Théophile Gautier (Du Camp)/Chapitre IV

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 127-156).

CHAPITRE IV

LE CONTEUR

Ce n’est ni contre l’art, ni contre la poésie, ni contre le théâtre de la Grèce que le romantisme s’était dressé ; c’était contre l’imitation maladroite des chefs-d’œuvre, c’était contre une littérature anémique, contre une architecture décadente, qui, sous prétexte de respect pour la tradition, se répétaient sans cesse, reproduisaient des formes dont elles avaient perdu le secret et semblaient retombées en enfance : ce n’est pas le marbre que l’on repoussait, c’était le carton-pierre. Il était temps que la rénovation se fît, car on arrivait au dernier degré de la sénilité. En opposition aux frontons et aux coupoles on tomba dans l’excès du gothique, on proclama la supériorité de l’arcade sur l’architrave, on se pâma d’aise devant les cathédrales et on tenta une résurrection du moyen âge qui, dans bien des cas, ne fut qu’une mascarade. Des esprits sérieux furent séduits : Michelet lui-même s’y laissa prendre et n’hésita pas à faire plus tard son mea culpa, lorsque sa bonne foi s’aperçut qu’elle avait été dupe d’elle-même. Ce que l’on a oublié aujourd’hui, c’est que le clergé, sans épouser ouvertement la querelle qui s’agitait entre les deux camps ennemis, penchait vers le romantisme et le soutenait sans trop de mystère. Cela n’a rien qui doit surprendre.

Le romantisme, logique dans son retour vers le moyen âge, reconnaissait franchement le Dieu des croisades et de saint Louis, au détriment des divinités païennes dont la poésie avait abusé jusqu’à la nausée. C’était là un motif qui n’était pas sans valeur ; mais il en était un autre, de conséquence plus grave et que l’on n’avouait guère, à demi-voix, qu’entre « sages et discrètes personnes ». Le goût du gothique, si longtemps proscrit comme barbare, renaissait avec une vivacité singulière. Les vieilles églises ogivales, en lancette, fleuries, flamboyantes, tombaient en ruines et le dédain public s’en souciait peu. On cria au vandalisme, on s’émut, on protesta, et le clergé appuya des manifestations qui devaient amener la restauration des édifices religieux éprouvés par le temps et le remettre en possession de ceux qui, depuis la Révolution, avaient cessé d’être consacrés au culte. C’est ainsi, sur cette voie détournée, que le mouvement romantique, poussé par un mobile étranger à l’art, sortit des ateliers où il était éclos et pénétra dans la bonne compagnie, qui, à cette époque, exerçait encore une certaine influence sur l’opinion. Le moyen âge fut à la mode ; je ne citerai point les auteurs qui furent célèbres alors et je ne raconterai pas après eux — corne et tonnerre ! — les truanderies en hoquetons et en hennins dont les belles dames faisaient leurs délices. À quoi bon réveiller les trépassés ?

Théophile Gautier reçut le mot d’ordre, et ne s’y conforma pas. Victor Hugo venait d’obtenir un des plus retentissants succès qui furent jamais, en publiant Notre-Dame de Paris. Gautier estima que cela était bien ; mais il ne lui convint pas de disputer les restes du maître aux néophytes qui les ramassaient avec plus d’ardeur que d’originalité. Il laissa le moyen âge aux autres et n’y toucha pas ; s’il y touche, en passant, dans les Jeune-France, c’est pour lui manquer de respect. Il voulait bien adopter les principes, applaudir aux efforts, se mêler aux lutteurs et les encourager, mais a la condition de se battre en partisan, avec ses armes personnelles, sous sa propre bannière. Comme Alfred de Musset, il entendait garder son indépendance, et il la garda jusqu’à la dernière heure, conservant son individualité intacte et ne se laissant pas entamer, malgré la dévotion qu’il professait pour Victor Hugo.

On a dit que Gautier avait une âme peu énergique qui volontiers se laissait influencer par autrui. Ceci est une erreur. On a pris sa bonté pour de la faiblesse, et si, dans ses feuilletons hebdomadaires, il ne crut pas devoir toujours résister aux sollicitations de la camaraderie, on a eu tort d’en conclure qu’il avait des opinions vacillantes et une conviction indécise. Il était voyageur, conteur, poète : la nécessité, je le répète, fit de lui un critique ; métier fort honorable assurément, mais qui ne convenait pas à sa nature ; il l’a assez dit pour que l’on n’en puisse douter ; à cause de cela même, il a exercé ce métier avec une bienveillance que l’on a qualifiée de banalité. On eût mieux fait de dire que l’insignifiance de la plupart des œuvres dont il eut à parler — de combien parle-t-on encore ? — était telle, qu’il lui était indifférent de les louer ou de les blâmer. Il penchait vers l’éloge, entraîné par sa mansuétude et aussi par cet esprit de justice que j’ai signalé en lui ; il tenait compte de l’effort, il redoutait le préjudice que des observations sévères quoique justifiées eussent pu causer ; il émoussait sa plume et n’avait souvent que de l’indulgence quand il eût été en droit de morigéner. Ceux-là mêmes qui ont profité de sa bienveillance s’en sont raillés et l’ont accusé de manquer de caractère ; ils étaient ingrats, ce qui leur était naturel, mais ils ont formulé un arrêt dont l’iniquité est flagrante. En ce qui touche ses convictions d’artiste, Gautier était un intransigeant ; il ne fit jamais de concessions aux modes littéraires du jour ; il admettait, sans réserve, les théories romantiques ; il se les appropria, il les mit au service de son originalité, qu’elles développèrent ; mais il n’en prit, dans la pratique, que ce qu’il lui convenait d’en prendre. Il resta ce qu’il voulut être, le chevalier errant de la littérature nouvelle, sans autre attache que l’admiration pour le général en chef et la sympathie pour le corps d’armée ; mais il marcha isolé, n’accepta aucun joug, pas même celui de Victor Hugo.

