Théorie de la grande guerre/Livre II/Chapitre 6

Traduction par Lt-Colonel de Vatry.
Librairie militaire de L. Baudoin et Cie (Introductionp. 201-211).
de la théorie de la guerre

CHAPITRE VI

des exemples.


Les exemples historiques rendent tout plus clair, et constituent le meilleur des critériums pour les sciences expérimentales. Il en est tout particulièrement ainsi pour l’art militaire. Dans son aide-mémoire[1], le général Scharnhorst, de tous les écrivains militaires celui qui a le mieux traité de la conduite de la guerre, accorde aux exemples historiques une importance capitale dans cette matière. Il en fait lui-même un admirable usage et, s’il eût survécu à sa dernière campagne, la quatrième partie de son nouvel ouvrage sur l’artillerie[2] eût encore fait ressortir davantage l’esprit d’observation et d’étude sur lequel reposait son expérience. Il est rare, cependant, qu’on sache tirer un pareil parti des exemples historiques, et, le plus souvent, l’usage que l’on en fait dans les théories blesse bien plutôt l’esprit qu’il ne le contente. Nous croyons donc important de faire connaître au lecteur l’utilité que l’on peut tirer des exemples, et l’abus que l’on en peut faire.


Par la raison que l’observation et l’expérience permettent seules de reconnaître quelles sont, selon que les circonstances et la nature des choses l’exigent, celles des connaissances nécessaires à la conduite de la guerre auxquelles il convient de recourir, il est incontestable que ces connaissances ressortissent aux sciences expérimentales, et, cependant, elles se trouvent modifiées par un si grand nombre de circonstances dans l’application, qu’il n’est jamais possible de reconnaître, à priori, les effets que les moyens employés produiront.

L’expérience a tout d’abord révélé les effets de la poudre, ce grand agent de l’action à la guerre, et depuis lors, et de nos jours encore, on cherche sans cesse à en augmenter la puissance. Qu’un boulet de fonte, auquel la poudre, en s’enflammant, communique une vitesse de mille pas à la seconde, renverse tous les êtres vivants qu’il rencontre sur son parcours, il n’est pas besoin d’avoir fait la guerre pour le comprendre ; mais il est des centaines de conditions secondaires qui déterminent d’une façon plus précise l’action de ce boulet, et qu’un œil expérimenté peut seul reconnaître en partie. Les effets physiques ne sont pas les seuls dont il faille ici tenir compte, mais bien aussi et surtout les effets moraux que l’expérience permet seule de découvrir et d’apprécier. Au moyen âge, à l’époque de leur découverte, si, par suite d’une construction encore très imparfaite, les armes à feu produisaient des effets physiques de beaucoup inférieurs à ceux qu’elles réalisent aujourd’hui, elles exerçaient, par contre, une action morale bien plus considérable.

Il faut avoir vu, sous le feu d’artillerie le plus violent et le plus soutenu, l’inébranlable solidité de ces phalanges héroïques que Bonaparte sut créer, former et conduire à la conquête de l’Europe, pour se faire une idée de ce que peuvent faire des hommes qui, trempés comme de l’airain par une longue habitude du danger, en arrivent à une confiance telle en leurs propres forces, que, sûrs de vaincre, ils ne redoutent aucune fatigue et ne reculent devant aucun effort. Mais, s’il faut avoir vu ce prodige pour y pouvoir ajouter foi, il est d’expérience, par contre, qu’il est encore aujourd’hui des troupes, dans certaines armées européennes, que quelques coups de canon mettent en débandade et contraignent à se disperser.

Mais il n’est pas de traité de science expérimentale, et par conséquent pas de théorie d’art militaire, où il soit possible d’appuyer invariablement tous les axiomes sur des preuves historiques, et il est déjà même fort difficile d’indiquer, d’après les leçons de l’expérience, la manière dont il convient de procéder dans les cas particuliers. Lorsque, mis en œuvre par un général en chef, un moyen s’est montré d’une grande efficacité à la guerre, on le répète, on l’imite, il devient à la mode. Si de nouveaux résultats brillants le confirment, il s’introduit dans les usages, et prend place dans la théorie qui, laissant ainsi l’expérience générale en affirmer la valeur, se borne à l’exposer en en indiquant l’origine.

Il en est autrement, par contre, lorsque, s’appuyant sur l’expérience, il s’agit de déraciner un vieil usage, d’en introduire un nouveau, ou d’éclaircir un sujet douteux, et la théorie doit alors prouver ce qu’elle avance et recourir à des exemples historiques.

