère absolument particulier, comme par exemple en Russie en 1812, on a encore dû recourir à un service de train énorme et faire suivre l’armée de tout un système de manutention et de fours de campagne, mais on peut regarder comme certain que cela ne se reproduira que très exceptionnellement à l’avenir. Quand se présentera-t-il en effet un nouvel exemple d’une marche d’invasion de 130 milles (960 kilomètres = 240 lieues) exécutée à peu près exclusivement sur une seule et même route par une armée de 300 000 hommes, à travers des contrées aussi peu productives et aussi peu peuplées que la Pologne et la Russie, et cela précisément peu de temps avant que les moissons fussent mûres, de sorte que les récoltes, si faibles qu’elles fussent déjà, ne purent servir que très passagèrement à la nourriture des troupes ! D’ailleurs quelque nombreux qu’aient été les équipages de transport dans ces campagnes exceptionnelles, on n’a eu recours à ce système que parce que l’on ne pouvait absolument faire autrement, et nullement en renonçant de parti pris à regarder l’approvisionnement direct sur le pays, toutes les fois qu’il est réalisable, comme la base rationnelle du service des subsistances en campagne.

C’est au début des guerres de la Révolution que les Français adoptèrent le principe de faire ainsi vivre leurs armées au moyen de réquisitions frappées sur les pays occupés. Les puissances alliées qui leur étaient opposées furent par suite entraînées à faire l’application du même système, et l’on ne peut que difficilement supposer que l’on revienne désormais à l’ancienne manière de procéder. Il est certain, en effet, qu’aucun autre système ne produit d’aussi grands résultats et ne se prête dans la même mesure à l’énergie de la direction ainsi qu’à l’indépendance et à la mobilité des mouvements. Grâce à la facilité avec laquelle on assure ainsi le service des vivres, on n’a aucune difficulté à redouter pour la subsistance des troupes pendant les trois ou quatre premières semaines du début d’une campagne, d’où il résulte que l’on a tout le temps de voir quelle sera la direction que l’on aura à prendre, et par conséquent de choisir l’emplacement des magasins auxquels on recourra plus tard et de les approvisionner d’avance. Les armées ont donc vraiment gagné une liberté parfaite à l’application de ce système. Il va sans dire, néanmoins, qu’une direction présentera parfois plus d’avantages qu’une autre au point de vue même de ce mode d’approvisionnement, et que par suite le choix à faire en sera par le fait quelque peu influencé, mais du moins la question de la subsistance de l’armée ne s’imposera plus comme autrefois d’une façon impérieuse et décisive dans l’exécution du plan général, et l’on ne se heurtera plus désormais à des difficultés insurmontables.

Il se présente cependant une situation dans laquelle le mode d’alimentation basé sur les réquisitions perd toute sa valeur. C’est celle dans laquelle se trouve une armée qui effectue sa retraite en pays ennemi. Aussitôt, en effet, se réunissent les conditions les plus défavorables à ce système. Tout d’abord le mouvement est généralement continu ou ne présente, du moins, que des temps d’arrêt trop peu considérables pour que l’on puisse en profiter et réunir les réquisitions demandées ; puis les circonstances dans lesquelles une retraite se produit sont habituellement si critiques que l’armée ne peut plus désormais agir qu’en ordre très concentré, et qu’il ne saurait plus dès lors être question de la répartir en cantonnements ou de faire marcher ses colonnes sur un front d’une certaine étendue.

Enfin en pareil cas la mauvaise volonté et la résistance des habitants se manifestent bien vite par l’hostilité des rapports que l’on a avec eux, et l’on n’est plus en mesure d’exiger la livraison des réquisitions dont on les frappe par la présence des détachements que l’on employait précédemment à ce service. On est donc généralement forcé de n’effectuer le mouvement rétrograde que par les routes seules sur lesquelles on a établi les lignes de retraite et de communications.

C’est ainsi qu’en 1812 lorsque Bonaparte se retira de Moscou, il dut de toute nécessité opérer sur la route même par laquelle s’était effectuée sa marche en avant. Si au lieu d’agir ainsi il eût donné plusieurs voies de retraite à ses troupes, il les eût incontestablement exposées à une perte plus inévitable et plus prompte encore.

