Théophile Gautier (Du Camp)/Chapitre II

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 47-88).

CHAPITRE II

LE CRITIQUE

En 1836, Théophile Gautier avait vingt-cinq ans ; ce n’était plus un inconnu pour une certaine élite de lecteurs, et il était célèbre dans le monde des artistes, dans celui des écrivains et dans l’école romantique, qui voyait en lui un de ses plus illustres adeptes. Il n’était pas resté oisif et son bagage littéraire était déjà sérieux. L’insuccès de son volume de poésies, si malencontreusement offert au public pendant que Paris faisait des barricades en criant : « Vive la Charte ! » ne l’avait pas découragé ; successivement, il publia : 1832, Albertus ; 1833, les Jeune-France ; 1834, la première partie des Grotesques ; 1835, Mademoiselle de Maupin ; sans compter un nombre appréciable d’articles sur tout sujet qui parurent dans différents recueils périodiques.

Ces articles, on en trouvera la nomenclature, avec indication d’origine, date, citation, appréciation dans le livre que le vicomte Spoelberch de Lovenjoul a consacré à l’œuvre de Théophile Gautier. Avec une patience de bénédictin et une persévérance que soutenait l’admiration, l’auteur a rassemblé tous les volumes, tous les articles, toutes les feuilles éparses de l’énorme labeur de Gautier ; il n’a rien omis, rien, pas même les variantes, pas même les errata. C’est l’acte — l’acte mérité — d’un dévot envers son idole. Toute l’œuvre de ce nonchalant, qui fut un des plus rudes ouvriers des lettres françaises, toute cette vaste besogne où sa vie fut occupée, se déroule et se dévoile, jour par jour, heure par heure, pour ainsi dire, depuis le moment où, sortant du collège, Théophile Gautier saisit une plume pour la première fois, jusqu’au moment où elle échappe à sa main glacée. Nul monument plus glorieux, construit de matériaux irrécusables, ne pouvait être élevé à la mémoire du poète et du prosateur. À ceux qui seraient tentés de répéter la calomnie de la banalité oisive : « Gautier est un paresseux », on peut répondre désormais par un démenti irréductible, en montrant les deux énormes volumes où M. Spoelberch de Lovenjoul a condensé le résultat de ses recherches, qui souvent nous serviront de guides[1].

Le premier feuilleton que Gautier écrivit dans la Presse est du 22 août 1836 ; les typographes le signèrent Gauthier, avec cette h parasite qui devait poursuivre le poète pendant sa vie entière et lui arracher parfois un sourire qui n’était pas sans amertume. Pendant dix-neuf années consécutives, il fut le pourvoyeur attitré des articles d’art et de critique dramatique dans ce que l’on appelait alors : le journal d’Émile de Girardin ; il le quitta au mois d’avril 1855 pour entrer au Moniteur universel.

Lorsque le Journal officiel fut créé pour remplacer le Moniteur universel, Théophile Gautier y passa et y continua, jusqu’à son heure suprême, cette tâche énervante qui depuis longtemps lui était devenue insupportable. Il se vit condamné, durant un laps de trente-six ans, à rendre compte des pièces jouées sur les théâtres de Paris et à disserter sur les tableaux, les statues encombrant les expositions publiques ; la mort seule le délivra : en vérité, c’est excessif.

Dans le Stello d’Alfred de Vigny, le lord maire dit à Chatterton : « J’ai retenu ceci de Ben Jonson et je vous le donne comme certain ; savoir que la plus belle Muse du monde ne peut suffire à nourrir son homme et qu’il faut avoir ces demoiselles pour maîtresse, mais jamais pour femme. » Le pauvre Gautier le sut ; sa femme légitime fut la critique — mariage de raison — qui lui apporta en dot le feuilleton dramatique. Il en vécut, tout au moins il en subsista ; mais on peut affirmer que plus d’un poème en mourut, faute d’avoir eu le temps de venir au monde. De ceci il ne se consola jamais et se comparait volontiers à un cheval de course attelé à une charrette de moellons. La charrette c’était cette corvée hebdomadaire chargée de vaudevilles, de pantalonnades, de turlutaines et de drames épais qu’il lui fallait accomplir, à heure fixe, sous peine de jeûner et de faire jeûner les siens. Un jour, il me disait avec la mélancolie souriante qui lui était familière : « Je crois que je suis l’héritier légitime de Gautier-sans-avoir. Il m’a légué sa pauvreté et sa mauvaise fortune. Comme lui je n’ai ni fief ni aumônière pleine ; comme lui j’ai guidé la croisade vers la terre sainte de la littérature et comme lui je mourrai en route sans même apercevoir de loin la Jérusalem de mes rêves. »

Son premier article fut consacré aux peintures décoratives qu’Eugène Delacroix venait de terminer à la Chambre des Députés. Il continuait ainsi la critique d’art, en laquelle il passa maître, et où il s’était déjà essayé dans quelques journaux littéraires de ce temps-là. Il y acquit rapidement une notoriété considérable et dans le monde des artistes il eut une autorité que souvent il fallut subir. Dès le Salon de 1837, avec une vivacité qui démontre la sincérité de ses convictions, il attaqua l’art bourgeois, l’art « pot-au-feu » comme l’on disait alors, où Drolling, avec ses chaudrons bien étamés, Mallebranche avec ses effets de neige, Louis Ducis avec ses troubadours, avaient trouvé quelque renom. Voulant frapper a la tête, il s’en prit à Paul Delaroche, déjà célèbre et fort admiré pour les Enfants d’Édouard (1831), Richelieu sur le Rhône, Mazarin mourant, Cromwell (1832), Jane Grey (1834). À propos de Charles Ier insulté par des soldats dans un corps de garde, il le traita avec une sévérité qui fut excessive. Tout en reconnaissant que les sujets fort habilement choisis par Paul Delaroche déterminaient son succès, bien plus que l’art avec lequel ils étaient traités ; tout en admettant que l’aspiration ne s’élève pas au-dessus de terre et que la simple reproduction d’un fait d’histoire ne constitue pas la peinture historique, on peut convenir que les qualités, souvent froides, il est vrai, et parfois un peu ternes de l’artiste, méritaient d’être moins durement appréciées. La chaleur du combat n’était pas éteinte, c’est là une excuse ; on se gourmait encore au nom de l’École romantique, repoussée sans réserve par l’Académie des beaux-arts, et qui ne faisait que bien difficilement sa trouée aux Salons annuels que l’on semblait vouloir lui fermer de parti pris. Si la critique de Théophile Gautier a dépassé la mesure en cette circonstance, il est juste de rappeler qu’il était le champion d’une cause que l’on combattait à outrance, que ses adversaires étaient non seulement nombreux, mais puissants, dans la place, et que, malgré son agilité, sa vaillance et sa force, il ne parvenait pas à rendre coup pour coup. Et puis ne pouvait-il pas dire, comme le poète Feuchtersleben : « J’ai toujours détesté la médiocrité ; c’est pourquoi, au cours de ma jeunesse, je me suis souvent pris de haine pour la modération. » À cette époque, on assimilait volontiers Paul Delaroche à Casimir Delavigne. Sans être irrespectueux envers leur mémoire, on peut reconnaître qu’ils manquaient, l’un et l’autre, de cette originalité et de cette exagération voulues que le romantisme exigeait de ses disciples. Plus tard, en 1858, deux ans après la mort du peintre, Gautier fit amende honorable : « Autrefois, dit-il, nous avons assez rudement malmené Paul Delaroche. C’était à une époque où la polémique d’art se faisait à fer émoulu et à toute outrance[2]. »

Les expositions de beaux-arts ne se produisant qu’une seule fois par an, c’était le feuilleton dramatique, toujours alimenté par l’incessante production des théâtres, qui allait être la plus exigeante occupation de Théophile Gautier. Avant de la lui confier, la Presse avait fait diverses tentatives qui ne parurent pas heureuses. Voulant renouveler ce genre de critique fort alourdi par les méthodes, pour ainsi dire pédagogiques, que Geoffroy, Hoffmann, Duviquet avaient imposées, elle avait successivement appelé Alexandre Dumas, Frédéric Soulié, Granier de Cassagnac ; puis Gérard de Nerval en collaboration avec Théophile Gautier ; ils signaient G. G. pour parodier le J. J. de Jules Janin, qui restait seul chargé du feuilleton du Journal des Débats qu’il avait d’abord partagé avec Lœve-Veimars, après la retraite de Duviquet. Gérard de Nerval était d’esprit nomade et d’instincts vagabonds ; il ne put s’astreindre à une besogne qui comportait quelque régularité. Théophile Gautier, plus sédentaire, demeura seul au rez-de-chaussée du journal la Presse pour édifier le public sur la valeur littéraire de pièces qui, le plus souvent, n’en avaient aucune.

