Théophile Gautier (Du Camp)/Chapitre V

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 157-200).

CHAPITRE V

LE POÈTE

Dans la lettre dont j’ai déjà cité un fragment, Théophile Gautier écrivait à Sainte-Beuve : « Si j’avais eu la moindre fortune personnelle, je me serais livré uniquement à l’amour du vert laurier ; » et il se plaint d’être tombé dans la prose ; on a pu voir que la chute n’avait point été mortelle, car il excellait aux deux formes littéraires par où les penseurs et les rêveurs communiquent avec les foules. Ce regret de ne pouvoir être exclusivement poète a hanté sa vie ; déjà en 1841 il avait écrit sur un album :

Ô poètes divins ! je ne suis plus des vôtres
On m’a fait une niche où je veille, tapi
Dans le bas d’un journal, comme un dogue accroupi.

En réalité, tout ce qui, au cours de son existence, l’a détourné de la poésie, à laquelle il revenait sans cesse avec passion, lui a paru un attentat dirigé non seulement contre sa volonté, mais contre le plus impérieux besoin de sa nature. Il ne prisait point si haut l’art des vers lorsqu’il a débuté en 1830, car il fait dans la préface des Poésies une confession à laquelle on fera bien de ne croire qu’à moitié : « L’auteur du présent livre est un jeune homme frileux et maladif qui use sa vie en famille avec deux ou trois amis et à peu près autant de chats ; un espace de quelques pieds où il fait moins froid qu’ailleurs, c’est pour lui l’univers. Le manteau de la cheminée est son ciel, la plaque son horizon. Il fait des vers pour avoir un prétexte de ne rien faire, et ne fait rien sous prétexte qu’il fait des vers. » Allure d’un conscrit de lettres, ne sachant pas encore que la sincérité doit être la première qualité de tout galant homme qui tient une plume : pour se donner quelque importance, le jeune homme de dix-neuf ans feint de ne pas se prendre au sérieux ; c’est naturel, mais il serait mal satisfait si on l’en croyait sur parole.

De ce volume, tombé au milieu de la bagarre soulevée par les ordonnances royales du 25 juillet 1830, il n’y a rien à dire : on ne peut que rappeler la déclaration placée par Alfred de Musset en tête des Contes d’Espagne et d’Italie : « Mes premiers vers sont d’un enfant. « La jeunesse chante instinctivement, comme l’oiseau ; elle s’enivre à sa propre mélodie ; elle en conçoit des espérances qui, le plus souvent, ne tardent pas à être déçues, car ce qu’elle a pris pour des promesses n’est que la voix des illusions. Combien d’adolescents, à peine sortis des langes universitaires, les yeux levés vers le ciel, se sont cru guidés par une étoile et n’ont suivi qu’un feu follet. Ce ne fut pas le cas pour Gautier, qui était un mage de la poésie ; l’astre qu’il avait vu briller à l’aube de son printemps n’avait rien perdu de son éclat au crépuscule de son automne ; l’astre était moins rouge peut-être, moins « truculent », aurait-il dit, mais d’une lueur plus étincelante, persistante et nimbé de rayons d’or.

En poésie, le véritable début de Théophile Gautier fut Albertus, un poème fantastique, qui fit du bruit en son temps et qui est le gage d’adhésion qu’il donna au romantisme. Le volume est daté de 1832 ; les vers en ont été composés au cours de l’année précédente ; le poète avait donc vingt ans : c’est aussi l’âge du poème. Le choix seul du sujet indique la date, on ne s’y peut méprendre. Gautier a raconté, dans les Jeune-France, l’histoire de Daniel Jovard, classique convaincu qui se convertit au romantisme et se fait hugolâtre, après avoir été baptisé au nom des Odes et Ballades, de la préface de Cromwell et de Hernani. Avant d’avoir reçu le coup de foudre, il s’écrie :

Ô muses ! chastes sœurs, et toi, grand Apollon,
Daignez guider mes pas dans le sacré vallon ;
Soutenez mon essor, faites couler ma veine.
Je veux boire à longs traits les eaux de l’Hippocrène.

Mais aussitôt — mort et damnation ! — qu’un souffle vertigineux a pénétré sa poitrine d’homme, il change de ritournelle ; il déserte le chœur mené par Phœbus le violoneux et, d’une haleine, s’en va tout droit au Sabbat, — je voulais dire au charivari :

Par l’enfer ! je me sens un immense désir
De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
Avec quelque lambeau de sa peau bleue ou verte,
Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte !

Que le lecteur se rassure. Théophile Gautier n’est pas Daniel Jovard et sa poésie est moins cadavérique. C’est bien plus par le sujet que par la facture du vers qu’Albertus appartient résolument au romantisme, et j’entends au romantisme violent de parti pris, ultra-révolutionnaire, qui ne savait qu’imaginer pour être abracadabrant, macabre et frénétique. Une sorcière décrépite se change, à l’aide de ses philtres, en une jeune femme d’une irrésistible beauté ; elle attire chez elle le peintre Albertus, pour lequel elle est férue d’amour, le grise, s’en fait aimer sans restriction, redevient une horrible vieille, enfourche son ballet et conduit au Sabbat son amant d’une heure, que l’on retrouve, le lendemain, sur la voie Appia, « les reins cassés, le col tordu ». Lorsqu’il a terminé son récit, qui n’a pas moins de quatorze cent soixante-quatorze vers, le poète, pour se reposer, s’installe auprès du feu :

Donnez-moi la pincette et dites qu’on m’apporte
Un tome de Pantagruel.

Le vers est beaucoup moins échevelé, beaucoup moins « fantastique » que ne le ferait supposer le thème baroque emprunté à quelqu’un de ces contes d’une moralité naïve et grossière dont on se délectait, tout en tremblant, dans les veillées campagnardes du moyen âge. Si les mots ont parfois une saveur un peu épicée, si l’expression vise à une originalité qu’elle atteint presque toujours, le vers est bon, solide et ne fait pas trop le grand écart sous prétexte d’enjambements hardis ; il est jeune — quel joli défaut ! — mais, à le voir vigoureux et fringant, on devine que la maturité le saisira bientôt pour lui donner cette forme robuste et saine qu’il n’abdiquera jamais. J’ai pris grand plaisir à relire Albertus ; c’est bien le poème de la prime jeunesse, de l’âge des audaces, des escalades et de l’infatigable ardeur. Gautier en parlait avec une sorte de tendresse paternelle ; il l’aimait, un peu comme l’on aime ces vieux airs, entendus aux heures de l’enfance et qui réveillent des souvenirs où l’âme retrouve de chères impressions.

À d’autres points de vue, ce poème est intéressant, car il reproduit les idées ambiantes de l’époque. Gautier venait de sortir de l’atelier de Rioult, mais ce n’est pas à cela qu’il faut attribuer l’abus des noms de peintre qui se rencontrent dans Albertus, — six dans les trois premières strophes. — Le cénacle avait rêvé d’unir la littérature et la peinture ; mariage de raison que le divorce rompit bientôt et devait rompre, car la genèse et les procédés de ces deux arts, le but qu’ils cherchent à atteindre, l’impression qu’ils peuvent produire offrent de telles différences qu’il y a entre eux a incompatibilité d’humeur ». Bien mieux encore que pour le théâtre, Gautier aurait pu dire : « L’une est l’idée, l’autre est la matière ». Les tendances de l’école romantique en peinture sont nettement indiquées, sans que l’auteur ait paru s’en douter. Albertus est peintre ; on conduit le lecteur dans son atelier, où les toiles ébauchées expliquent les préoccupations qui dominaient alors dans le monde des artistes :

Autour du mur beaucoup de toiles accrochées…
…La Lénore à cheval. Macbeth et les Sorcières,
Les Infants de Lara, Marguerite en prières.

Cela n’a l’air de rien, et c’est beaucoup. L’école de David avait adopté le nu, qui est la créature humaine abstraite, et la draperie antique, qui est le costume abstrait ; c’était d’exécution difficile et l’apprentissage était long. Il est certain que les Thésée, les Achille, les Hector étaient fastidieux quand ils n’atteignaient point la beauté parfaite ; on leur substitua des personnages historiques, légendaires ou romanesques, portant le haut-de-chausses, le pourpoint, la botte montée au-dessus du genou. Il en résulta que le nu disparut, qu’au lieu de peindre l’homme on peignit des étoffes et que l’étude de l’anatomie, à laquelle l’enseignement du dessin donnait tant de soin avant 1830, est actuellement si bien négligée, qu’elle n’existe plus, au grand préjudice de l’art. En résumé, c’est le romantisme qui a remplacé la peinture historique par la peinture anecdotique ; la dimension souvent excessive des toiles où elle se répand ne lui apporte pas les qualités qui lui manquent pour être de la grande peinture.