Pour s’en convaincre, pour reconnaître combien sa note est personnelle, il suffit de relire ses nouvelles. À travers le tumulte, au milieu de ces criardes fanfares qui se sont épuisées d’elles-mêmes, elles semblent un chant de violoncelle dont la vibration se prolonge encore, harmonieuse et charmante, avec la vigueur et la pureté du son initial, et cependant voilà plus de cinquante ans que le maître a saisi son archet pour la première fois. Hugo demeure en possession d’une gloire incontestée, incontestable, éclairant toute une époque de son rayonnement ; mais, sans pécher par ironie, on peut faire remarquer que les deux poètes de son école restés depuis son avènement les plus jeunes et les plus vivants sont ceux-là mêmes qui se sont le plus éloignés de lui : Théophile Gautier et Alfred de Musset.

Les premiers contes que Gautier écrivit, alors qu’il avait vingt-deux ans à peine, à l’heure même de la plus violente éruption du romantisme, ressemblent singulièrement à une satire ; il ne se gêne guère pour se railler des excentricités qu’il était le premier à ne se point refuser, et d’un mot il fait le procès à la méthode historique de la nouvelle école. Écoutez ce qu’il dit de Wildmanstadius, l’homme moyen âge : « Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet breton antérieur à Gralon et à Conan, et vous l’eussiez fort surpris en lui parlant de Napoléon. » Cela prouve que l’admiration et l’impertinence peuvent faire bonne route ensemble ; je sais bien que le poème d’Albertus, composé sur l’autel même des dieux nouveaux, devait racheter ces peccadilles, mais il était intéressant de constater que, dès le début, Gautier réserve sa prose : c’est un allié et non pas un homme lige.

Les différentes nouvelles dont la réunion forme le volume des Jeune-France ne sont sans doute qu’un de ces accès de gaieté et de bouffonnerie qui éclatent dans la jeunesse comme la floraison du printemps, car c’est l’âge heureux où l’on rit pour rire, de tout, des autres et de soi-même. On peut donc croire que si Gautier traite un sujet, à la fois doux et triste, qui porte en soi une apparence légendaire, il le traitera à la mode romantique, avec quelques grincements de dents et un peu d’épilepsie. Le premier conte qu’il emprunte à sa propre fantaisie date de 1833 ; c’est la première perle de ce chapelet littéraire qu’il doit égrener d’une main à la fois si sûre et si élégante : le Nid de rossignols ; qui ne s’en souvient ? Deux sœurs jeunes et belles ont pour la musique un amour exclusif, servi par une voix merveilleuse ; elles luttent contre un rossignol qui expire de jalousie, en leur confiant son nid où trois oisillons réclament la becquée. Les rossignolets sont adoptés par les deux chanteuses, qui, elles aussi, meurent épuisées par leur passion, en modulant un chant d’une beauté surhumaine, que les petits rossignols recueillent pour aller le répéter devant le trône éternel. « Le bon Dieu fit plus tard, avec ces trois rossignols, les âmes de Palestrina, de Cimarosa et du chevalier Gluck. » C’est fort simple, sans recherche de poésie superflue, sans rien d’excentrique ; la phrase est irréprochable et le style offre déjà ces qualités qui promettent les maîtres écrivains. Je sens bien là le romanesque, mais je n’y vois pas le romantisme, tel qu’on le concevait en 1833. On dirait une protestation ; je suis persuadé qu’elle n’a pas été préméditée, mais elle n’en existe pas moins, d’autant plus nette qu’elle a été spontanée et, pour ainsi dire, inconsciente. À son insu peut-être, Gautier vient de choisir sa voie particulière. Si le Nid de rossignols est un début dans les œuvres d’imagination en prose, ce début ne ressemble guère à celui de Victor Hugo, à ce Han d’Islande qui côtoie de si près le grotesque, qu’il s’y laisse choir plus souvent que l’on ne voudrait.

Cette sagesse, dont Gautier ne se départira jamais, est le résultat de la pondération d’esprit que j’ai constatée et qui fut, quoi qu’on en ait pu dire, un des signes caractéristiques de son talent. C’est par là qu’il se tiendra éloigné naturellement des caricatures et des brutalités, de ce qu’il a nommé lui-même les insanités épileptiques du répertoire des Bouffes-Parisiens et les romans charognes. Comme les sculptures du temple d’Apollon Épicurius, qui représentent le combat des Centaures et des Lapithes, il reste correct, véridique pour ainsi dire, dans la peinture des actes les plus violents. C’est de la sorte que, dans son Voyage en Espagne, il a pu raconter minutieusement les péripéties des courses de taureaux sans jamais tomber dans l’outrance et la trivialité : s’il assiste à un spectacle fait pour lever le cœur de dégoût, il se contente de dire : « Le dernier taureau fut abandonné aux amateurs, qui envahirent l’arène en tumulte, et le dépêchèrent à coups de couteau ; car telle est la passion des Andalous pour les courses, qu’il ne leur suffit pas d’en être spectateurs, il faut encore qu’ils y prennent part, sans quoi ils se retireraient inassouvis. » Si un tel fait avait été reproduit par Lottin de Laval, Alphonse Brot, Pétrus Borel, quelle orgie d’épithètes et quelle d’ébauche de superlatifs ! Gautier, initié à toutes les ressources de l’art d’écrire, savait que l’exagération de l’expression en neutralise l’énergie et en atténue l’effet.

