Théophile Gautier (Du Camp)/Chapitre I

Librairie Hachette et Cie (Les Grands Écrivains français) (p. 5-46).

CHAPITRE I

LA JEUNESSE

Théophile Gautier a été le type de ce que les rédacteurs en catalogues de librairie nomment : un polygraphe. C’était un écrivain, au large sens du mot ; il n’a pas imité ces gens de lettres qui, par stérilité ou par goût, se cantonnent dans une spécialité dont ils prennent tellement l’habitude, qu’il leur est impossible d’en sortir et qui se trouvent dépaysés dès qu’ils ne sont plus dans leur domaine ordinaire. Pour lui, le champ, le vaste champ de la littérature, n’eut pas de terrains inconnus. Plus et mieux que Pic de la Mirandole, il aurait pu offrir le combat, à tout venant, pour discuter de omni re scibili et quibusdam aliis, car, au cours de son existence, il en a sans cesse disserté, la plume à la main. Lorsque l’on regarde l’ensemble de son œuvre, produit de quarante années de travail, on reste surpris et respectueux d’un si considérable labeur qui s’est étendu sans difficulté sur des sujets dont la diversité est prodigieuse et qu’il a traités toujours avec originalité, souvent avec la supériorité d’un maître.

Dans le renouveau littéraire dont Chateaubriand fut le précurseur, Théophile Gautier marche au premier rang, brandissant sa bonne plume de Tolède, comme l’on disait au temps des batailles romantiques, ne cédant le pas à personne, se jetant au plus fort de la mêlée, faisant face de toutes parts et redoublant d’audace sous les invectives dont la nouvelle école était l’objet. Il est resté fidèle aux croyances de sa jeunesse ; dans les dernières années de sa vie, années lourdes et parfois pénibles, son cœur battait plus vite et son teint s’animait lorsqu’il parlait de la première représentation de Hernani et des horions échangés pendant que Ligier-Triboulet débitait les tirades du Roi s’amuse. Sa foi, j’entends sa foi littéraire, était si profonde et si vivace, que le long exercice du « métier » ne l’a point affaiblie. Il fut fervent jusqu’à l’heure suprême, et si, avant de fermer les yeux pour jamais, il s’est tourné vers le monument que les écrivains de sa génération, poètes et prosateurs, ont édifié à la renaissance de l’art, il a dû être rassuré sur l’avenir de son nom, en constatant qu’il l’a inscrit sur une des pierres du couronnement.

Pour la postérité, la pyramide s’élève d’elle-même. Les oubliés forment la base, invisible, presque disparue dans les fondations ; puis les médiocres, les incomplets, ceux dont la volonté fut plus énergique que le talent, les auteurs que la mode a quelque temps soutenus sur ses ailes fragiles, les romanciers, les historiens, que sais-je encore, les officiers de l’armée littéraire ; enfin tout en haut, presque dans les cieux, le poète prenant la place qui lui était due pendant sa vie et qu’on ne lui accorde qu’après sa mort. À combien d’écrivains de haute volée ne pourrait-on pas appliquer l’épitaphe que Gombaud a rimée pour Malherbe :

L’Apollon de nos jours, Malherbe, ici repose ;
Il a vécu longtemps sans se louer du sort.
En quel siècle ? — Passant, je n’en dis autre chose.
Il est mort pauvre…. Et moi je vis comme il est mort.

Mille causes secondaires exercent une influence souvent tyrannique sur l’opinion et repoussent les écrivains vivants loin du rang que leur assignait un mérite supérieur. L’avenir seul, dégagé des préoccupations du temps où ils jetaient leurs œuvres parmi les hommes, est assez indépendant pour leur donner un numéro d’ordre dans le panthéon des gloires de l’esprit humain. Réclames et dénigrements, chutes et succès, sifflets et bravos, l’avenir n’en tient compte ; tôt ou tard, la réputation, avilie ou exagérée, prend un niveau définitif, d’elle-même, sans que rien puisse le modifier. C’est là le travail, presque inconscient, à coup sûr désintéressé, de la postérité, qui dure plus ou moins longtemps, selon le degré et l’intensité du talent. Il me semble qu’à l’étiage de la célébrité, le nom de Théophile Gautier se maintiendra à une bonne hauteur, le premier peut-être après celui de Musset, de Lamartine et de Victor Hugo. En tous cas, les vers de Gautier partagent avec ceux de Musset une qualité de premier ordre : seuls, de leur époque, ils ne sont point entachés de rhétorique.

Pour peu que l’on ait eu quelque tendresse dans les sentiments, on garde au fond du cœur une sorte de chapelle sépulcrale où vivent encore ceux qui ne sont plus et que l’on a aimés. Tout embaumés dans les parfums du souvenir, ils apparaissent dès qu’on les évoque, répondent lorsqu’on les interroge et semblent ressaisir réellement leur ancienne existence, pour la partager avec nous, tant leurs pensées se mêlent aux nôtres, tant ils excellent à ressusciter les choses passées que nous avions cru mortes. C’est une apparition : si l’on ferme les paupières, on s’imagine les voir avec leurs gestes familiers, leur attitude, leur démarche ; si l’on prête l’oreille, on croit les entendre. Parmi ceux qui habitent ma nécropole intérieure, si peuplée, hélas ! et où dorment tant d’êtres qui me furent chers, Théophile Gautier est un de ceux que j’appelle le plus souvent pour parler des temps écoulés et de nos amis communs près desquels il dort aujourd’hui.

Plusieurs que j’ai connus et qui ont partagé l’affection que je lui avais vouée, étaient des hommes et non des demi-dieux. J’ai vécu près d’eux et je les ai jugés en contemporain, car entre eux et moi le verre grossissant de la postérité ne s’était point interposé. Les détails de leur existence personnelle n’ont pas encore, — pour moi du moins, — été éliminés par le temps ; j’aperçois l’œuvre à travers l’homme ; l’une complète l’autre, celui-ci fait comprendre celle-là, et ce serait mentir à la vérité que de les séparer. Il est impossible de juger un compagnon de la vie, comme l’on peut juger un personnage mort depuis un ou deux siècles. Il en est des hommes ainsi que des paysages : l’éloignement les embellit, mais les dénature, car la distance les noie de lumière, en adoucit les contours, en dissimule les rugosités. Ceux qui ont vu, qui ont été les associés des jours, les confidents, parfois même les confesseurs, ceux qui se souviennent n’entendent pas sonner l’heure des apothéoses ; mais ils se doivent d’être sincères, par respect même pour celui dont ils parlent, qui souvent y gagne de revivre dans sa réalité et avec des qualités que les admirateurs quand même n’ont point soupçonnées. Pour les témoins de l’existence de bien des écrivains, ce qu’il y a d’extraordinaire dans leur œuvre, ce n’est pas l’œuvre elle-même, c’est la difficulté à travers laquelle ils l’ont accomplie ; c’est que rien, ni la gêne, pour ne dire la pauvreté, ni les tourments qui en résultent, n’ont pu interrompre l’essor de leur talent. C’est là cependant ce qu’il faut expliquer pour faire comprendre ce qu’ils ont eu d’exceptionnel ; c’est là aussi ce qu’il faut dire afin de les venger de la légèreté dédaigneuse avec laquelle le gros public et même la bonne compagnie les a traités : « un garçon de belles lettres et qui fait des vers, nommé La Fontaine », disait ce cancanier de Tallemant des Réaux. C’est ainsi que l’on en parle lorsqu’ils sont encore de ce monde,

Quitte, après un long examen,
À leur dresser une statue
Pour l’honneur du genre humain.