L’exagération des sentiments, mise à la mode par Hernani :

Oh ! qu’un coup de poignard de toi me serait doux !

l’énormité des métaphores, familière au romantisme naissant, se montrent dans quelques strophes et prouvent à quel point on était fatigué des comparaisons incessamment répétées où se complaisaient les classiques. Gautier, qui devait être si scrupuleux dans l’emploi des images, qui devait dire : « Mes métaphores se tiennent, tout est là, » Gautier en écrivant Albertus ne peut se refuser à des expressions démesurées ; une lettre que l’on jette au feu se tord comme un damné de Dante ; Véronique (la sorcière) écrit un billet :

...... Sa main rapide en son essor,
Comme un cheval de course à New-Market, à peine
Effleure le papier.

Cette enflure, qui à force de boursoufler les mots les fait paraître vides, Gautier ne l’a pas encore répudiée ; écoutez la déclaration d’amour qu’Albertus décoche à sa belle :

Un ange, un saint du ciel, pour être à cette place,
Eussent vendu leur stalle au paradis de Dieu,
...... et je vendrais mon âme
Pour t’avoir à moi seul, tout entière et toujours.

Que de fois on répétera cette phrase qui deviendra aussi banale que l’aurore aux doigts de rose ; elle restera dans le glossaire romantique, et si Gautier la fait vibrer dans une de ses strophes, il me paraît excusable, car il n’est pas encore majeur. On dirait qu’il a fourni le thème que tant d’autres doivent reprendre. Le maître lui-même, dans le rayonnement de sa gloire, n’a pas dédaigné en 1838 de faire parler Ruy Blas comme Albertus parlait en 1832 :

Oh ! mon âme au démon, je la vendrais…
Oui, je me damnerais !…

C’est à cause de son exagération même que cette pensée a été si souvent reproduite ; elle n’est sans doute devenue un lieu commun que parce qu’elle a été admirée quand elle a été exprimée pour la première fois.

Le romantisme avait révolutionné l’art théâtral, d’abord en particularisant les faits au lieu de les généraliser, mais surtout en remplaçant les récits de la tragédie par l’action du drame. Au lieu de raconter la mort d’Hippolyte et le trépas de Phèdre, on les eût mis en scène. Que l’on se souvienne des drames de Victor Hugo, prose ou vers, pas un qui n’ait son meurtre comme ceux de Shakespeare. La nouvelle école avait à sa disposition une pharmacie spéciale pleine de poisons, « qui, mêlés au vin, changent du vin de Romorantin en vin de Syracuse », et de contrepoisons « que personne ne connaît, personne, excepté le pape, M. de Valentinois et Lucrèce Borgia » ; elle possédait également une coutellerie gentiment assortie qui permettait de tuer à coup sûr. On se plaisait à ces brutalités, et cinq cercueils escortés de moines en cagoule n’étaient point pour mécontenter les spectateurs. Si le romantisme a commis quelques excès, il faut reconnaître qu’il avait le public pour complice. Au théâtre on ne devait rien cacher ; dans les poèmes, dans les romans on devait tout dire, en tenant cependant un certain compte de la pudibonderie bourgeoise et en ne heurtant pas de front les préjugés de la police correctionnelle. Les nuages dont Homère enveloppe Jupiter et Junon sur le mont Ida n’étaient plus de mise dans le ciel romantique qui voulait se dévoiler tout entier ; là où le bon Marmontel eût dit, comme dans les Incas : « Ses yeux parcourent mille charmes «, on détaillait les charmes scrupuleusement, par amour de l’art. C’était la loi. Théophile Gautier n’essaya point de l’éluder. Au moment où Albertus va entamer avec Véronique un de ces entretiens particuliers qui gagnent à rester secrets, le poète prend la parole et dit :

C’est ici que s’arrête en son style pudique.
Tout rouge d’embarras, le narrateur classique….
…Moi qui ne suis pas prude et qui n’ai pas de gaze,
Ni de feuille de vigne à coller à ma phrase,
Je ne passerai rien.


En effet il ne passe rien et « les rires frénétiques » se mêlent dans de justes proportions à « des rires extatiques », entrecoupés de quelques mots italiens. La passion littéraire le voulait ainsi ; dans certains poèmes, dans certains romans signés de noms célèbres en ce temps-là, on trouverait sans peine des descriptions qui n’ont certainement pas été faites ad usum Delphini. Après Albertus, Théophile Gautier publia : la Comédie de la mort, poème auquel sont réunies les poésies composées de 1833 à 1838. L’auteur a précisé les dates : « À une heure après midi, jeudi 25 janvier 1838, j’ai fini ce présent volume : gloire à Dieu et paix aux hommes de bonne volonté. » Le livre fut édité par Désessart, qui ne le paya pas[1].

Je ne serais pas surpris que la Comédie de la mort eût été, non pas inspirée, mais suscitée par l’Ahasvérus d’Edgar Quinet, qui eut un prodigieux retentissement lorsqu’il parut en 1833, soulevant des problèmes dont plus d’un esprit d’élite fut troublé. Interroger la vie, interroger la mort pour découvrir à quelle fin l’homme a été créé, c’était tentant pour un poète, même lorsqu’il sait que ni la mort ni la vie ne pourront répondre à la question que l’humanité s’est posée depuis sa naissance et qu’elle se posera tant qu’elle existera. C’est l’inconnu, c’est l’insoluble. Après tant d’autres, Théophile Gautier a voulu tourner autour du problème et il a écrit le poème auquel il eût pu donner pour épigraphe la dernière parole que prononça Walter Raleigh, avant d’aller s’agenouiller sur l’échafaud que le successeur de son ancienne maîtresse, Jacques Ier, avait fait dresser pour lui : « Le temps a emporté nos joies et notre jeunesse ; un peu de poussière dans une fosse sombre et silencieuse, voilà tout ce qui restera de nous. »

Le poète erre parmi les sépulcres ; les morts lui parlent, lui livrent leur secret qui ne lui apprend rien, car il en sait autant queux, puisque c’est sa propre pensée qu’il exprime par leur voix d’outre-tombe. Raphaël croit que le genre humain est mort parce que l’on ne sait plus peindre ; le docteur Faust, accablé du néant de la science, donne le précepte que tout sage devrait écouter :

Ne cherchez pas un mot qui n’est pas dans le livre ;
Pour savoir comme on vit n’oubliez pas de vivre :
Aimez, car tout est là !

Don Juan, le don Juan légendaire, l’homme des rapts, des séductions, de l’impiété, ce type du « libertin » comme le comprenait le xviie siècle, qui n’avait pas inventé « le libre penseur » que nous rencontrons aujourd’hui, n’est pas plus satisfait que Faust ; lui aussi, il reconnaît son erreur :

Trompeuse volupté, c’est toi que j’ai suivie,
Et peut-être, ô vertu ! l’énigme de la vie,
C’est toi qui la savais.

Gautier fait de don Juan un homme qui cherche, à travers la foule des femmes, l’idéal de la femme entrevu dans son rêve ; soit : mais alors ce ne doit être que pour pouvoir aimer. Don Juan, tel que je le conçois, ne se soucie guère d’être aimé ; il voudrait aimer et ne le peut, ce qui le fait fils de Satan.

Napoléon, « ce prince souverain patron des actes hasardeux », comme eût dit Montaigne, apparaît à son tour ; la gloire, l’ambition, le fracas des batailles, la fanfare des triomphes, qu’est-ce que cela ? Au lieu d’être un conquérant, dont le nom a rempli le monde et sonnera en toute postérité, ne vaut-il pas mieux être un chevrier et jouer de la flûte à sept trous pour plaire à Galatée. Donc aucun de ces trépassés choisis parmi les plus retentissants, parmi les plus enviés, n’a été content de son sort. C’est en cela qu’ils ressemblent aux vivants. Dans cet interrogatoire le poète n’a rien appris ; eût-il questionné le Çakya-Mouni, Mahomet et Moïse, il n’en saurait davantage. Courte ou longue, malheureuse ou prospère, la vie reste un problème indéchiffrable ; c’est pourquoi toute hypothèse est permise pour la prolonger ou la ranimer au delà des limites terrestres, car par elle-même, isolée des suites que lui attribuent les conceptions humaines, elle est incompréhensible.

