Théophile Gautier (Du Camp)/Chapitre III

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 89-126).

CHAPITRE III

LE VOYAGEUR

Attaché à la glèbe du journal, pouvant à peine s’éloigner de Paris où il était retenu par l’obligation d’assister aux représentations dramatiques dont il avait à rendre compte, Théophile Gautier, semblable à un prisonnier qui contemple la campagne à travers les barreaux de ses fenêtres, regardait idéalement par-dessus les frontières et rêvait de s’en aller vers des pays qu’il ne connaissait pas. Il n’avait jamais voyagé, car je ne compte pas une excursion en Belgique faite en compagnie de Gérard de Nerval. Dans ses œuvres de première jeunesse, il ne ménage pas les allusions à sa vie sédentaire ; on en peut conclure qu’elle lui pèse et qu’il saisirait avec empressement le bâton blanc des poètes pèlerins. Il sentait peut-être instinctivement que les impressions recueillies sous des cieux étrangers seraient un complément fécond a son éducation littéraire déjà si riche ; il avait, pour ainsi dire, épuisé la civilisation au milieu de laquelle il se mouvait. Mentalement il en cherchait d’autres, celles surtout que le passé semblait avoir frappées d’un sceau indélébile ; il eût voulu parcourir des pays où les traces de l’histoire fussent restées apparentes dans les mœurs. Comme ceux qui sont tourmentés par le besoin des migrations, il se figurait les contrées auxquelles il aspirait, plus belles, plus étranges qu’elles ne le sont. Il les voyait à travers les songes évoqués par la poésie. Ainsi qu’Alfred de Musset, il pensait à Madrid, princesse des Espagnes ; de jolis vers mis en musique par Hippolyte Monpou lui promettaient des marquises « pâles comme un beau soir d’automne », et les Orientales, s’inspirant du Romancero, lui parlaient

Du fils de la renégate
Qui commande une frégate
Du roi maure Aliatar.

L’Espagne et l’Italie ayant fourni le cadre de presque tous les drames romantiques récemment éclos, c’est du côté de l’Italie et de l’Espagne que se tournaient les yeux. La ferveur littéraire tenait lieu de foi ; l’histoire était arrangée Dieu sait comme, mais on croyait à cette histoire, si dénaturée qu’elle fût, du moment qu’elle portait le costume moyen âge et qu’elle récitait quelques tirades sur les planches d’un théâtre « dans le mouvement ». On ne doutait ni de la galerie de portraits de Ruy Gomez, ni des narcotiques de la Thisbé, ni des meurtres, ni des incestes, ni de l’emphase, ni des anachronismes, ni des cacophonies ; on ne doutait de rien, pas même des petits soupers de Lucrèce Borgia. Les fantaisies les plus singulières des dramaturges, justifiées par la tradition des tolérances admises pour les œuvres destinées à la scène, étaient acceptées sans protestation par le public, qui trouvait tout simple que la femme d’Alphonse d’Este fît tuer un mari tous les soirs et quelques amants tous les matins. Je n’ai pas à dire que Théophile Gautier riait dans sa moustache de ces exagérations furibondes, mais il n’en subissait pas moins un attrait irrésistible vers les pays qui servaient de décors à toutes ces « machines », fabriquées d’invraisemblances, d’oripeaux, de faux sentiments et dont il ne subsistera bientôt que le souvenir, — s’il subsiste.

Un hasard permit à Gautier de faire enfin ce voyage d’Espagne dont le désir l’obsédait. Il était lié, depuis plusieurs années déjà, avec Eugène Piot, qui possédait pour tout ce qui concerne « les objets d’art et de curiosité », ainsi que disent les catalogues de l’hôtel des ventes, une instruction précise dont la sûreté n’était jamais en défaut. Il pouvait ignorer que Pandolfo Malatesta fit assassiner le comte Ghiazzolo dans le château de Roncofreddo, mais il connaissait certainement le nom de son armurier, la forme de son épée et la devise qu’il avait fait graver sur la lame. Dans diverses circonstances il a donné preuve d’un savoir spécial dont on est resté surpris. Grand amateur de « curiosités », les achetant bien, les vendant mieux, Eugène Piot s’était dit que l’Espagne appauvrie, ravagée par une récente guerre civile, devait receler bien des objets de haut goût — armes, tapisseries, tableaux — qu’il serait facile d’acquérir à bon compte. S’il était sûr de lui pour tout ce qui était armure, ameublement, poteries rares, ivoires et bijoux précieux, il était — à cette époque, du moins — parfois hésitant en présence d’un tableau de l’école espagnole, mal représentée alors en France par les maîtres secondaires, malgré les galeries du maréchal Soult et du marquis de las Marismas. Il pensa qu’il lui serait utile d’avoir pour compagnon de route un homme rompu aux difficultés de la peinture, capable de discerner la manière de faire de Zurbaran de celle de fra Diego de Leyva, et il proposa à Théophile Gautier de venir parcourir avec lui le pays de Murillo, de Velasquez et de Ribeira. Gautier accepta ; il se fit remplacer à la Presse et partit avec l’énergie joyeuse d’un écolier qui sort de son lycée pour entrer en vacances.

Je dirai tout de suite que le but principal, entrevu par Eugène Piot, ne fut pas atteint ; « les tableaux que l’on pourrait acheter sont d’horribles croûtes, dont la meilleure ne se vendrait pas quinze francs chez un marchand de bric à brac » ; à Tolède, où l’on comptait « trouver quelques vieilles armes, dagues, poignards, colichemardes, espadons, rapières,… à Tolède il n’y a pas plus d’épées que de cuir à Cordoue ». Sous ce rapport, la déception fut complète. L’Espagne heureusement leur réservait des compensations qui consolèrent insuffisamment Eugène Piot de sa déconvenue, mais qui laissèrent à Gautier d’inaltérables souvenirs. Malgré les voyages qu’il lit plus tard, celui qui lui donne les impressions les plus profondes, qui lui reste le plus cher, celui dont il parla toujours avec prédilection, c’est celui qu’il commença au mois de mai et termina au mois d’octobre 1840, alors qu’il avait vingt-neuf ans, c’est-à-dire toute l’ardeur, toute la force de la jeunesse tempérée par la maturité qui s’annonce. Vingt-sept ans après, lorsque, selon l’expression de Montaigne, il était déjà « vieil et asséché », il a dit : « Je ne puis décrire l’enchantement où me jeta cette poétique et sauvage contrée, rêvée à travers les Contes d’Espagne et d’Italie d’Alfred de Musset et les Orientales d’Hugo ; je me sentis là sur mon vrai sol et comme dans une patrie retrouvée. Depuis, je n’eus pas d’autre idée que de ramasser quelque somme et de partir ; la passion ou la maladie du voyage s’était développée en moi. »

Ce voyage, dont le récit forme actuellement un volume Charpentier de 375 pages, est peut-être le livre le plus intéressant de Théophile Gautier, parce qu’il s’y montre tel qu’il est, sans réserve, avec la sincérité d’un honnête homme, avec la naïveté d’un poète qui ne se soucie guère des opinions reçues et qui dit ce qu’il pense, simplement parce qu’il le pense, comme un enfant qui se dévoile tout entier en racontant ses impressions. Nul paradoxe ; la note est toujours vraie ; si elle choque, c’est qu’elle n’est pas comprise. Il a une vision de l’Espagne, il la reproduit de son mieux, c’est-à-dire très bien ; ceux qui regarderont le même pays sous un autre angle seront surpris, mais ne pourront jamais l’accuser d’inexactitude ; tout au plus, ils auront à reconnaître que leur attention n’a pas été appelée par ce qui suscitait son admiration. Pour me bien faire comprendre, je citerai un fait qui m’est personnel. Il n’y a pas très longtemps, je causais avec un homme qui habite un de nos départements du Midi, homme riche, considérable, dirigeant de grandes entreprises et distingué ; je lui parlais d’Arles et d’Avignon, du portail et du cloître de Saint-Trophime, des Arènes, des Eliscamps et du château des papes. Il répondit : « Cette région-là est bien changée depuis que la chimie a découvert la couleur rouge pour teindre les draps de troupes. Entre Avignon et Arles on ne cultive plus la garance ; vous ne reconnaîtriez pas le pays. » Les lecteurs de cette catégorie, qui sont, du reste, les plus honnêtes gens du monde, n’ont rien dû comprendre au Voyage en Espagne : Théophile Gautier ne parle pas leur langue.