L’Empereur n’a donc, de ce fait, commis aucune faute, et il est absolument impossible de comprendre sur quoi repose le blâme que les écrivains, tant français qu’étrangers, lui adressent à ce sujet.


4e mode. — Réunir dans des magasins de dépôt la généralité des objets d’alimentation et les en tirer au fur et à mesure des besoins de l’armée.


Nous avons vu précédemment que les deux systèmes d’alimentation basés l’un sur les réquisitions régulières fournies directement par le pays occupé, l’autre sur l’accumulation générale des vivres dans des magasins de dépôt, en arrivent peu à peu à se rapprocher si fort l’un de l’autre dans certaines circonstances, qu’on pourrait presque les confondre. Il faudrait dans le fait, que l’on recourût de nouveau au mode administratif sur lequel reposait l’entretien des troupes à la fin du XVIIe siècle et pendant le XVIIIe siècle, pour que les deux systèmes pussent désormais se distinguer essentiellement l’un de l’autre. Or il est peu probable qu’on en revienne jamais à cette manière de procéder, à moins que — mais alors le vieux système s’imposerait de toute nécessité — les guerres, présentant de part et d’autre des armées très considérables, ne dussent se prolonger pendant 7, 10 ou 12 années consécutives sur les mêmes contrées, ainsi que cela s’est produit jadis dans les Pays-Bas, sur le Rhin, dans la haute Italie, en Silésie et en Saxe. Quel est le pays, en effet, qui serait en état de demeurer si longtemps l’organe exclusif de l’entretien de deux grandes armées opposées, sans en arriver à l’épuisement le plus absolu et sans, par suite, refuser tout service ?

Ici il convient de se demander si l’action militaire doit se subordonner ou s’imposer à la question de l’approvisionnement ? À cela nous répondrons que tant que les circonstances le permettent il est avantageux que la première se guide sur la seconde, mais qu’aussitôt que le mode d’approvisionnement choisi commence à gêner l’action militaire, celle-ci doit s’en affranchir et l’entretien de l’armée s’effectuer selon le mode qui se plie le mieux aux circonstances.

À la guerre, le mode de subsistance basé sur le système des réquisitions sur place possède une si grande supériorité sur celui qui repose sur l’approvisionnement exclusif au moyen de magasins de dépôt, qu’on peut regarder ces deux modes comme des instruments absolument différents. Il n’est donc pas de gouvernement qui osât jamais s’exposer à se trouver avec le second de ces systèmes en présence du premier, et s’il se pouvait rencontrer quelque part un ministre de la guerre assez ignorant ou assez borné pour méconnaître la nécessité absolue de ces rapports, et capable par suite, au début d’une guerre, de doter une armée de l’ancienne organisation administrative, la force même des circonstances imposerait bientôt le système des réquisitions sur place et y entraînerait inévitablement le général en chef. Si l’on considère, en outre, qu’aucun gouvernement ne possédant de superflu dans ses finances, les frais énormes qu’occasionnerait la création du matériel indispensable à un pareil service administratif diminueraient nécessairement d’autant les sommes que l’on pourrait consacrer à la généralité des armements ainsi qu’à l’augmentation des effectifs, on se rend bien compte que, pour que ce système reparût désormais dans les armées, il faudrait préalablement que les États belligérants s’entendissent par voie diplomatique à ce propos. Or c’est là une éventualité qu’un esprit sérieux ne peut admettre.

On peut donc regarder comme certain que dorénavant le service de l’alimentation des troupes reposera foncièrement toujours, au début d’une guerre et pendant un certain temps, sur le système des réquisitions sur place. Il va de soi que chaque gouvernement cherchera naturellement, au moyen de certaines dispositions administratives, à venir en aide à ce système et à alléger ainsi sur le sol national les charges que cette manière de procéder impose aux habitants ; mais néanmoins ces dispositions ne prendront jamais un grand développement, parce qu’en pareille occurrence on est tout d’abord conduit à ne satisfaire qu’aux plus pressants besoins, et que tel n’est pas le propre de l’entretien par voie administrative.

