Théorie de la grande guerre/Lettre du général Pierron

Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (p. v-vii).



Mon cher de Vatry,


En donnant une traduction du grand ouvrage de Clausewitz sur la guerre, vous rendez un service signalé aux officiers studieux de notre armée, qui veulent saisir l’esprit de la stratégie allemande.

En effet, sans la connaissance de Clausewitz, de Willisen et de Blume, on ne peut s’en faire une idée exacte.

Clausewitz le premier a su mettre en lumière les principes simples et féconds auxquels Napoléon Ier a dû ses succès jusqu’en 1812, et les coalisés de 1812 à 1815. Le premier il a fait voir qu’un plan d’opérations doit prendre avant tout pour objectif l’armée ennemie, viser à frapper à coups redoublés les forces organisées de l’adversaire jusqu’à leur destruction, car alors tout tombe : positions, places fortes,… etc ; tandis que si le plan cherche un autre but, il reste faux et compliqué, attendu que les plus savantes manœuvres ne sont qu’une promesse, tandis que la victoire sur la principale armée ennemie est un résultat qui prime tout, qui répare tout.

Le premier, Clausewitz a montré combien était fausse la théorie, encore en honneur aujourd’hui, des fortes positions défensives. Il n’y a pas, en effet, de position, si forte qu’on l’imagine, qui ne soit condamnée à succomber sous une attaque concentrique. Les positions ne sont rien ; ce sont les directions qui sont tout. Si nous faisons agir nos forces dans des directions convergentes, si nous agissons par masses, nous nous donnons tous les éléments du succès.

Le premier, Clausewitz a fait voir combien les détachements sont dangereux, parce que précisément ils enlèvent le moyen d’agir par masses ; aussi n’en faut-il faire que lorsque la nécessité en est dix fois démontrée et qu’on peut les rappeler à soi pour la bataille décisive.

Sa critique de la campagne de 1814 est un chef-d’œuvre ; et si nos chefs l’eussent méditée avant 1870, ils n’auraient pas commis dans cette guerre des fautes stratégiques irréparables.

Ainsi l’étude de Clausewitz s’impose à nous pour comprendre le passé et nous préparer à l’avenir.


Bien à vous, mon cher de Vatry,


Général Pierron.


Saint-Omer, le 28 février 1886.