La Comédie de la mort paraît être l’adieu de Gautier au romantisme ; l’influence en est encore très sensible, aussi bien dans la pensée qui a inspiré les vers que dans la forme dont ils sont revêtus, plus tard il s’en dégage ; son originalité apparaît dépouillée de toute réminiscence et enfin libre. Les vers placés à la suite de ce poème funèbre sont exempts du désespoir romantique dont l’expression est si excessive que l’on n’y croit guère ; mais on y retrouve des traces fréquentes de cette mélancolie maladive qui, à cette époque, a conduit tant déjeunes hommes au suicide. Gautier avait alors environ vingt-cinq ans ; c’est l’âge des tristesses sans motif, des alanguissements sans cause. Il n’y échappe pas :

Allez dire qu’on creuse
Sous le pâle gazon
Une tombe sans nom.
Hélas ! j’ai dans le cœur une tristesse affreuse !

Dans Thébaïde qui est un appel au Nirvanâ, dans le Trou du serpent, dans le Lion du cirque, on peut, sans longue recherche, trouver preuve du marasme auquel les rêveurs sont exposés plus que tout autre. Cette note triste, qui murmure comme un sanglot étouffé, n’a rien de voulu ; elle est naturelle, et n’est que l’indice d’un état d’âme. Cela est si vrai, que dans Ténèbres, une fort belle pièce écrite en 1837, Gautier donne un vers qui semble avoir été composé pour servir de devise à son existence entière, à son existence résignée et parfois si dénuée :

Je suis las de la vie et ne veux pas mourir !


Ces chants lugubres ne durent pas, ils s’évanouissent comme des nuages que dissipe un souffle de vent ; le soleil reparaît, le poète se ressaisit et il exulte quand il a bien travaillé :

Par Apollo ! cent vers ! je devrais être las ;
On le serait à moins, mais je ne le suis pas.
Je ne sais quelle joie intime et souveraine
Me fait le regard vif et la face sereine.

Il chante l’amour, les bois, la verdure, le premier rayon de mai ; il a oublié Albertus, et Véronique, et le sabbat, et les dagues de Tolède, et les pourpoints tailladés ; de son vêtement d’emprunt, il n’a rien gardé. Lorsque la vie pèse trop lourdement sur lui, il n’invoque ni les anges, ni les démons, il adresse un hymne au

Sommeil, dieu triste et doux, consolateur du monde.


Ainsi, à l’âge où toute exubérance est permise, où quelque folie même n’est pas déplacée, il fait l’école buissonnière hors du collège romantique, trouve sa voie et la suit imperturbablement. Beaucoup ne l’ont point imité, par cela seul qu’ils étaient loin, très loin d’avoir sa valeur. Ils se sont entêtés dans des formes que l’excès même a rendues immédiatement aussi surannées que les formes empruntées au pseudo-classique ; n’ayant point une pensée qui leur appartînt en propre, ils ont dénaturé les pensées d’autrui qu’ils ne comprenaient pas, ils ignoraient que vouloir être original, quand on ne l’est pas naturellement, conduit au ridicule, et ils ont jeté du discrédit sur le mouvement que Victor Hugo, Lamartine, Alfred de Musset, Théophile Gautier ont fait éclater avec tant de puissance. Gautier a écrit les Grotesques d’autrefois ; si quelque critique avisé veut rechercher les grotesques de la poésie romantique depuis 1830 jusque vers 1845, je lui promets une anthologie qui ne sera pas à dédaigner pendant les jours de spleen.

Dans l’auteur des vers complétant le volume de la Comédie de la mort, et dont les plus jeunes datent de 1838, il n’est pas difficile d’apercevoir l’artiste qui peindra les Émaux et sculptera les Camées. Certaines petites pièces, exquises de facture et de couleur, semblent les sœurs de celles qui naîtront dix ans plus tard et seront, pour ainsi dire, les filles préférées, les consolatrices du poète attristé. Le rythme est différent, mais le sentiment est le même, et c’est bien le futur auteur de Coquetterie posthume, qui a écrit :

Celle que j’aime à présent, est en Chine ;
Elle demeure, avec ses vieux parents,
Dans une tour de porcelaine fine.
Au fleuve jaune où sont les cormorans.

Et bien d’autres que l’on pourrait citer et que le lecteur a déjà nommées : la Caravane, la Chimère, le Sphinx et Pastel, que l’on ne peut se lasser de répéter.

Dans ce volume, les vers octosyllabiques sont rares, et cependant ce sera la forme définitive adoptée par Théophile Gautier. Déjà dans son étude sur Scarron il s’y attache ; il la loue et la préconise. « Le vers de huit syllabes à rimes plates, dit-il, offre des facilités dont il est malaisé de n’abuser point. Entre les mains d’un versificateur médiocre, il devient bientôt plus lâche et plus rampant que la prose négligée, et n’offre, pour compensation à l’oreille, qu’une rime fatigante par son rapprochement. Bien manié, ce vers, qui est celui des romances et des comédies espagnoles, pourrait produire des effets neufs et variés ;… il nous paraît plus propre que l’alexandrin, pompeux et redondant ;… il nous épargnerait beaucoup d’hémistiches stéréotypés, dont il est difficile aux meilleurs et aux plus soigneux poètes de se défendre, tant la nécessité des coupes et des rimes du vers hexamètre les ramène impérieusement. » Ce vers de huit syllabes, assez dédaigné jadis, presque exclusivement réservé aux bouffonneries et que l’on nommait le vers burlesque, Théophile Gautier s’en est emparé et en a fait le moule de précision où il a jeté sa pensée.

Dans le volume des Émaux et Camées, dans ce volume auquel il l’a travaillé pendant les vingt dernières années de sa vie, il n’a employé, sauf pour trois pièces, que les strophes de quatre vers octosyllabiques à rimes alternées, et en a tiré un parti remarquable. Chacune des cinquante-cinq pièces qui composent ce recueil est un bijou ciselé de main de maître, ciselé avec lenteur, avec prédilection, souvent corrigé, toujours amélioré. Dès qu’il se sentait libre et qu’il avait du loisir — « le loisir, cette dixième Muse et la plus inspiratrice », a-t-il dit —, il se réfugiait en lui-même, se refusant à toute préoccupation inférieure et il reprenait pour lui, pour sa propre jouissance, ce travail de poésie qu’il a tant aimé. Il l’a raconté, précisément dans les Émaux et Camées en termes que je citerai, car ils donnent une idée très nette de la solidité de son vers et du relief qu’il en obtient :

Mes colonnes sont alignées
Au portique du feuilleton ;
Elles supportent, résignées,
Du journal le pesant fronton.


Jusqu’à lundi je suis mon maître.
Au diable, chefs-d’œuvre mort-nés !
Pour huit jours je puis me permettre
De vous fermer la porte au nez.

Les ficelles des mélodrames
N’ont plus le droit de se glisser
Parmi les fils soyeux des trames
Que mon caprice aime à tisser.

Voix de l’âme et de la nature,
J’écouterai vos purs sanglots,
Sans que les couplets de facture
M’étourdissent de leurs grelots.

Et portant, dans mon verre à côtes,
La santé du temps disparu,
Avec mes vieux rêves pour hôtes,
Je boirai le vin de mon cru ;

Le vin de ma propre pensée,
Vierge de toute autre liqueur,
Et que, par la vie écrasée,
Répand la grappe de mon cœur.

Cette petite pièce toute personnelle, à la fois si délurée et si triste, semble être un avis au lecteur, car elle est immédiatement suivie de celle que le poète a faite pendant ses vacances de feuilletoniste : le Château du Souvenir. Il est seul, au coin de l’âtre, par un temps brumeux : les fantômes de son enfance et de sa jeunesse viennent lui tenir compagnie ; ils peuplent sa solitude, et leurs voix indécises parlent des choses d’autrefois, des bonnes choses du temps passé que l’on croit oubliées, qui ne sont qu’endormies et qui se réveillent aux heures de la mélancolie ; les premières demeures estompent leur silhouette à l’horizon voilé, les premières maîtresses reviennent et semblent se relever de leur tombe dans l’attitude dont le cœur a conservé l’image : celle dont la beauté éclate comme une grenade en été, celle qui est une fleur de pastel, une ombre en habit de bal, celle qui ressemble à la Vénus méchante présidant aux amours haineux, et à laquelle on peut dire :

Ô toi qui fus ma joie amère,
Adieu pour toujours… et pardon !