Théophile Gautier sut promptement que l’on considère la poésie comme une sorte d’agréable superfétation, inutile en soi, bonne au plus à divertir quelques désœuvrés, suffisamment récompensée par le renom qu’elle fait naître, indigne, en somme, d’un homme sérieux et ne méritant que des encouragements stériles. À cet égard, quelles que soient la diversité d’origine et la divergence des principes, les gouvernements sont d’accord. Le Stello d’Alfred de Vigny a beau sortir de la vérité historique, il n’en reste pas moins philosophiquement vrai. Théophile Gautier en fit une expérience qui dura près de quarante ans, pendant lesquels il tourna la meule du journalisme afin de ne pas manquer du pain quotidien. Ni la dynastie de Juillet, ni la seconde République, ni le second Empire, où cependant il comptait des amis, ne s’imaginèrent qu’une place suffisamment rétribuée — une sinécure, si l’on veut — était due à un écrivain qui n’attendait que d’être libéré d’une besogne inférieure pour étendre toute l’envergure de ses ailes. Il avait accepté son sort avec une mansuétude dont j’ai souvent été touché, car, sans être exigeant, il était en droit d’estimer qu’il valait mieux que l’existence qui lui fut infligée.

Il était né à Tarbes le 31 août 1811 ; c’est lui qui le dit et l’on peut le croire[1] ; cependant une pièce officielle que j’ai sous les yeux le vieillit d’un jour ; sur le bulletin d’appel à la conscription de la classe militaire de 1832, il est désigné : « Pierre-Jules-Théophile Gautier, né à Tarbes, le 30 août 1811, peintre, demeurant à Paris, place Royale, no 8 ». C’est le hasard d’une position administrative occupée par son père qui le fit naître sur les bords de l’Adour, dans la patrie de ce Barère qui, après avoir été « l’Anacréon de la guillotine », devint un des correspondants secrets de Napoléon Ier. Il n’y vécut que pendant trois ans et vers 1814 on l’amena à Paris, où il fut saisi par des accès de nostalgie dont il a consigné le souvenir dans des notes autobiographiques qui me servent de guide pour parler de son enfance[2].

« Quoique j’aie passé, dit-il, toute une vie à Paris, j’ai gardé un fonds méridional. » Rien n’est plus vrai. Né aux pieds des Pyrénées, en frontière d’Espagne, issu d’une famille originaire du comtat Venaissin, fils et petit-fils de sujets du Pape « en Avignon », il eut toujours quelque chose d’exotique. Il avait beau aimer la France passionnément, il y semblait dépaysé. Il n’est pas jusqu’à son teint mat, sans nuance rosée, qui n’eût une apparence étrangère et ne convînt à quelque Abencérage égaré dans notre civilisation. Son extérieur même semblait ainsi protester contre le milieu où il était forcé de vivre. À le voir dans sa jeunesse aussi bien que dans son âge mûr, on sentait qu’il était appelé vers les clartés et les nonchalances de l’Orient. Il trouvait notre ciel terne et notre climat détestable, au moindre souffle de vent, il grelottait. Elles sont fréquentes, dans son œuvre, les invocations à la chaleur et au soleil. Sous notre ciel souvent brumeux, dans la demi-obscurité froide de nos journées d’hiver, il avait le mal du pays, le mal d’un pays tiède et lumineux.

Il n’éprouva jamais ce que Chateaubriand appelle « la délectable mélancolie des souvenirs de la première enfance », car ses années, au début de la vie, ne furent point heureuses. Il regrettait son lieu natal, avec une persistance et une intensité rares à cet âge où généralement les impressions n’ont qu’une vivacité éphémère. Il raconte qu’ayant entendu des soldats parler le patois gascon, qui fut le premier langage qu’il eût bégayé, il voulut les suivre, afin de s’en aller avec eux vers la ville où il était venu au monde et dont la pensée l’a toujours ému. « Le souvenir des silhouettes de montagnes bleues qu’on découvre au bout de chaque ruelle et des ruisseaux d’eaux courantes qui, parmi les verdures, sillonnent la ville en tous sens, ne m’est jamais sorti de la tête et m’a souvent attendri aux heures songeuses. » Il avait cinquante-six ans lorsqu’il écrivit les lignes que je viens de citer.

Sa petite cervelle, à la fois contemplative et ardente à savoir, commençait a se défricher, lorsqu’on lui fit quitter la maison paternelle pour le mettre au collège. Grave imprudence ; un enfant qui avait tant souffert d’être éloigné du premier berceau, ne supporterait pas l’exil, hors du foyer où la famille prenait soin de lui, le dorlotait et n’avait que de l’indulgence pour ses fantaisies. Théophile Gautier croit qu’il avait huit ans lorsque les portes de la caserne universitaire se refermèrent sur lui ; à cet égard, sa mémoire est en défaut ; il était dans le courant de sa onzième année, ainsi que le démontre un reçu de l’économe du collège Louis-le-Grand pour le quart du premier trimestre de 1822. Le pauvre écolier resta peu de temps prisonnier, assez cependant pour avoir reçu une impression qui jamais ne s’est effacée. Il eut en aversion la discipline destructive des gaietés de l’enfance, la régularité fastidieuse à force d’être monotone, la vie en commun odieuse aux natures délicates, la camaraderie sans tendresse, la grossièreté des maîtres subalternes, les préaux sans verdure, les longs corridors, les dortoirs où les lits sont trop nombreux, les réfectoires dont l’odeur seule rassasie la faim, les punitions absurdes, les portes closes et l’aspect général qui est bien plus d’une maison de détention que d’une maison d’enseignement. Petit, chétif, de santé malingre, rêveur, sans goût pour les jeux bruyants, effaré, désespéré, il languissait dans cette atmosphère alourdie où nul aliment n’était offert à ses instincts, à son esprit, à son cœur. On lui enseignait, il est vrai, que Cornu est indéclinable et que Tonitru fait Tonitruum au génitif ; c’était une mince compensation aux souffrances qu’il endurait, mais qu’il taisait avec la timidité native dont il n’a jamais pu se dégager complètement.

Son père, grâce au ciel, était un homme intelligent, qui ne l’avait pas livré, comme tant d’autres, à l’internat des collèges afin de se ménager quelque liberté d’allures. L’enfant fut retiré de sa geôle et ramené au logis ; il était temps : silencieux, affaibli, indifférent à toute chose, il s’étiolait, déprimé par le régime moral à l’aide duquel — j’en demande pardon à l’Université — on a plus atrophié de caractères que l’on n’en a développé. Quarante-cinq ans après avoir quitté les bas bleus, le frac d’invalide, la cravate de cotonnade blanche qui constituaient alors l’uniforme des collégiens, Théophile Gautier a écrit : « Je fus saisi d’un désespoir sans égal que rien ne put vaincre. La brutalité et la turbulence de mes petits compagnons de bagne me faisaient horreur. Je mourais de froid, d’ennui et d’isolement entre ces grands murs tristes, où, sous prétexte de me briser à la vie de collège, un immonde chien de cour s’était fait mon bourreau. Je conçus pour lui une haine qui n’est pas éteinte encore…… Toutes les provisions que ma mère m’apportait restaient empilées dans mes poches et y moisissaient. Quant à la nourriture du réfectoire, mon estomac ne pouvait la supporter. J’étais là dedans comme une hirondelle prise qui ne veut plus manger et meurt. On était, du reste, très content de mon travail et je promettais un brillant élève, si je vivais. » Dieu soit loué, il a vécu, et à l’opposé de tant d’écoliers offerts en exemple à leurs condisciples, il ne s’est pas contenté d’avoir été un élève brillant.