Aujourd’hui que les passions littéraires et les disputes d’écoles sont apaisées jusqu’à l’affaissement, on reste surpris de la modération croissante de Gautier, car elle ne concorde guère avec la renommée que les ultra-classiques de son temps lui ont faite. À l’époque peu regrettée où j’étais encore au collège, un de nos professeurs, helléniste érudit et de quelque notoriété, causait parfois avec nous des « novateurs intempérants » — c’était son mot — qui jetaient des ballades dans le jardin de Le Franc de Pompignan. Un jour on lui demanda ce qu’il pensait de Théophile Gautier ; il lit la grimace et répondit : « Je n’en pense rien, car je n’ai pas encore eu le loisir d’apprendre l’iroquois. » Parmi les sectateurs de Marmontel, père de Denys le tyran, et de La Harpe, fabricant d’un Philoctète qui n’a pas fait oublier celui de Sophocle, cette opinion paraît avoir été générale. On parlait du dévergondage de son style, on l’accusait de mettre la langue française à la torture et de l’écarteler. Il en est ainsi toutes les fois que la passion affole les gens superficiels, qui sont si nombreux, qu’on peut les appeler légion. Tout esprit de justice disparaît alors ; on le vit bien, à cette époque, quand on reprocha aux vers de Victor Hugo d’être grossiers, disloqués, rugueux et quand on répéta avec applaudissement cette épigramme, qui fut célèbre et dont le lecteur se souvient peut-être :

Où donc, Hugo, juchera-t-on ton nom ;
Justice enfin que faite ne t’a-t-on ?
Quand donc au corps qu’académique on nomme
Grimperas-tu de roc en roc, rare homme ?


Accès de mauvaise humeur, qui sans doute se dissipa promptement ? Non pas ! Trente ans après la bataille de Hernani, de Pongerville, auteur d’une traduction en vers de Lucrèce, parlait encore de « la terreur du mauvais goût » et de « cet interrègne des arts où la démagogie littéraire outrageait, renversait toutes les gloires passées et proscrivait le talent qui tentait de suivre les traces de nos maîtres[1] ».

On conçoit, d’après cela, que Théophile Gautier n’ait pas été ménagé dans cette clameur de haro classique ; sa longue chevelure, son caban soutaché, son chapeau de forme hétérodoxe le désignaient à des yeux prévenus ; aussi devint-il le bouc émissaire des péchés du romantisme, on lui prêta toute sorte d’énormités dont il ne se rendit jamais coupable, et il fut considéré comme le démolisseur patenté de la langue française, de cette langue qu’il devait honorer par tant de savoir, d’exactitude et d’élégance. À entendre ses détracteurs qui, de bonne foi, se donnaient pour les gens de goût par excellence, c’était un écrivain fougueux, emporté, poussant jusqu’à l’absurde la recherche de l’étrange, jetant les substantifs par les fenêtres, déshonorant les adverbes et s’ingéniant à créer des mots baroques afin de mieux insulter aux traditions révérées. Cette accusation d’être un néologue incorrigible fut souvent portée contre Théophile Gautier ; a-t-elle pris fin aujourd’hui ? je n’en répondrais pas, car elle résulte d’une erreur, et, dans certains pays, les erreurs ont la vie dure. En telle matière, on serait imprudent d’être trop affirmatif, cependant je crois qu’il n’a jamais eu besoin d’inventer un mot nouveau ; ceux qu’il savait lui suffisaient amplement. Son « dictionnaire » était d’une inconcevable richesse, il n’ignorait aucun vocable ; dans ses lectures qui, à peu de choses près, ont embrassé l’ensemble des œuvres littéraires françaises depuis la Renaissance, il avait recueilli des mots expressifs tombés en désuétude, à peine connus des savants, ignorés du public ; il les avait ressuscités et leur restitua le droit de cité dans les lettres, en les employant avec justesse et sagacité. Par là il a rendu un important service à la langue, que l’usage des mots exclusivement adoptés par « le monde », que l’habitude de ne point désigner les choses par leur nom mais par des métaphores, que la convention, en un mot, avait singulièrement appauvrie. Il se soucia peu de heurter « les convenances », mais il se soucia de parler français, et l’on peut reconnaître qu’il y a réussi. Il y a même réussi sans effort, car il écrivait avec une facilité extraordinaire.

Cette facilité se dénonce d’elle-même sur ses manuscrits. L’écriture petite, arrondie, bien formée, court sans hésiter, presque sans rature, depuis le premier jusqu’au dernier feuillet ; elle indique un homme sûr de sa pensée et de sa forme. Il sait toujours ce qu’il veut dire, comment il veut le dire ; il n’a plus à s’occuper que de la besogne matérielle, car l’œuvre est faite. On disait un jour à Racine : « À quoi travaillez-vous maintenant ? — Je viens de terminer une tragédie. — Quand la ferez-vous représenter ? — Bientôt ; je n’ai plus qu’à l’écrire. » Gautier en aurait pu dire autant. Il considérait la facilité dans la production littéraire comme un indice de talent ; dès 1835, dans son étude sur Scudéry, il avait formulé son opinion à cet égard : « Un des premiers dons du génie, c’est l’abondance, la fécondité. Tous les grands écrivains ont produit énormément, et il n’y a jamais eu de mérite à rester fort longtemps à faire peu de chose, quoi qu’en puissent dire et Malherbe et Balzac, et tous ces littérateurs difficiles à qui les fumées de la lampe nocturne engorgent le cerveau de suie et qui sont malades d’une strangurie de pensée. »

Sa facilité était telle, que rien n’y mettait obstacle ; il travaillait partout, au milieu du tapage, chez lui, tout en causant, dans la rue à travers les passants et les voitures. Rien ne le déroutait. C’est dans une imprimerie, secoué par les trépidations des presses à vapeur, malgré le brouhaha des ouvriers en mouvement, qu’il a écrit son volume d’Italia dont un prote coupait le manuscrit, sous sa plume même, dix lignes par dix lignes, afin d’accélérer la composition. L’on pourrait croire que cette faculté — très rare lorsqu’elle est poussée à ce point — est le résultat de l’habitude et qu’elle ne lui fut acquise que progressivement ; on se tromperait : il l’a possédée dès les heures de la jeunesse. On se rappelle qu’il a habité dans la rue du Doyenné, ce domaine de la Bohème galante auquel j’ai déjà fait allusion. Ses compagnons de chambrée, et les amis qui fréquentaient chez eux, tous jeunes, tumultueux, ne péchaient point par des habitudes de recueillement propices au travail ; c’est cependant là, dans l’atelier turbulent qui servait de salon de réception, de salle d’armes, de salle de boxe, de salle de bal, de salle à manger et d’école de cor de chasse, qu’il a écrit, en six semaines, le second volume de Mademoiselle de Maupin. C’était en 1835 ; il venait d’avoir vingt-quatre ans.