Les anciens compagnons du Cénacle se dressent à leur tour et sonnent la fanfare des jeunes années ; le poète se revoit lui-même, à peine se reconnaît-il ; c’est bien lui cependant, le portrait ne laisse aucun doute :

Dans son pourpoint de satin rose,
Qu’un goût hardi coloria,
Il semble chercher une pose
Pour Boulanger ou Devéria.

Terreur du bourgeois glabre et chauve,
Une chevelure à tous crins
De roi franc ou de lion fauve
Roule en torrent jusqu’à ses reins.

Il s’attarde auprès de ses souvenirs, avec eux il revit l’âge qu’il regrette, le passé le pénètre d’un charme auquel il voudrait s’abandonner ; mais le présent, toujours exigeant, toujours inopportun, frappe à sa porte, l’arrache à son rêve « et lui dit en vain d’oublier ». D’une tristesse attendrie, profondément humaine, sans gémissement ni récrimination, cette pièce me paraît une des plus belles d’Émaux et Camées.

Toutes, du reste, ont des qualités supérieures, pas une n’est médiocre, et elles ont cela de particulier dans l’œuvre de Théophile Gautier, qu’elles ont été, pour la plupart, inspirées par les incidents mêmes de sa vie. Il en est peu sur lesquelles on ne pourrait mettre un nom. Ce n’est certes pas un poème « à clef » ; mais chacune de ces poésies détachées porte un masque qu’il est facile de soulever et derrière lequel se cache le visage de doux fantômes dont le sourire semble flotter au-dessus des vers qui les célèbrent.

Comme il y a loin de ces strophes où vibre une âme attristée, mais sereine, toujours amoureuse du beau, artiste en toute conception, encore ardente malgré les brumes qui pèsent sur elle ! comme il y a loin de cette sagesse généreuse aux furibonderies sataniques d’Albertus, aux lugubres enquêtes de la Comédie de la mort. Le temps a fait son œuvre. L’homme est semblable aux silex qui tombent des falaises et glissent dans la mer. Lorsque la couche calcaire dont ils sont enveloppés les laisse échapper, ils sont anguleux, dentelés, hérissés de pointes. L’océan les reçoit, les agite dans ses tempêtes, les berce de son mouvement rythmique et rejette sur ses bords le galet arrondi, toujours dur et résistant, gardant l’étincelle interne qui jaillit au moindre choc, mais ayant perdu, sous l’action des vagues — j’allais dire des années, — les aspérités dont il était déformé en ses jours primitifs. Des excentricités de sa jeunesse, apparentes dans ses vers bien plus que dans sa prose, Gautier n’a conservé en vieillissant que la vigueur et l’originalité dont elles étaient l’indice.

Toutes les pièces d’Émaux et Camées sont composées avec un art maître de soi, que nulle surprise ne peut dérouter et pour qui la poésie n’a pas de secret. Elles sont construites selon un plan déterminé dont l’auteur ne s’écarte pas ; la rime, si difficile qu’elle puisse se présenter, ne l’entraîne jamais hors de la voie qu’il s’est tracée, car il la force à obéir, et elle obéit, venant, à point nommé, compléter sa pensée, selon la forme voulue et le rythme choisi. Mérite peu commun, et que seuls peuvent apprécier les bons ouvriers de l’art des vers. Dans ce volume, plus qu’en tout autre peut-être, Théophile Gautier a mis en pratique la théorie qu’il a développée avec tant de raison, lorsque, parlant des Stances et Poèmes de Sully Prudhomme, il a dit : « Les moindres pièces ont ce mérite d’être composées, d’avoir un commencement, un milieu et une fin, de tendre à un but, d’exprimer une idée précise. Un sonnet demande un plan comme un poème épique, et ce qu’il y a de plus difficile à composer, en poésie comme en peinture, c’est une figure seule. Beaucoup d’auteurs oublient cette loi de l’art, et leurs œuvres s’en ressentent : ni la perfection du style, ni l’opulence des rimes ne rachètent cette faute. »

Dans ses poésies, aussi bien dans celles de la jeunesse que dans celles de l’âge mûr, Gautier a une qualité rare, si rare que je ne la rencontre, à l’état permanent, que chez lui : je veux parler de la correction grammaticale. Que l’on ne se récrie pas : être respectueux envers la grammaire est pour un poète un fait exceptionnel. Les plus grands parmi les classiques et parmi les romantiques en prennent fort à leur aise ; sous toute sorte de prétextes plus plausibles que réels, ils abordent résolument les fautes de syntaxe, qu’ils baptisent du nom de licences poétiques. L’accord des temps leur est particulièrement désagréable, et quand ils sont embarrassés par un subjonctif, ils ont promptement fait de le remplacer par un solécisme. C’est admis, ou du moins toléré, et ils ne sont point nombreux, ceux qui se sont refusés à ces écarts que sollicite souvent la contexture même du vers et que la prose d’aujourd’hui montre quelque propension à adopter. À cet égard, Théophile Gautier ne se dément jamais ; il garde, vis-à-vis de lui-même, une sévérité que sa connaissance approfondie de la langue française lui rendait peut-être facile, mais qui n’en doit pas moins être signalée. Cela tient surtout à ce qu’il attachait une haute importance à la forme et qu’il ne comprenait pas la forme sans la correction.

Cette préoccupation de la pureté du style est constante chez Gautier ; elle le domine et ne l’abandonne jamais ; elle apparaît aux premières heures du début, dans sa prose plantureuse, dans ses vers parfois excessifs, et on la retrouve, impérieuse et obéie, lorsque, parvenu à la grande maîtrise, il élague sa phrase, et transpose avec netteté ce qu’il a vu et ce qu’il a rêvé. Il en arrive à supprimer presque complètement les métaphores : on dirait que l’appareil des comparaisons lui semble trop compliqué. Il les remplace par le mot faisant image, attiré, à son insu, vers la simplicité qui est le propre des écrivains de race et d’expérience. Être simple, c’est, je crois, le meilleur moyen d’être compris du public, et c’est ce que cherche tout auteur sincère, quoique quelques-uns aient prétendu, ou voulu prétendre, qu’ils n’écrivaient que pour un nombre restreint de lecteurs. Joubert donnait un conseil excellent à M. Molé, lorsque, à la date du 21 octobre 1803, il lui disait : « Songez à écrire toujours de sorte qu’un enfant spirituel pût à peu près vous comprendre et qu’un esprit profond trouvât chez vous à méditer. » En somme, être compris de tout le monde, c’est l’ambition des écrivains ; ceux qui disent ne s’en soucier, font supposer qu’ils ne sont pas de bonne foi.

La forme ! je sais ce que Bridoison en pense ; néanmoins c’est une grave question que l’on a souvent agitée, précisément à propos de Théophile Gautier, à qui l’on a reproché, sans motif bien sérieux, d’y avoir trop sacrifié. On lui a imputé à défaut une qualité qui lui était naturelle et qu’il a développée par l’étude ou, pour mieux dire, par l’exercice même de son art. Il avait sa forme, bien à lui, exclusive pour ainsi dire ; il l’a perfectionnée tant qu’il a pu ; il l’aimait, ne s’en cachait pas, mais il n’a jamais tenté de l’imposer à personne. La forme n’est pas « une », heureusement ; elle est multiple et elle doit l’être sous peine de tomber dans un insurmontable ennui. La forme correspond aux idées, s’y adapte et les fait valoir. Chacun a la sienne qui se manifeste vaille que vaille ; en telle matière, imitation est synonyme de stérilité. La prose de Bossuet ne ressemble point à celle de Voltaire qui ne ressemble point à celle de Pascal qui ne ressemble point à celle de Montesquieu. Ce sont là quatre formes différentes, et ce sont quatre formes admirables. L’une est-elle supérieure à l’autre ? on en peut douter ; affaire de goût pour le lecteur, qui est toujours libre déjuger par prédilection.