Dans ce métier — c’en fut un pour lui, rien de plus — il déploya des qualités de premier ordre, et plusieurs de ses articles, qui sont de véritables chefs-d’œuvre, restent enfouis et comme perdus au milieu de « la copie » hebdomadaire qu’il était obligé de produire. À cet égard, il ne se faisait aucune illusion et disait : « Le livre seul a de l’importance et de la durée ; le journal disparaît et s’oublie. Étienne Bequet a fait pendant quinze ans la critique au Journal des Débats : qui s’en doute aujourd’hui ? mais tout le monde a lu, tout le monde lira le Mouchoir bleu, une plaquette qui n’a pas vingt pages. Le feuilleton est un arbuste qui perd ses feuilles tous les soirs et qui ne porte jamais de fruits. » On peut dire, sans exagération, que pendant toute son existence de critique dramatique il a fait ses articles avec découragement sinon avec dégoût. Cela se comprend, il était là comme un rossignol en cage ; toutes les fois qu’il voulait prendre son vol pour aller chanter sous le ciel libre, le feuilleton le retenait et le forçait à psalmodier la complainte du cinquième acte ou l’épithalame du jeune premier épousant la jeune première. Plus d’une fois — et je ne l’en puis blâmer —, il s’est déchargé de cette besogne sur quelque ami compatissant qui soulevait ses chaînes de bon cœur, pour l’empêcher d’en sentir le poids.

S’il eût été moins assujetti, s’il eût choisi ses sujets au lieu d’être contraint de les subir, il eût, à son œuvre, pu ajouter des œuvres considérables. Il avait déjà donné la preuve de ce que sa connaissance de l’histoire, son goût pour notre vieille littérature, son esprit perspicace, lui permettaient de faire. Si, au lieu de bâcler deux mille feuilletons, Théophile Gautier, tout en écoutant la Muse qu’il adorait, avait eu le loisir d’écrire une histoire de la littérature française, quel régal pour les raffinés, quel trésor pour les savants, quelle bonne fortune pour tout le monde ! Par ce qu’il avait fait dès l’âge de vingt-trois ans, on peut apprécier ce qu’il aurait pu faire dans la maturité du savoir et de l’intelligence.

Le 1er décembre 1833, Théophile Gautier signa avec Charles Malo, directeur de la France littéraire un traité par lequel il s’engageait « à composer une série d’articles, sous le titre d’Exhumations littéraires. Cette série formera une étude complète des vieux poètes français… et sera composée de douze articles…. M. Charles Malo s’engage à lui payer ces douze articles, à mesure que M. Gautier les lui livrera, sur le pied de cinquante francs l’article ». Ces douze articles réunis en deux volumes in-8o, formant ensemble six cent soixante dix-sept pages, furent publiés en 1844 sous le titre : les Grotesques. On voit qu’en ce temps d’art et de renouveau la littérature était peu rémunératrice, ainsi que disent les économistes. Onze de ces articles parurent successivement dans la France littéraire au cours des années 1834 et 1835 ; le douzième et dernier — Paul Scarron — fut inséré dans la Revue des Deux Mondes du 15 juillet 1844[3]. Les Grotesques représentent le début de Théophile Gautier dans la critique sérieuse, et à ce titre ils ont une importance qu’il convient de ne pas dédaigner. J’ai dit : critique sérieuse, et je ne m’en dédis pas, car sérieux ne signifie pas ennuyeux ; le savoir n’implique pas le pédantisme ; on peut être ingénieux avec humour et grave avec originalité. Je tiens ce livre pour excellent ; je viens de le relire, pour la dixième fois peut-être, avec autant de plaisir et d’intérêt que si je ne le connaissais pas.

À moins qu’il ne cherche à dissimuler une ironie, le titre en est déplaisant ; on ne le comprend guère ; il ne répond pas à l’ouvrage qu’il indique. Il se ressent trop des opinions littéraires que les critiques « autorisés » soutenaient encore au temps de la jeunesse de Gautier, alors qu’il était de mauvaise compagnie de ne pas mettre au rancart les poètes antérieurs à Malherbe, que l’Art poétique de Boileau avait vilipendés. Gautier a sans doute subi l’influence des idées ambiantes, qui pourtant n’étaient pas les siennes. Si, malgré leur verve, Georges de Scudéry et Cyrano de Bergerac sont désagréables par leur attitude de matamores de plume et d’épée, si Chapelain est lourd et rocailleux, si Guillaume Colletet est fadasse, si Saint-Amant force trop la note comique, François Villon, Théophile de Viau sont des poètes avec lesquels l’histoire littéraire doit compter, et Scarron pousse parfois la scurrilité jusqu’à une vigueur de burlesque inconnue avant lui ; je ne vois que Scalion de Virbluneau et Pierre de Saint-Louis qui soient absolument grotesques et dignes de l’épithète qui aurait dû être épargnée aux autres. Le choix de ce titre étonne de la part de Gautier, qui plus d’une fois a dit : « Il faut déjà bien du talent pour écrire un livre médiocre ou peindre un mauvais tableau. »

Au début de l’étude consacrée à François Villon, il ne dissimule cependant pas ses préférences, tout en semblant s’excuser d’y obéir : « Ce n’est guère, dit-il, que dans le fumier que se trouvent les perles, témoin Ennius. Pour moi, je préférerais les perles du vieux Romain à tout l’or de Virgile ; il faut un bien gros tas d’or pour valoir une petite poignée de perles. Je trouve un singulier plaisir à déterrer un beau vers dans un poète méconnu ; il me semble que sa pauvre ombre doit être consolée et se réjouir de voir sa pensée enfin comprise ; c’est une réhabilitation que je fais, c’est une justice que je rends ; et si quelquefois mes éloges pour quelques poètes obscurs peuvent paraître exagérés à certains de mes lecteurs, qu’ils se souviennent que je les loue pour tous ceux qui les ont injuriés outre mesure, et que les mépris immérités provoquent et justifient les panégyriques excessifs. » Les éloges que Gautier distribue au cours de ses études sur les Grotesques, n’ont rien qui nous choque ; ce qui prouve peut-être que les poètes étudiés par lui sont plus connus de nos jours qu’aux environs de 1834, où bruissait encore l’écho des applaudissements prodigués à Mme Dufresnoy, à Luce de Lancival et où Béranger — le Tyrtée moderne, comme l’on disait — passait pour le plus grand poète qui eût jamais honoré une nation.