Il fut alors externe au collège Charlemagne, c’est-à-dire qu’il y assistait aux classes, deux heures le matin, deux heures dans l’après-midi ; le reste du temps il était libre, vivait dans la famille, indispensable à tout enfant, et faisait son travail scolaire, apprenant ses leçons, traduisant ses versions et ses thèmes, sous la direction de son père, qui était un bon humaniste. Théophile Gautier en profita, et en profita si bien, que je l’ai vu chez moi, vers 1860, faire, à première lecture, la traduction d’un fragment de Tacite, qu’il accompagna d’un commentaire qu’eût envié plus d’un maître ès langue latine doublé d’un professeur d’histoire. En la maison paternelle il retrouva non seulement la tendresse et la liberté dont il avait besoin, les leçons d’un maître comprenant et développant les aptitudes de son élève, — ce qui est rare, — mais il trouva des livres — histoire, poésie, romans, récits de voyages et d’aventures — que déjà il aimait avec passion. Il raconte que, par suite d’un effort de volonté et d’amour-propre, il sut lire à l’âge de cinq ans. Le premier livre qui brisa pour lui « le sceau mystérieux des bibliothèques » fut Lydie de Gersin, puis il lut Robinson ; il en devint comme fou ; le mot est de lui ; « plus tard, Paul et Virginie me jetèrent dans un enivrement sans pareil, que ne me causèrent, lorsque je fus devenu grand, ni Shakespeare, ni Goethe, ni lord Byron, ni Walter Scott, ni Chateaubriand, ni Lamartine, ni même Victor Hugo, que toute la jeunesse adorait à cette époque. » Après avoir noté en quel âge précoce il se rendit maître de la lecture, il ajoute : « Et depuis ce temps, je puis dire, comme Apelles : Nulla dies sine linea. » Cela est rigoureusement exact : je ne crois pas qu’il ait jamais existé un plus infatigable lecteur que Gautier.

Tout lui était bon pour satisfaire ce goût tyrannique qui semblait parfois dégénérer en manie ; rien ne le rebutait et l’on eût dit que ses yeux myopes pénétraient au fond des phrases pour y découvrir des richesses que seul il savait reconnaître. Je l’ai vu s’acharner jusqu’à la courbature sur le texte sanscrit de Sakountala, s’efforçant de déchiffrer, de deviner la signification des signes d’un langage qu’il ignorait. Il se plaisait aux romans les plus médiocres, comme aux livres des plus hautes conceptions philosophiques, comme aux ouvrages de science pure ; il était dévoré du besoin d’apprendre et disait : « Il n’est si pauvre conception, si détestable galimatias qui n’enseigne quelque chose dont on peut profiter. » Il lisait les dictionnaires, les grammaires, les prospectus, les recettes de cuisine, les almanachs ; il estimait que Mathieu Laensberg est un « primitif » remarquable par sa naïveté et que Carême a prouvé qu’un « maître-queux » pouvait avoir de la hauteur d’âme, parce qu’il a écrit : « Ce n’est qu’en étudiant Vitruve que j’ai compris la grandeur de mon art. » Ceci fut pour lui, pendant quelque temps, la plaisanterie favorite. À ceux qui lui parlaient peinture, sculpture ou poésie, il répondait : « Étudie Vitruve, si tu veux comprendre la grandeur de ton art. » Presque tous ses interlocuteurs restaient la bouche bée, car bien peu avaient lu les œuvres de celui qui s’intitule « l’élève et l’admirateur de l’illustre La Guipière ».

Cette soif de savoir, que jamais rien n’apaisa, eut pour Théophile Gautier d’enviables conséquences. Il était doué d’une mémoire extraordinaire : ce qu’il avait vu ou entendu restait gravé dans son souvenir. Il ne mettait aucun ordre dans ses lectures : un livre lui tondrait sous la main, il l’ouvrait par une sorte de mouvement machinal et ne l’abandonnait qu’à la dernière page. On pourrait croire que ce pêle-mêle, sans sélection ni discernement, produisait quelque confusion dans sa cervelle : nullement. Il avait un des esprits les plus méthodiques que j’aie rencontrés ; tout s’y classait naturellement, par une sorte de pondération instinctive qui parfois contrastait avec le dévergondage de la parole ; c’était là une faculté maîtresse qui, au cours de sa littérature forcée, lui a rendu d’inappréciables services. Toutes les notions acquises se rangeaient, s’étiquetaient dans sa mémoire, comme les livres bien catalogués d’une bibliothèque. Il savait où trouver le renseignement dont il avait besoin, le document précis qu’il voulait vérifier, le mot rare qu’il désirait employer. Il n’avait qu’à se consulter lui-même. Que de fois ses amis, indécis sur un point d’histoire, de linguistique, de géographie, d’anatomie ou d’art, se sont adressés à lui et ont reçu satisfaction immédiate ! On disait alors : Il n’y a qu’à feuilleter Théo.

Je citerai un exemple de sa mémoire : Le jour où furent publiés les deux premiers volumes de la Légende des siècles, je dînais en sa compagnie dans une maison tierce ; nous étions là plusieurs lettrés, tous alliés, de plus ou moins près, à la tribu romantique, admirant Victor Hugo et comptant bien trouver dans la nouvelle œuvre un régal des plus savoureux. Seul d’entre nous, Gautier la connaissait complètement ; il avait reçu les deux tomes le matin même, et les avait lus au courant de la journée. Est-il besoin de dire quel fut le sujet de la conversation ? On ne parla que du talent d’Hugo, qui semblait se transfigurer et ajouter à sa poésie des formes plus belles encore, plus imprévues et plus fortes, comme si, saisissant des faits d’histoire moins réels que légendaires, il avait plané dans des régions féeriques où jamais encore ses ailes ne l’avaient porté. Gautier nous dit : « Il faut passer aux preuves ; je vais vous dire les Lions. « Et, de cette voix blanche, sans inflexion, monocorde pour ainsi dire, les yeux fixes, comme s’il lisait de loin dans un livre visible pour lui seul, il récita les cent cinquante-huit vers de la pièce, ne se reprenant pas une fois, n’hésitant jamais et ne se trompant pas d’une syllabe. Nous étions étonnés, on lui dit : « Tu as donc appris cela par cœur ? » il riposta : « Non, je l’ai lu ce matin, en déjeunant. »

Cette mémoire, habilement entretenue par la direction que son père imprimait aux études scolaires, une sorte d’assiduité passive qui le rendait attentif aux classes du collège, quelque dose d’amour-propre, firent de Théophile Gautier un élève remarquable. Eut-il son nom inscrit sur les palmarès ? fut-il embrassé et couronné par son proviseur, aux sons de la musique, sur l’estrade solennelle des distributions de prix ? Je n’en sais rien ; il était fort discret sur cette époque de son existence ; il n’aimait point à en jaser, car elle ne lui avait laissé que des souvenirs maussades ; toutes les fois que la conversation se portait sur les années de collège, il se hâtait de la rompre. Il a écrit : « Ces années, je ne voudrais pas les revivre. » S’il eut des succès, de ces succès scolaires qui font naître tant d’espoir dans les cœurs paternels et qui n’ont jamais rien présagé de l’avenir, il les accepta avec indifférence et n’en fut pas plus fier. Je doute même qu’il ait complètement terminé ses humanités et je crois qu’il dédaigna d’obtenir le diplôme de bachelier ès lettres, qui dut lui paraître un inutile parchemin : certificat d’études, rien ce plus ; il n’en avait cure et se certifiait par lui-même, car il avait acquis déjà bien plus de notions précieuses que ne lui en eussent enseignées ses professeurs. Il était encore un simple écolier qu’il avait lu les vieux poètes français, fort dédaignés à cette époque où Malherbe et Boileau régnaient en maîtres, et qu’il avait assez étudié Rabelais pour en pouvoir réciter des chapitres entiers sans commettre d’erreur. Sa curiosité d’enfant intelligent et de futur grand lettré l’avait mieux servi que les leçons de la pédagogie universitaire.