Cependant, lorsque l’action militaire sera plus indécise dans ses résultats et moins étendue dans ses mouvements que ne le comporte généralement l’élément de la guerre, le système des réquisitions ne tardera pas à tant épuiser les contrées sur lesquelles les opérations se produiront, qu’il faudra de toute nécessité conclure la paix ou prendre des dispositions telles que le pays en soit soulagé et que le service des subsistances en devienne plus indépendant. Le second de ces deux cas s’est présenté pour les Français sous Bonaparte en Espagne ; mais c’est du premier dont on rencontre les plus nombreux exemples. Dans la plupart des guerres modernes, en effet, l’épuisement des États belligérants suit une marche si rapide, que loin de penser à donner une direction plus coûteuse qu’au début à l’action militaire, les gouvernements sont bientôt portés à croire et à céder à la nécessité de faire la paix. Ainsi, sous ce rapport encore, la manière actuelle de procéder à la conduite des guerres aura pour résultat d’en abréger la durée. Nous ne nions cependant pas d’une manière générale la possibilité de guerres nouvelles basées sur l’ancien système administratif du service des subsistances. Nous admettons même que favorisée par des circonstances spéciales ainsi que par l’existence de conditions identiques chez chacun des belligérants, la chose se présentera peut-être encore. Nous disons seulement que ce système ne répond en rien aux nécessités générales de la guerre, qu’il ne peut être appliqué que d’une façon très exceptionnelle et dans des circonstances tout à fait spéciales, et que par suite on ne saurait en faire la base d’une organisation normale.

Quant aux personnes qui par amour du prochain réclament l’adoption d’un pareil système, parce qu’en principe il paraît plus humain et épargnerait quelque peu du moins les malheureux habitants d’un pays désolé par la guerre, nous leur demanderons s’il est admissible qu’une fois déchaîné un élément si brutal se maintienne jamais dans les limites philanthropiques que l’on voudrait ainsi lui imposer d’avance ?

Quel que soit le mode d’approvisionnement adopté, l’application en sera d’autant plus facile qu’elle se produira sur un pays plus riche et plus peuplé. Le chiffre de la population a, en effet, une très grande influence dans la question, par la double raison que là où la population est plus nombreuse la production est plus forte, la consommation plus grande, et par conséquent les approvisionnements plus considérables. Certaines portions du territoire font cependant en partie exception à cette règle. Ce sont celles qui sont particulièrement peuplées d’ouvriers de fabrique, surtout alors que, et le cas n’est pas rare, ces centres industriels sont situés dans des vallées dont le sol est plus ou moins stérile. Quoi qu’il en soit, un pays peuplé sera toujours bien autrement qu’une contrée peu habitée en état de pourvoir aux approvisionnements d’une armée.

Une surface de 400 milles carrés (22 000 kilomètres carrés), par exemple, présentant une population de 400 000 âmes, et quelle que soit d’ailleurs la richesse du sol, ne supportera certainement pas une armée de 100 000 hommes avec la même facilité qu’une surface de terrain de même dimension occupée par 2 millions d’habitants. Il convient d’ajouter à cela que c’est dans les pays les plus peuplés que les voies de communication par terre et par eau sont les meilleures et les plus nombreuses, les moyens de transport les plus riches, et les relations commerciales les plus promptes et les plus sûres.

Bref, il est plus facile de faire vivre une armée dans les Flandres qu’en Pologne.

C’est pour ces motifs que la guerre se porte toujours de préférence sur les grandes routes, sur les cités populeuses, sur les rivages des mers navigables ou dans les fertiles vallées des grands fleuves.

Nous croyons avoir ainsi suffisamment fait ressortir l’influence générale que la question de l’entretien peut prendre sur la direction et sur la forme des entreprises ainsi que sur le choix des théâtres de guerre et des lignes de communications.

Quant au degré que cette influence peut atteindre, quant à la pression plus ou moins grande que la difficulté d’assurer partout le service des vivres peut exercer sur les plans et sur les décisions du commandement, cela dépendra toujours naturellement du plus ou du moins d’énergie qui présidera à la direction de la guerre. Là où cette direction, obéissant à la violence qui la doit caractériser en principe, cherchera la décision et la victoire dans des combats incessants, la question de l’alimentation des troupes, quelque importance qu’elle conserve d’ailleurs toujours, ne sera néanmoins jamais que subordonnée à l’action militaire, et celle-ci primera tout. Là au contraire où le manque d’énergie dans la direction laissera un équilibre tel s’établir entre les deux armées opposées, que sans atteindre jamais de résultats décisifs elles iront et viendront des années entières sur les mêmes contrées, là l’action militaire cédera nécessairement le pas au service des subsistances et celui-ci prendra forcément le rôle principal. Dès lors l’intendant deviendra le personnage important de l’armée, et la direction de la guerre se transformera en une sorte d’administration de roulage.