Il est, pour ainsi dire, un voyageur abstrait, et, comme il ne se dément pas une seule fois au cours de son récit, on peut affirmer que cette « abstraction » lui est naturelle. Il reste indifférent à tout ce qui n’est point le voyage proprement dit, dénué de toute préoccupation autre que celle de bien regarder, pour bien voir et bien rendre ce qu’il a vu. Chez lui, « l’œil du peintre » a une puissance extrême, cet œil qui sait où se fixer, qui perçoit simultanément l’ensemble et le détail, la ligne et la couleur, qui emmagasine l’image contemplée et ne l’oublie jamais. Parfois il en arrive, par l’intensité même de la sensation éprouvée, à une transposition d’art ; le ut pictura poesis a été vrai pour lui, plus peut-être que pour tout autre. Du reste, il le proclame lui-même. Il s’excuse d’avoir donné quelques détails historiques sur la cathédrale de Tolède, presque comme d’une faute, tout au moins d’un entraînement involontaire, et il ajoute : « Nous ne sommes pas coutumier du fait, et nous allons revenir bien vite à notre humble mission de touriste descripteur et de daguerréotype littéraire. »

Quoique son érudition soit profonde, il ne la laisse point transparaître ; on dirait qu’il redoute de passer pour un pédant et que la tâche qu’il s’est imposée consiste simplement à raconter ce qu’il voit. Si, sur sa route, il rencontre quelque beau coléoptère, il ne s’inquiétera pas de savoir s’il a trois, quatre ou cinq articles au tarse, mais il constatera que ses élytres semblent taillés dans une émeraude ; s’il cueille une fleur, il lui importe peu qu’elle soit monogyne ou polygyne ; mais il dira, comme le Perdican d’Alfred de Musset : « Je trouve qu’elle sent bon, voilà tout. » Il écarte avec soin tout ce qui aurait l’air de ressembler à des expressions techniques, et il a raison, car la généralité des lecteurs ne les comprend pas ; c’est pourquoi il est très sobre d’archéologie, ce qui est digne d’éloge chez un apôtre de l’école romantique où les gargouilles, les mâchicoulis, les échauguettes en queue d’aronde étaient fort à la mode depuis la publication de Notre-Dame de Paris. Il lui suffit d’un mot pour indiquer un style et une époque ; il passe et ne s’attarde pas à décrire les arcs-doubleaux composés d’un faisceau de tores séparés par des gorges, ainsi que n’eût pas manqué de le faire un néophyte ayant un dictionnaire d’architecture à sa disposition.

Tout ce qui peut distraire son attention et le détourner du panorama déroulé sous ses yeux, lui est importun ; il est venu pour voir l’Espagne chevaleresque, l’Espagne du comte Julien, de don Gayféros, du Gid Campeador, de ce pauvre Abou-Abdallah-ibn-Mulei-Haçan que nous appelons Boabdil ; c’est là son but ; en vérité, il n’en cherche pas d’autre. L’occasion était belle cependant de parler du prince Godoy, du roi Joseph, de Ferdinand VII ; il ne prononce même pas leur nom ; c’est à peine si, en allant de Madrid à Grenade, il fait une allusion à la capitulation de Baylen. Quant à la politique dont l’Espagne est toute frémissante encore, quant à cette guerre civile qui vient de désoler la péninsule, inquiéter l’Europe et mettre la diplomatie aux abois, pas une parole ; et cependant Théophile Gautier est un des premiers voyageurs qui aient osé parcourir ce pays où les bandes récemment licenciées brigandaient volontiers au long des routes. Lorsque je dis qu’il n’en souffle mot, je me trompe ; il en parle : racontant une course de taureaux à Malaga, il dit : « Dans les temps de dissensions politiques, il arrive souvent que les toreros christinos ne vont pas au secours des toreros carlistes, et réciproquement. » C’est tout.

Laisser de côté la technologie archéologique que « les moyenâgeux » s’efforçaient de parler, dédaigner les théories historico-politiques inspirées par un voyage en pays étranger, c’était, à cette époque, faire acte d’indépendance. Que l’on ne s’y trompe pas, Gautier rompait en visière à l’école et sortait une fois de plus du sanctuaire. Il répudiait l’esprit d’imitation et saisissait sa propre originalité, sans emprunt à autrui, sans réminiscence d’une maîtrise admirée. Il était d’usage alors de gravir la montagne romantique, de s’arrêter sur le sommet et de laisser tomber sur les nations un regard d’ensemble d’où résultait un nouveau discours sur l’histoire universelle. Edgar Quinet, dans son Ahasvérus — qui est peut-être l’œuvre la plus lyrique et la plus forte du romantisme — se souvient des drames d’Eschyle et d’Aristophane et, intervenant par un chœur de vieillards, à la fin de la Seconde Journée, il trace à la France le rôle qu’elle doit jouer non seulement en Europe, en Orient, mais en Amérique ; il évoque les hommes de Lodi, de Gastiglione, de Marengo, « et demain et, toujours faites tourner autour de vous la ronde des nations sous l’harmonie de votre ciel ». Victor Hugo termine le Rhin par une conclusion qui est un livre à part ; rien ne lui échappe ni des choses d’hier ni de celles de demain ; il refait l’histoire, un peu à sa guise, par larges envolées : il tire d’énormes conséquences de causes imperceptibles ; il fait la leçon aux peuples et leur montre du doigt la route qu’ils ont à suivre ; tout poète, dit-on, se double d’un prophète ; il déchire les voiles qui couvrent les arcanes de l’avenir ; il vaticine ; hélas ! les destins n’ont point écouté ses paroles.

J’imagine que c’est l’intensité même de l’impression qui a maintenu Gautier dans la ligne étroite, mais féconde, dont il n’est pas sorti. Cette impression n’a été si profonde, si absorbante que parce qu’elle était, pour lui, une révélation de la nature, qu’il ne connaissait que très imparfaitement avant d’avoir abordé les premiers contreforts des Pyrénées. Ceci, je crois, n’a rien d’exagéré, et je m’explique. Enclos dans un mode de vivre relativement restreint, limité aux boulevards, aux théâtres, aux réunions d’amis, aux discussions littéraires, aux dîners en compagnie joyeuse ou renfrognée, Gautier n’était, pour ainsi dire, jamais sorti de Paris. Les ormeaux qui abritaient alors les promenades publiques, les marronniers du jardin des Tuileries, les taillis maigrelets du bois de Boulogne et du bois de Vincennes, l’herbe lépreuse des Champs-Élysées, représentaient une nature citadine et laide, déplaisante aux yeux, vieillotte, fanée, sans renouveau ni printemps, bien en rapport du reste avec la ville, qui était, sous le règne de Louis-Philippe, une des plus sales, une des plus tortueuses, une des plus insalubres de ce bas monde. Les Parisiens d’aujourd’hui, qui jouissent des admirables travaux dus au baron Haussmann et à Ferdinand Duval, ne s’en doutent pas ; mais pour se convaincre ils n’ont qu’à lire la succincte description du Paris d’autrefois écrite par Théophile Gautier lui-même, dans la notice nécrologique qu’il a consacrée au romancier le plus populaire de ce temps-là, à Paul de Kock[1].