Or on peut faire quatre emplois différents de ces exemples :

1o  On y peut recourir pour mieux faire saisir ce que l’on veut dire. Dans l’exposition d’une pensée abstraite, par exemple, il peut fréquemment arriver que l’on soit mal ou incomplètement compris. En pareil cas, un exemple historique bien choisi donne à l’expression de la pensée la clarté qui lui manque, et permet à l’auteur et au lecteur de s’entendre.

2o  On peut recourir à l’exemple historique comme à un moyen d’application, ce qui permet à l’esprit de saisir une quantité de petites circonstances qu’il ne parviendrait jamais à percevoir dans l’expression générale de la pensée. Or c’est précisément en cela que consiste la différence entre la pratique et la théorie.

Il ne s’agit, dans ces deux premiers cas, que de l’exemple proprement dit ; dans les deux cas suivants il ne sera question que de la preuve historique.

3o  On peut invoquer un événement historique à l’appui de ce que l’on avance, et cela suffit dans tous les cas où l’on n’a en vue que de constater la possibilité d’un fait ou d’un effet.

4o  Enfin, de l’exposition d’un événement historique ou du rapprochement de plusieurs d’entre eux, on peut déduire une doctrine, qui se trouve alors à la fois reposer sur ces événements et être justifiée par eux.

Dans le premier de ces modes d’emploi des exemples historiques, on se borne, la plupart du temps, à mentionner légèrement le fait dont on ne fait qu’un usage très restreint. Ici la vérité historique n’est qu’accessoire, et un exemple fictif pourrait également servir, mais il faut toujours, cependant, donner la préférence aux exemples historiques, parce qu’ils rapprochent davantage la pensée qu’ils expriment de la vie réelle.

Le second mode d’emploi implique une exposition plus détaillée de l’exemple choisi, mais la vérité historique n’y est encore qu’accessoire, et tout ce que nous venons de dire à l’alinéa précédent est également applicable ici.

Mais, lorsque, de l’exposition d’un fait historique, il s’agit de tirer la preuve de quelque vérité générale, il faut en quelque sorte reconstituer de toutes pièces le fait aux yeux du lecteur, et, sans en omettre aucun détail, en développer avec exactitude toutes les parties sur lesquelles on peut spécialement appuyer la démonstration. Moins l’exemple choisi se prête à cette manière de procéder, et plus contestable est la preuve que l’on cherche à établir, de sorte qu’il est souvent nécessaire de compenser, par le nombre des exemples, le peu de clarté qu’il est possible de tirer de chacun d’eux en particulier.

Supposons, par exemple, que, s’appuyant sur des faits historiques, on veuille démontrer que, dans l’ordre de bataille, la cavalerie est mieux placée derrière l’infanterie que sur les ailes, ou bien encore que, à moins de disposer d’une grande supériorité décisive, il est extrêmement dangereux, — aussi bien au point de vue tactique qu’au point de vue stratégique, c’est-à-dire aussi bien sur le champ de bataille qu’en manœuvrant sur le théâtre de guerre, — de diviser ses forces en plusieurs grandes colonnes, pour exécuter une attaque générale de l’ennemi dans la forme convergente. Il ne suffit pas, dans la première hypothèse, de citer quelques batailles perdues dans lesquelles la cavalerie était placée sur les ailes, et quelques autres gagnées où elle se trouvait derrière l’infanterie, et, dans la seconde, de rappeler les batailles de Rivoli ou de Wagram, et l’attaque des Autrichiens sur le théâtre de guerre italien en 1796, ainsi que celle des Français sur le théâtre de guerre allemand dans la même année ; mais il faut recourir à l’exposition successive de toutes les circonstances générales et de tous les faits particuliers, de façon à faire ressortir l’influence effective que, pour la défense dans le premier cas et pour l’attaque dans le second, les formations en question ont exercée sur l’issue de chacune des opérations. Cette manière de procéder indiquera, en outre, l’usage rationnel que l’on peut faire de ces formations, ce qui complétera la question, car ce serait aller contre la vérité que de prétendre qu’il les faut rejeter d’une façon absolue.

Nous venons de voir que, lorsque l’exposition détaillée d’un fait historique tout d’abord choisi ne suffit pas, on peut recourir à de nouveaux exemples pour parfaire la démonstration, mais il faut reconnaître que c’est là un expédient dangereux et dont on fait facilement abus. Il arrive souvent, en effet, qu’au lieu de se donner la peine de développer un seul exemple dans tous ses détails, on préfère en effleurer trois ou quatre, et se donner ainsi l’apparence d’une forte preuve. Or il est des faits, et particulièrement ceux qui se renouvellent le plus fréquemment à la guerre, pour lesquels une douzaine d’exemples ne sauraient rien prouver, par la raison que, sans hésiter, on peut leur opposer une douzaine d’exemples contraires. C’est ainsi que, si quelqu’un citait devant nous un certain nombre de batailles dans lesquelles le vaincu a attaqué en colonnes séparées, nous riposterions aussitôt par un nombre égal de batailles, dans lesquelles le même mode d’attaque a donné la victoire.