C’est ainsi que l’histoire relate un si grand nombre de campagnes dans lesquelles, en raison des préoccupations que le service des subsistances impose sans cesse à l’esprit d’un commandant en chef irrésolu, la dépense des forces, loin de conduire au but cherché, n’a produit aucun résultat appréciable. Aussi Bonaparte rejetant toutes les objections que ses ordres soulevaient à ce sujet, répétait-il sans cesse : Qu’on ne me parle pas des vivres.

Il faut cependant convenir que le désastre qu’a éprouvé ce grand général en 1812, en Russie, prouve qu’il ne faut pas pousser trop loin cette insouciance en matière d’approvisionnements. En effet et sans que l’on soit en droit de dire, ce qui pourrait en somme n’être qu’une supposition, que l’entreprise n’a peut-être échoué que par cette seule cause, il est du moins hors de doute que c’est à l’insuffisance absolue des moyens de subsistance qu’il faut attribuer la diminution ininterrompue des effectifs de l’armée française dans sa marche en avant et sa ruine complète dans son mouvement de retraite.

Néanmoins et tout en reconnaissant dans Bonaparte le joueur passionné qui se laisse souvent entraîner à de folles exagérations, il est incontestable qu’ainsi que les généraux de la Révolution qui l’ont précédé, il a su fouler aux pieds le préjugé puissant qui jusqu’alors avait régné en maître dans la question de la subsistance des armées en campagne, et fixé en principe que quelque importante que soit cette question, elle doit cependant toujours céder le pas et se subordonner à celle du but militaire à atteindre.

Il en est du reste, à la guerre, des privations comme des efforts physiques et du danger. Ce que le général en chef peut exiger de son armée à ce triple sujet n’a pas de limites fixes. Un caractère puissant obtiendra nécessairement plus qu’une nature moins vigoureuse, de même que les résultats auxquels une armée parviendra dépendront toujours essentiellement de son esprit militaire, de la confiance et du dévouement que son chef saura lui inspirer, ainsi que du patriotisme, de la valeur morale et de la force physique de la masse des éléments qui la composent.

Il convient toutefois d’établir en principe que le soldat doit toujours être convaincu, et qu’il faut lui inspirer d’avance cette conviction, que si haut d’ailleurs que puissent monter la misère et les privations qu’on lui imposera parfois, cette misère et ces privations ne seront jamais que passagères, et que c’est par elles précisément qu’il arrivera, sinon à l’abondance, du moins certainement à la satisfaction complète de tous ses besoins.

L’esprit peut-il, en effet, se représenter un spectacle plus émouvant que celui de tant d’êtres humains qui, mal vêtus, lourdement chargés, soumis à toutes les intempéries, exposant sans cesse et leur santé et leur vie, effectuent de longs jours durant les marches les plus pénibles sans avoir même parfois un morceau du biscuit pour assouvir la faim qui les dévore. Lorsque l’on considère combien fréquemment ce fait se présente à la guerre, on se demande comment de si terribles privations ne mènent pas plus souvent à l’épuisement complet des forces et de la volonté, et l’on a peine à comprendre que la nature morale de l’homme ait en soi des ressorts assez puissants pour soutenir de si prodigieux efforts.

Lors donc que pour arriver à de grands résultats on est dans la nécessité d’imposer de grandes privations aux troupes, il convient, et cela autant par prudence que par humanité, de ne jamais oublier qu’on leur devra, une fois ces résultats obtenus, la plus large compensation des efforts qu’elles auront faits ainsi que de la misère et des fatigues qu’elles auront supportées.

Il ne nous reste plus qu’à indiquer la différence que présente la question des subsistances selon qu’il s’agit de l’attaque ou de la défense.