Emprisonné dans cette existence conventionnelle où les décors de l’Opéra éclairés aux quinquets remplaçaient la placidité des paysages lumineux, n’ayant jamais vu de véritables forêts, de vraies montagnes, de vraies plages, de vraies mers, Gautier, bercé par la permanence de sa rêverie, s’était créé une sorte de nature imaginaire dans laquelle son esprit se complaisait d’autant plus qu’elle était plus invraisemblable ; au gré de sa fantaisie, il y faisait mouvoir les personnages de Watteau et de Boucher. Je crois qu’il est remonté plus loin que la régence et le rococo. Volontiers, guidé par Honoré d’Urfé, il a dû suivre la belle Diane de Chateaumorand qui, cachée sous le nom d’Astrée, enchantait le pays qu’arrose le Lignon « C’est un pays charmant que celui-là et que je regrette fort pour ma part. Les arbres y ont des feuillages en chenilles de soie vert-pomme, les herbes y sont en émail et les fleurs en porcelaine de Chine ; des nuages en ouate bien cardée flottent mollement sur le taffetas bleu du ciel. » Le bizarre et le recherché n’étaient pas pour lui déplaire ; le factice l’attirait, car il y voyait le résultat d’un effort ingénieux ; il estimait le précieux et ne s’en cachait pas : « La préciosité, cette belle fleur française qui s’épanouit si bien dans les parterres à compartiments des jardins de la vieille école, et que Molière a si méchamment foulée aux pieds dans je ne sais plus quelle immortelle mauvaise petite pièce[2]. »

Ces paysages lilas tendre et rose zinzolin qu’il apercevait à travers son rêve, qu’il aimait faute de mieux et qu’il n’avait peut-être imaginés que par aversion pour les ruelles boueuses que sans cesse il avait sous les yeux, ces paysages jolis et fardés jusqu’au ridicule, disparurent, comme un fantôme, au chant du coq, dès que Gautier, ayant pénétré en Espagne, se trouva face à face avec la nature, telle qu’elle est, et non telle que les hommes l’ont abîmée. La vieille Cybèle se montrait à lui dans toute sa nudité sereine, dans sa primitive splendeur, dans sa beauté sacrée : il en fut ébloui.

Il venait de découvrir l’inconnu, un peu comme La Fontaine avait découvert Baruch ; mais pour lui la découverte n’en était pas moins précieuse, car — surtout dans la vie littéraire — chaque fois que l’on acquiert une notion, que l’on détruit une ignorance, on fait une découverte nouvelle. Le changement même d’existence n’a pas été sans donner à son impression une acuité qu’il n’avait pas prévue. Au lieu de la température lourde, chargée de senteurs douteuses, assoupissante des salles de spectacle, au lieu du travail dans la chambre étroite, de la flânerie sur les boulevards où l’on est coudoyé par chaque passant, des repas dans les cafés rances où l’on est rassasié, dès l’entrée, par l’odeur des viandes mâchées, au lieu de ces dégoûts, de ces affadissements qui sont inhérents à toutes les grandes villes, la vie en plein air, la montagne abrupte, la gorge profonde, le fleuve à demi desséché où verdissent les herbes folles, le galop des mules bruyantes de grelots, la belle fille brune qui passe portant sur sa tête un vase de cuivre, les larges horizons, les couchers de soleil dorant la neige des cimes dentelées, quelquefois un palmier qui surgit tout à coup comme une évocation de l’Orient rêvé, et les souvenirs qui murmurent des noms légendaires, et les mosquées que le catholicisme a baptisées après les avoir arrachées à l’islam, et la jeunesse pour mieux savourer toutes ces jouissances dont on est pénétré pour la première fois.

Certes les lits de l’auberge sont durs, le vin sent l’outre en peau de chèvre où il a été contenu, les mendiants sont arrogants, les pavés sont pénibles aux pieds, les moustiques sonnent la charge et attaquent avec ardeur, les brigands sont peut-être embusqués à l’angle du chemin, les cahots sont intolérables dans la voiture mal suspendue, sur la route ravinée, qu’importe ! On est heureux, on est libre, mieux que libre, libéré, et volontiers on s’écrierait comme Goethe : « Ohé ! ohé ! J’ai mis mon bien dans les voyages et les migrations ! Ohé ! ohé ! »

Ceux qui ne sont pas de véritables voyageurs, c’est-à-dire qui n’ont pas voyagé pour voyager, sans autre intérêt que celui de leur culture intellectuelle, sans autre passion que le besoin de voir, ne me comprendront pas ; mais, après quarante-six ans, je ne puis me rappeler sans battement de cœur ma première journée de marche en Asie Mineure, lorsque j’allais de Smyrne à Éphèse et que je m’arrêtais à chaque pas, pour contempler les caravanes, les vols de cigognes, les tortues flottant sur le Mélès et les bois de pins parasols. Ces émotions que le souvenir garde en les embellissant, Théophile Gautier les a ressenties ; à certaines heures de sa course en Espagne, il eut des tressaillements et des vibrations qu’il a notés. Malgré le calme qu’il s’efforçait de conserver en toute occurrence, il ne peut s’en tenir. Il ne reste pas maître de son exaltation et il s’écrie : « J’étais réellement enivré de cet air vif et pur ; je me sentais si léger, si joyeux et si plein d’enthousiasme, que je poussais des cris et faisais des cabrioles comme un jeune chevreau ; j’éprouvais l’envie de me jeter la tête la première dans tous ces charmants précipices si azurés, si vaporeux, si veloutés ; j’aurais voulu me faire rouler par les cascades, tremper mes pieds dans toutes les sources, prendre une feuille à chaque pin, me vautrer dans la neige étincelante, me mêler à toute cette nature et me fondre comme un atome dans cette immensité. »

C’est bien cela, c’est bien cette joie extraordinaire de vivre qui saisit le voyageur, éperdu devant certains spectacles et comme enlevé à sa propre humanité par l’irrésistible besoin de s’anéantir dans l’âme universelle. J’ai chanté à tue-tête, au delà de Koseyr, en voyant les flots de la mer Rouge baigner les pieds de mon dromadaire, et plus tard j’ai eu les larmes aux yeux, lorsque, au soir, le coude de la route de Mar-Sabah m’a caché, au delà du lac Asphaltite, les montagnes que je contemplais depuis le matin. Au mois de janvier 1870, je rencontrai Gautier ; il était triste et dolent ; il me dit, avec une expression découragée, comme s’il sentait son dernier rêve lui échapper : « Hélas ! nous ne voyagerons plus ! »