Théophile Gautier n’était plus un enfant chétif, au teint olivâtre que l’internement avait failli tuer ; c’était un jeune homme solide, bien en chair, dont le goût pour les exercices de corps avait singulièrement développé la vigueur. Il excellait à la natation, à la boxe, à l’équitation, à la canne, et même à la savate ; il en tirait quelque gloriole et ne refusait l’assaut à personne. Un jour, dans je ne sais plus quel jardin public, il donna sur « la tête de turc » un coup de poing qui marqua cinq cent vingt livres au dynamomètre. Bien souvent je l’ai entendu s’en vanter et dire : « C’est l’action de ma vie dont je suis le plus glorieux. » Jusque dans un âge où généralement on ne s’essaye plus au rôle d’hercule, il ne lui déplaisait pas de démontrer que sa force musculaire, toujours considérable, n’avait point été appauvrie par les années. Si son caractère calme et surtout bienveillant ne l’avait rendu pacifique, il eût été redoutable ; mais nul homme ne fut moins querelleur : toute dispute violente lui semblait un outrage à la dignité humaine, car, philosophiquement, il considérait la placidité comme une vertu.

C’est incidemment que Théophile Gautier se livra aux lettres, ou, pour parler plus exactement, que les lettres s’emparèrent de lui. Il était né artiste, cela n’est pas douteux, artiste de la ciselure, de la ligne et de la couleur. Quelque effort qu’il eût fait sur lui-même ou qu’on lui eût imposé, il n’aurait jamais pu répudier les dons que la nature lui avait prodigués, jamais il n’aurait réussi à se contraindre, jamais il ne serait parvenu à réduire au silence les facultés supérieures qui parlaient en lui. L’art le réclamait. Dans toute carrière officielle ou bourgeoise, il serait mort à la peine, frappé d’impuissance, égaré dans le labyrinthe du moindre détail et désemparé. La peinture l’attirait ; elle fut pour lui comme un premier amour, dont le souvenir ne s’attiédit jamais ; pendant toute sa vie, il s’en préoccupa et bien souvent, dans ses heures de découragement, il regretta de n’avoir pas obéi à sa première impulsion. Le poète de la Comédie de la mort et des Émaux et Camées, l’écrivain de Tra-los-Montes, d’Italia, de Fortunio, de la Morte amoureuse, d’œuvres dont le nom est dans toutes les mémoires, débuta par être un rapin. Il entra dans l’atelier de Rioult, situé près du collège Charlemagne, ce qui lui permettait d’aller peindre une anatomie, d’après le modèle vivant, en sortant d’écouter une leçon sur l’harmonie préétablie de Leibnitz ou sur le médiateur plastique de Cudworth.

Le frémissement mystérieux qui précède les ouragans agitait déjà les jeunes têtes de l’époque ; la tempête romantique n’allait pas tarder à souffler de tous les points de l’horizon ; les arts, assoupis dans une tradition épuisée, dormaient sur la foi d’un passé qui n’avait plus de raison d’être ; on n’allait pas tarder à les réveiller, sans ménagement et même sans urbanité. Un vent de révolte passait sur les ateliers où les derniers disciples de l’école pétrifiée de David n’exerçaient plus qu’une influence dédaignée. Tout en mélangeant le brun de Van Dyck avec la terre de Sienne brûlée, on discutait littérature ; on ne traitait pas encore Racine de « polisson », mais on avait oublié la Chute des feuilles de Millevoye, les Ossianeries de Baour-Lormian et on les remplaçait, à la grande joie des futurs chevaliers de la palette, par la Chasse du Burgrave :

Daigne protéger notre chasse,
Châsse
De monseigneur Saint-Godefroy,
Froid !


ou par le Pas d’armes du roi Jean :

Çà qu’on selle,
Écuyer,
Mon fidèle
Destrier !

Ces vers, on ne les récitait pas ; on les hurlait. Quelques enthousiastes y avaient adapté un air et les chantaient en chœur, ce qui parut un sacrilège. Un évangile nouveau avait été donné au peuple des artistes et des lettrés : la préface de Cromwell avait formulé une théorie révolutionnaire que l’on rêvait de mettre en pratique. L’heure n’allait pas tarder à sonner où l’on serait déclaré « cagou et marmiteux » si l’on ne rugissait pas d’horreur au seul nom de l’Institut.

C’est dans ce milieu bruyant, généreux et hardi que la vocation littéraire fit signe à Théophile Gautier : laisse là tes pinceaux et suis-moi ; là sa destinée encore obscure s’éclaircit tout à coup ; un incident fit jaillir la lumière. Au collège Charlemagne, Gautier s’était lié d’une amitié que rien n’a jamais distendue, avec Gérard Labrunie, qui devait être Gérard de Nerval. À cette époque — c’est-à-dire au début de l’année 1830 — Gérard, à peu près inconnu de la masse du public, était célèbre dans un groupe de jeunes hommes que les choses de l’art avaient séduits ; parmi ses camarades de classe, il était illustre, car à dix-sept ans, encore sur les bancs de la rhétorique, il avait publié un volume de poésies, intitulé : les Élégies nationales, qui n’avait point passé inaperçu ; à dix-huit ans, il donnait sa traduction de Faust à propos de laquelle Goethe lui écrivit : « Je ne me suis jamais mieux compris qu’en vous lisant. » Il y avait de quoi faire tourner une si jeune tête, mais Gérard était déjà doué de cette modestie qu’il poussa parfois jusqu’à l’humilité. C’était alors une nature charmante, un peu excentrique malgré son extrême douceur. On lui promettait toutes les couronnes que la renommée jette aux grands poètes ; il ne pouvait, croyait-on, marcher que vers la gloire ; sa route devait passer sous des arcs de triomphe et le conduire à l’immortalité : comment elle le mena dans une des rues les plus sordides de Paris pour y mourir d’une mort sinistre, je l’ai dit ailleurs et je n’ai point à le répéter ici[3]. Ce fut Gérard qui, fortuitement, ouvrit à Théophile Gautier les portes du temple — bien des gens disaient la caverne — où trônait la jeune statue du romantisme.

Le comité de lecture de la Comédie-Française avait reçu un drame en vers de Victor Hugo : Hernani ou l’honneur castillan. La vieille école classique, ferrée sur les trois unités, en avait frémi jusque dans ses moelles. La nuit on avait entendu des voix plaintives sortir des urnes où reposent les cendres de Marmontel et de Campistron. Malgré ces présages funestes, malgré les prédictions des Calchas de la tragédie, la pièce était en répétition ; on en racontait mille extravagances ; on disait : C’est une orgie de vers incohérents, et l’on ajoutait que Mlle Mars — arbitre du goût — était malade de chagrin, qu’elle voulait rendre son rôle, car elle ne pouvait se résoudre à profaner son talent au milieu des énormités que l’auteur lui imposait. La vérité est tout autre : ce fut Victor Hugo qui, justement blessé des prétentions de l’actrice, lui déclara qu’il la remplacerait par une autre interprète, si elle avait encore l’inconvenance de modifier les expressions qu’elle n’approuvait pas. Bien avant le jour de la première représentation, on sentait un orage d’opposition se former ; des intentions hostiles ne prenaient point la peine de se dissimuler ; on savait, à n’en point douter, que la cabale était décidée à livrer bataille. Des deux côtés, on se préparait à la lutte ; les uns aiguisaient le poignard d’Oreste, les autres fourbissaient leur bonne lame de Tolède ; on invoquait les filles de Jupiter et de Mnémosyne ; on jurait par saint Jacques de Compostelle et même par les corbignoles de madame la Vierge. Tout annonçait que l’affaire serait chaude ; les simples curieux se frottaient les mains et fredonnaient le finale du Comte Ory :

J’entends d’ici le bruit des armes,
Le clairon vient de retentir.