Tant que le défenseur se borne à rester strictement sur la défensive, l’alimentation de ses troupes ne saurait jamais lui causer d’embarras. Il a pris ses dispositions d’avance, en effet, et est en état de faire un usage ininterrompu des ressources qu’il s’est ainsi ménagées. La chose va de soi en pays national, mais elle est vraie aussi en pays ennemi. L’attaquant, au contraire, pendant toute la durée de sa marche en avant s’éloigne toujours davantage des points où il a pu rassembler ses approvisionnements ; dans de telles conditions, de même que dans les premières semaines qui suivent les temps d’arrêt qu’il peut faire, il n’est donc en mesure de pourvoir que jour par jour, et souvent d’une façon très insuffisante, à l’alimentation de ses troupes.

Il est particulièrement deux circonstances dans lesquelles l’attaquant rencontre les plus grandes difficultés à faire vivre ainsi son armée : 1o  dans sa marche en avant tant que le sort des armes ne s’est pas prononcé d’une façon décisive en sa faveur ; 2o  lorsque, bien que favorisé par la victoire, il a atteint le point extrême qu’il ne serait pas prudent qu’il dépassât.

Dans la première de ces circonstances l’attaquant, par le fait même qu’il marche en avant, s’éloigne chaque jour davantage, nous l’avons déjà dit plus haut, de ses approvisionnements, tandis qu’au contraire le défenseur, qu’il soit immobile ou qu’il batte en retraite, jouit encore de tous les siens. L’attaquant doit, en outre, tenir ses masses concentrées et par conséquent sur une surface de territoire trop restreinte pour qu’elles y puissent trouver des moyens d’entretien suffisants. Il est vrai que tant qu’il marche en grandes colonnes, il se fait suivre de ses équipages de train à l’aide desquels il pourvoit aux besoins les plus urgents ; mais, dès que commencent les mouvements préparatoires des grandes actions, ce moyen auxiliaire n’atteint plus partout, de sorte que si l’attaque ne se peut produire aussitôt, il arrive précisément que c’est dans les quelques journées qui précèdent une grande bataille, alors qu’il est le plus nécessaire de refaire les forces morales et physiques des troupes, que celles-ci éprouvent le plus de misère et souffrent le plus de l’insuffisance des moyens de subsistance.

Dans le second cas, en raison même de ce que l’attaque partout victorieuse a incessamment repoussé et poursuivi l’armée de la défense, il arrive nécessairement un moment où ses lignes de communications commencent à devenir très longues, ce qui constitue en soi un danger d’autant plus prompt et d’autant plus grand que le pays que ces lignes traversent est plus pauvre, moins peuplé, ou que les habitants en sont animés de sentiments plus hostiles.

On conçoit en effet quelle différence se présente, au point de vue de l’approvisionnement, entre deux lignes de communications s’étendant l’une de Wilna à Moscou, par exemple, sur des contrées inhabitées, stériles ou mal cultivées, et l’autre de Cologne à Paris à travers de grandes villes telles que Liège, Louvain, Bruxelles, Mons et Valenciennes ! La première de ces lignes n’offre aucune ressource par elle-même ; il faut donc sans cesse et au prix des plus grands efforts, y faire avancer de lourds convois escortés de nombreux détachements, tandis que sur la seconde il suffit de signer une lettre de change ou de payer quelques commissionnaires en marchandises pour se procurer partout des millions de rations.

Combien de fois, sous l’empire des difficultés terribles qui naissaient tout à coup de lignes de communications qu’on avait imprudemment laissées s’étendre outre mesure, combien de fois n’a-t-on pas vu se ternir la gloire des plus brillantes victoires et s’évanouir la possibilité d’achever une conquête à laquelle on touchait déjà ! Combien de fois, pour ne pas laisser l’armée succomber aux privations et à la misère qui en résultaient aussitôt pour elle, n’a-t-on pas dû se décider à une retraite si précipitée et si critique, qu’elle a bientôt pris le caractère d’une véritable déroute !

Le fourrage, qui d’habitude est la denrée qu’on se procure le plus facilement au début d’une campagne, est, par contre, la première qui fait défaut lorsque se produit l’épuisement des contrées où l’on opère. Or, bien qu’en raison du volume les fourrages constituent l’objet d’alimentation qu’on est le moins en état de tirer de points éloignés, on n’en a que rarement en réserve, et pourtant le cheval résiste bien moins que l’homme aux privations. On voit donc qu’un excès en cavalerie ou en artillerie peut devenir tout à la fois un fardeau et un principe d’affaiblissement pour une armée en campagne.