La vivacité de l’émotion augmente encore chez Gautier la puissance de la vision ; ses yeux de myope fouillèrent partout, ne négligèrent aucun détail et gravèrent à jamais dans sa mémoire les images qu’ils avaient recueillies : ce qui lui donna une force singulière de description, lorsqu’il écrivit le récit de son voyage. Avec lui, il n’est plus question de cette phraséologie descriptive qui ne décrivait rien et que le romantisme, trop occupé a costumer de pied en cap les légendes du moyen âge, n’avait pas encore détruite. Les bosquets, les charmilles, les paysages « faits pour le plaisir des yeux » verdoyaient toujours par-ci par-là. Jean-Jacques Rousseau, qui se disait l’amant de la nature, mais qui n’en fut pas le peintre, n’avait point fermé son école de paysagiste ; son influence est encore très sensible dans les premiers romans de George Sand. Rousseau aime à « planer des yeux sur l’horizon de ce beau lac, dont les rives et les montagnes qui le bordent enchantaient sa vue ». Il ne peut se débarrasser d’une certaine philosophie grognonne et « poseuse » qui finit par devenir insupportable, car elle est voulue et fait partie du bagage de la sensibilité qu’il avait mise à la mode : « J’avais pris l’habitude d’aller les soirs m’asseoir sur la grève, surtout quand le lac était agité. Je sentais un plaisir singulier à voir les flots se briser à mes pieds ; je m’en faisais l’image du tumulte du monde et de la paix de mon habitation. » Chez Théophile Gautier, rien de semblable ; il est bien trop sincère pour ne pas rejeter ce fatras de rhétorique auquel l’auteur ne croit pas et que le lecteur ne croit pas davantage. Toute déclamation lui est inconnue, et l’on n’en peut trouver trace dans ses livres ; il ne pleure pas sur les ruines, un arbre brisé par l’orage ne lui rappelle pas la fragilité de la vie humaine et il peut regarder couler une rivière sans la comparer à la fuite des jours. On comprend que le lieu commun lui est odieux et que la platitude l’exaspère ; il en paraîtra sans doute paradoxal à quelques lecteurs, mais cuistre, jamais.

« Je m’assure que ceux qui n’ont pas tant voyagé que moi et qui ne savent pas toutes les raretés de la nature, pour les avoir presque toutes vues comme j’ai fait, ne seront point maigris que je leur en apprenne quelque particularité. La description des moindres choses est mon apanage particulier ; c’est où j’emploie le plus souvent ma petite industrie. » C’est Saint-Amant, le poète de Rome ridicule et de Moïse sauvé, c’est Saint-Amant, gentilhomme verrier et gros buveur, qui a écrit cette phrase ; mais elle revient de droit à Gautier ; ne dirait-on pas qu’elle a été faite par lui, pour lui ? Sa « petite industrie » ne fut point de mince valeur, car elle a doté la littérature française d’un mode de description inconnu, ou du moins fort mal pratiqué jusqu’alors. Gautier apporte à l’art de décrire une précision réellement extraordinaire. Son expression ne s’égare jamais ; elle n’est ni indécise ni confuse ; elle n’est pas spéciale, elle ne veut pas être savante ; elle est juste, ce qui n’a l’air de rien et ce qui est le comble du talent ; le mot employé est si bien là où il doit être, il est approprié avec tant de sagacité, que nul autre ne le pourrait remplacer. Ce résultat semble obtenu sans effort, naturellement pour ainsi dire : c’est le tour de force des grands écrivains.

Cette netteté de la description, qui transmet au lecteur l’impression reçue par le voyageur, a été poussée, pour la première fois, par Théophile Gautier à un degré supérieur ; cette note lui est personnelle, car nul ne l’avait encore donnée si ample, et je dirai si persuasive ; on l’a imité, mais non pas égalé ; à cet égard il reste sans rival. Cela seul, en dehors de ses autres qualités, en fait un maître, car, par l’unique essor de son talent individuel, il a remplacé une forme stérile par une forme féconde qu’il a créée. Quel que soit le talent de ceux qui sont venus après lui et qui viendront, il reste l’initiateur. Si je ne craignais de paraître prétentieux, je dirais qu’en dédaignant les à peu près et les équivalents douteux, en saisissant l’objet même, en le mettant en relief, en le plaçant avec exactitude, selon la nature qui lui est propre, sous les yeux du lecteur, je dirais qu’il a inventé la probité descriptive. Quelle que soit l’admiration dont il est saisi et qu’il laisse déborder avec une sorte de joie intime, il ne dépasse jamais la mesure, car chez lui — j’insiste sur ce point — l’esprit de justice est très développé ; il en résulte que l’équité le domine toujours, lui interdit les écarts auxquels les artistes ne sont que trop enclins, et le maintient en dehors de toute exagération. Aussi je n’hésite pas à dire que les récits de voyage de Théophile Gautier me semblent supérieurs à ceux de Victor Hugo : on dirait que celui-ci ne regarde qu’à travers une loupe ; il voit gros ; à ses yeux tout devient énorme : les paysages, les monuments subissent des déformations qui parfois les rendent méconnaissables ; descendre ou remonter le cours du Rhin après avoir lu le livre de Victor Hugo, c’est s’exposer à une déception certaine ; l’ampleur des images, les magnificences du style ont dénaturé le paysage et diminué le fleuve, les ruines, les cathédrales à force de les vouloir grandir. Avec Théophile Gautier, il n’en est pas ainsi ; la concordance entre la description et l’objet décrit est absolue, ce qui, pour un récit de voyage, est la qualité maîtresse. Aussi je comprends que, dans les Rayons et les Ombres, Hugo se soit écrié :

… Oh ! si Gautier me prêtait son crayon !

Ses idées préconçues, nées de rêveries romantiques sur l’Espagne, n’ont point obscurci son jugement et bien souvent se sont évanouies devant la réalité ; son enthousiasme est sérieux, mais sa bonne foi est plus sérieuse encore et rien ne la déconcerte. De même qu’il exprime sans scrupule son admiration, c’est sans fausse honte qu’il note ses déceptions ; elles sont nombreuses : il ne retrouve pas chez les femmes le type espagnol : la manola de Madrid « n’a plus son costume si hardi et si pittoresque ; l’ignoble indienne a remplacé les jupes de couleurs éclatantes brodées de ramages exorbitants » ; la jalousie n’existe guère en amour, quoi qu’en aient chanté les romances, quoi qu’en aient dit les jeunes premiers. « Le Musée d’artillerie de Paris est incomparablement plus riche et plus complet que l’Armeria de Madrid » ; il n’est pas jusqu’à Grenade dont « l’aspect général trompe beaucoup les prévisions que l’on avait pu s’en former ». Au cours de son récit, il remet toute chose au point et par la véracité de sa parole détruit plus d’une légende que l’on acceptait, sur la foi des poètes, des dramaturges et des voyageurs sans véracité.