Une parole a été prononcée dont Gautier se serait engoué. Cela est bien possible, car le romantique de 1830, le membre du Cénacle, n’était point pour se déplaire aux paradoxes ; mais qu’il ait accepté cette parole comme une maxime d’art, propre à servir de devise et de mot de ralliement à une école littéraire, je ne le pense pas. Malgré l’ironie que cachait sa douceur, malgré une certaine naïveté que l’expérience de la vie n’avait pu complètement détruire et qui souvent lui faisait adopter, pour un moment, des formules dont l’étrangeté l’avait séduit ; malgré sa bonhomie qui le rangeait volontiers à l’avis de ses interlocuteurs, il possédait un bon sens imperturbable que ses curiosités d’artiste, que les discussions esthétiques auxquelles il avait été mêlé, que sa propre fantaisie même n’ont jamais déconcerté, et il était incapable — que l’on me pardonne le mot — de prendre des vessies pour des lanternes.

On aurait promulgué, en sa présence, cet aphorisme : « De la forme naît l’idée », et tout de suite il l’eût adopté sans réserve, comme s’il eût trouvé la solution du problème longtemps cherché ou l’expression d’une de ces vérités éclatantes que nulle âme honnête ne peut repousser. Je crois qu’à cet égard on s’est fait illusion. Les convictions de Gautier en matière d’art étaient si fortes, qu’il ne lui était pas difficile de rester indifférent aux opinions d’autrui. Souvent même il semblait les approuver, afin d’éviter la discussion qu’il n’aimait pas, car il savait combien elle est stérile et parfois déloyale. Certes Gautier soignait sa forme et lui attribuait une grande importance — toute son œuvre le démontre —, mais il savait qu’elle n’est que l’agent de transmission de l’idée. Son opinion ne dépassait pas la théorie saint-simonienne qui fait de l’une l’égale de l’autre. Que, dans des causeries intimes, entre compagnons de lettres, il se soit laissé aller à des boutades qui lui étaient familières, cela n’a rien de surprenant ; mais, s’il eût soupçonné qu’elles seraient recueillies et publiées plus tard, il les eût gardées pour lui et s’en serait diverti dans le huis clos de sa cervelle. Jamais la forme n’est assez soignée ; il le croyait et faisait bien ; il le répétait à qui voulait l’entendre ; mais entre cela et dire que c’est la forme qui est la mère, la génératrice des idées, il y a un abîme, et cet abîme, sa raison ne l’a jamais franchi. Sous les formes les plus admirables de la littérature française, on trouvera toujours le fait ou la pensée dont elle n’est que l’enveloppe : l’une fait valoir l’autre, ceci n’est pas douteux ; mais la seconde peut, jusqu’à un certain point, se passer de la première et faire son chemin dans le monde.

Est-ce vraiment la forme qui constitue la beauté du sonnet d’Arvers ? Pour « se mettre en train », Stendhal lisait un ou deux chapitres du code civil : on le reconnaît à son style ; cela ne l’empêche pas d’avoir fait la Chartreuse de Parme. En laissant de côté le xixe siècle, afin de ne blesser aucune susceptibilité, on conviendra que bien des romans ont été publiés en France avant la première heure de l’an 1801 ; on les peut compter par milliers et par milliers de volumes. Beaucoup ont soulevé l’enthousiasme et ont exercé de l’influence sur les mœurs de leur époque ; combien en reste-t-il ? Et j’entends par romans les œuvres d’imagination pure, dégagées de toute préoccupation de propagande philosophique. En faisant abstraction de Gil Blas, œuvre initiale et féconde d’où doit sortir le roman de mœurs, il en reste trois qui ne se sont souciés ni de la mode, ni de la vogue, qui ont résisté au temps, qui ont fait battre tous les cœurs, charmé tous les esprits et qui à cette heure n’ont encore rien perdu de leur jeunesse : c’est la Princesse de Clèves, Manon Lescaut, Paul et Virginie. Est-ce bien trois romans qu’il faut dire ? n’est-ce pas plutôt trois récits ?

En vérité, la forme est pour bien peu de chose dans ces trois chefs-d’œuvre ; les auteurs ne s’en sont guère préoccupés et le lecteur ne s’en préoccupe pas. L’émotion n’en est pas moins d’une intensité qui va jusqu’à l’angoisse. Léon Gozlan le constatait avec surprise et disait : « Si nous écrivions comme ces gens-là, on nous jetterait des pierres. » J’imagine cependant que l’auteur des Nuits du Père-Lachaise n’eût point été trop humilié d’avoir fait Paul et Virginie, voire même la Chaumière indienne. Si la perfection de la forme ouvre seule la porte de la postérité aux œuvres d’imagination, d’où vient le succès persistant que la traduction de certaines œuvres étrangères a obtenu en France ? Il ne faut point se payer de vaines paroles qui, toutes séduisantes qu’elles soient, ne sont que l’expression d’un paradoxe éclos dans la cervelle d’un homme de talent, en un jour de mauvaise humeur ou de gaieté. L’idée naît si peu de la forme, que sans l’idée la forme ne pourrait exister.

Si les auteurs de la Princesse de Clèves, de Manon, de Paul et Virginie ont trouvé, pour ces trois nouvelles, le style qui ne vieillit pas, c’est précisément parce qu’ils n’ont point cherché le style et qu’ils se sont contentés de traduire, le plus honnêtement possible, leurs pensées et leurs impressions. La simplicité de la forme est égale à la simplicité de la conception, entre elles nul désaccord ; elles sont vraiment faites l’une pour l’autre et il en résulte une merveilleuse harmonie. Ernest Renan, à qui l’on ne contestera pas l’art et la science d’écrire, la connaissance des élégances exquises, la grâce et l’habileté, a proclamé une vérité éclatante, lorsqu’il a dit, dans ses Souvenirs d’enfance : « La règle fondamentale du style est d’avoir uniquement en vue la pensée que l’on veut inculquer, et par conséquent d’avoir une pensée. » C’est la glose de la phrase écrite par Balzac dans Un Prince de la Bohème : « Le style vient des idées et non des mots. »

Chez Gautier, l’idée se créait enveloppée de sa forme, toute vêtue pour ainsi dire ; les deux opérations de l’esprit étaient simultanées : c’est pourquoi il écrivait sans se corriger et presque toujours sans se relire ; il n’avait qu’à écouter sa propre dictée. Son esthétique, peu compliquée, consistait à exprimer de son mieux ce qu’il avait conçu. Par elle-même, la littérature lui paraissait un art complet, émancipé de toute ingérence philosophique, politique et sociale. Il repoussait énergiquement tout le fatras de la métaphysique où George Sand s’est souvent embrouillé, dédaignait, comme inférieur, le roman dit à tendances et affirmait, par ses préceptes comme par son œuvre, que l’on ne doit pas chercher les éléments d’une production littéraire ailleurs que dans sa propre imagination. Il avait, comme chacun, des préférences pour telle ou telle façon de concevoir et de pratiquer l’art des lettres, mais il avait l’esprit trop éclairé pour n’être pas éclectique. Il admirait le beau là où il le rencontrait, il ne s’avisait pas de lui demander son extrait de baptême et lui souhaitait la bienvenue. Cet acte d’équité lui était facile, car, malgré les attaches de sa jeunesse, malgré les admirations persistantes et justifiées de son âge mûr, il était indépendant, se sentant assez fort pour n’appartenir à aucune coterie, assez maître pour n’être d’aucune école. À cet égard, il y eut en lui une sorte de contradiction qui ne fut qu’apparente et que je dois expliquer en rappelant qu’il a dit : « Dès 1833, j’avais enterré le moyen âge. »

Gautier, entraîné par sa passion pour l’art, poussé peut-être par l’instinct de la conservation personnelle qui si souvent nous guide à notre insu, a appartenu corps et âme à l’école romantique, car là seulement, en 1830, il trouvait la liberté dont son tempérament littéraire avait besoin pour se manifester sans contrainte. Jusqu’au bout il est resté fidèle aux principes qu’il avait adoptés, mais il y est resté fidèle non point par respect du pacte accepté, non point par habitude, mais par prédilection d’artiste, parce que ces principes étaient en concordance avec ses idées et avec ses aspirations. Il m’a dit un jour : « J’étais romantique de naissance ; » rien n’est plus vrai. L’école ne l’a pas enrégimenté, il en était avant qu’elle fût. Le résultat de ceci est assez singulier : il ne croyait pas aux écoles ; en revanche, il croyait aux individualités ; il ne se trompait pas. De tous ceux qui sont entrés dans la famille dont Goethe, Schiller, Chateaubriand, Byron, ont été les ancêtres, dont Victor Hugo a été le père, ceux-là seuls ont été supérieurs qui ont fait bande à part. Leur originalité a été fortifiée par le mouvement auquel ils se sont associés, mais cette originalité existait d’elle-même et tôt ou tard elle se serait révélée. Les hommes nés pour être capitaines ne restent pas longtemps confondus dans le rang des soldats. J’ai déjà cité Théophile Gautier et Alfred de Musset, qui eurent à peine le temps d’être des disciples qu’ils étaient déjà des maîtres.