Ce qui frappe dans ce livre, c’est sa modération, qui paraît presque extraordinaire lorsque l’on se reporte à ces années de luttes où les romantiques et les classiques s’injuriaient à plume que veux-tu, en se prenant à la perruque et à la barbiche. On dirait que Gautier est déjà en possession d’une sorte de sérénité supérieure qui lui permet de s’abstraire des passions transitoires pour mieux comprendre et signaler le beau, d’où qu’il vienne et là où il le découvre. Le style est net, d’une correction déjà irréprochable, sans rien d’alambiqué, comme celui où Sainte-Beuve devait se complaire plus tard, sans aucun de ces sous-entendus, de ces pensées à demi exprimées dont les écrivains, qui font œuvre habituelle de critique, aiment à envelopper et souvent à obscurcir leurs jugements. Pas un instant sa franchise n’est en défaut, il ne trompe personne, ni lui ni les autres ; il est absolument sincère, aussi bien quand il se raille des balourdises du sieur de Virbluneau, que lorsqu’il met en lumière les hautes qualités de Théophile de Viau et qu’à propos de la Pucelle de Chapelain, il s’étonne qu’un tel sujet, si complet et si prodigieux, n’ait produit que des œuvres d’une déplorable infériorité, ou une polissonnerie indigne d’un auteur et d’une langue respectables. « Que de merveilles, dit-il, dans cette vie si courte et si pleine ; on croirait plutôt lire une légende qu’une chronique. Il y a là dedans la matière d’un romancero. Eh bien ! avec un si magnifique sujet, une héroïne véritable qui laisse de bien loin derrière elle la Camille de Virgile, les Bradamante, les Marphise, les Clorinde et toutes les belles guerrières des épopées italiennes. Chapelain n’a pu faire qu’une lourde gazette rimée, ennuyeuse comme la vie ; Voltaire qu’une infâme priapée, abominable comme intention et d’une médiocrité singulière, même dans ce misérable genre. Pauvre Jeanne d’Arc ! Les Anglais t’ont fait brûler seulement et ne t’ont pas violée. » Un mot est à retenir dans le passage que je viens de citer, car il renferme un conseil, un conseil précieux, que feront bien de méditer les futurs poètes de Jeanne d’Arc : « il y a là dedans la matière d’un romancero ».

Cette étude sur des poètes dédaignés et trop longtemps laissés en oubli offre cette particularité qu’elle est faite d’une façon impersonnelle et avec une très sereine intelligence historique. Certes, Théophile Gautier est de son temps, il n’a ni coupé sa chevelure, ni dépouillé le fameux gilet rouge ; à certaines allusions, à quelques ironies, on reconnaît l’adepte convaincu des théories nouvelles ; mais ce n’est pas en vertu de ces théories qu’il juge les auteurs dont il parle, car elles n’existaient point au jour de leur célébrité. Dans Molière il ne voit pas un prédécesseur de la Révolution française, et Malherbe ne lui apparaît point comme un défenseur du « trône et de l’autel ». Il apprécie leurs œuvres selon les idées — erreurs ou vérités — qui avaient cours à leur époque ; il est sobre de commentaires, il bafoue la sottise, fait valoir le talent et ne s’ingénie pas, comme tant de critiques l’ont fait, à découvrir sous ce que le poète a dit ce que le poète n’a pas voulu dire. En un mot, il ne tombe jamais dans cette absurdité de juger des ancêtres d’après les tendances et les aptitudes de leurs arrière-petits-neveux. En revanche, il tient grand compte du milieu social, de l’histoire et même de l’historiette ; il sait que l’écrivain et le public agissent l’un sur l’autre, il ne nie pas la puissance souvent tyrannique de la mode et constate, avec sa sagacité ordinaire, l’influence exercée par les littératures étrangères sur la littérature française, qui devient espagnole ou italienne, selon les jours, avant d’entrer dans la fausse tradition grecque et latine dont le romantisme l’a enfin délivrée.

Non seulement il fait une analyse, rapide quoique complète, des œuvres principales de ses poètes, mais il dessine ceux-ci de pied en cap, et d’un trait si net qu’on le croirait tracé d’après nature : François Villon, avec ses allures d’un truand de la petite flambe, sans souci pourvu que son verre soit plein et pensant parfois avec mélancolie à la corde qui saura ce qu’il pèse ; Cyrano, la moustache en croc, sous son énorme nez, et la flamberge au vent ; Chapelain montrant « sa tête austère, sobre, avec quelques grandes rides scientifiques pleines de grec et de latin, des rides qui ressemblent à des feuillets de livre » ; Scarron ratatiné, replié sur lui-même, riant quand la souffrance ne lui arrache pas des gémissements, soigné par sa femme, la belle Françoise d’Aubigné, qui sera reine de France et regrettera « sa bourbe » au milieu des splendeurs de Versailles ; tous ânonnant leurs poèmes, récitant leurs bouquets à Chloris, déclamant leurs tirades, grimaçant leurs parodies, défilent devant le lecteur, qui est étonné de leur ressemblance, quoiqu’il ne les ait jamais vus, tant ils sont vivants sous la plume dont l’art les a ressuscités.

Sa probité littéraire est égale à son exactitude ; malgré sa déférence pour les maîtres, pour ceux mêmes dont le génie s’est imposé à l’admiration des siècles, il n’hésite pas à les dépouiller de certains larcins auxquels ils se sont laissés entraîner et qu’il restitue à ceux qui en ont été les victimes. À ce sujet il fait une sorte de profession de foi qu’il est bon de rappeler. Comme s’il eût voulu lui donner plus de force, il s’adresse directement à ses lecteurs : « Vous avez sans doute entendu dire que la scène de la galère, dans les Fourberies de Scapin, était imitée de Cyrano de Bergerac, mais il est peu probable que vous l’ayez été déterrer où elle est, dans le Pédant joué ; lisez ceci, et, malgré tout le respect que l’on doit au grand Molière, dites si ce n’est pas le plus effronté plagiat qu’il se puisse voir ; ce plagiat, d’ailleurs, n’est pas le seul que Molière ait à se reprocher ; si l’on consultait les anciens canevas et les nouvellistes italiens, tels que, par exemple, les Nuits facétieuses du seigneur Straparole, il resterait au maître de la langue française bien peu de chose du côté de l’invention ; il n’en resterait pas davantage à Shakespeare. Une chose très singulière et qui devient plus notoire de jour en jour par les investigations de la science, c’est que les hommes que l’on est convenu d’appeler des génies n’ont rien inventé à proprement parler, et que toutes leurs imaginations et leurs données se trouvent le plus souvent dans des auteurs ou médiocres, ou obscurs, ou détestables. Qui en fait donc la différence ? Le style et le caractère, qui, au bout du compte, sont les seules choses qui constituent le grand artiste, tout le monde pouvant trouver un incident ou une idée poétique, mais bien peu étant en état de la réaliser et de la rendre de façon à se faire comprendre des autres. »

Ceci dit, il cite la scène du Pédant joué dont il est incontestable que Molière s’est inspiré pour écrire la scène des Fourberies de Scapin. En les comparant l’une à l’autre, on peut constater ce qu’une idée comique trouvée par un homme d’esprit devient sous la plume d’un homme de génie. Donc Théophile Gautier a raison : la scène est immortelle, non point parce qu’elle est inventée par Cyrano de Bergerac, mais parce qu’elle a été arrangée, développée et mise en vraie place par Molière. La donnée est la même, la phrase essentielle, si souvent répétée : « Qu’allait-il faire dans cette galère ? » est la même ; mais, en vérité, les deux scènes ne se ressemblent pas plus que le Pédant joué ne ressemble aux Fourberies de Scapin.