Jamais peut-être, plus que dans ce Voyage en Espagne, il n’a laissé voir combien lui pesait la civilisation dans laquelle le hasard l’avait fait naître, cette civilisation où tout est prévu, où tout homme est étiqueté, où l’initiative individuelle est souvent contrariée par les exigences de la collectivité, où l’on doit naître, vivre, mourir selon la règle, où certain costume même est de rigueur, où l’amour n’est légitime que devant le notaire, où la poussée des foules contraint les âmes délicates à se replier sur elles-mêmes, où les entrepreneurs de journaux gourmandent les poètes et les menacent de les mettre au pain sec : toutes choses dont il avait souffert. Il se demande si, au lieu d’être civilisés, comme nous nous en vantons, nous ne serions pas des barbares décrépits. Aux hommes politiques, que la frénésie de leur ambition a entraînés dans les guerres civiles, il dit : « L’avenir ne saura que vous avez été un grand peuple que par quelques merveilleux fragments retrouvés dans les fouilles. » Il regrette le départ des Mores : « L’Espagne n’est pas faite pour les mœurs européennes. Le génie de l’Orient y perce sous toutes les formes et il est fâcheux peut-être qu’elle ne soit pas restée moresque ou mahométane. » À Cordoue, dans la mosquée, qui reste admirable, malgré les mutilations qu’elle a subies, il est plus affirmatif : « J’ai toujours beaucoup regretté, pour ma part, que les Mores ne soient pas restés maîtres de l’Espagne, qui certainement n’a fait que perdre à leur expulsion. »

Lamentations d’un artiste qui aime la couleur, les beaux harnachements, les combats chevaleresques, et qui, parfois, regarde trop l’histoire à travers le prisme déformant de la poésie. Si l’Espagne était restée sous la domination arabe, elle n’eût jamais connu les gloires de Charles-Quint. Puisque Mahomet a été « le sceau » des prophètes et que le Koran est la dernière révélation que Dieu ait daigné faire à l’humanité, les peuples qui se tournent vers la Mecque en invoquant Allah, sont condamnés à l’immobilité, c’est-à-dire à la décadence, à la défaite, à la soumission. Si Charles Martel, Jean Hunyade, Sobieski n’avaient vaincu les musulmans dans les champs de Poitiers, de Choczim et devant les murs de Vienne, l’Europe vivrait probablement aujourd’hui sous la loi du Koran ; pour mieux dire, elle dormirait, fataliste, veule, sans souvenir de la veille, sans souci du lendemain et se croirait quitte de tout devoir après avoir égrené son chapelet en énumérant les quatre-vingt-dix-neuf attributs de Dieu. Il est bon d’admirer l’architecture arabe, mais il faut admettre que les nations ne vivent pas que de colonnettes, de stalactites sculptées et d’archivoltes brodées en stuc.

Théophile Gautier, qui alors n’avait visité ni l’Algérie, ni le Caire, se figurait la vie arabe tout autre qu’elle n’est et surtout qu’elle n’était. À défaut de la réalité, il essaya de s’en donner l’illusion et il obtint d’habiter l’Alhambra, d’y dormir, d’y vaguer comme en son propre palais. Son imagination ne se fit faute, sans doute, de le peupler à sa guise et de s’y donner des fêtes où les almées dansaient l’abeille au son du derbouka et de la flûte à deux branches, car il a écrit : « Nous y restâmes quatre jours et quatre nuits qui sont les instants les plus délicieux de ma vie. « Je suis persuadé que seul l’amour de l’art a rendu ces moments aussi délicieux qu’il le dit ; cependant je me souviens de quelques vers des Émaux et Camées :

Au son des guitares d’Espagne
Ma voix longtemps la célébra ;
Elle vint, un jour, sans compagne,
Et ma chambre fut l’Alhambra.

Est-il seulement entraîné par une sorte d’amour rétrospectif vers l’époque de la domination more, qu’il se figure plus épique et plus grandiose qu’elle n’a été ? Il me semble que, s’il fait un retour vers le passé, c’est par esprit d’opposition, par mauvaise humeur contre les habitudes civilisées, les habitudes parisiennes qu’il a fuies avec empressement, et qui le poursuivent partout où il regarde, dans les villes, sur les routes, jusque dans les villages enfouis au fond des vallées. Chercher la couleur locale, les costumes éclatants, les sombreros, les pasquilles, et trouver les redingotes, les pantalons, les chapeaux gibus, les robes longues et les manches à gigot, c’est dur : il en souffre et ne peut s’en taire. En 1840, « les modes à l’instar de Paris » commençaient déjà à se généraliser et se substituaient aux vêtements de terroir, dont l’originalité était un régal pour les yeux de l’artiste. Qu’est-ce donc aujourd’hui que les grands magasins de confection « pour hommes et pour femmes », aidés par les chemins de fer, ont fait de l’uniformité de la teinte, de la coupe et de l’étoffe, le principal objet de leur exportation. Toute l’Europe s’habille de la même manière ; est-ce pour cela qu’elle est si laide ? « C’est un spectacle douloureux, dit Théophile Gautier, pour le poète, l’artiste et le philosophe, de voir les formes et les couleurs disparaître du monde, les lignes se troubler, les teintes se confondre et l’uniformité la plus désespérante envahir l’univers sous je ne sais quel prétexte de progrès. « Et plus loin : « Il deviendra impossible de distinguer un Russe d’un Espagnol, un Anglais d’un Chinois, un Français d’un Américain. L’on ne pourra même plus se reconnaître entre soi, car tout le monde sera pareil. Alors un immense ennui s’emparera de l’univers et le suicide décimera la population du globe, car le principal mobile de la vie sera éteint : la curiosité. » On n’en est pas encore au suicide, on en est seulement au pessimisme, qui est le bâillement de l’esprit ; mais, n’en déplaise aux mânes de Gautier, je crois que le costume n’y est pour rien.

Si, pour plus de commodité dans l’existence quotidienne, par économie peut-être, à coup sûr par esprit d’imitation, l’Espagne s’est peu à peu détachée des mœurs des ancêtres, elle retrouve ces mœurs tout entières, elle les ressuscite farouches, étincelantes, orientales dans les courses de taureaux qui sont comme un besoin du peuple et une gloire de la nation. En y assistant, Gautier ne se tient pas de joie ; il est « empoigné », comme l’on dirait aujourd’hui ; ni la longue attente, ni le soleil torride n’atténuent sa curiosité ; il s’associe aux émotions de la foule et, ainsi qu’elle, il s’enivre de carnage. Cet homme dont la douceur était proverbiale, ce poète dont l’intelligente mansuétude respectait toutes les manifestations de la vie, même dans les fleurs qu’il lui répugnait d’arracher de leur tige, ce philosophe, à qui la violence faisait horreur, est saisi d’admiration pour le sanglant spectacle ; il exulte, il bat des mains ; lui aussi, il est haletant et, selon les péripéties de la lutte, il crie : Bravo toro ! ou Bravo torero ! Contradiction étrange, qui s’explique par l’extrême développement du sens artiste, par l’attrait d’un drame où lien n’est fictif, par l’enthousiasme qu’inspire le courage, même lorsque le courage est inutile et cruel.