Le livre parut ; quel tintamarre ! quel scandale ! on se voilait la face ; on disait : hélas ! se peut-il ? et on en appelait au bras séculier ; on criait à l’immoralité, à l’obscénité ; on n’osait guère avouer que l’on avait tenu en main ce volume de perdition, mais l’on s’en régalait sous le manteau et personne n’en mourut[2]. Aujourd’hui on en sourirait à peine, car le public des lecteurs ressemble actuellement à Mithridate : il a dégusté tant de poisons, il s’y est si bien accoutumé, que l’assa fœtida saupoudrée de strychnine lui semble fade. En somme, de quoi s’agissait-il ? d’une histoire quelque peu décevante, entrecoupée d’incidences où l’auteur exprime ses opinions, qu’il éclaire parfois de quelques fusées paradoxales. Une jeune fille fort belle s’habille en cavalier et choisit ses aventures ; elle sait reprendre son sexe à l’occasion et en faire bon usage ; sous son double costume alterné, elle trouble les cœurs et disparaît un beau jour, en oubliant quelques perles de son collier près d’un oreiller où elle aurait mieux fait de ne point aller dormir. Ce sujet, Gautier l’a développé avec cet amour de la forme littéraire et ce respect de la langue qui, en toute son œuvre, se reconnaissent. Ce que l’on peut y relever d’incongru est excusé par la recherche passionnée de la beauté abstraite ; car Gautier a singulièrement idéalisé la virago qui lui a servi de modèle. Mademoiselle de Maupin n’est point une personne imaginaire ; elle fut célèbre à la fin du xviie siècle et le souvenir n’en était pas encore effacé au temps de mon enfance. Elle était fille d’un secrétaire du comte d’Armagnac, s’appelait d’Aubigny, épousa un commis aux aides, nommé Maupin, qu’elle quitta promptement pour courir la prétentaine avec un maître d’armes qui en fit une bretteuse de première qualité. Tantôt vêtue en homme, tantôt vêtue en femme, très jolie, hardie, ayant toute sorte de goûts baroques, elle mit le feu à un couvent et y enleva une religieuse pour laquelle elle ressentait quelque amitié. De grand air, douée d’une voix charmante, elle débuta à l’Opéra, où elle eut des succès en chantant la musique de Lulli. Elle avait l’épée dangereuse, car à la suite d’une querelle de bal masqué elle accepta trois duels immédiats, et tua, dit-on, ses trois adversaires. De Paris elle se rendit à Bruxelles, où elle fut la maîtresse du comte Albert de Bavière. Quelque scandale la fit expulser de Belgique, elle alla en Espagne, revint en France, se vit dédaignée par le public qui naguère l’avait acclamée, et entra dans un couvent, où elle finit ses jours en 1707, à l’âge de quarante-quatre ans.

Si les Jeune-France sont une protestation contre les sottises extérieures de romantisme, on peut dire que Mademoiselle de Maupin est un essai de réaction contre la manie qui régnait alors de faire jouer à l’âme un rôle dont elle devait être surprise et de mentir à l’amour en le réduisant à n’être — sans plus — que l’union des cœurs. Les esprits s’efforçaient de planer dans une sorte d’éther à la fois très pur et satanique, qui ne fut pas sans laisser quelque trace de ridicule sur bien des romans et bien des vers de ce temps-là. Il semblerait que Gautier eût voulu ramener vers les splendeurs de la terre une littérature qui s’égarait dans les images d’une fausse sentimentalité et d’un délire platonique, où elle ne trouvait que le vide et la boursouflure. Le livre n’en fut pas moins accusé d’être d’un sensualisme dévergondé et l’on n’en parla qu’en baissant les yeux. Il y a beaucoup d’hypocrisie dans les jugements du monde ; on y loue, avec des mines extatiques, des œuvres que, par bon ton, on a épelées en bâillant, et l’on détourne la tête, avec un geste réprobatif, en entendant prononcer le titre d’un roman que l’on a dévoré en cachette avec une curiosité surexcitée, sinon avec dépravation. Les femmes excellent à ce manège ; ce sont elles, en général, qui font le succès de ce que l’on nomme la littérature légère ; le livre qu’elles lisent n’est jamais sur leur table ; il est dans le tiroir, à moins qu’il ne soit sous l’oreiller.

Fortunio, publié dans le Figaro de 1837, que dirigeait Alphonse Karr, n’apaisa point la rumeur qui s’était élevée autour de Mademoiselle de Maupin ; au contraire, et l’accusation d’immoralité retentit de plus belle. Fortunio est une espèce de maharadjah hindou, fabuleusement riche, qui vient à Paris expérimenter ce que l’on y peut faire avec trop d’argent les élégances de la vie parisienne lui semblent médiocres ; une fille entretenue se tue de désespoir en se voyant abandonnée par lui lorsqu’il retourne vers les bords du Gange, après avoir dit son fait à la civilisation moderne : « Adieu, vieille Europe qui te crois jeune ; tâche d’inventer une machine à vapeur pour confectionner de belles femmes, et trouver un nouveau gaz pour remplacer le soleil — je vais en Orient, c’est plus simple. » Il me semble que si Fortunio est si sévère, c’est qu’il a mal choisi son monde. Les impressions qu’il reçoit sont mauvaises, car elles ressortent naturellement de la compagnie qu’il a fréquentée, la pire de toutes, celle des désœuvrés qui gaspillent une force sociale énorme, l’argent, sans même savoir à quoi on pourrait l’utiliser ; celle des belles filles qui trafiquent d’elles-mêmes et vendent au plus offrant ce que nul ne peut acheter : l’amour.