Il suffit de réfléchir à la variété des situations, pour comprendre combien il est facile d’abuser des exemples.

Un événement, que l’on se borne à effleurer en passant au lieu d’en reconstituer avec soin les différents actes, est comme un objet que l’on observe de si loin qu’on n’en perçoit que la masse, et dont, par suite, on ne distingue aucune des parties. On conçoit que, exposés de la sorte, les mêmes exemples aient du fréquemment servir à appuyer les opinions les plus contradictoires. C’est ainsi, par exemple, qu’il est des gens qui considèrent les campagnes de Daun comme des modèles de prudence, de sagesse et de circonspection, tandis qu’il en est d’autres qui font de ce général la personnification de la faiblesse de caractère et de l’indécision. C’est ainsi encore que l’on considère le passage des Alpes noriques par Bonaparte en 1797, tantôt comme un acte d’admirable résolution, et tantôt comme un monument de folle témérité. C’est ainsi, enfin, que la défaite stratégique des Français en 1812, en Russie, est attribuée par les uns à l’exagération, et par les autres à la défaillance de l’énergie de leur chef. Chacune de ces opinions a ses adeptes, et cela s’explique, en ce sens que, dans chacune d’elles, on se représente autrement la manière dont les choses se sont enchaînées, et, cependant, par le fait même qu’elles se contredisent, il est certain que, si les unes sont vraies, les autres sont nécessairement fausses.

L’excellent Feuquières a droit à toute notre reconnaissance pour les nombreux exemples qu’il a consignés dans ses mémoires. En procédant de la sorte, il a non seulement sauvé de l’oubli une quantité d’événements historiques qui, sans cela, ne nous seraient jamais parvenus, mais, en outre, et pour le moins dans toutes les circonstances où les faits relatés appuient et précisent réellement la conception théorique abstraite, il est très utilement arrivé à rapprocher celle-ci de la vie pratique. Quoi qu’il en soit, néanmoins, pour tout lecteur impartial, il n’est que très rarement parvenu à faire la preuve des vérités historiques, seul résultat, cependant, qu’il se proposât d’atteindre en agissant ainsi. En effet, bien qu’il entre parfois dans le détail des circonstances, il s’en faut de beaucoup que les conséquences qu’il déduit des événements ressortent logiquement de la manière dont ceux-ci s’enchaînent les uns aux autres.

La méthode, qui consiste à effleurer légèrement les exemples historiques, présente encore ce désavantage, que ceux des lecteurs qui ne connaissent pas suffisamment le fait indiqué, ou qui n’en ont conservé qu’un souvenir incomplet, ne se rendent pas exactement compte de ce que l’auteur entend dire, et que, par suite, s’ils ne croient celui-ci sur parole, la conviction ne se fait pas dans leur esprit.

Il est certain que, ne disposant généralement ni des moyens, ni du temps, ni de l’espace nécessaires à ce propos, les écrivains éprouvent une grande difficulté à reconstituer les événements historiques aux yeux des lecteurs, de telle sorte que ceux-ci en puissent tirer des preuves ; mais nous affirmons que, lorsqu’il s’agit de baser une opinion nouvelle ou d’en affirmer une douteuse, un événement unique, judicieusement choisi et convenablement exposé, est plus instructif que dix autres qu’on ne fait qu’effleurer en passant. Le principal inconvénient de l’exposition incomplète d’un événement provient bien moins de ce que l’écrivain y recourt avec la prétention non fondée d’en vouloir tirer une preuve, que du fait même qu’il en parle sans avoir pris la peine de l’étudier à fond. De cette manière superficielle et légère de traiter l’histoire, en effet, naissent une quantité d’opinions et de spéculations théoriques erronées, qui ne se produiraient jamais, si les écrivains avaient la conscience, et s’imposaient le devoir de rechercher uniquement, dans l’enchaînement exact des choses, tout ce qu’ils veulent établir de nouveau ou prouver par les leçons de l’histoire.

Dès que l’on a conscience des difficultés que présente l’emploi des exemples historiques, ainsi que des conditions auxquelles cet emploi doit satisfaire pour conduire au but que l’on se propose en y ayant recours, on arrive vite à la conviction que, des différentes périodes de l’histoire des guerres, c’est la plus récente qui constitue le champ le plus naturel des observations.