Toutes les fois que, pendant son voyage, Théophile Gautier peut assister à une course, il n’y manque pas et il se raille volontiers des moralistes doucereux et sentimentaux — dont je suis — qui blâment le goût de ce divertissement barbare ; il a pris soin de souligner ces deux derniers mots, afin de prouver en quel mépris il tient les « bourgeois » qui ne reculent pas devant de si pitoyables lieux communs pour exprimer la niaiserie de leurs pensées. Il voyage jour et nuit, il double les étapes, afin d’arriver en temps opportun à Malaga où l’on prépare des courses qui promettent d’être pleines d’intérêt. L’intérêt ne fit pas défaut, car, en l’espace de trois jours, vingt-quatre taureaux furent portés bas et quatre-vingt-seize chevaux furent éventrés. La spada — l’épée — la plus célèbre de ce temps-là en Espagne, Montés de Chiclana, y fut applaudie comme un empereur au jour de son triomphe et sifflée comme un chien qui se sauve. Il paraît que pour ces gens-là, non plus que Mirabeau, la roche Tarpéienne n’est loin du Capitole. Montès, se trouvant aux prises avec un animal redoutable, l’avait tué d’une façon peu correcte. « Quand on eut compris le coup, dit Gautier, un ouragan d’injures et de sifflets éclata avec un tumulte et un fracas inouïs : Boucher ! assassin ! brigand ! voleur ! galérien ! bourreau ! étaient les termes les plus doux. Aux galères, Montés ! au feu, Montès ! les chiens à Montés ! Jamais je n’ai vu une fureur pareille, et j’avoue, en rougissant, que je la partageais. Les vociférations ne suffirent bientôt plus ; l’on commença à jeter sur le pauvre diable des éventails, des chapeaux, des bâtons, des jarres pleines d’eau et des fragments de bancs arrachés. » Après la course, Montés partit « en jurant ses grands dieux qu’il ne remettrait plus les pieds à Malaga ». Juste punition, noble orgueil ! ne dirait-on pas Coriolan s’éloignant de Rome ou Scipion rédigeant son épitaphe : Nec ossu quidem habebis !

Que la vanité de ces tueurs d’animaux soit excessive et, partant, passablement comique, cela n’a rien de surprenant. Leur gloire, c’est-à-dire la rumeur qui s’élève autour d’eux, est d’autant plus retentissante qu’elle est de plus courte durée. L’enthousiasme des foules est comme la foudre qui fait beaucoup de bruit, s’apaise et ne laisse trop souvent que des ruines derrière elle. Montés a été le roi du jour ; il était l’idole de l’Espagne, on s’honorait de porter ses couleurs, et des femmes, que la destinée réservait à des trônes, le faisaient asseoir près d’elles, dans leur voiture, après la course. De Santander à Tarifa, de Salamanque à Tortose, pas un cœur qui ne battît pour lui ; il a eu tous les enivrements ; il a pu se croire le héros national et se comparer à Bernard de Carpio. Gautier, blasé cependant sur les succès de théâtre ou d’arène, dont il a été si souvent le témoin, est profondément ému des ovations faites au torero et il le dit avec sa bonne foi ordinaire : « Pour de pareils applaudissements, je conçois que l’on risque sa vie à chaque minute ; ils ne sont pas trop payés. » Soit ; je ne chicanerai pas, quoique ce ne soit pas l’envie qui me manque ; mais j’estime que Gautier a été trop loin et qu’il a dépassé sa propre pensée, lorsque, parlant de la minute où le torero est face à face avec le taureau, il écrit : « Il est difficile de rendre avec des mots la curiosité pleine d’angoisse, l’attention frénétique qu’excite cette situation, qui vaut tous les drames de Shakespeare. » Est-ce tout ? Non pas ; il faut que l’impression ait été d’une singulière violence, pour que le poète, ce délicat, cet amoureux des belles images et des rimes précieuses, ait fait l’aveu que voici, en sortant du théâtre de Malaga : « Je songeais à ce contraste si frappant de la foule du cirque et de la solitude du théâtre, de cet empressement de la multitude pour le fait brutal et de son indifférence aux spéculations de l’esprit. Poète, je me suis mis à envier le gladiateur ; je regrettai d’avoir quitté l’action pour la rêverie. La veille, l’on avait joué une pièce de Lope de Vega qui n’avait pas attiré de monde : ainsi le génie antique et le talent moderne ne valent pas un coup d’épée de Montés ! »

Horace n’a jamais regretté de n’être pas andabate, bestiaire ou mirmillon, et il a écrit : Odi profanum vulgus et arceo. N’est-ce donc rien que de se survivre, et Gautier, parlant ainsi, ne voit-il pas qu’il lâche la proie pour l’ombre ? Le coup d’épée du torero, « l’âme » de la chanteuse, l’ut de poitrine du ténor, la grimace du pitre, le geste du tragédien, le flic-flac de la danseuse, l’intonation des voix d’or, la démarche des Phèdres, la fureur des Camilles, le sourire des Célimènes soulèvent l’admiration du public, qui voudrait porter en triomphe ceux auxquels il doit quelques minutes d’émotion. Gladiateurs et virtuoses, mimes et déclamateurs ont eu leur jour ; ce jour passé, tout est fini pour eux. La mort met l’épée au fourreau, éteint la voix, brise le geste, interrompt l’entrechat ; rien ne reste, pas même un souvenir certain, car la parole est impuissante à faire comprendre la cause des ovations et de l’éphémère célébrité. Un quatrain, une page de prose, un tableau, une statuette suffisent à immortaliser un homme. La vraie gloire est celle qui subsiste en gardant ses preuves en main. Il vaut mieux avoir fait une chanson à boire que d’avoir tué tous les taureaux d’Espagne.

Ô Gautier, mon vieil ami, si Montés n’est pas encore tout à fait inconnu, c’est peut-être parce que tu en as parlé. Alfred de Vigny a été bien inspiré et a noblement revendiqué son droit lorsque, après avoir compté ses aïeux, ouvert leurs parchemins, visité leurs tombes, il s’est écrié :

C’est en vain que d’eux tous le sang m’a fait descendre ;
Si j’écris leur histoire, ils descendront de moi.


Accordons à Montés ce qui appartient à Montés : le courage et un applaudissement ; gardons au poète ce qui appartient au poète : l’inspiration, la grandeur de l’esprit et la durable renommée.

Pendant les six mois que Théophile Gautier passa en Espagne, il y fut heureux ou tout au moins satisfait, quoique la civilisation moderne y fût quelquefois plus avancée qu’il n’aurait voulu. À cet égard il semble un peu injuste, car il ne lui fallut pas moins de quatre jours et demi pour franchir les trente lieues qui séparent Malaga de Cordoue ; en cette circonstance, du moins, la civilisation espagnole, ou ce qui en tenait lieu alors, s’était mise en frais de coquetterie envers lui. Il a toujours aimé ce pays depuis qu’il l’a parcouru, d’abord parce que c’était le premier pays étranger qu’il eût visité, ensuite parce qu’il y rencontra des émotions nouvelles qui le charmèrent, enlin parce qu’il était jeune, vigoureux, ardent à toutes les curiosités, sans lourdes charges dans sa vie, sans regret du passé, sans inquiétude pour l’avenir et que son talent semblait mûr pour toute espérance. Aussi l’Espagne lui resta chère ; souvent, entre deux feuilletons, il s’échappait, traversait les Pyrénées, humait l’air des sierras, assistait à une course de taureau, et, vivifié par cette fugue en contrée amie de son rêve, il reprenait moins péniblement sa tâche de tous les soirs au théâtre, de toutes les semaines au feuilleton.

Lorsque, au mois d’octobre 1840, il débarque à Port-Vendres, il comprend qu’il laisse derrière lui quelque chose qu’il ne retrouvera plus : « Vous le dirai-je ? En mettant le pied sur le sol de la patrie, je me sentis les larmes aux yeux, non de joie, mais de regret. Les tours vermeilles, les sommets d’argent de la sierra Nevada, les lauriers-roses du Généralife, les longs regards de velours humides, les lèvres d’œillet en fleur, les petits pieds et les petites mains, tout cela me revint si vivement à l’esprit, qu’il me sembla que cette France était pour moi une terre d’exil. Le rêve était fini. » Regret de poète qui voudrait revoir les horizons et les vestiges des mondes évanouis qu’il a admirés. En notant cette impression de tristesse, bien connue des voyageurs, Gautier oublie que quinze jours auparavant, dans une auberge de Carmona, il s’est attendri à la vue de quelques lithographies coloriées représentant des scènes de la révolution de Juillet : « C’était un petit morceau de France encadré et suspendu au mur. » Là encore, la note est juste : à l’étranger, et si bien que l’on y soit, tout ce qui rappelle la patrie trouble le cœur et mouille les paupières.