Fortunio s’en va, mécontent de son expérience et déçu des illusions qu’il s’était faites. Aussi ne se gêne-t-il pas et lâche-t-il de temps en temps quelques aphorismes qui sonnent singulièrement à nos oreilles européennes. Il émet des « opinions subversives » et il « sape les bases », comme disaient les journaux ministériels de l’époque, lorsque l’on n’était pas de leur avis. — « Il ne hait que ses amis et se sentirait assez porté vers la philanthropie si les hommes étaient des singes ; il a de la peine à se retenir de couper la tête des bourgeois qui l’ennuient ; il maudit la civilisation qui n’a d’autre but que de jucher sur un piédestal l’aristocratie des savetiers et des fabricants de chandelles ; le bon Dieu sera obligé, un de ces matins, de venir repétrir la boule du monde, aplatie par ces populations de cuistres envieux de toute splendeur et de toute beauté qui forment les nations modernes ; les journaux contiennent des considérations sur l’état des cabinets de l’Europe, écrites par des gens qui n’ont jamais su lire et dont on ne voudrait pas pour valets de chambre. »

« Démagogie littéraire », s’écrierait M. de Pongerville ; non pas ; mais boutades d’écrivain, fantaisie d’artiste, cri de l’homme ennuyé qui s’imagine qu’il serait mieux là où il n’est pas. « Fortunio est un hymne à la beauté, à la richesse, au bonheur, les trois seules divinités que nous reconnaissons ; » c’est Gautier qui le dit dans sa préface, et l’on peut le croire ; mais il ne s’aperçoit pas que l’hymne chanté ressemble à un de profundis. Dans son roman, la beauté ne suffit pas pour être aimée ; la richesse reste impuissante, parce qu’elle ne vise que des satisfactions matérielles ; le bonheur ne se rencontre point, parce qu’on le demande à des jouissances éphémères. Derrière les divinités qu’il évoque et auxquelles il sacrifie, une quatrième s’est glissée, hostile aux autres, toujours près de venir et invincible : la satiété. Considéré sous cet aspect, le livre est moral ; mais on n’y vit que les théories exprimées, sans se rendra compte du rôle lugubre joué par les personnages, de l’ennui qui les dévore et du dénouement qui les renvoie inassouvis, l’un à la mort, l’autre, à « l’abrutissement voluptueux si cher aux Orientaux ».

En vérité l’Europe, si vieille qu’elle soit, avait mieux à offrir à leur richesse, à leur curiosité, à leur intelligence. Le lecteur perspicace n’en doute point, quoique l’auteur ne l’ait pas dit. Derrière Fortunio on aperçut Gautier, et dans les paroles de cet Hindou désorienté à Paris on voulut voir l’expression des pensées de l’écrivain. Là où il n’y avait que l’œuvre d’une imagination exubérante, parce qu’elle était très jeune, on se plut à signaler une attaque en règle contre la société, et le pauvre Gautier fut traité de Turc à More par des gens qui volontiers eussent proclamé le chevalier de Lamorlière grand maître des élégances. La clameur ne fut point inutile au succès du livre, mais il serait possible que Théophile Gautier en eût été affecté, car, écrivant en 1863 à Sainte-Beuve pour lui donner quelques renseignements demandés, il lui disait : « Fortunio est le dernier ouvrage où j’aie librement exprimé ma pensée véritable ; à partir de là, l’invasion du cant et la nécessité de me soumettre aux convenances des journaux m’a jeté dans la description purement physique ; je n’ai plus énoncé de doctrine et j’ai gardé mon idée secrète[3]. »

Dès 1836, la couverture des livres édités par Renduel annonce : le Capitaine Fracasse. Commencé, abandonné, continué, délaissé, modifié dans le plan général, repris et enfin terminé, ce roman ne fut publié que vingt-cinq ans plus tard, après avoir été écrit au fur et à mesure des exigences de la Revue nationale qui le fit paraître sans interruption, du 25 décembre 1861 au 10 juin 1863. « C’est une lettre de change tirée dans ma jeunesse et que j’ai acquittée dans mon âge mûr », a dit Gautier. Largement acquittée, en effet, avec les intérêts composés. Dans l’œuvre en prose de Gautier, ce roman tient la place la plus considérable ; la Revue nationale étant un recueil bimensuel, l’auteur eut, pour le faire, le temps matériel qui si souvent lui manqua, et s’y complut. Rien ne retenait son imagination, il put lui donner la volée, il en profita. Ce fut une sorte de repos dans son labeur et, comme il le disait lui-même en souriant, une oasis dans le désert du journalisme dramatique. Il aima les personnages qu’il créait, cela est visible ; il s’attarde avec eux et place leur première rencontre dans les campagnes du pays natal, entraîné peut-être par un de ces souvenirs d’enfance chers à ceux que l’ombre de l’âge va bientôt atteindre et pour qui la vie a été sans clémence. Nul livre cependant n’est plus impersonnel ; la date même en pourrait rester indécise ; qui régnait en France lorsqu’il a été écrit : le fils de Marie de Médicis ou le fils de la reine Hortense ? On en pourrait douter, car si, malgré une certaine tendance à rechercher la langue de la première période du xviie siècle, on sent à chaque ligne la maturité d’un maître contemporain, le milieu où s’agitent les acteurs, leur façon d’être est tellement de l’époque déterminée, que l’on croirait parfois lire un fragment de mémoires laissés par quelque cadet du Béarn venu à Paris pour y chercher fortune. Aventures de cape et d’épée, incidents comiques, histrions en voyage, attaques de brigands, coups de rapière, embuscades, enlèvements, générosité, bravoure, chevalerie, comme tout se presse sous la plume de l’écrivain, et concourt à former un ensemble charmant ! Est-ce invraisemblable ? on n’a pas le temps de s’en apercevoir ; c’est presque un conte de fées ; le dénouement le ferait supposer, car les amoureux se marient et la découverte d’un trésor enrichit le héros. C’est une histoire merveilleuse, pleine de verdeur et de jeunesse ; merveilleuse non seulement par les péripéties qui en brodent la trame, mais par le talent qu’il a fallu déployer pour la mettre en œuvre.