Molière ramasse une idée dans le fatras de Cyrano de Bergerac et en tire un chef-d’œuvre ; Scarron prend une légende passée à l’état de fable, et en fait une farce. Le vague souvenir d’une sorte de Jacquerie préhistorique, transmis de génération en génération, demeure une tradition orale, jusqu’au jour où Hésiode le recueille et lui donne l’immortalité dans sa Théogonie, dont Evhémère a dû sourire. Plus tard, lorsque la langue latine est déjà décadente, Claudien sera tenté par ce sujet et lui consacrera son poème de la Gigantomachie, dont il ne reste que quelques fragments. À son tour Paul Scarron s’empare de la guerre des géants, et avec son esprit aussi biscornu que sa personne, en compose, sous le titre de Typhon, une pantalonnade digne des tréteaux de la foire, d’où elle est tombée pour ne se relever jamais. Théophile Gautier a fait l’analyse de cette bouffonnerie, et cette analyse est un modèle de sans façon, de verve et d’enjouement. On peut être surpris que Scarron, dont les souffrances étaient telles,

Qu’il pleurait comme un veau, bien souvent comme deux,
Quelquefois comme quatre,


ait pu s’oublier assez pour abonder ainsi « en vers plaisants, en manières de dire originales, en idiotismes qui sentent bien leur terroir » ; mais, tout en étant assez amoureux de son poème, il eût envié la prose alerte, la belle humeur, la gaieté de bon aloi avec lesquelles Gautier a traité les « fils de la terre » que ses vers ont ridiculisés. Les chapitres des Grotesques sont, du reste, pleins d’aperçus ingénieux, de morceaux lestement enlevés et de petits tableaux historiques peints de main de maître. La bonhomie est parfois un peu narquoise, mais on y trouve toujours le témoignage du respect dû aux tentatives élevées de l’esprit. Plus d’un de « ces placards », comme eût dit Estienne Pasquier, devraient être donnés, dans un cours de littérature, comme exemple de critique intelligente, faite en connaissance de cause, courtoise par façon d’être, juste sans morgue et savante sans cuistrerie.

Quelques années après avoir publié les Grotesques en librairie, il eut l’intention de leur, donner une suite en faisant une série d’études détachées sur les prédécesseurs de Corneille, sur Desmazures, Grévin, Jean de La Taille, sur Robert Garnier, dont il aimait à citer un vers emprunté à la Bradamante :

Roulant mes libres jours en libre pauvreté,


et principalement sur Montchrétien, qu’il admirait en le plaignant de l’oubli immérité où ses œuvres sont ensevelies. La vie de l’homme le stimulait ; il eût voulu l’écrire, car il y eût trouvé matière à la reconstitution de ces mœurs hardies du xvie siècle qui lui plaisaient entre toutes.

Il avait apprécié le poète tragique ; les vers des Lécènes ne l’avaient point laissé indifférent ; l’Écossaise l’étonnait par la hardiesse de l’auteur, qui dix-huit ans après l’exécution du 18 février 1587 ose mettre au théâtre la mort de Marie Stuart ; Aman l’intéressait, peut-être à cause des emprunts que Racine y avait faits pour Esther, avec peu de discrétion et jusqu’à y copier textuellement un vers :

L’insolent devant moi ne se courba jamais.

Cependant ce qui l’attirait le plus vivement vers Montchrétien, c’était l’aventurier, l’assassin, le fugitif, le chef de bande qui devait mourir, au bourg des Tourailles, à l’âge de quarante-six ans, tué à coups de hallebarde et de mousquet par le seigneur Claude Turgot, un des ancêtres du ministre trop éphémère de Louis XVI. Gautier se promettait quelque plaisir et éprouvait quelque fierté à démontrer, pièces en main, que le sieur Antoine Montchrétien de Vatteville était le premier auteur qui eût écrit un Traicté de l’œconomie politique, créant ainsi ce mot, dont on devait tant abuser plus tard. C’était un point de départ qui eût permis de faire des incursions parmi les nouvelles théories sociales : Gautier n’y eût pas manqué, car, par curiosité, il avait non pas étudié, mais feuilleté les œuvres de ceux que l’on avait appelés : les dieux modernes. Bien souvent nous dissertâmes ensemble de cette série de sujets qui, traités par lui, eussent été d’un haut intérêt et qui devaient former une suite d’articles destinés à la nouvelle Revue de Paris (1851). Ce projet ne fut point mis à exécution. En 1852, Théophile Gautier partit pour Constantinople, et les prédécesseurs de Corneille s’en allèrent rejoindre tant de rêves qui jamais ne furent réalisés.

C’eût été une œuvre magistrale, écrite avec un soin particulier, comme s’il eût voulu se consoler des tristesses de son feuilleton hebdomadaire. Autant il se sentait énervé, comme diminué, par cette besogne que la médiocrité des thèmes sur lesquels il était contraint de broder rendait insipide, autant il lui eût été doux de saisir toute une époque littéraire, de l’expliquer dans l’ensemble aussi bien que dans les détails et d’en faire une de ces études vigoureuses auxquelles il excellait. La tache eût été digne de son talent, comme celle qu’on lui offrit en 1867 et qu’il accepta avec joie, quoiqu’elle fût plus restreinte qu’il ne l’aurait désiré. C’était au début de l’Exposition universelle ; chacune des sections dont elle était composée, et où resplendissaient les œuvres de l’art et de l’industrie, devait adresser au ministre compétent un rapport faisant connaître les progrès accomplis depuis un nombre d’années déterminé. On estima qu’il était équitable de ne point tenir les belles-lettres hors de toute manifestation attestant leur vitalité, et Théophile Gautier fut chargé par le Ministre de l’instruction publique de rédiger un mémoire sur la poésie en France depuis 1848[4].

En deux mots, le gouvernement voulait avoir un rapport sur la poésie française depuis l’élection du prince Louis-Napoléon Bonaparte à la première magistrature de la république. On n’eût pas été fâché de pouvoir démontrer que les lettres françaises s’étaient glorieusement développées sous la présidence de Louis Bonaparte et pendant les quinze premières années du règne de Napoléon III. Si tel fut l’espoir des maîtres du jour, cet espoir fut déçu ; car Théophile Gautier, tout en usant de sa bienveillance habituelle, fut très loyal et très net. Il ne transigea ni avec ses convictions littéraires, ni contre les renommées acquises, ni au profit de ses propres intérêts. Peut-être n’était-ce pas sans péril pour lui. Il avait en quelque sorte une situation de critique patenté au Journal officiel ; cette situation pouvait lui être enlevée par un acte de bon plaisir ou de mauvais vouloir ; il n’en tint compte et parla avec autant de sincérité que si son rapport eût été destiné à ne paraître qu’après sa mort.

Ce mémoire, qui fut joint à la collection des rapports sur l’Exposition universelle de 1867, est un résumé des tentatives poétiques faites en France depuis que le trône du roi Louis-Philippe a été déclaré vacant par la seconde république. Nomenclature des auteurs et des œuvres, analyse succincte, courte appréciation et parfois conseils excellents. La mansuétude ne se dément pas, elle est constante ; elle a quelque chose de paternel, comme il convient à un maître qui parle. Il ne faudrait cependant pas s’y tromper et y voir une preuve de banalité ou d’indifférence ; sous la forme toujours courtoise, volontairement adoucie par la crainte de blesser, l’opinion reste entière ; elle apparaît entre les lignes, se montre assez pour se faire reconnaître et laisser intacte l’impartialité du critique, qui n’hésite pas à blâmer lorsqu’il croit devoir le faire, mais avec tant de délicatesse, tant de prudence habile et de si touchantes précautions, que ses restrictions n’en sont que plus éloquentes. Il connaissait, de longue expérience, le genus irritabile vatum, et il le traitait, par intelligence autant que par bonté, comme un malade à qui toute secousse est douloureuse.

1867 ! Il me semble que c’est hier, et que je vois encore défiler ce cortège impérial qui maintenant s’est évanoui dans le royaume des ombres ! En lisant le rapport de Théophile Gautier, j’ai cru assister à une revue funèbre ; à l’appel de bien des noms, l’écho répond : mort ! La vieille Mob n’a pas chômé de besogne depuis cette époque ; elle a fait des choix d’élite, elle n’a respecté personne, ni ceux qui avaient la gloire, ni ceux qui n’avaient que l’espérance, personne, pas même le poète qui avait accepté de parler des poètes de son temps. Passons ! sans oublier, sans récuser les regrets, mais passons ! ce n’est pas un de profundis qu’il convient de psalmodier ici.