Si Gautier ne croyait pas aux écoles, à plus forte raison ne croyait-il pas aux théories en art. Toute production d’une œuvre d’art — roman ou tableau, symphonie ou statue — est le résultat d’une gestation. Lorsque l’enfant est à terme, il vient au monde : viable ou non ? — personne ne le sait ; c’est l’avenir qui en décidera. C’est pourquoi, dans le monde des artistes, les déceptions sont si fréquentes, car nul ne sait, ne peut savoir, en vertu de quelles règles il faut produire. Aussi toutes les théories sont vaines ; le plus souvent, les disciples ne réussissent qu’en faisant le contraire de ce qu’on leur a enseigné, et en brisant le cercle où les leçons reçues les avaient enfermés : David a été l’élève de Vien, et Delacroix celui de Guérin. Non seulement les théories sont vaines, mais elles ne sont jamais que rétrospectives ; elles viennent toujours a posteriori, beaucoup plus pour justifier des défauts que pour préconiser des qualités. La plupart sont le produit de vanités blessées qui, étonnées sinon indignées d’être discutées, regimbent et veulent imposer, comme une loi nouvelle, précisément les défectuosités qu’on leur reproche. L’histoire du renard qui a la queue coupée est de tous les temps et de toutes les coteries. De son essence, l’art est infini et universel ; vouloir l’astreindre à des règles immuables, le cantonner dans des limites fixes, c’est le confondre avec le métier ; c’est prouver qu’on ne le comprend pas, car privé d’initiative il n’est plus.

Gautier professait un tel culte pour l’art, qu’il le préférait à la nature. Dans celle-ci il ne voyait guère qu’un document, plus ou moins correct, que l’artiste interprète, modifie selon ses aptitudes, sa vision et son génie ; celui qui la copie servilement peut être un artisan doué d’un sérieux talent d’imitation, mais il ne sera qu’un artisan, jamais un artiste. Aussi, tout ce qui se rapprochait de ce que l’on a nommé le réalisme, le naturalisme, lui déplaisait. Pour lui, une œuvre ne devenait complète que si l’homme y mettait son empreinte : j’entends celle que donnent les maîtres et qui reste immortelle. Aux plus belles montagnes il préfère le Parthénon ; les paysages qu’il a le plus admirés sont ceux de Claude le Lorrain, et la femme lui semblait inférieure à la statue. Tout jeune il a pensé ainsi ; ce que l’on appelle « l’âge des passions » a laissé intactes ses opinions d’artiste. Il a dix-huit ans lorsqu’il entre à l’atelier de Rioult : « Le premier modèle de femme ne me parut pas beau, dit-il, et me désappointa singulièrement, tant l’art ajoute à la nature la plus parfaite. C’était cependant une très jolie fille, dont j’appréciai plus tard, par comparaison, les lignes élégantes et pures ; mais, d’après cette impression, j’ai toujours préféré la statue à la femme et le marbre à la chair. » Il ne s’est jamais démenti et n’a cessé de proclamer la supériorité de l’art sur la nature, qu’en somme il ne paraît pas avoir beaucoup aimée. Son Tiburce de la Toison d’or lui ressemble singulièrement, car, « à force de vivre dans les livres et les peintures, il en était arrivé à ne plus trouver la nature vraie ». Et cependant, lorsqu’il est à Venise et que, saturé de tableaux, d’architecture, de tous les chefs-d’œuvre de la Renaissance, il débarque à Fusina, quel cri de joie en trouvant quelque verdure et en marchant à travers les herbes sauvages !

S’il était épris des arts littéraires et plastiques, il est un art en revanche qu’il dédaignait et auquel il est demeuré indifférent : c’est la musique. À propos d’une phrase jetée sur un album : « La musique est le plus cher et le plus ennuyeux de tous les bruits », on s’est demandé ce qu’il en fallait penser. Il faut en penser ce qu’il a pris soin de dire lui-même dans son étude sur Saint-Amant : « Je dois avouer que le grincement d’une scie ou celui de la quatrième corde du plus habile violoniste me font exactement le même effet. » Il dit, du reste, que Victor Hugo et Lamartine étaient atteints de la même infirmité.

Si, en ce qui concerne l’art et la littérature, Théophile Gautier a eu des idées très arrêtées, on serait embarrassé de déterminer quel fut son système philosophique ; à proprement parler, on peut dire qu’il n’en avait pas. Ces problèmes, insondables pour la plupart et que l’on n’essaye généralement de résoudre que par des hypothèses, ne l’effrayaient pas, mais ne l’attiraient guère : il aimait la quiétude de son esprit et eût craint de la compromettre en la troublant par un examen qui ne peut jamais aboutir qu’à une certitude relative. Le nom de Dieu se retrouve souvent dans ses vers, surtout dans ceux du début. Quel Dieu ? Il ne lui eût sans doute pas été facile de le désigner d’une façon précise ; en tous cas, c’est le Dieu qui aime, qui pardonne, qui comprend et qui n’en veut pas à l’homme d’user des facultés dont il l’a doué. Cette conception simple et consolante devait plaire à Gautier ; car si Dieu a créé l’homme à son image, il faut reconnaître que l’homme le lui a bien rendu. Il paraît n’avoir été animé que d’une religiosité vague penchant vers le panthéisme, sans rien de nettement défini ni de correctement orthodoxe.

Ce n’était point un sceptique, ce n’était pas un croyant ; c’était, en quelque sorte, un timoré. Comme ceux qui ont beaucoup, pour ne dire uniquement, vécu par l’imagination, il n’était point réfractaire au surnaturel et les enfers variés que les religions nous promettent ne le rassuraient pas ; tout en souriant, il disait : « C’est peut-être vrai. » Voyait-il, a-t-il vu des clartés au delà du tombeau ? je ne sais. La mort lui semblait froide, laide et noire ; il n’aimait pas à y penser. Il était respectueux, jamais il n’a raillé la foi d’autrui et il a dit : « Je n’ai, Dieu merci, aucune idée voltairienne à l’endroit du clergé ; » mais la clairvoyance de son esprit ne lui permet pas de fermer les yeux à la palpabilité des faits et il constate, en Espagne, à Cordoue, que le catholicisme, « miné par l’esprit d’examen, s’affaiblit de jour en jour, même aux contrées où il régnait en souverain absolu » ; plus loin, à propos des cathédrales qu’éleva la foi du moyen âge, il déplore l’affaiblissement des croyances, mais ce regret n’est que celui d’un artiste écœuré des médiocrités de son temps. Cela prouve que, comme George Sand, il avait une âme impossible à satisfaire avec ce qui intéresse la plupart des hommes.

En politique il est neutre, sans effort, par indifférence et surtout par dédain ; il trouvait que les gouvernements sous lesquels il avait vécu, se ressemblaient en ce point, que tous avaient eu peur de paraître avoir de l’esprit. Il les envisageait presque exclusivement dans leurs rapports avec les arts : cela lui donnait la partie belle lorsqu’il était en humeur de critiquer. Avant le ministère du 2 janvier 1870, la direction des beaux-arts était rattachée au Ministère de la maison de l’Empereur, dont le maréchal Vaillant était le titulaire. Gautier disait : « Choisir un maréchal de France, guerrier vénérable, mais dont l’esthétique laisse à désirer, pour donner l’impulsion à la peinture, à l’architecture, à la sculpture et à la musique, est une idée aussi pharamineuse que de confier le commandement des armées à Ingres, peintre de la Stratonice, ou à Adolphe Adam, chantre du Postillon de Lonjumeau. » Lorsque Théophile Gautier émettait des vérités aussi palpables, on souriait avec condescendance et on l’accusait de faire des paradoxes. Il en a fait beaucoup de semblables, car la matière lui était abondamment fournie. Le plus souvent, il levait les épaules, rêvassait à quelque poésie satirique, disait : à quoi bon ? et n’y pensait plus.