Je me figure que, bien souvent, après avoir accompli sa tâche, après avoir pour la cinq centième fois disserté sur le premier vaudeville venu ou loué les sauts de carpe exécutés par une écuyère quelconque, Gautier, rentré dans sa petite maison de Neuilly, a été heureux de se retrouver avec Isabelle et le seigneur de Sigognac ; il les a interrogés, il a écouté leurs confidences, il s’est fait raconter ces beaux combats qu’eût enviés un chevalier de la Table Ronde, et dont le jeune gentilhomme gascon est toujours sorti vainqueur. Sous leur dictée il écrivait avec joie, car si ce n’étaient des vers, c’était de la poésie. Le souvenir du premier gîte, du château de la Misère si extraordinairenient dessiné, peint avec une vigueur si poignante, domine tout le récit ; on devine que le chevalier qui en est sorti pauvre sur son vieux cheval, escorté par son chien et son chat attristés, accompagné pendant la première étape par le serviteur de sa première enfance, y rentrera quelque jour et y sera reçu par le bonheur et la fortune ; on comprend qu’il échappera aux embûches, fera tête au destin, triomphera des obstacles, et l’on sait gré à l’auteur d’un récit où l’on ne rencontre ni les tristesses, ni les préoccupations, ni les laideurs quotidiennes. Quel service plus grand peut-on rendre à ceux pour qui l’existence est grise et pesante ? Ah ! que George Sand a eu raison de dire : « Nous sommes une race infortunée et c’est pour cela que nous avons un impérieux besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l’art ; plus il ment, plus il nous amuse. »

Dans l’œuvre de Gautier, le Capitaine Fracasse est d’une contexture exceptionnelle ; le roman a été composé, « machiné » ; ce n’est pas seulement un meuble en marqueterie, comme on l’a dit, c’est un meuble exécuté sur un plan médité et dont toutes les |)arties ont été préalablement dégrossies avant d’être sculptées par la main de l’artiste. Le fait est à retenir, car Gautier est bien moins un romancier qu’un conteur ; la plupart de ses nouvelles, Fortunio entre toutes, représentent la cristallisation de son propre rêve. Cela ne doit pas surprendre, cela ne pouvait être autrement, car Théophile Gautier a toujours été un rêveur. Sa prétendue nonchalance n’eut pas d’autre cause ; il vivait dans une sorte de domaine interne où s’évoquaient naturellement des visions au milieu desquelles il se plaisait ; lorsqu’un incident le forçait à quitter les apparitions qui lui étaient chères, il se dépitait : aussi fut-il souvent dépité. Volontiers il eût dit comme Gustave Droz : « Le plus solide des biens de ce monde est un rêve auquel on s’attache et dans lequel on s’oublie. » Que l’on se rappelle ce Tiburce qui est le héros de la Toison d’or. « Souvent il restait des journées entières sur son divan, flanqué de deux piles de coussins, sans sonner mot, les yeux fermés et les mains pendantes.  » Le portrait est frappant de ressemblance ; c’est Gautier, tel que ses amis l’ont connu, immobile dans sa rêverie, c’est-à-dire dans le travail intérieur. Comme Tiburce encore, il était hardi en pensée, timide en action. C’est là en effet un des caractères les plus saillants de sa nature ; son imagination sans frein était neutralisée par une timidité extrême et par l’horreur de l’action ; c’était un contemplatif qui se contentait d’assister au dévergondage de son esprit : peut-être était-ce simplement un sage qui savait que la fiction est supérieure à la réalité.

L’imagination n’est pas comme l’invention : l’une est indépendante de la volonté ; l’autre en procède ou du moins y trouve de la force. L’homme peut évoquer sa volonté, il ne peut évoquer la rêverie ; elle vient, elle le saisit quand elle veut, flat ubi vult, et elle lui raconte des histoires dont presque toujours il est le héros ; histoires gaies, tendres ou terribles, histoires des temps oubliés ou des temps à venir ; au hasard de la fantaisie elle mène le poète dans des milieux, dans des époques, dans des pays différents. Retombé sur terre, le poète se souvient de ces aventures qu’il vient de traverser sur les ailes de la chimère ; il les écrit, peut-être pour prolonger le charme qu’il a éprouvé : une nouvelle est faite et le public applaudit. Gautier a été Fortunio, il a été Tiburce, il a été l’abbé Romuald, il a vu Omphale venir vers lui, il a été Octavien rêvant dans les rues de Pompéi, cet Octavien qui s’était composé un harem idéal avec Sémiramis, Aspasie, Cléopâtre, Diane de Poitiers, Jeanne d’Aragon et quelques autres belles dames du temps jadis.