Pour apprécier le mérite des œuvres qui ont paru pendant quinze ans, nées de tendances diverses et de tempéraments souvent opposés, Théophile Gautier ne fait appel à aucune esthétique, à aucune théorie ; il laisse de côté toute idée préconçue, rejette ce qui serait a priori et reste abstrait, c’est-à-dire dégagé de toute influence d’école ; il est toujours romantique, mais il juge la poésie d’après le poète, s’en pénètre, l’explique et lui assigne son caractère particulier. En un mot, et pour me servir d’une expression de l’argot des coulisses de théâtre, il entre dans la peau du bonhomme. Il fait pour ses contemporains ce qu’il a fait pour ses grotesques, il se garde de les affubler de ses idées et les respecte jusque dans ce qui lui semble des erreurs. Si parfois il pèche un peu par indulgence, c’est en faveur de quelque compagnon de sa jeunesse, d’un combattant des luttes oubliées, auquel il accorde un éloge qui n’est qu’un souvenir du « bon temps ». Sainte-Beuve, dont l’infériorité, en tant que poète, est peu contestable, a profité de cet attendrissement naturel entre anciens amis qui se retrouvent après une longue absence. Si Théophile Gautier a répandu quelques fleurs de trop sur la tombe où dorment les Poésies de Joseph Delorme, les Consolations, les Pensées d’août, il ne faut pas l’en blâmer, car elles étaient dues à l’auteur des Portraits littéraires, des Causeries du Lundi et à l’historien de Port-Royal.

C’est à André Chénier que Théophile Gautier fait remonter le point de départ de la poésie moderne en France. Sans discuter cette opinion qui pourrait être sujette à controverse, il est certain que les œuvres posthumes de celui qui a dit :

Sur des pensers nouveaux faisons des vers antiques,


eurent un retentissement considérable lorsque en 1819 elles furent publiées par H. de la Touche : « Toute la fausse poésie se décolora et tomba en poussière. L’ombre se fit rapidement sur des noms rayonnants naguère et les yeux se tournèrent vers l’aurore qui se levait. De Vigny faisait paraître les Poèmes antiques et modernes ; Lamartine, les Méditations ; Victor Hugo, les Odes et Ballades, et bientôt venaient se joindre au groupe Sainte-Beuve avec les Poésies de Joseph Delorme, Alfred de Musset avec les Contes d’Espagne et d’Italie. » J’ai cité ce passage parce qu’il est explicite et renferme tout le système de Gautier sur la rénovation de la poésie française. Je me permettrai néanmoins une seule observation : Lamartine a composé le Lac en 1817, à Aix-les-Bains, deux années avant la mise au jour du volume contenant les vers d’André Chénier, par conséquent en dehors de toute l’influence qu’ils auraient pu exercer sur son inspiration et sur son talent.

Après un rapide coup d’œil jeté sur les origines de la poésie dont la floraison s’épanouit après la convulsion de février 1848, Théophile Gautier aborde l’époque spéciale où il doit se limiter, et cite, avec juste appréciation, les auteurs qui l’ont honorée. Constatant leur mérite individuel, il en fait remonter la source aux grands fleuves dont leurs ascendants du romantisme ont fécondé les champs épuisés où la poésie française ne trouvait plus à récolter que des fruits sans saveur et des fleurs sans parfum. Ce n’est pas un reproche qu’il leur adresse, car, dit-il, « l’originalité n’est que la note personnelle ajoutée au fonds commun préparé par les contemporains ou les prédécesseurs immédiats ». Ces poètes, presque tous de la génération à laquelle j’appartiens et qui étaient encore dans la première jeunesse, au moment où la monarchie de Juillet s’écroula, ces derniers venus de l’école de 1830 déjà tenue en échec par l’école dite du bon sens, ces adorateurs de la Muse moderne qui ne juraient que par Hugo, par Byron, par Goethe, par Alfred de Musset, je les ai connus pour la plupart, aimés, admirés, lorsqu’ils débutaient dans la vie, pleins d’illusions et brillants d’espoirs qui n’ont pas toujours été réalisés. Plus d’un s’en est allé avant d’avoir donné ce qu’il avait promis, d’autres se cachent derrière les plis d’un voile qui ressemble à un linceul ; au-dessus de quelques-uns je vois encore l’auréole dont ils étaient environnés aux premiers jours de leur renommée. Le trait dont Gautier les marque fait saillir leur effigie et dégage, avec une rare sagacité, le caractère propre de leur talent. Je les reconnais ; ils sont bien tels que je les ai vus jadis : voilà Théodore de Banville, dont « les idées, comme les princesses des féeries, se promènent dans des prairies d’émeraude, avec des robes couleur du temps, couleur du soleil et couleur de la lune » ; voilà le marquis de Belloy, de forme élégante, mais quelque peu nuageuse, comme si sa pensée s’amincissait sous le tissu des mots choisis ; et son frère de lettres, le comte de Gramont, qui dans ses Chants du passé allie la tenue correcte du gentilhomme à la hauteur des convictions inébranlées, et Pierre Dupont, dont les couplets furent célèbres lorsqu’il chantait les Bœufs et dont les refrains furent insupportables lorsque les voix avinées braillaient : Les peuples sont pour nous des frères. Il fut applaudi, il fut illustre, il put se croire, comme on le lui disait, « le Béranger de son temps » ; hélas !

Je n’ai fait que passer, il n’était déjà plus.


« L’ombre, dit Théophile Gautier, descendit sur le front où la popularité semblait avoir posé un laurier éternel. »

En parlant de Leconte de Lisle et en louant, ainsi qu’il convient, ces vers coulés dans le plus pur métal, en le considérant « comme une des plus fortes individualités poétiques qui se soient produites dans cette dernière période », il approuve ceux qui s’ingénient à l’imiter, « car, dit-il, celui qui n’a pas été disciple ne sera jamais maître et, quoi qu’on en puisse dire, la poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contrepoint et son travail harmonique ». C’est, en d’autres termes, l’opinion que Gautier a souvent exprimée en ma présence : « Quiconque n’a pas commencé par imiter ne sera jamais original. » Cette opinion absolument sincère, émise par un homme dont l’originalité n’est pas discutable, m’a toujours étonné.

Les Poèmes antiques de Leconte de Lisle appellent, par une transition naturelle, la pensée de Théophile Gautier sur Melænis, poème dont le sujet est emprunté à la Rome des Césars et qui est digne des éloges qu’il lui décerne. Louis Bouilhet fut un poète, en effet, un poète dans la forte acception du mot, à ce point que la prose lui répugnait et que le vers était pour lui une sorte de contrainte à laquelle il ne pouvait se soustraire. Toute sa vie, il fut tiraillé entre deux penchants qui se contredisaient en lui et que jamais il ne parvint à mettre d’accord. Son goût, je dirai même sa passion, l’entraînait vers l’école romantique et l’y maintenait, tandis que son instruction était essentiellement classique. J’ai été intimement lié avec lui et bien souvent je fus témoin du combat que les deux Muses adverses se livraient dans son esprit. C’est l’humaniste le plus fort que j’aie connu ; je ne fais même pas exception de ceux qui apprennent pour enseigner. Les belles-lettres grecques et latines ne lui avaient rien caché de leur grandeur ; il les comprenait avec une intelligence que je n’ai jamais rencontrée à un degré si profond. C’est toujours vers Homère, vers Aristophane, vers Plaute, vers Horace, qu’il était ramené par ses aptitudes, et lorsqu’il se mettait au travail, — poème, poésies détachées, pièces de théâtre, — c’est toujours vers l’imitation d’Hugo qu’il se sentait attiré. Parfois il en est résulté quelque dissonance que la beauté du vers et l’ampleur des images font promptement oublier. Il a fait un chef-d’œuvre, Melænis, qui date de sa vingt-sixième année et qui seul suffirait à glorifier sa mémoire. Malheureusement le poème est écrit « dans cette stance de six vers à rime triplée qu’a employée souvent l’auteur de Namouna, et nous le regrettons, dit Gautier, car cette ressemblance purement métrique a fait supposer chez Bouilhet l’imitation volontaire ou involontaire d’Alfred de Musset, et jamais poètes ne se ressemblèrent moins. La manière de Bouilhet est robuste et imagée, pittoresque, amoureuse de couleur locale ; elle abonde en vers pleins, drus, spacieux, soufflés d’un seul jet. » Louis Bouilhet est mort à l’âge de quarante-sept ans, à l’heure où la maturité de son talent et le repos de son existence le conviaient à des œuvres nouvelles ; il est parti comme une étoile qui disparaît avant d’avoir épanoui tous ses rayons.