Dans le clan romantique, on n’était pas rassuré : on se méfiait de quelque stratagème et l’on redoutait surtout la défection de la claque, en butte à des manœuvres déloyales et à des promesses qui sonnaient d’une voix métallique. Les adversaires de la jeune école comptaient, à cet égard, sur la force de l’habitude : comment ces braves chevaliers du lustre, formés dès longtemps aux pures doctrines de l’art révéré, accoutumés au ronron du vers tragique, aux césures invariables, aux hémistiches coulés dans un moule uniforme, au casque, au glaive, à la tunique et au cothurne, ne se sentiraient-ils pas révoltés en écoutant des vers frappés à une effigie nouvelle, des enjambements invraisemblables, des mots que les « canons » proscrivaient et en voyant des toques à plumes, des pourpoints de velours, des épées à coquille, des dagues damasquinées, des bottes en cuir fauve, tout l’attirail, en un mot, de ce que l’on nommait alors la couleur locale et qui ne devait point tarder à dégénérer en bric-à-brac. Donc nulle sécurité dans la claque, dans ces bruyants fonctionnaires dont le métier est de soutenir quand même les œuvres théâtrales dont le succès n’est point d’une gestation facile. On résolut de se passer du secours — trop incertain — de ces accoucheurs patentés de Thalie et de Melpomène : on craignait un avortement et peut-être un infanticide. Par qui les remplacer ? Où trouver un groupe d’hommes jeunes, enthousiastes, vaillants jusqu’à l’imprudence, dédaigneux de l’obstacle, fatigués du passé, ayant foi dans l’avenir, comprenant que leur sort tout entier pouvait dépendre de la victoire, doués de bons poumons et de poings solides ? Dans les ateliers. Les peintres, les sculpteurs répondirent à l’appel avec empressement ; les architectes étaient mous et arriérés ; au portail de Notre-Dame ils préféraient la colonnade de la Bourse, récemment construite ; on voulut cependant les utiliser, mais on les mêla aux autres artistes, qui furent chargés de les surveiller et de les maintenir en bon chemin, fût-ce à coups de talon dans les chevilles.

Des racoleurs choisis avec discernement furent expédiés dans les ateliers. Comme les visiteurs des grands bons cousins, c’est-à-dire des carbonari, ils devaient désigner les chefs d’escouade auxquels ils confieraient, non pas la baguette de coudrier qui donnait accès dans les ventes secrètes, mais la carte rouge timbrée du mot espagnol Hierro (fer), qui ouvrirait les portes de la Comédie-Française au soir de la première représentation, de la première bataille de Hernani. Gérard de Nerval fut un des sergents recruteurs chargés de former le bataillon sacré qui devait vaincre ou mourir ; à l’atelier de Rioult, il remit six cartes d’entrée à Théophile Gautier : « Tu réponds de tes hommes ? — Par le crâne dans lequel Byron buvait à l’abbaye de Newstead, j’en réponds ! » Se tournant vers ses camarades de palette, Gautier dit : « N’est-ce pas, vous autres ? » On lui répondit d’une seule exclamation : « Mort aux perruques ![4] »

Fier de la mission de confiance qu’il venait de recevoir, ne répudiant aucune responsabilité et voulant donner à son attitude une solennité digne des hautes fonctions qui lui étaient dévolues, Théophile Gautier se fit faire un gilet — un pourpoint — cramoisi « qu’il avait pris plaisir à composer lui-même ». De ce gilet rouge — qui, en réalité, était rose vif — inauguré au son du cor de Hernani, il a été parlé jadis ; on en a parlé beaucoup, on en a parlé longtemps, on en parle encore. Un jour, je disais à Théo : « Tu as été célèbre très jeune ? » Il me répondit avec cette sorte d’indifférence qui parfois donnait tant de saveur à ses plaisanteries : « Oui, très jeune, à cause de mon gilet. »

De cette première représentation du premier drame romantique en vers[5], où Gautier, ses longs cheveux répandus sur les épaules, flamboyait, la poitrine couverte d’un satin éclatant, je ne dirai rien, car il l’a racontée lui-même dans les moindres détails. Ce fut, bel et bien, une bataille, où l’on ne ménagea ni les injures ni les gourmades. Une erreur d’audition produisit une mêlée telle, que l’on faillit baisser le rideau et congédier les combattants. Lorsque Hernani dit à Ruy Gomez qui vient de livrer dona Sol au roi don Carlos :

Vieillard stupide ! il l’aime.


une partie des spectateurs, au lieu de « vieillard stupide ! », entendit : « vieil as de pique ! » Les classiques indignés poussèrent des cris d’horreur, les romantiques, saisis d’admiration, exaltés par la rareté de l’image, trépignaient de joie et aboyaient de bonheur. Le tumulte fut lent à s’apaiser, et je doute fort que l’on ait pu saisir quelque chose de la fin du troisième acte.

Cette représentation qui, malgré les Odes et Ballades, malgré Cromwell et sa préface, malgré les Orientales, malgré le Dernier jour d’un condamné marque le véritable début de la révolution romantique, laissa dans le cœur de Théophile Gautier un souvenir ineffaçable ; c’était l’épisode de sa vie sur lequel il revenait avec prédilection ; dans son œuvre, les allusions y sont fréquentes. Il aimait à raconter la longue attente — une attente qui dura huit heures — dans le théâtre obscur, l’émotion, la lutte dont les deux camps ennemis s’attribuaient la victoire, les discussions dégénérant parfois en voies de fait qui se prolongeaient après le spectacle, la passion dont on était animé et l’exaspération qui emportait les partis hors de toute mesure ; exaspération qui produisit des effets d’un comique inattendu : une députation d’auteurs classiques, renommés alors, oubliés aujourd’hui, se rendit près du roi et lui demanda d’user de son autorité souveraine pour interdire les représentations d’une telle monstruosité. On aurait cru entendre les objurgations de maître Pancrace, du Mariage forcé : « Tout est renversé aujourd’hui et le monde est tombé dans une corruption générale. Une licence épouvantable règne partout ; et les magistrats qui sont établis pour maintenir l’ordre dans cet État devraient mourir de honte en souffrant un scandale aussi intolérable. » Charles X écouta, avec sa politesse accoutumée, les lamentations de ces braves gens, et leur répondit, non sans esprit : « En pareille occurrence, je n’ai d’autre droit que celui de ma place au parterre. »

J’ai, du reste, entendu dire par un ancien très haut fonctionnaire de la Restauration que l’on n’était point fâché aux Tuileries du tumulte suscité par la pièce nouvelle, qui détournait l’opinion publique de préoccupations déjà inquiétantes. De l’opinion publique, Théophile Gautier ne se souciait guère : il était à Hernani, à Victor Hugo ; il s’était donné d’un élan irrésistible, tout entier, sans idée de retour ; il ne se reprit jamais, jusqu’à la dernière heure il resta dévoué au dieu de sa jeunesse ; lorsque la mort, si cruellement empressée, lui arracha la plume des mains, il écrivait et laissa inachevé un article intitulé Hernani. Les dernières lignes sont consacrées à Mme de Girardin : « Ce soir-là, ce soir à jamais mémorable, elle applaudissait comme un simple rapin entré avant deux heures, avec un billet rouge, les beautés choquantes, les traits de génie révoltants… » La phrase est interrompue par la grande faucheuse dont l’œuvre ne s’interrompt jamais.

Cette soirée « à jamais mémorable « est une date importante dans la vie de Gautier : c’est l’étape initiale d’où il est parti pour parcourir la longue route de labeur qui n’eut point de halte, et sur laquelle il est tombé prématurément, harassé de fatigue, repu de déceptions, pauvre à la fin comme au début. Il ne se doutait guère de l’ingrat destin qui l’attendait ; nulle espérance alors ne lui était interdite. Que de fois, me parlant de ce temps passé, sur lequel j’aimais à l’interroger, que de fois il m’a cité le vers :

« J’étais géant alors et haut de cent coudées, »


et il ajoutait, avec une mélancolie qui dénonçait bien des rêves avortés : « Tout ce que je puis dire aujourd’hui, c’est que petit bonhomme vit encore. » Après la soirée du 25 février 1830, comprenant que l’on ne peut servir deux divinités à la fois, il quitta l’atelier de Rioult et prit la plume du poète à la place de la brosse du peintre. Il avait alors dix-neuf ans, s’inquiétait peu du qu’en dira-ton, et rimait, car il avait à cœur de prendre rang dans l’armée romantique et d’être un des porte-fanions du général en chef. La malechance lui donna un premier avertissement qui passa inaperçu. Son volume, — une plaquette brochée en rose et intitulée Poésies, — fut mis en vente le 28 juillet 1830. Cela signifiait : toute révolution te portera préjudice. Il eut à le constater plus tard, en 1848 et en 1870.