C’est parce qu’elles ont été un épisode de sa vie intellectuelle que ses nouvelles sont simples, presque sans incidents, émues néanmoins et communiquant l’émotion dont elles palpitent. À cela on peut reconnaître celles qui sont nées de sa rêverie. Parfois le même fantôme est venu le visiter à long intervalle ; la Clarimonde de la Morte amoureuse qui l’a reçu pour la première fois en 1836, se souvient de lui en 1852 et lui apparaît sous le nom d’Aria Marcella. Je crois qu’il serait exact de dire que ses maîtresses les plus chères ont été les grandes courtisanes, les reines, les princesses qui habitaient son cerveau et se substituaient peut-être, jusqu’à l’illusion, à des réalités décevantes : dans certains cas, le rêve éveillé a autant de puissance que le rêve endormi. Tout ce qui lui rappelait la civilisation moderne, qu’il trouvait mal vêtue, étriquée, médiocre et d’une désespérante monotonie, lui paraissait odieux ; il n’a cessé de le répéter ; aussi sa rêverie, la bonne fée intime et consolante, lui vient en aide ; elle reconstitue pour lui des civilisations envolées et le fait vivre, selon son goût, dans des milieux dont la somptuosité légendaire, quoi qu’en puissent croire les poètes, n’a jamais été de ce monde. Qu’importe ? ces splendeurs, il les crée pour lui-même ; donc elles sont et il s’en délecte.

Il fait de longs voyages dans le passé, supérieurs au voyage en Espagne et au voyage en Italie, car c’est le voyage au pays des traditions embellies par le lointain des siècles. Il vit à Athènes au temps de Périclès et c’est peut-être à lui que Bacchide de Samos a donné sa chaîne d’or ; à Sardes, il a vu le dernier rejeton de la race des Héraclides périr sous les coups de Gygès amoureux de Nyssia ; en Égypte, il a regardé les flots de la mer Rouge engloutir l’armée de Pharaon, et plus tard, sous la dynastie des Ptolémées, il a compté les pulsations du cœur de Méiamoun tombant aux pieds de Cléopâtre. C’est ainsi qu’il échappait à sa propre existence et qu’il s’évadait de lui-même, pour aller se retremper dans tous les temps, dans toutes les contrées, avec des êtres de son choix qui le consolaient des banalités ambiantes et lui faisaient des confidences qu’à son tour il transmettait à ses lecteurs. Parfois même il se sent emporté dans des régions fantastiques qui n’ont rien de commun avec celles où Talcool conduisait Hoffmann et Edgar Poë : ce qu’il en raconte donne envie d’y aller.

Elles sont en prose, ces nouvelles, mais à chaque ligne on comprend qu’elles ont été écrites par un poète :

Même quand l’oiseau marche, on sent qu’il a des ailes.


Elles ont beau se dérouler souvent dans le royaume de l’impossible, elles ont l’air d’être vraies, car elles ont été intellectuellement vécues. Le sujet, je l’ai déjà dit, est toujours d’une extrême simplicité, mais l’écrivain a su le parer et l’envelopper, parfois jusqu’à le faire disparaître, d’une forme élégante et touffue. L’imagination ne s’est pas ménagée et la monture de la pierre précieuse est souvent plus précieuse que la pierre elle-même. C’est un art que savourent les délicats, mais que n’apprécie pas toujours le public, qui préfère les péripéties dramatiques aux raretés de l’expression et à l’ingéniosité de la pensée. Reste à savoir si, pour un véritable « amateur », un bijou ciselé par Benvenuto Cellini ne vaut pas mieux qu’un diamant, fût-ce le Régent. En art, c’est moins la matière que l’outil que l’on doit considérer. Volontiers je comparerais les nouvelles de Théophile Gautier à ce petit palais qu’il vit sur le Grand Canal de Venise et qu’il eut envie d’acheter : « Il y a entre deux grands bâtiments un palazzino délicieux qui se compose d’une fenêtre et d’un balcon ; mais quelle fenêtre et quel balcon ! une guipure de pierre, des enroulements, des guillochages et des jours qu’on ne croirait possibles qu’à l’emporte-pièce, sur une de ces feuilles de papier qui recouvrent les dragées de baptême. » Une fenêtre, un balcon : c’est peu, mais à un sculpteur comme Gautier cela suffit pour charmer les yeux de ceux qui savent regarder.

Parfois sa rêverie lui a montré des personnages imaginaires qui causaient, se passionnaient et se mouvaient comme des acteurs sur la scène d’un théâtre. Il en est résulté une de ses plus douces, une de ses plus originales fantaisies : Une Larme du diable. Le prologue de cette idylle semble avoir été inspiré par le début du Faust, de Goethe, qui lui-même procède de la première scène du drame de Job : on peut faire de plus mauvaise rencontre. Ce « mystère » où tout sourit, faillit valoir une mésaventure à Théophile Gautier, lorsque en 1855 on le réunit à d’autres pièces dans un volume intitulé : Théâtre de poche. Le bon Dieu, supplié par Magdalena de pardonner à Satanas, répond : « L’arrêt est irrévocable. Je ne puis pas me parjurer comme un roi de la terre. »

En ce temps-là, le parquet, comme l’on dit au Palais de Justice, n’avait qu’une tendresse modérée pour la littérature ; Gustave Flaubert et Baudelaire en ont su quelque chose lorsqu’ils eurent à s’asseoir sur les bancs de la police correctionnelle, ce qui, naturellement, hâta l’éclosion de la célébrité due à leurs œuvres. Dans cette phrase, la magistrature vit une allusion perfide au 2 Décembre et au parjure du président de la République devenu l’empereur Napoléon III. Le cas était pendable. Gautier fut mandé devant quelque procureur impérial qui lui signilia qu’il allait être poursuivi devant le tribunal compétent, ainsi que son éditeur, et que pour eux il y allait de la prison. Gautier, qui n’avait qu’un goût modéré pour le martyre, était consterné et disait : « Sont-ils bêtes, ils veulent m’envoyer à la Bastille ! » Il put, heureusement, démontrer que cette Larme du diable, attentatoire à la sûreté de l’État, n’était qu’une réimpression ; que la première édition avait paru en 1839 sous le régime de la monarchie parlementaire. Dès que l’on eut la preuve que l’allusion déplaisante n’avait pu s’adresser qu’au roi Louis-Philippe, elle ne méritait plus que des éloges et on laissa Gautier en repos ; mais l’alerte lui avait été désagréable et il en a gardé mauvais souvenir.