C’est ainsi que tous les poètes défilent devant nous, l’un après l’autre, plutôt selon la fantaisie de l’écrivain que par ordre chronologique, tous désignés par leur œuvre maîtresse et marqués d’un mot juste qui a la valeur d’un signalement : les satiriques, comme Amédée Pommier, qui fut un versificateur singulièrement vigoureux ; les macabres, comme Baudelaire, qui anticipe sur le pessimisme à la mode aujourd’hui et qui forge d’admirables vers pour célébrer les laideurs morales de l’humanité ; les précieux, comme Joséphin Soulary, qui sculpte ses sonnets dans la transparence des sardoines ; les nostalgiques, comme Lacaussade, qui regrette le pays créole où s’est écoulée son enfance, et tant d’autres qui ont essayé d’oublier les choses de la terre en écoutant, en répétant les voix d’en haut. Il n’oublie personne, pas même l’auteur des Chants modernes à qui sa bienveillance et son amitié donnent, avec douceur, une leçon méritée.

Au cours de cette rapide histoire de la poésie moderne, la justesse de son esprit se double de perspicacité : il devient prophète. Que l’on n’oublie pas que ce qui suit a été écrit en 1867, c’est-à-dire il y a vingt-trois ans : « Quoique Sully Prudhomme, dit-il, restreigne habituellement ses sujets en des cadres assez étroits, son pinceau est assez large pour entreprendre de grandes fresques. Les Étables d’Augias, qu’on peut lire dans le Parnasse contemporain, sont faites avec la certitude de trait, la simplicité de ton et l’ampleur de style d’une peinture murale. Ce poème pourrait s’appliquer parmi les autres travaux d’Hercule sur la cella ou le pronaos d’un temple grec. S’il persiste encore quelques années et n’abandonne pas, pour la prose ou toute autre occupation fructueuse, un art que délaisse l’attention publique, Sully Prudhomme nous semble destiné à prendre le premier rang parmi ces poètes de la dernière heure, et son salaire lui sera compté comme s’il s’était mis à l’œuvre dès l’aurore[5]. »

Parvenu presque à la fin de ce Rapport sur les progrès de la poésie française, le lecteur est saisi d’inquiétude ; il se demande si, de parti pris, certaines œuvres parues depuis 1848 vont être passées sous silence, et si l’un des plus grands noms modernes ne sera pas prononcé. L’inquiétude est légitime : nous sommes en 1867 ; l’Empire, il est vrai, s’est déjà modifié par l’usure de ses propres rouages ; à défaut de liberté on a la tolérance ; l’administration est moins brutale, la justice est plus indulgente ; mais Napoléon III est sur le trône ; en ses entours on n’a pas oublié les Châtiments et on se souvient de Napoléon le Petit. Dans le monde officiel on sourit dédaigneusement en parlant de Victor Hugo et l’on dit : Ce n’est qu’un poète de décadence ; dans le monde de « la cour » on baisse les yeux avec pudeur lorsque l’on entend prononcer son nom. Le citer est de mauvais ton, en faire l’éloge peut paraître périlleux, tout au moins malséant. Or Théophile Gautier, chargé d’un travail par le ministre de l’Instruction publique, était, en quelque sorte, un délégué du gouvernement, tenu de ménager certaines susceptibilités et d’épouser des querelles souveraines. Par prudence peut-être, ou seulement par convenance, va-t-il donc oublier son vieux maître littéraire et sacrifier l’exil au trône ? Que l’on se rassure : Théophile Gautier était incapable d’une telle félonie ; tout se serait révolté en lui : sa foi romantique, sa loyauté, son caractère, dût la perspective d’un poste officiel être le prix — les trente deniers — de son abjuration.

« Nous nous sommes attaché dans cette étude aux figures nouvelles, dit-il, et nous leur avons donné une place importante, car c’était celles-là qu’il s’agissait avant tout de faire connaître. Mais pendant cet espace de temps les maîtres n’ont pas gardé le silence. Victor Hugo a fait paraître les Contemplations, la Légende des siècles, les Chansons des rues et des bois, trois recueils de haute signification. » Ceci n’est qu’une entrée en matière, et Gautier parle du poète, comme jamais courtisan n’a parlé d’un potentat portant couronne en tête et manteau d’hermine à l’épaule. Nulle flagornerie cependant, mais l’expression d’une admiration qui ne se peut contenir. La Légende des siècles lui arrache des cris d’enthousiasme et jamais hommage rendu au génie ne fut plus justifié. Ces deux volumes ont remué, jusqu’aux fibres les plus profondes, le cœur de ceux qui aiment la poésie.

Dans l’œuvre de Victor Hugo, ils représentent une œuvre excessive où les défauts même deviennent des qualités, où le manque de mesure donne à l’ensemble une force cyclopéenne, où les mots semblent acquérir tout à coup des significations plus précises, plus hautes, plus grandioses, tant ils sont employés avec art et jetés avec puissance. Ce livre est sans précédent ; néanmoins on peut en retrouver l’embryon dans les Burgraves, qui eussent été un admirable poème, s’ils n’avaient été un drame mal conçu où l’action disparaît sous les discours. Pour ma part, je ne sais rien de plus beau, dans la poésie française, que ces « petits poèmes épiques, mais concentrés, rapides, réunissant en un bref espace le dessin, la couleur et le caractère d’un siècle ou d’un pays ».

Là, Victor Hugo a inauguré une nouvelle manière, plus large, plus humaine que celle des Orientales et des Feuilles d’automne. Il n’est pas, comme Dante, revenu de l’Enfer, mais il a parcouru les catacombes des religions et de l’histoire, il y a découvert les trésors cachés, les a étalés au jour et a fait à la France littéraire le plus beau cadeau qu’elle ait jamais reçu. Tout cela Gautier le dit en termes excellents. Quelque admirative qu’elle soit, la note est juste, car la louange peut à peine s’élever à la hauteur de l’œuvre qu’il s’agit de signaler. Aussi ne suis-je pas étonné qu’après avoir brièvement expliqué le sujet de la Trompette du jugement dernier, Gautier ait écrit : « Il semble que le poète, dans cette région où il n’y a plus ni contour, ni couleur, ni ombre, ni lumière, ni temps, ni limite, ait entendu et noté le chuchotement mystérieux de l’infini[6]. »

Théophile Gautier termine son Rapport en disant : « Quelle conclusion tirer de ce long travail sur la poésie ? Nous sommes embarrassé de le dire. Parmi tous ces poètes dont nous avons analysé les œuvres, lequel inscrira son nom dans la phrase glorieuse et consacrée : Lamartine, Victor Hugo, Alfred de Musset ? Le temps seul peut répondre. » Le temps n’a pas encore répondu et le jugement de la postérité n’a pas été rendu. Quant aux trois poètes compris « dans la phrase glorieuse et consacrée », leur renommée demeure également grande : aussi bien avaient-ils une part semblable de génie. Le don naturel de Lamartine est égal à la magnificence d’Hugo qui ne le cède pas à l’humaine sincérité de Musset.