Gautier ne s’était pas trompé ; le goût des voyages s’était empare de lui, goût tyrannique qui est une sorte de nostalgie à l’envers et qui devient une souffrance aiguë lorsqu’il n’est point satisfait. Aussi dès qu’il « avait réuni quelque somme », il partait. En 1845 il parcourut l’Algérie ; de cette excursion devait résulter un livre écrit et « illustré » par lui ; il y travaillait, lorsque la révolution de Février, mettant son éditeur en faillite et en politique, interrompit l’œuvre qui n’a jamais été reprise et dont il n’a paru que quelques fragments. Si, comme l’a écrit Gautier, son entrée au journal la Presse, en 1836, mit fin à sa vie indépendante, on peut affirmer que la révolution de 1848 a tué la tranquillité de son existence. C’est à partir de cette heure, en effet, que les difficultés s’accumulent autour de lui et l’étreignent si étroitement, que plus d’une fois il y faillit succomber. À force de patience et grâce à un labeur assidu, il avait vaincu la mauvaise fortune ; il sortait de la fondrière où il s’était si longtemps débattu, il en était sorti, lorsque la révolution du 4 septembre 1870 l’y replongea de nouveau. Douloureuse ironie du sort qui frappe par la politique un homme auquel la politique a toujours été si indifférente, qu’il n’a peut-être pas connu le nom des ministres de son temps. Peu de mois avant sa fin, alors qu’il était affaissé sous le poids de sa propre ruine, il s’écria : « Je suis une victime des révolutions. » On en a souri, on a eu tort ; il n’avait dit que la vérité.

En 1850, accompagné de Louis de Cormenin qu’il aimait tendrement, il partit pour l’Italie, et la visita depuis Domo d’Ossola jusqu’à Naples. Pendant près de deux mois, il prolongea son séjour à Venise, que l’aigle autrichienne venait de ressaisir. C’était bien alors la cité triste et touchante dont a parlé Edgar Quinet : « Venise morte, sur son coussin de soie, qu’un gondolier amenait à Josaphat à travers la tempête.  » Grâce au ciel, elle est ressuscitée avant le jugement dernier. Gautier fut conquis par la vieille ville des doges, du conseil des Dix, des gondoles et de la place Saint-Marc. Le livre qu’il lui a consacré — Italia — est entre toutes les mains. Le talent considérable que l’on constate à chaque page du Voyage d’Espagne s’est fortifié encore et concentré. Jamais la réalité — je ne dis pas le réalisme — n’a été poussée plus loin. Plus tard, Gautier a pu faire aussi bien, il n’a pas fait mieux, ni lorsqu’il décrit la Corne-d’Or, ni lorsque du haut du Kremlin il jette un regard d’ensemble sur Moscou. Il lui suffit d’une phrase, parfois d’un mot, et il fait une évocation dont la puissance est pour surprendre. Quel est le voyageur ayant été à Venise qui ne croira pénétrer dans l’église Saint-Marc, en lisant : « La première impression est celle d’une caverne d’or incrustée de pierreries, splendide et sombre, à la fois étincelante et mystérieuse » ? Venise tout entière revit ainsi, palpite et se ranime ; dût-elle disparaître dans un cataclysme, enlevée par la mer Adriatique qui aurait rompu la barrière des Murazzi, on la retrouverait sous la plume de Gautier. Ce qu’il avait fait pour Venise, il voulait le faire pour Florence, pour Rome, pour Naples, pour Pompéi qu’il eût, une seconde fois, déblayée des cendres du Vésuve. Ceci ne fut qu’un projet qu’il ne réalisa pas. Ce n’est point la bonne volonté qui lui manqua, ce fut le temps.

Il est difficile de comprendre qu’un des gouvernements sous lesquels Théophile Gautier a vécu, n’ait pas eu l’intelligence de tirer parti des facultés exceptionnelles de ce poète voyageur dont la véracité était si scrupuleuse. Pourquoi ne l’a-t-on pas détaché du feuilleton pour le lâcher sur le monde antique, sur l’Orient qui l’attirait et qu’il n’a pu qu’effleurer, car chacune de ses étapes se comptait par les pages de « copie « qu’il envoyait à son journal ; il évaluait les kilomètres par le nombre de lignes qu’ils lui coûtaient. Quels livres il eût rapportés d’Égypte, de Palestine, de Syrie, de Mésopotamie, de l’Hindoustan, de la Chine et du Japon. Nul n’y a pensé sans doute, dans « les hautes régions du pouvoir » ; nul ne s’est soucié d’accroître nos richesses littéraires, et comme Gautier n’était ni savantasse ni ennuyeux, on l’a dédaigné. La première vertu des hommes d’État doit être le discernement ; ceux qui auraient pu s’occuper de Gautier n’en avaient guère, car aucun d’eux n’a su reconnaître ses qualités éminentes. C’est au détriment des lettres françaises qu’on l’a laissé couché sur le lit de Procuste du rendu compte dramatique, où il lut toujours à l’étroit, où jamais il ne put s’étendre.

Je sais bien que Gautier avait de l’esprit, de l’imprévu, une originalité de bon aloi, une façon de dire irréprochable ; il n’en faut pas plus, mais il en faut autant, chez « le peuple le plus spirituel de la terre », pour n’être jamais considéré comme un homme sérieux : ah ! tu n’es pas un imbécile, eh bien ! tu n’es propre à rien ! Je dois ajouter, pour ne rien omettre, que le pourpoint rouge et les longs cheveux portés à la première représentation de Hernani ont pesé sur toute son existence, comme la Ballade à la Lune et le Point sur un i ont pesé sur celle d’Alfred de Musset.

En 1852, Gautier alla à Constantinople ; en 1858 en Russie ; ces deux voyages furent, comme les autres, faits à coups de « copie », au jour le jour, et il y eut parfois de terribles angoisses, quand le caissier du journal ou la poste était en retard. Lors de l’inauguration du canal de Suez, il s’embarqua pour l’Égypte, aux frais, cette fois, du Journal officiel. La malchance poursuivait le pauvre poète, qui se réjouissait d’aller saluer Abou-l’houl (le père de l’épouvante), c’est-à-dire le sphinx de Gyzeh, de gravir les Pyramides et de remonter le Nil jusqu’à Ibsamboul. À bord du Mœris, le bateau à vapeur qui le transportait à Alexandrie, il tomba et se brisa l’humérus du bras gauche. Il prit son parti avec une philosophie extérieure qui ne se démentit pas, mais le diable n’y perdit rien. Au lieu de faire un nouveau volume avec ce voyage, il dut se contenter de quelques articles sommaires qui ont été réunis à d’autres dans l’Orient[3].