Quoique Gautier eût excellé dans le dialogue, comme le démontre Une Larme du diable, quoiqu’il ait fait représenter deux pièces et qu’il ait laissé d’importants fragments d’une comédie en vers à laquelle il a travaillé pendant plusieurs années, on ne peut dire de lui, sans forcer la vérité, qu’il ait été un auteur dramatique[4]. Il vivait de rêveries, de poésie, de fantaisies qui avaient besoin de l’espace pour développer leur vol ; le théâtre existe surtout par l’action, par l’effet issu de combinaisons plus ou moins vraisemblables que des expressions connues, souvent répétées, sorte de lieux communs acceptés, signalent à l’attention et, s’il se peut, aux applaudissements du public. Pour se mouvoir à l’aise dans ce cadre étroit, pour mettre en œuvre la progression des sentiments par une série graduée de faits qui se succèdent, il faut un art particulier, une sorte de don naturel, que la réflexion et l’expérience peuvent accroître, mais que l’on ne saurait acquérir si l’on n’en a trouvé le germe dans son propre tempérament. Or, ce don naturel, Théophile Gautier ne le possédait pas, et je crois que, malgré ses tentatives, il savait à quoi s’en tenir à cet égard. Écoutez-le :

« Le théâtre exclut absolument la fantaisie. Les idées bizarres y sont trop en relief, et les quinquets jettent un jour trop vif sur les frêles créatures de l’imagination. Les pages d’un livre sont plus complaisantes ; le fantôme impalpable de l’idée se dresse silencieusement devant le lecteur, qui ne le voit que des yeux de l’âme. Au théâtre, l’idée est matérielle, on la touche au doigt dans la personne de l’acteur, l’idée met du plâtre et du rouge, elle porte une perruque, elle est là sur ses talons, près du trou du souffleur, tendant l’oreille et faisant la grosse voix… Tout ce qui s’écarte d’un certain nombre de situations et de paroles convenues paraît étrange et monstrueux : c’est ce qui fait que l’innovation au théâtre est la plus difficile et la plus dangereuse de toutes ; presque toujours la scène neuve fait tomber une pièce, il n’y a pas d’exemple qu’une situation banale ait compromis un succès. « Et après quelques autres considérations, il ajoute : « L’ode est le commencement de tout, c’est l’idée ; le théâtre est la fin de tout, c’est l’action ; l’un est l’esprit, l’autre est la matière. Ce n’est que dans leur vieillesse que les sociétés ont un théâtre ; dans leur décrépitude, quand elles ne peuvent plus supporter le peu d’idéalité que le théâtre contient, elles ont la ressource du cirque. Après les comédiens, les gladiateurs : car l’effet de toute civilisation extrême est de substituer la matière à l’esprit et la chose à l’idée. » Ceci a été écrit en 1834. Est-ce à Théophile Gautier ou à Théophile de Viau que l’auteur des Grotesques a pensé en parlant ainsi ?

Gautier a toujours aimé l’art abstrait, qu’il a pratiqué autant qu’il a pu ; c’est pourquoi il est, dans son jugement, sévère pour le théâtre, auquel il reproche d’avoir besoin de tant d’éléments accessoires convergeant au même but, pour produire l’illusion nécessaire. Cette illusion, il eût voulu l’obtenir de la poésie seule, qui ne la comporte pas et qui ne peut agir sur le public, comme peut le faire l’action dramatique entourée de tous les moyens qui la soutiennent et la font valoir. En revanche, il s’amusa — c’est le vrai mot — à mettre ses visions sur la scène, à les environner de l’éclat des décors et des costumes, à y faire agir des groupes de femmes manœuvrant en cadence aux sons de la musique, afin de leur donner l’apparence féerique sous laquelle il les avait aperçues. On dirait que c’est pour matérialiser ses propres rêves qu’il a fait des ballets, Gizelle, la Péri, Sakountala qui n’ont pas été surpassés et qui, jusqu’à présent du moins, semblent être restés des modèles inimitables. Gizelle fut, la première fois, représentée à l’Opéra le 28 juin 1841. Sans insister, j’indique aux futurs biographes de Théophile Gautier que c’est à cette date qu’il conviendra de chercher ce que les Allemands nommeraient le point tournant de son existence.

Critique littéraire, d’art et de théâtre, récits de voyages, contes, romans, nouvelles, comédies et ballets, Gautier a touché à tout avec un talent qu’on ne lui conteste pas ; toujours au labeur et toujours réparant ses forces épuisées. Si on lui eût demandé ce qu’il préférait dans son œuvre, je suis certain que, se souvenant des vers d’Alfred de Musset, il eût répondu :

J’aime surtout les vers, — cette langue immortelle…
J’aime surtout les vers, — ….Elle a cela pour elle
Que les sots d’aucun temps n’en ont su faire cas,
Que le monde l’entend et ne la parle pas.

  1. Voir Nouvelle Biographie générale, publiée par Firmin Didot frères, t. IV, p. 376.
  2. Longtemps après, la critique férue de bons principes en est encore suffoquée : « L’immoralité du détail, l’extravagance du plan, la verve et l’éclat du style appelèrent sur cet étrange roman l’attention de la critique. Rarement, même en ces années de délire, on avait été plus fou, plus impertinent, plus bravache. » (Dictionnaire de la Conversation, 1859, t. X, p. 173, col. 2.)
  3. Spoelberch de Lovenjoul, loc. cit., t. I, p. 103.
  4. La pièce à laquelle je fais allusion est intitulée : L’Amour souffle où il veut ; d’après un traité signé au mois de février 1850, elle était destinée à la Comédie-Française. Gautier avait eu aussi l’intention de faire une Orestie, il l’a même commencée. Les vingt-huit vers de la première scène, les seuls qu’il ait écrits, prouvent qu’il avait pris son inspiration dans Eschyle, mais qu’il ne voulait tenter ni une traduction, ni une imitation.