Comme les Capétiens, comme les Valois, les Bourbons voyaient leur dynastie s’éteindre sur le trône, par le règne successif de trois frères. La défaite de la France les avaient apportés, la révolution de Juillet les emporta ; la branche aînée est à jamais desséchée, elle ne rejettera plus. Ces journées, si imprudemment provoquées, non seulement sans moyen d’attaque, mais même sans ressources de défense, exercèrent une influence considérable sur les arts de l’époque. Elles délivrèrent les esprits en les surexcitant, aidèrent à briser la routine et rompirent brutalement la porte que le romantisme, malgré les chaudes soirées de Hernani, n’avait fait qu’entr’ouvrir. Quelques amants de la muse classique, guidés par des maîtres dont la jeunesse se détournait, Brifaut, Arnault, Parseval de Grandmaison, Baour-Lormian, de Jouy, Viennet ; restaient fermes à leur poste, mais se bouchaient les oreilles et les yeux pour ne pas entendre, pour ne point lire, ne comprenant rien aux tentatives des écrivains et des artistes, s’imaginant que tout était perdu parce que l’on cherchait d’autres formes que celles qu’ils aimaient. Dans ce grand mouvement de rénovation intellectuelle, ils ne voyaient qu’une invasion de barbares par laquelle toute civilisation allait être broyée.

L’heure était bonne pour Théophile Gautier d’entrer de plain-pied dans l’école romantique. On eût dit que la révolution de Juillet avait trempé le pays dans un bain d’eau de Jouvence ; tout le monde était jeune alors, du croyait l’être ; néanmoins il convenait d’être fatal et maudit, et on l’était de bonne foi, en repos de conscience, avec une conviction qui n’empêchait pas de s’amuser. C’était l’heure des Jeune-France ; Gautier les a turlupinés de belle sorte ; car, malgré la sincérité de son romantisme, il n’a jamais été de ceux à qui le ridicule échappe. J’étais bien enfant alors, mais je me souviens, passant sur les boulevards, dans le jardin des Tuileries qui était, à cette époque, la promenade favorite des Parisiens, d’avoir aperçu de jeunes hommes à longs cheveux, portant toute leur barbe, — ce qui était contraire aux bons usages — coiffés de chapeaux pointus, serrés dans des redingotes à larges revers, cachant leurs pieds sous des pantalons à l’éléphant ;. je les regardais avec une surprise où se mêlait quelque crainte, je disais : « Quels sont ces gens-là ? » On levait les épaules en me répondant : « Ce sont des fous. » Théo m’a dit souvent : « Notre rêve était de mettre la planète à l’envers. » Elle tourne toujours sur le même axe, la pauvre planète, et, depuis ces jours lointains, elle en a vu bien d’autres !

Pendant les années qui suivirent les journées de Juillet, la vie de la jeunesse fut d’une violence extraordinaire ; elle s’était dilatée tout à coup après la compression qu’elle avait subie pendant la Restauration. Cette effervescence eut quelque durée ; l’invasion subite du choléra en 1832 et l’effarement qui en résulta la calmèrent à peine ; pour la réduire et l’apaiser presque complètement, il fallut l’attentat de Fieschi, l’horreur qu’il inspira et les lois répressives que Thiers fit voter au mois de septembre 1835. Jusque-là on ne sut se ménager ; ce fut le beau temps des cavalcades du mardi gras, des bals des Variétés et des descentes de la Courtille ; on rivalisait d’entrain, d’emportement et, disons-le, de sottise. « Il s’agissait, disait Gautier, d’avoir de la truculence, du paroxysme, d’être moyen âge et de rosser les soldats du guet. » J’ai gardé le souvenir d’un récit qui prouve à quel degré de licence on était parvenu à force de s’ingénier aux extravagances pour « épater le bourgeois » : à un bal masqué du théâtre des Variétés, d’Alton-Shée — un pair de France — fort jeune, il est vrai, et Labattue, que l’on a toujours confondu, que l’on confond encore avec lord Seymour, amenèrent une femme enveloppée d’un domino noir. Placée dans un quadrille dont les danseurs avaient été choisis parmi les plus illustres tenants de la Jeune-France, elle se débarrassa tout à coup de son vêtement et apparut dans le costume de notre mère Ève avant l’intervention de la feuille de figuier. La créature eut du succès et on l’acclama. L’exhibition parut excessive aux sergents de ville et aux gardes municipaux ; ils voulurent arrêter la donzelle, dont la chorégraphie seule était un outrage à « la moralité publique » ; ils n’y parvinrent pas. Entourée, défendue par une bande de jeunes gens qui criaient : « Los aux dames ! » ils durent reculer devant les coups de poings et les coups de pieds de ces érudits de la boxe et du chausson. Pendant la bagarre, on recouvrit la danseuse de son domino ; elle put s’esquiver, se perdre dans la foule et force ne resta pas à la loi. J’ai su les noms de la plupart de ces protecteurs du sexe timide, je les ai en partie oubliés ; outre ceux que je viens de citer, je ne peux rappeler avec certitude que celui du peintre Jadin, « qui seul valait une compagnie d’archers écossais ». La plupart de ces énergumènes des plaisirs sans frein sont devenus des personnages et ont fait bonne route dans la vie. La turbulence de la vingtième année n’implique rien de défavorable pour l’avenir. L’âge se charge de tout, même trop souvent d’effacer le souvenir des peccadilles d’autrefois. Mme de Lafayette écrivait à Ménage : « Il en coûte cher pour devenir raisonnable, il en coûte la jeunesse. » Théophile Gautier fut jeune ; il fut très jeune et mérite d’en être loué.

« L’habitude de la chasteté endurcit le cœur », a dit saint Clément d’Alexandrie ; Gautier n’avait point le cœur dur et ne manquait pas d’éclectisme. Dans son roman « goguenard » des Jeune-France, écrit alors qu’il avait vingt-deux ans, il a fait un chapitre, Celle-ci et Celle-là, qui pourrait bien être un fragment de confession. « Retiens ceci, dit-il, et serre-le dans un des tiroirs de ton jugement, pour t’en servir à l’occasion : toute femme en vaut une autre, pourvu qu’elle soit aussi jolie. » Cela ressemble à une profession de foi. On en peut conclure que l’amour de la forme dominait en lui et que l’échange des âmes, si fort à la mode dans les romances du temps, ne lui semblait que d’une importance secondaire. D’un grand nombre de lettres qui lui furent adressées et que j’ai feuilletées, il résulte qu’il ressemblait peu à cet abbé Dangeau, de l’Académie française, qui renvoyait aux femmes qu’il aimait leurs épîtres dont l’orthographe était défectueuse et qui rompait avec elles au troisième manque de respect à la grammaire française. Ce qui rend les correspondantes de Gautier excusables, c’est qu’il eut toujours une certaine propension à les choisir parmi les étrangères.