Comme la plupart des rêveurs, il avait quelque tendance à admirer les hommes d’action, et cependant toute violence lui répugnait ; la guerre lui faisait horreur et les révolutions le désespéraient. Son idéal n’était point de ce monde ; il eût voulu un état de civilisation où l’on eût honoré l’intelligence, la beauté, les arts, où tout l’effort eût porté vers l’agrandissement de l’esprit : quelque chose comme une abbaye de Thélème, sur le bord des golfes paisibles, à l’abri des bois de citronniers, en vue du Parthénon. Il était ainsi fait et n’y pouvait rien ; c’est pourquoi il s’est senti opprimé et a souffert ; la révolte eût été inutile et la lutte ridicule ; il le savait et fut un résigné.

Un résigné, c’est le vrai mot ; dans sa vie contradictoire à ses aspirations, il a tout supporté avec une sorte de fatalisme musulman. Par son métier de feuilletoniste dramatique, il a été parfois subordonné à des hommes dont l’intelligence et la probité douteuses justifiaient le mépris qu’il avait pour eux ; il les subissait en disant : « Il paraît que cela doit être, puisque cela est. C’est la juste punition de mon crime de pauvreté, et cependant, Dieu sait que si je suis criminel, c’est bien malgré moi. » Certes il a regretté de n’avoir pas l’aisance qui l’eût rendu indépendant ; il a regretté d’être forcé de vivre au jour le jour, à ce point que toute paresse, bien plus, toute maladie lui était interdite, sous peine de trouver vide la huche au pain et d’entendre les créanciers frapper à sa porte ; mais si on lui eût offert l’existence rêvée, l’existence de Fortunio, à la condition de renoncer à la poésie et de ne jamais plus écrire un vers, il eût repoussé l’offre, sans hésiter, et comme Antoine de Navarre, en son château de la Bonne Aventure, il eût répondu :

J’aime mieux ma mie, au gué !
J’aime mieux ma mie.

Il n’eut pas à résister, car on ne le tenta pas. Il ne connut guère la valeur de l’argent que par la peine qu’il eut à le gagner. Il ne sut jamais débattre ses intérêts : par insouciance, par la conviction qu’il y était malhabile, par pudeur de soi-même ? Je l’ignore, mais il fut le plus désintéressé des hommes, et, en cela, sa grandeur n’eut point de défaillance. Dénué de tout esprit d’intrigue, crédule comme ceux qui ne mentent pas, il ne se fit jamais valoir ; il n’a tiré d’autre parti de son talent que d’en subsister. Jamais il n’a daigné s’imposer : ce qui lui eût été plus facile qu’à tant d’autres que l’on pourrait nommer, car au besoin sa plume eût été redoutable. Le combat pour la vie, si fort en usage de nos jours, il ne l’a jamais livré : non pas qu’il manquât de force ou de courage, mais parce que les armes qu’il eût fallu employer répugnaient à la loyauté de ses mains et à sa conscience d’artiste. Il a rêvé une situation officielle, il a été surpris que ses aptitudes n’aient point été utilisées ; mais, pour obtenir ce qu’il désirait, il eût fallu se pousser en avant, et la muse le retenait loin de toute compétition. S’il n’a pu être « quelque chose », il a été quelqu’un ; ce qui vaut mieux pour sa renommée.

Plus la civilisation, poursuivant sa marche inéluctable, pénétrera dans la démocratie, moins les hommes pareils à Théophile Gautier, les rêveurs, les poètes, les amoureux de belles choses dont on ne vit pas, peut-être parce qu’elles sont immortelles, moins ces prédestinés trouveront de place dans la société humaine. Leur œuvre, n’ayant aucune utilité immédiate et ne représentant qu’une valeur idéale, sera de plus en plus dédaignée. L’heure est à l’action, le rêve est condamné. Chacun pour soi et le diable pour tous. On s’ouvre la route à coups de coude, sinon à coups de couteau. Au milieu de cette foule et de cette bataille, que peut faire le poète, j’entends le poète exclusif, tenant sa lyre en main et n’ayant d’autre souci que de l’empêcher d’être brisée dans la cohue des convoitises ? Il n’y a plus de François Ier pour distribuer des pensions aux ajusteurs de rimes, plus de prélats pour leur accorder des bénéfices, plus de grands seigneurs pour les aider à vivre. Cela me semble préférable ; la poésie a rejeté les livrées pour reprendre la draperie primitive ; mais le costume est parfois insuflisant et le poète en souffre. Qu’y peuvent les gouvernements ? Rien ou bien peu. On ne suscite pas les poètes ; les concours, les prix de poésie y sont impuissants ; on ne peut que les récompenser quand ils se sont manifestés ; je dirai plus, c’est un devoir, lorsqu’ils ont donné preuve de talent, de les mettre en situation de n’avoir pas à souffrir de la gêne et de développer leurs facultés, sans être condamnés à pourvoir, par un travail ingrat, aux nécessités de la vie. Lorsque Lamartine publia ses Méditations en 1820, Louis XVIII lui envoya la collection des Chefs-d’œuvre de la littérature française édités par Didot ; c’est fort bien, car Lamartine était riche ; s’il eût été pauvre, une pension eût mieux valu.

Gautier regrettait-il le temps où le poète, pourvu de pensions qui assuraient sa vie, pouvait, sans trop de préoccujîations matérielles, dévider le fil d’or de ses pensées sur le rouet des rimes sonores ? je n’en serais pas surpris. Il le dit implicitement lorsqu’il fait le compte des écus de Scarron et lorsque, racontant la plaisante contestation de Colletet contre Richelieu, à propos du mot « barboter » proposé par celui-ci, repoussé par celui-là, il s’écrie : « Heureux siècle que celui où un ministre comme Richelieu, entre tant de grandes choses qu’il faisait ou méditait, trouvait encore le temps de s’occuper des productions de l’esprit et de disputer avec un poète sur le plus ou moins de propriété d’un terme ! » Certes Gautier ne discuta jamais avec M. Rouher la valeur d’un mot, la coupe d’un vers ou la lettre d’appui, mais dans les dernières années du Second Empire il trouva — ce qui est plus important — des protections intelligentes qui le comprirent, l’adoptèrent et simplifièrent sa vie en la rendant moins pénible[2]. Par son travail régulier au Journal officiel, plus généreusement rémunéré, par une sinécure de bibliothécaire chez une princesse amie des lettres, il sortit enfin de l’atmosphère où il étouffait. Reçut-il, comme on l’a dit, une pension directement servie par le cabinet impérial ? je l’ignore, mais je ne le crois pas. Il n’eût pas, du reste, été le seul : Napoléon III goûtait peu la littérature et ne comprenait rien aux arts ; mais lorsqu’on lui signalait quelque bonne action à faire, sa générosité n’hésitait pas. Le budget annuel des bonnes œuvres — secourables et protectrices — pris sur sa cassette particulière était fixé à 3 500 000 francs10 000 francs par jour ; — les lettrés et les artistes de son temps ont pu le savoir. Que cet hommage rendu à la vérité soit à la louange du souverain déchu.

L’existence se montrait donc plus propice envers Gautier ; il put se croire pour toujours à l’abri des tracasseries et des difficultés qui le harcelaient depuis si longtemps ; de plus, toute quiétude semblait acquise à son avenir, car on lui avait montré du doigt un siège au Sénat, près de celui où Sainte-Beuve s’était assis. Le songe était trop beau qui devait bercer ses vieux jours. Il vivait dans la féerie de son rêve ; brutalement le décor changea, et le pauvre poète sombra dans le désastre où la France faillit périr. La guerre, la révolution du 4 Septembre, l’investissement de Paris, la Commune l’assommèrent. Il mit deux ans à en mourir, mais il en mourut, et il ne fut pas le seul qui n’eut plus la volonté de vivre après tant d’infortune. S’il n’a pas désespéré de notre pays, il a été désespéré de ses souffrances héroïques ; il a entendu les petits enfants pleurer parce qu’ils avaient faim ; il a vu brûler Paris, il a parcouru les ruines de nos maisons, de nos monuments incendiés par l’envie, l’alcoolisme, la bêtise, et il a été stupéfait : « Eh quoi ! cette civilisation dont on est si fier recelait une telle barbarie ! Nous aurions cru, après tant de siècles, la bête sauvage qui est au fond de l’homme mieux domptée. Quel est l’Orphée, quel est le Van Amburgh, doctus lenire tigres, qui l’apprivoisera ? » De ce jour, Gautier fut écrasé.