Les Grotesques et le Rapport sur les progrès de la poésie sont, en matière de critique, les deux œuvres principales de Gautier, celles qu’il a faites avec recueillement, sans être harcelé par le temps qui presse, par le prote qui réclame « la copie », par les nécessités de « la mise en pages ». Cette besogne de sisyphe, qui a morcelé et empoisonné sa vie, a produit un nombre énorme de feuilletons, que M. Spoelberch de Lovenjoul a relevés, dans son ouvrage, avec un soin religieux. Ce n’est pas sans tristesse que l’on peut constater sur combien de sujets indignes de lui Théophile Gautier a été obligé de répandre son talent. Certes il a rencontré au théâtre et aux expositions des beaux-arts plus d’une bonne fortune dont son intelligence a profité ; mais, en échange, que de pauvretés, de niaiseries, de balourdises se sont imposées à lui et lui ont volé les heures que la poésie réclamait ! Aussi avait-il fini par prendre son travail en haine et ne se décidait-il à s’y mettre qu’à la dernière minute, semblable à un malade qui recule l’instant de l’opération.

Jamais pourtant dans ces articles, arrachés avec un si douloureux effort à son ennui, il ne s’est montré ni maussade ni irrité. Il accomplissait sa tâche avec bienveillance, comme un bon ouvrier, comme un maître ès lettres qu’il était. Sa critique était toujours courtoise et son respect pour le public était irréprochable, respect pour le public et respect pour lui-même, pour la langue qu’il devait parler, pour le savoir-vivre dont jamais, plume en main, il ne s’est départi.

Il n’échappa à aucun des désagréments, pour ne dire plus, qui assaillent le critique, l’homme infortuné, toujours tiraillé, toujours assiégé, qui distribue la réputation, a ses entrées dans la direction de tous les théâtres, peut par ses éloges faire vendre une œuvre d’art et n’a, pour cela, qu’un coup de plume, un simple coup de plume à donner. Si je pouvais faire passer sous les yeux du public les liasses de lettres que j’ai eues entre les mains, on verrait que jamais favori de reine ou ministre tout-puissant ne fut plus harcelé de sollicitations que ce malheureux Gautier. Il n’est pas un peintre, un sculpteur, un acteur, un vaudevilliste, un acrobate, un dresseur de chevaux savants qui ne lui écrive pour réclamer son appui. On l’appelle : cher et illustre maître ou simplement : cher monsieur Gauthier, avec l’h irritante ajoutée à ce nom si célèbre. On lui demande de venir à l’atelier voir le tableau ou la statue destinée au prochain Salon ; les refusés veulent que l’on prenne les dieux et les hommes à témoin de l’injustice dont ils sont victimes. Les plus hautains, ceux qui font métier d’indépendance, qui plus tard jetteront bas les trophées de notre histoire, s’inclinent aussi bas, plus bas que les autres. Courbet lui écrit : « Si je fais de l’art, c’est d’abord pour tacher d’en vivre, ensuite c’est pour mériter la critique de quelques hommes tels que vous, qui jouiront d’autant mieux de mes progrès qu’ils auront apporté plus de sollicitude à me guérir de mes travers. » Il se plaint d’être mal placé au Salon et voudrait que son tableau « tombât plus à portée de l’Œuil nud » ; il serait heureux si Gautier voulait bien le recevoir et l’honorer de quelques avis. Tous ceux dont on peut prononcer le nom, à quelque titre que ce soit, l’adjurent de ne pas leur refuser « deux ou trois lignes, pas plus » ; tous les gens qui désirent aller au théâtre sans bourse délier, — ce qui est la manie des personnes riches, — lui demandent des billets de spectacle : « Ça vous est si facile ».

Et l’acteur, celui qu’il a défini dans son étude des Grotesques sur Scudéry : « l’homme qui n’exprime que des pensées étrangères aux siennes, qui vit de l’amour et de la passion qu’on lui fait, qui n’a pas un soupir qui ne soit noté d’avance, pas un mouvement qui ne soit artificiel », n’est pas moins âpre à la « réclame » : cela doit se dire ainsi. La louange, si outrée qu’elle soit, peut-elle le satisfaire et correspondre à l’opinion qu’il a de lui-même ? Jamais. À cet égard, j’ai trouvé, dans les débris de correspondance que Gautier a laissés après lui, un témoignage qui a de la valeur et qui démontre jusqu’où peut aller l’exigence de certaines illusions. À la suite d’une reprise de Robert Macaire, Théophile Gautier avait fait un rendu compte succinct dans lequel il parlait de Frederick Lemaître avec éloges, mais sans cependant le comparer aux héros de Plutarque ; un écrivain, plus jeune que lui, mais qui le traitait un peu trop en camarade, sans tenir compte de la différence d’âge et de talent, lui adressa une lettre dont certaines parties doivent être citées textuellement : " Mon cher ami, j’ai vu hier Frederick Lemaître qui est très affecté de la manière dont la critique a pris Robert Macaire. Ton article particulièrement l’a touché. Tu n’en as dit que quelques mots en passant. Je suis trop sincèrement ton ami pour ne pas t’en vouloir. Quand un acteur de génie crée un rôle comme Frederick a créé celui-là, quand il prodigue, en un soir, plus de bouffonnerie qu’il n’y en a dans Gallot, plus de fantaisie qu’il n’y en a dans Hoffmann, plus d’ironie qu’il n’y en a dans Byron, quand il vaut Molière, quand il résume dans un éclat de rire colossal toute la douloureuse moquerie d’un siècle, cela vaut mieux que cinq ou six lignes froides, et il est permis aux crétins de rester indifférents, mais non à ceux qui, comme toi, représentent l’art et sont chargés de le défendre et de le glorifier. C’est à nous, poètes, de soutenir les grandes choses et de consoler le génie que tant d’envie abreuve. Je te dis très sincèrement que tu as manqué à ce devoir. » Quoi, Gallot, Hoffmann, Byron, Molière, à propos de Robert Macaire joué par Frederick Lemaître ! Pourquoi pas Homère, Eschyle, Aristophane ? Nulle bonne volonté, si indulgente qu’elle soit, n’est à la hauteur de telles prétentions. Je ne sais si Gautier a riposté ; j’en doute, car sur de semblables matières il y avait longtemps que rien ne l’étonnait plus, mais j’imagine que son ironie a dû sourire.

Cette ingrate besogne était-elle du moins convenablement rémunérée et lui accordait-elle une existence dénuée de soucis ? À cette question nous pouvons, grâce à M. Spoelberch de Lovenjoul, répondre d’une façon précise : de 1836 à 1851, c’est-à-dire en l’espace de quinze années, le relevé des sommes reçues au journal la Presse par Théophile Gautier accuse un total de 100 330 francs et quelques centimes : soit, en moyenne, 6 500 francs par an[7] ; ce qui n’a rien que de modeste. On pourrait croire qu’en revanche les procédés étaient irréprochables, que l’on comprenait l’avantage d’avoir un tel nom au bas des feuilletons du lundi et que l’on savait gré au poète de négliger la poésie pour écrire des articles de critique ; on se tromperait. Un incident, qui fut très pénible à Gautier, prouvera comment celui que, non sans raillerie, il appelait « son maître », c’est-à-dire Émile de Girardin, comprenait le respect dû à l’indépendance et au talent des écrivains auxquels le journal qu’il dirigeait devait le succès. Le 1er février 1847, Gautier, après avoir rendu compte de pièces jouées à la Comédie-Française, au Vaudeville, au Cirque Olympique, au théâtre des Variétés, terminait son feuilleton hebdomadaire en disant : « Cette année commence mal. Ce ne sont de tous côtés que nouvelles funèbres. Voilà Chaudesaigues, un poète devenu critique, faute de pain, comme nous tous, qui tombe, l’autre jour, sur la première page de son feuilleton, et là-bas, sous ce beau soleil d’Alger, s’éteint à l’hôpital du Dey, Benjamin Roubaud, le peintre avec qui nous avons fait la campagne de Kabylie et qui nous a suivi pendant tout notre voyage, frissonnant déjà de la maladie qui l’a emporté ! »