Plaisirs tapageurs, comme il convenait à l’époque, amourettes de passage, ce n’étaient là que des divertissements sans conséquence, des intermèdes à la vie intellectuelle qui suivait son cours et à laquelle Gautier apportait la curiosité encyclopédique dont il avait été doué. Les artistes et les écrivains, mêlés ensemble, se complétaient ; la plastique et la réflexion se fortifiaient l’une par l’autre. Il n’est question d’art, de philosophie, d’histoire, de poésie qui ne soit agitée dans « le Cénacle », c’est-à-dire dans le groupe des jeunes gens partisans des idées nouvelles et dont la hardiesse faisait éclater les règles admises auxquelles ils refusaient de se soumettre. Les discussions s’en allaient à l’aventure, au gré d’un mot prononcé, au hasard d’une controverse inopinée. Je disais à Théo : « De quoi s’occupait-on dans le Cénacle ? » il me répondit : « De tout, mais je ne sais guère ce que l’on disait, parce que tout le monde parlait à la fois. » La violence du langage était sans pareille et les historiettes de « haulte graisse » ne semblaient jamais déplacées : Rabelais n’était-il pas l’excuse et l’exemple ? On rêvait d’incendier l’Institut et de pendre quelques vieux poètes tragiques qui ne demandaient cependant qu’à mourir en paix. On se moquait de la vieillesse dans la chambrée de ces futurs capitaines de lettres qui paraissaient ignorer qu’ils vieilliraient eux-mêmes et ne pas se douter que caducité classique et caducité romantique, c’est tout un. La jeunesse est excessive, ce qui est naturel ; tout son être est en effervescence et remué par mille aspirations confuses ; elle est intolérante parce qu’elle est sans expérience et que les points de comparaison lui manquent ; elle est sans pondération, parce qu’elle ne s’est pas heurtée aux obstacles de la vie ; elle ne croit pas au temps et aux modifications qu’il apporte avec lui — insensiblement et si rapidement néanmoins — parce qu’elle n’en a pas encore senti l’action permanente. Vaillance et folie du jeune âge, cela se ressemble, et il n’en faut point médire, car c’est presque toujours un gage de force pour les heures de la maturité.

De ceci doit-on conclure que les jeunes gens qui composaient le Cénacle étaient destinés à devenir tous de grands hommes ? Non certes ; il y avait là des rêvasseurs illusionnés sur eux-mêmes, stériles, dupes de la comédie qu’ils jouaient, avortés et dont l’avenir lumineux qu’ils se promettaient tomba naturellement dans l’obscurité. À plus d’un l’on aurait pu appliquer le mot de Rivarol : « C’est un terrible avantage que de n’avoir jamais rien fait, mais il ne faut pas en abuser. » En somme, un seul d’entre eux s’est fait un nom qui ne périra pas : c’est Théophile Gautier. Gérard de Nerval, par lequel il avait été devancé au début de la vie, n’a jamais dépassé une limite moyenne assez restreinte, n’a point fait sa trouée dans la foule et a sombré de bonne heure. En revanche, la plupart étaient célèbres dans le groupe, pour ne dire dans la coterie, à laquelle ils appartenaient ; mais leur réputation n’a guère franchi le cercle où ils vivaient. Ce fait était commun alors, il l’est encore aujourd’hui.

Il semble que la recherche d’un pseudonyme baroque ou la découverte d’un titre d’ouvrage extravagant ait été une action enviable et glorieuse, Jules Wabre — qui s’en souvient ? — fut presque illustre pour avoir fait annoncer, — rien de plus, — un livre intitulé : de l’Incommodité des commodes ; Auguste Maquet, qui n’avait pas encore eu la bonne fortune de rencontrer Alexandre Dumas, se faisait appeler : Augustus Mac Kaët ; Théophile Dondey s’était transformé en Philothée O’Neddy. Gautier s’est souvenu de ces calembredaines lorsqu’il a écrit les Jeune-France : » Pendant six mois Daniel Jovard fut en quête d’un pseudonyme ; à force de chercher et de se creuser la cervelle, il en trouva un. Le prénom était en us, le nom bourré d’autant de K, de doubles W et autres menues consonnes romantiques qu’il fut possible d’en faire tenir en huit syllabes. » Cette manie dura longtemps : et si l’on cherchait bien, on découvrirait peut-être qu’elle n’a pas encore disparu.

Le grand homme du Cénacle, celui à qui l’on prédisait toute gloire à venir : — tu Marcellus eris ! — n’était ni Jehan du Seigneur, ni Bouchardy qui fut le Shakespeare du boulevard du Crime, ni Gautier qui fut un grand poète, c’était Pierre — pardon — c’était Petrus Borel. On disait, sans rire : « Le père Hugo n’a qu’à bien se tenir, il sera réduit en poudre dès que Petrus débutera ! » Petrus a débuté, et, sauf ses amis, personne ne s’en est aperçu. On était, dans l’école romantique, tellement saisi par l’extérieur des hommes et des choses, que Petrus Borel devait ses grandeurs futures à son teint brun, à ses cheveux noirs, à son nez aquilin, à son corps sec et nerveux qui le faisaient pareil au type créé par Victor Hugo pour le personnage de Hernani. Ressembler à Jean d’Aragon, grand maître d’Avis, duc de Ségorbe, marquis de Monroy et n’être pas un grand homme, que dis-je ? le plus grand des hommes, c’était une hérésie que nul membre du Cénacle ne pouvait concevoir. Trente ans après que le Cénacle était dispersé, mort, anéanti sauf dans le soutenir de quelques fidèles, Gautier me disait, en levant les bras vers le ciel : « Et dire que j’ai cru à Petrus ! » Il ne fut pas le seul : aussi quelle déconvenue lorsque l’on vit paraître les Rhapsodies, Champavert et enfin Madame Putiphar. Primitivement, il était architecte ; il n’eut point raison de délaisser l’équerre et l’encre de chine pour la plume et l’encre de la petite vertu. Ses débuts n’ayant point tenu ce qu’ils n’avaient jamais promis, il obtint d’aller vivre en Algérie, sous-préfet ou quelque chose d’approchant.

Dans le Cénacle, on méprisait l’École des beaux-arts ; élèves et professeurs étaient conspués d’une voix unanime ; être admis au « salon » était peu recommandable, obtenir le grand prix de Rome c’était être marqué d’une tache indélébile ; les tableaux de Paul Delaroche étaient dignes, à peine, de figurer en guise de devant de cheminée, et Cortot n’avait jamais su mettre « un bonhomme » sur ses pieds. En sculpture, on préconisait Auguste Préault, qui, disait-on « modelait des idées » ; en deux mots, c’était un fort bon garçon, très spirituel, auquel il n’a jamais manqué que de savoir son métier. En peinture, Eugène Devéria avait ressuscité et éclipsé Paul Véronèse, ainsi que le prouvait alors et ne le prouve plus aujourd’hui sa Naissance de Henri IV ; quant à Louis Boulanger, qui était un ami particulier de Victor Hugo, ce n’eût pas été assez de Tintoret et d-e Titien pour lui préparer sa palette. Ceux-là étaient les dieux de l’art nouveau : dieux éphémères qui n’ont point mouillé leurs lèvres au breuvage qui rend immortel.

Parmi les néophytes dont ils étaient l’idole, je dois nommer Célestin Nanteuil, que j’ai côtoyé jadis, lorsque déjà l’âge l’avait touché et qui fut une des âmes les plus charmantes que j’aie rencontrées. Aux environs de 1830, lorsque l’on était en pleine mêlée romantique, c’était un grand jeune homme blond, d’une exquise douceur malgré l’énergie de ses convictions, rêvant, lui aussi, de renouveler la peinture, et si parfaitement « moyenâgeux », qu’il a servi de type à Théophile Gautier pour le personnage d’Elias Wildmanstadius des Jeune-France. C’eût été un peintre, il ne le fut pas. Le « item faut vivre » s’imposait à lui et il a été contraint d’éparpiller — de gaspiller — son talent, que la pauvreté, qui le talonnait, ne lui laissa jamais le loisir de concentrer. Volontiers il eût cherché les scènes historiques, l’assassinat du duc d’Orléans près du logis Barbette, le meurtre sur le pont de Montereau, le combat des Trente ; il eût représenté avec amour la ruelle où Valentin tombe en maudissant Marguerite et la Cour des Miracles que Pierre Gringoire égayait par sa maladresse. Au lieu des tableaux qu’il entrevoyait et qui eussent acquis, sous sa brosse, un degré de sincérité respectable, il se dépensa dans toute sorte d’illustrations, faites au jour le jour, sur la commande des éditeurs et pour parer aux nécessités de la vie matérielle.