Le sentiment de la patrie, sa croyance à des mœurs moins criminelles, son amour pour les lettres plus dédaignées que jamais, la foi en sa propre sécurité de nouveau et pour longtemps compromise : tout se lamentait en lui. Il ne se sentait plus la force de lutter ; il disait : « Je vis par habitude, mais je n’ai plus envie de vivre. » Par une action naturelle de l’esprit et comme pour échapper aux obsessions du moment, il se reportait par la pensée aux heures de la jeunesse ; il fouillait le cimetière de sa vie passée, et au milieu de la cendre des souvenirs il découvrait des bijoux, ainsi qu’il en a trouvé dans la tombe d’Aria Marcella.

Sa vie avait été faite de déceptions, et la plus amère fut peut-être de savoir qu’il devait sa célébrité plus à ses feuilletons qu’à ses poésies. N’est-ce pas cela qu’il a voulu dire, lorsque, parlant de lui-même, il a écrit : « Ce poète qui doit à ses travaux de journaliste la petite notoriété de son nom, a naturellement fait des œuvres en vers » ? Tous ses rêves s’étaient évanouis les uns après les autres ; il restait en présence de la vieillesse qui s’approchait, travaillant toujours, mais affaibli déjà par un mal encore ignoré. Parmi les désirs qu’il avait formulés, un seul subsistait. Il eût voulu être de l’Académie française, où son talent d’écrivain, sa connaissance profonde de la langue, avaient, depuis tant d’années, marqué sa place. Il était fatigué et surpris de faire un si long stage sur cet illustre quarante et unième fauteuil où Balzac et Alexandre Dumas, deux grands novateurs de lettres, s’étaient assis avant lui. Trois fois déjà il avait frappé aux portes rebelles. Le 2 mai 1866, il se présente pour succéder au baron de Barante, le père Gratry est élu ; le 7 mai 1868, il sollicite la place laissée vacante par la mort de Ponsard, on lui préfère Autran ; le 29 avril 1869, il se porte candidat à l’élection destinée à remplacer Empis : après quatre tours de scrutin, Auguste Barbier, que dans Italia il avait appelé le bilieux poète, sortit vainqueur tic la lutte, qui fut chaude.

L’Académie regretta, je crois, l’exclusion qu’elle avait donnée à l’auteur de tant d’œuvres dont notre littérature s’honore, et, en 1872, elle semblait décidée à accorder à ce grand lettré la consécration qu’il demandait. Avant qu’elle pût mettre son dessein à exécution, la mort avait élu le poète qui en a chanté la comédie et qui n’eut même pas la consolation de porter l’habit à palmes vertes dont — comme tant d’autres — il s’était raillé aux jours de sa jeunesse. Cela ne rappelle-t-il pas certaines strophes du Romancero de Henri Heine ? Le shah Mohammed se souvient du poète Firdusi qui vit pauvre dans la ville de Thus et il donne ordre de lui envoyer « des présents équivalant au tribut annuel d’une province ». La longue file des dromadaires, chargés de cadeaux expédiés par le souverain, se met en marche. « Par la porte du sud, la caravane entra à Thus, avec des fanfares brillantes et en poussant des cris d’allégresse ; mais par la porte du nord, à l’autre bout de la ville, sortit, dans le même moment, le convoi funèbre qui portait au tombeau le poète mort Firdusi. »

La maladie qui, depuis les jours de la guerre et de la Commune, détruisait lentement la robuste constitution de Gautier, devint si menaçante, que nul espoir ne put subsister ; le 23 octobre 1872, il cessa de vivre à l’âge de soixante et un ans. Les affres de la mort lui furent épargnées, il s’endormit et ne se réveilla pas. Peut-être dans le rêve de son sommeil suprême a-t-il murmuré la parole de Feuchtersleben : « Je pars pour une étoile plus lumineuse. »

Je n’ai plus à parler de l’écrivain. De l’homme je ne dirai qu’un mot : il fut bon dans toute l’acception du terme et mit souvent en pratique, au service d’autrui, un de ses axiomes familiers : « Il n’y a que les pauvres qui savent dépenser l’argent. » Hospitalier comme un Arabe de grande tente, il reçut à sa table — à sa fort modeste table — tous les affamés qui venaient s’y asseoir. Pendant une des périodes les plus critiques de sa vie, aux années qui succédèrent immédiatement à la révolution de 1848, il hébergea, dans son appartement de la rue Rougemont, des camarades plus dénués que lui, et jamais l’idée ne lui vint de se soustraire à ces charges bénévoles qui accroissaient les charges obligatoires dont il était accablé. Il ne s’en vantait pas, il ne s’en plaignait pas ; je doute qu’il l’ait jamais raconté, mais, comme témoin, je lui dois de déposer et de dire la vérité.

Pour terminer et indiquer, sans insister, de quelles préoccupations sa vie fut troublée, j’emprunterai à l’ouvrage de M. Spoelberch de Lovenjoul[3] une lettre que l’on doit citer sans commentaire, car elle s’explique d’elle-même et projette quelque lumière sur les difficultés dont le poète fut sans cesse assailli. Il est à Pétersbourg, où il a été appelé pour collaborer à une publication qui, restant inachevée, lui cause une déception de plus. Il a reçu une lettre de ses sœurs et il y répond en ces termes le 17 décembre 1858 : « Tout mon regret est de n’être pas plus riche et de vous donner si peu. Je réponds de vous à nos chers parents morts, et, moi vivant, vous aurez toujours ce que je n’ai pas eu besoin de vous promettre, car vous saviez, sans que j’aie dit un mot, que je le tiendrai jusqu’à mon dernier soupir… Vous savez dans quel dégoût et quel ennui je suis des hommes et des choses ; je ne vis que pour ceux que j’aime, car, personnellement, je n’ai plus aucun agrément sur terre. L’art, les tableaux, le théâtre, les livres ne m’amusent plus ; ce ne sont pour moi que des motifs d’un travail fastidieux, car il est toujours à recommencer. N’ajoutez pas à tous ces chagrins des phrases comme celles qui terminent une de vos lettres, ou je me coucherai parterre et me laisserai mourir le long d’un mur sans bouger.… J’ai été bien triste, le 2 novembre, en pensant à tous ceux qui ne sont plus. Il faisait presque nuit à midi ; le ciel était jaune, la terre couverte de neige, et j’étais si loin de ma patrie, tout seul, dans une chambre d’auberge, essayant d’écrire un feuilleton qui ne venait pas et d’où dépendait, chose amère, la pâtée de bien des bouches petites et grandes. Je m’aiguillonnais, je m’enfonçais l’éperon dans les flancs ; mais mon esprit était comme un cheval abattu, qui aime mieux recevoir des coups et crever dans les brancards que d’essayer de se relever. Je l’ai pourtant fait, ce feuilleton, et il était très bien. J’en ai fait un le dimanche que notre mère est morte, et il a servi à la faire enterrer[4]. »

Cette lettre équivaut à une confession. En peu de lignes elle explique une existence : les sacrifices acceptés, le labeur forcé, l’œuvre accomplie pour ne point faillir à des devoirs dont on n’aperçoit ici qu’une part infime, la tendresse, le dévouement que ne peuvent entraver ni l’amertume de la vie, ni le dégoût du travail imposé, la détresse morale dont triomphe un infatigable esprit ; l’aveu est complet et doit être retenu. Ceux qui sauront lire cette lamentation, en soulevant les mots, pour pénétrer plus avant dans le cœur de l’homme, connaîtront Gautier tel qu’il fut et répéteront la parole que, dans ses jours de mélancolie, il a si souvent laissé tomber sur lui-même : « Pauvre Théo ! »

  1. Au mois d’avril 1890, j’ai marchandé chez un bouquiniste un exemplaire de la première édition de ce volume, grand in-octavo de 376 pages, en bel état de conservation ; le prix était de 300 francs.
  2. Par arrêté du 25 avril 1863. M. Rouland, Ministre de l’instruction publique, avait déjà accordé une indemnité annuelle de 3 000 francs à Théophile Gautier, qui, grâce à M. Jules Simon, la toucha jusqu’à sa mort.
  3. Loc. cit. introduction, xi.
  4. La mère de Théophile Gautier est décédée le dimanche 26 mars 1848.