Cette phrase, fort innocente en elle-même, et qui signifiait simplement que si Chaudesaigues n’avait eu pour vivre que le prix dont les éditeurs auraient payé ses vers, il eût risqué de mourir de faim, cette phrase ne plut pas au directeur de la Presse. À la Chambre même des Députés dont il faisait partie, pendant la séance, « en toute hâte, entre deux discours, l’un de M. Roger, l’autre de M. Billault », il prit sa bonne plume, qui pour être infatigable n’en était pas meilleure, et il tança Gautier. La réponse du publiciste au poète n’eut rien de mystérieux, elle fut sans discrétion ni courtoisie, comme celui qui l’avait écrite, et chacun put la lire dans la Presse du 2 février 1847. Après s’être étonné que Théophile Gautier n’eût point « été préservé de l’écueil du lieu commun par la tendance au paradoxe qui lui est naturelle », Émile de Girardin proclame cette vérité : « Qui ne voit que le but et ne regarde pas le point de départ compte pour rien la distance placée entre les deux extrémités ; c’est l’erreur dans laquelle tombent les envieux. » S’il y eut au monde un homme qui jamais ne connut l’envie, c’est Gautier, c’est le bon, c’est le bienveillant Théo, je le dis en passant, et Girardin ne le pouvait ignorer.

Celui-ci continue à morigéner ; il cite le soldat Jean de Dieu Soult élevé à la dignité de maréchal de France et de duc de Dalmatie ; il montre l’ouvrier Cunin-Gridaine devenu ministre, sans réfléchir que ces deux personnages n’avaient fait que leur métier, tandis que Théophile Gautier se plaignait de ne pouvoir faire le sien. Le maître de la Presse argumente à sa façon, et pour démontrer qu’un poète peut vivre de la poésie, il énumère les ouvrages en prose qui ont aidé à la fortune des écrivains. Est-ce que le feuilleton de Gautier lui-même ne lui apporte pas la part la plus sérieuse de ses revenus ? Certes, et le pauvre Gautier ne l’a jamais nié ; mais si tous les lundis il remplaçait la prose de sa critique dramatique par une pièce de vers, Émile de Girardin se priverait, sans hésiter, d’une collaboration si prompte à la rime et prouverait de la sorte que l’opinion émise à propos de Chaudesaigues était moins paradoxale qu’il n’a bien voulu le croire. — En tous cas, cette leçon — pour ne dire cette correction — administrée publiquement à un homme de la réputation de Théophile Gautier était une inconvenance cruelle que l’on aurait dû lui épargner.

Il la ressentit vivement ; il me parla de Girardin avec une extrême amertume et le qualifia d’un mot que je ne répéterai pas. Il me disait : « Je n’ai pour toute réponse qu’à donner ma démission de rédacteur de la Presse, mais je ne le peux pas ; je subis l’outrage, et cela seul affirme que j’ai eu raison de dire que, faute de pain, le poète en est réduit à des travaux qui lui sont antipathiques ; non, je ne peux pas jeter mon feuilleton au nez de Girardin, car je n’ai que cela pour vivre et d’autres en vivent auprès de moi. » En ceci rien d’exagéré ; comme Scarron, plus justement que Scarron, Gautier pouvait dire : « J’ai toujours logé à l’hôtellerie de l’impécuniosité. » Il n’était pas seul dans son existence et la famille se pressait autour de lui. Il supportait des charges à la fois lourdes et lancinantes que bien d’autres eussent répudiées, qu’il avait acceptées sans faiblir et qu’il ne renia jamais : que ceci soit dit à son perpétuel honneur. Le devoir consiste à subir les conséquences de sa propre vie et non point à s’y soustraire. Sous ce rapport, Gautier, dont on a souvent raillé l’immoralité — j’entends celle du propos trop vif et de la comparaison trop hardie, — a fait preuve d’une moralité supérieure ; il est resté solidaire à lui-même et n’a jamais abandonné ceux qui avaient quelque droit de compter sur lui.

Longtemps après que Girardin avait commis cet acte de mauvais goût, vers 1862 ou 1863, je me rencontrai avec lui dans une ville d’eaux ; un soir que nous étions assis côte à côte et que nous causions sans témoins, je lui demandai pourquoi, en cette circonstance, il s’était montré si agressif et si dur. Il me regarda avec cet air impertinent et gouailleur qui lui était familier : « Gautier, me dit-il, est un imbécile qui ne comprend rien au journalisme ; je lui avais mis une fortune entre les mains ; son feuilleton aurait dû lui rapporter trente ou quarante mille francs par an, il n’a jamais su lui faire produire un sou. Il n’y a pas un directeur de théâtre qui ne lui eût fait des rentes, à la condition de l’avoir pour porte-voix. Actuellement et depuis qu’il a quitté la Presse, il est au Moniteur universel, c’est-à-dire au journal officiel de l’Empire ; il n’en tire aucun parti ; je vous le répète, c’est un imbécile qui n’a jamais profité d’une bonne occasion. » Sachant, par expérience, que l’on juge volontiers les autres d’après soi-même, je ne fus pas étonné de l’opinion de Girardin, mais je changeai de conversation. De ce que venait de me dire le grand maître — sans préjugé — du journalisme de son temps, il convient de retenir ceci : Théophile Gautier avait en main une plume qui eût valu de l’or, et il a toujours été pauvre.

  1. Histoire des œuvres de Théophile Gautier, par le vicomte Spoelberch de Lovenjoul. Paris, Charpentier 1887, 2 vol.  in-8o, 495 et 602 pages. 2370 numéros. J’ai relevé, t. I, de la page 1 à la page 94, le titre des différents journaux et keepsakes où Théophile Gautier a écrit avant d’entrer à la Presse, il m’a paru intéressant de reproduire cette nomenclature, qui n’éveillera aujourd’hui que bien peu de souvenirs : le Gastronome, le Mercure de France du xixe siècle, le Cabinet de lecture, l’Almanach des Muses, la France littéraire, les Annales romantiques, le Voleur, le Diamant, le Selam, l’Amulette, le Journal des gens du monde, la France industrielle, la Vieille Pologne, l’Églantine, le Monde dramatique, l’Abeille, le Rameau d’or, la Chronique de Paris, l’Ariel. D’après une tradition de famille, le début en prose de Théophile Gautier aurait eu lieu dans le Gastronome, le 24 mars 1831, par un Repas au désert d’Égypte, article anonyme que M. Spoelberch de Lovenjoul reproduit sous bénéfice d’inventaire.
  2. Voir Th. Gautier, Portraits contemporains, 1 vol.  in-16, 1886, Charpentier, p. 291 et suiv.
  3. Spoelberch de Lovenjoul, loc. cit., numéros 93 à 711.
  4. Ce mémoire est intitulé : les Progrès de la poésie française depuis 1830, mais il ne détermine que le rôle joué par la poésie dans la littérature française depuis la révolution de 1848. Il contient cent six pages d’impression, qui ont été jointes à l’Histoire du romantisme, 1 vol.  in-16. Charpentier, Paris, 1854.
  5. Histoire du romantisme, loc. cit., p. 366, 367.
  6. Dans ce même Rapport Théophile Gautier a écrit ; « On a remarqué que Victor Hugo, le grand forgeur de mètres, l’homme à qui toutes les formes, toutes les coupes, tous les rythmes sont familiers, n’a jamais fait de sonnets ; Goethe s’abstint aussi de cette forme pendant longtemps, ces deux aigles ne voulant sans doute pas s’emprisonner dans cette cage étroite. Cependant Goethe céda, et tardivement il composa un sonnet qui fut un événement dans l’Allemagne littéraire. » Depuis lors, Victor Hugo a imité Goethe ; lui aussi il a fait un sonnet — un seul — et il l’a dédié à Judith Gautier, qui est, nul ne l’ignore, la fille de Théo.
  7. Voir Spoelberch de Lovenjoul. loc. cit. ; introduction, xviii et suiv.