Un de ces derniers voyages exerça sur lui une influence extraordinaire qu’il n’avait point prévue. Après avoir visité Constantinople, qui le dérouta un peu et ne lui plut que médiocrement, sans doute à cause des inquiétudes morales dont il y fut assailli, il s’arrêta à Athènes, y resta quatre jours, reprit sa route vers Venise, sa chère Venise, tant admirée, tant aimée, tant regrettée, et s’y reposa. Dès le surlendemain de son arrivée, il écrivit à Louis de Cormenin une lettre que j’ai sous les yeux et où je copie le passage suivant, qui est le témoignage de la loyauté d’un artiste incapable de tromper les autres en essayant de se tromper lui-même : « Athènes m’a transporté. À côté du Parthénon tout semble barbare et grossier ; on se sent Muscogulge, Uscoque et Mohican en face de ces marbres si purs et si radieusement sereins. La peinture moderne n’est qu’un tatouage de cannibales et les statues un pétrissage de magots difformes. Revenant d’Athènes, Venise m’a paru triviale et grotesquement décadente. Voilà mon impression crue. » Cette impression, il en a plus tard adouci la formule, tout en la maintenant, lorsqu’il a dit dans son autobiographie : « J’aimais beaucoup les cathédrales, sur la foi de Notre-Dame de Paris, mais la vue du Parthénon m’a guéri de la maladie gothique, qui n’a jamais été bien forte chez moi. »

En matière d’admiration, il n’est pas mauvais d’avoir beaucoup de maladies ; j’avouerai, pour ma part, que le Parthénon, dont la vue m’a frappé d’une commotion inexprimable, ne m’empêche point d’admirer les temples de Karnac et que même, après avoir séjourné assez longtemps à Athènes, je n’ai jamais pu entrer à Venise sans émotion. Dans l’expansion du génie humain, toute manifestation supérieure trouve sa place et a droit a la vénération. Le Panthéon de l’art contient plus d’une divinité ; il me paraît sage de les révérer, tout en gardant sa dévotion particulière et en faisant des oblations à celle qui s’identifie le mieux à nos aspirations ; il ne convient de dire aux artistes : un seul Dieu tu adoreras. Le paradis de l’art est fait comme l’Olympe d’Homère : les dieux s’y coudoient, s’y aiment, s’y disputent et n’en sont pas moins des dieux.

En regard de l’opinion de Théophile Gautier je mettrai celle d’un ancien élève de l’École normale, professeur apprécié, dignitaire de l’Université, de M. Daveluy. Il était directeur de l’École française lorsque j’arrivai à Athènes vers la fin de l’année 1850. J’allai le voir, et, tout en causant avec lui, j’apercevais, par la fenêtre ouverte, l’Acropole baignée de lumière, qui portait le Parthénon, le temple de la Victoire Aptère, le Pandrosium comme un triple diadème de beauté, de grâce et d’élégance. Je lui dis : « Que vous êtes heureux de pouvoir contempler cette merveille à toute heure du jour ! » J’étais mal tombé. Daveluy leva les bras avec emportement et s’écria : « Fermez les persiennes, tirez les rideaux, ce spectacle me fait mal ; le Parthénon est fastidieux, je ne veux plus que l’on m’en parle ; cette Grèce m’est une terre d’exil et d’épreuve ; on voit bien que vous n’êtes pas forcé d’y vivre ! » Et s’attendrissant, les larmes aux yeux, il continua : « Ah ! le jardin du Luxembourg, la cour de la Sorbonne, de ma vieille Sorbonne, la rue Saint-Jacques ! Plusieurs fois il répéta d’une voix émue : « La rue Saint-Jacques ; la rue Saint-Jacques ! » Il laissa tomber sa tête entre ses mains et resta silencieux. Le pauvre homme regrettait son pays, et ne se souciait guère d’Ictinus, de Callicrate et de Phidias. Il était encore, bien malgré lui, à Athènes, lorsque Théophile Gautier y passa ; s’ils se sont rencontrés, leur conversation a dû être intéressante.

L’opinion de Gautier, d’un membre du cénacle, du chevalier des grandes batailles livrées au classique, peut paraître étrange ; elle ne l’est pas cependant et elle n’a surpris aucun de ceux qui ont vécu dans son intimité. Comme la jeunesse de son époque, comme les rêveurs et les artistes se sentant « quelque chose là », il avait été séduit, entraîné par le mouvement romantique, que l’on prit pour une révolte et qui était — heureusement — une révolution d’où naquit un nouvel ordre de choses littéraires. Il eut des exagérations, des « flamboiements », des enthousiasmes excessifs, il aima les dagues, les morions, les souliers à la poulaine ; cela est bon. Pour avoir quelque valeur dans l’âge mûr, il faut peut-être avoir été un insurgé aux heures de l’adolescence. Malgré les folies de l’école nouvelle auxquelles il s’associait, quand il ne les provoquait pas, Théophile Gautier avait une nature remarquablement pondérée ; il avait beau prêcher le paroxysme, il se plaisait à la rectitude, et ses admirations ont toujours été pour les maîtres les plus calmes ; la finesse du trait, la subtilité de l’idée, la grâce de la forme le séduisaient. Il ne s’en pouvait défendre, malgré qu’il en eût. Les Pensées de Joubert, qu’il ne cessa jamais de louer, ont été, pendant longtemps, son livre de chevet. Ni l’Espagne, ni l’Italie ne l’avaient satisfait complètement. Lorsqu’il fut à Athènes, qu’il vit « le temple de si radieuse perfection », il fut enivré : « Là, en effet, posée sur l’Acropole comme sur un trépied d’or au milieu du chœur sculptural des montagnes de l’Attique, rayonne immortellement la beauté vraie, absolue, parfaite. » Devant les monuments, devant les paysages de l’Hellade, il lui sembla retrouver quelque chose de déjà vu, comme si, après un long exil, il rentrait dans une patrie toujours regrettée. En présence de la plus complète floraison de cet art grec, que Shelley appelait « l’art des dieux », il se sentit transfiguré ; à cette minute qui compta dans sa vie, il put dire :

Je vois, je sais, je crois, je suis désabusé.

C’est qu’en effet Théophile Gautier, que l’on se plaisait à comparer à un Turc, à un Hindou, parce que l’on se méprenait à son indolence apparente qui cachait une rare acuité de rêverie, n’était ni Hindou, ni Turc ; il était bien plutôt Grec, Grec de la grande période, de cette époque dont la lumière n’est pas éteinte, car elle éclaire encore l’humanité. Depuis son voyage en Grèce, dans ses causeries intimes, Gautier, lorsqu’il était en humeur de croire à la transmigration des âmes, affirmait parfois avoir vécu à Athènes, au siècle de Périclès ; il racontait ses conversations avec Eschyle, avec Aristophane qui, disait-il, était triste comme tous les comiques ; il démontrait qu’Aspasie méritait peu sa réputation, et il se souvenait de s’être ennuyé au banquet qu’a immortalisé Platon. Il disait cela avec ce sourire à peine ébauché qui décelait parfois tant de sous-entendus. Était-ce un paradoxe ? Je n’en sais rien ; car son imagination était assez puissante pour lui faire illusion.

La vue du Parthénon lui révéla ce qu’il avait en vain cherché dans bien des pays et dans bien des manifestations de l’art : le beau abstrait. Il n’eut pas à se convertir : il reconnut son dieu, et l’adora.

  1. Portraits contemporains, par Th. Gautier. 1 vol.  Charpentier, Paris, 1886, p. 127 et suiv.
  2. Les Grotesques. — Cf. Georges de Scudéry.
  3. L’Orient, 2 vol. } Charpentier, t. II, de 91 à 228.