Ce n’est pas tant, cependant, que, soumise à d’autres rapports dans les périodes plus éloignées, la guerre dût nécessairement être conduite par des moyens différents ; mais une quantité de circonstances de second ordre et de petits détails, qui eurent pendant un temps leur importance, tombent peu à peu dans l’oubli, parce que, comme toutes les histoires d’ailleurs, et de même qu’une vieille peinture pâlit ou pousse au noir, l’histoire de la guerre perd incessamment de sa couleur et de sa force, et qu’on en arrive ainsi à n’en pouvoir plus saisir que les grandes masses, sauf peut-être, çà et là, quelques détails, qui prennent alors une importance exagérée.

Lorsque l’on considère l’état actuel de l’art militaire, il faut reconnaître que, pour le moins au point de vue de l’armement, les guerres qui précèdent celle de la succession d’Autriche présentent une si grande ressemblance avec les guerres modernes et s’en rapprochent si fort, que, malgré tous les changements introduits depuis lors dans les relations internationales, on en peut encore tirer beaucoup d’instruction. Il en est déjà autrement de la guerre de la succession d’Espagne, où, les armes à feu n’ayant pas atteint le même degré de perfection, la cavalerie joue encore le rôle principal. À partir de ce moment, plus on remonte la série des temps, et plus l’art militaire révèle d’indigence et de faiblesse, jusqu’à ce que, enfin, n’en trouvant pour ainsi dire plus trace dans l’histoire des peuples anciens, on n’en puisse plus tirer aucun parti.

Cette impossibilité, d’appliquer l’art militaire des temps passés à notre propre époque, n’est pas absolue cependant, et procède uniquement de ce que nous ne connaissons pas exactement les circonstances et les causes des changements qui se sont successivement introduits dans la manière de diriger la guerre. Bien qu’aucun document précis ne révèle comment les Suisses ont procédé dans les batailles qu’ils ont livrées aux Autrichiens, aux Bourguignons et aux Français, ce sont cependant ces batailles qui, pour la première fois, ont fait ressortir en traits lumineux l’incontestable supériorité d’une bonne infanterie contre la meilleure des cavaleries. Il suffit de jeter un coup d’œil général sur l’époque des condottieri, pour reconnaître que la conduite de la guerre dépend exclusivement de l’instrument que l’on y emploie, car jamais, à aucune autre époque, les armées n’ont eu à un pareil degré le caractère d’un instrument, et n’ont vécu si complètement en dehors de la vie de l’État et de la nation. L’offensive hardie que, bien qu’Annibal l’attaquât elle-même en Italie, Rome prononça contre Carthage, en Espagne et en Afrique, pourrait être un sujet d’étude aussi intéressant qu’instructif, car, jusqu’ici, les rapports généraux qui existaient entre les deux peuples et les deux armées ne sont qu’insuffisamment connus.

Mais, plus on s’éloigne des rapports généraux pour entrer dans le détail, et moins il est possible de prendre des modèles et de rechercher des preuves dans l’histoire des temps reculés. Comment, en effet, alors que la conduite de la guerre est si différente, reconnaître, aujourd’hui, quels moyens il convient d’appliquer à des événements dont on est si peu en état d’apprécier les résultats.

À toutes les époques, les écrivains se sont malheureusement beaucoup trop laissés aller à appuyer ce qu’ils avançaient sur des exemples tirés de l’antiquité. Nous ne rechercherons pas s’ils n’ont pas, de la sorte, donné des preuves de vanité et de pédanterie ; mais une pareille manière de procéder n’est pas faite pour porter la conviction dans les esprits, et nous croyons, quant à nous, qu’ils ont toujours recouru à ces exemples, comme à des ornements qui leur servaient à cacher les lacunes et les défauts de leur enseignement.

Il y aurait un mérite immense à établir une théorie d’art militaire qui reposât exclusivement sur des exemples historiques, ainsi que Feuquières a tenté de le faire ; mais la chose paraît vraiment irréalisable, lorsque l’on songe que la plus longue vie y suffirait à peine, et qu’il faudrait, en outre, y apporter, tout d’abord, la plus incontestable expérience de la guerre.

Si, ayant conscience de la force intérieure qui l’anime, quelqu’un tente jamais d’entreprendre cette œuvre sainte, il devra s’y préparer comme à une croisade lointaine, être prêt à y sacrifier ses forces et sa vie, ne reculer devant aucun effort, et, selon la formule du code français, sans crainte des grands et des puissants de la terre, sans vanité comme sans fausse honte, se jurer à lui-même de dire la vérité, rien que la vérité, toute la vérité.


fin de l’introduction.
  1. Taschenbuch.
  2. Der vierte Theil seiner umgearbeiteten Artillerie.