Lorsqu’il avait pu amasser quelque argent, bien vite il se mettait devant son chevalet et peignait de rares tableaux qui ne furent point exposés sans succès au Salon. Ce n’était qu’un leurre ; dès que la petite épargne était épuisée, il fallait abandonner la toile commencée, sur laquelle on avait peut-être fondé bien des espérances, reprendre la pointe du graveur à l’eau-forte, le crayon du lithographe, la mine de plomb du dessinateur sur bois, faire des frontispices, des culs-de-lampe, des lettres ornées et des vignettes pour les romances. À ce métier il s’épuisa.

Vers la fin de sa vie, il fut nommé directeur de l’École de dessin à Dijon ; c’était le repos assuré, il se remit au travail et reprit le pinceau ; mais il était trop tard et il s’aperçut qu’il avait changé son louis d’or contre la monnaie de billon. Toute révérence gardée, comme disent les paysans, je comparerais volontiers Célestin Nanteuil à Théophile Gautier. La même fatalité a pesé sur leur existence ; celui-ci était peintre, celui-là était poète. L’un et l’autre ont dû consacrer le meilleur de leur temps à des besognes — les illustrations, le feuilleton — qui les ont empêchés de donner à leurs œuvres toute l’ampleur que leur talent comportait. Malgré les lancinements de la vocation, le temps et le loisir ont manqué à tous deux : à Célestin Nanteuil pour ne faire que des tableaux ; à Théophile Gautier pour ne parler qu’en vers. L’art y eût gagné et la France aussi : mais le pain ne peut attendre.

Dans l’intimité du Cénacle, on appelait Célestin Nanteuil ; le capitaine ; non pas qu’il eût porté la double épaulette d’or et le sabre d’ordonnance ; fi donc ! entre initiés on n’admettait que les lames authentiques de Tolède, les cottes de mailles de Milan, les poignards ciselés par Benvenuto Cellini ; mais à toute autre arme on eût préféré :

Notre dague de famille ;
Une agate au pommeau brille
Et la lame est sans étui.


Donc nul service militaire à l’actif de Célestin Nanteuil ; son surnom néanmoins était mérité et constatait la vaillance déployée sur les champs de bataille romantiques, lorsque, aux premières représentations de Victor Hugo, on faisait donner les intrépides, les chevelus, « les durs à cuire », dont l’intervention à la fois opportune et violente avait souvent déterminé la victoire. Ceux-là, dont rien ne modérait l’enthousiasme, étaient à l’armée romantique ce que fut la vieille garde aux armées de Napoléon Ier : ils ne reculèrent jamais. Ce bataillon sacré, c’était Gélestin Nanteuil qui le commandait. Au mois de mars 1843, lorsque la Comédie-Française allait représenter les Burgraves, Victor Hugo se souvint du chef vigoureux qui ne s’était point ménagé à Hernani, au Roi s’amuse, à Lucrèce Borgia, à Marie Tudor, et il dépêcha vers lui deux de ses disciples pour lui demander trois cents jeunes gens auxquels serait confiée la mission d’aider au succès du prochain drame. Célestin Nanteuil écouta les messagers et répondit : « Il n’y a plus de jeunes gens. » On insista ; secouant la tête, triste comme s’il eût contemplé la défaite d’une armée jadis victorieuse, il reprit : « Dites au maître qu’il n’y a plus de jeunes gens. » On ne put lui arracher une autre parole. Les Burgraves furent joués ; ce ne fut pas une bataille, ce fut une déroute.

Dans le Cénacle, dans ce milieu à la fois farouche par hi raideur des opinions et tendre par l’affection qui unissait tous les membres, enivré d’amour de l’art, immodéré comme il sied aux heures de la primevère, méritant d’avoir pour devise le mot excelsior, désintéressé surtout, sans aucune pensée de lucre, méprisant le bien-être, s’imaginant que l’on peut vivre de poésie, déjeunant d’une ode et soupant d’une ballade, dans ce milieu, Théophile Gautier reçut une empreinte ineffaçable. Toute sa vie il resta le compagnon mystique des premiers disciples et l’adorateur de Victor Hugo, révélateur, apôtre et prophète. Les excentricités dont il avait été le témoin et bien souvent le héros, si folles qu’elles étaient, ne lui furent pas inutiles. Il semble qu’elles se soient cristallisées, épurées en lui, pour devenir cette originalité qui est une des qualités primordiales de son talent et qui lui constitue une individualité reconnaissable entre toutes.

Comme il a regretté ces heures du Cénacle dont le souvenir l’a charmé jusqu’au seuil de la vieillesse, qu’il ne devait pas franchir ! Il ne peut en parler sans être ému ; à son attendrissement se mêle une pointe d’orgueil, lorsqu’il rappelle « ces belles misères où l’on se nourrissait de gloire et d’amour » et qu’il s’écrie : « Fit-on jamais meilleure chère ? » Il retrouve, un jour, une lettre qu’en 1857 lui avait adressée Bouchardy, celui que le Cénacle appelait le maharadjah de Lahore ; tout son cœur en est agité, car son ancien compagnon d’idéal lui dit : « Le plus beau de tous les rêves, nous l’avons fait les yeux ouverts et l’esprit plein de foi, d’enthousiasme et d’amour. » À ces paroles, Gautier tressaille, comme un vieux capitaine qui entend sonner le clairon des combats, et il écrit : « Vingt-sept années déjà séparent cette date de 1830. Le souvenir a la fraîcheur d’un souvenir d’hier ; l’impression d’enchantement subsiste toujours. De la terre d’exil où l’on poursuit le voyage, gagnant la gloire à hi sueur de son front, à travers les ronces, les pierres et les chemins hérissés de chausse-trapes, on retourne avec un long regret des yeux mélancoliques vers le paradis perdu. Une telle joie ne devait sans doute pas durer. Être jeune, intelligent, s’aimer, comprendre et communier sous toutes les espèces de l’art, on ne pouvait concevoir une plus belle manière de vivre, et tous ceux qui l’ont pratiquée en ont gardé un éblouissement qui ne se dissipe pas[6]. » Une autre fois, faisant allusion à la même époque, il écrit à Sainte-Beuve : « Oui, nous avons cru, nous avons aimé, nous avons admiré ; nous étions, ivres du beau, nous avons eu la sublime folie de l’art. »

Non « une telle joie ne devait pas durer » ; le Cénacle se dispersa ; on quitta la grande route où l’on marchait de conserve et chacun prit le sentier que l’aptitude ou la nécessité ouvrait devant lui. On resta uni par l’invisible lien de la foi commune, mais on fut séparé ; sans que la troupe fût moralement licenciée, chaque soldat s’en alla vers son étape particulière, sachant bien qu’au premier appel on se retrouverait autour du drapeau.

Vers cette époque, c’est-à-dire en 1833, Théophile Gautier alla s’installer, impasse du Doyenné, dans une vieille maison où habitaient Camille Rogier, Arsène Houssaye et Gérard de Nerval. C’était la Thébaîde au milieu de Paris. L’achèvement du Louvre et la plantation du square ont fait disparaître les anciennes constructions qui subsistaient encore et que le souvenir ne reconstitue aujourd’hui que difficilement. Gérard de Nerval a écrit l’histoire de l’existence que les quatre amis menaient ensemble et il l’a baptisée : la Bohême galante.

En 1836, Théophile Gautier entra au journal la Presse, que l’on venait de fonder ; il fut d’abord chargé de la critique d’art, puis peu de temps après de la critique dramatique. « Là, dit-il dans son autobiographie finit ma vie heureuse, indépendante et primesautière. « Le feuilleton venait de le saisir et ne devait plus le lâcher.

  1. Le 13 août 1890, on a inauguré à Tarbes le busle de Théophile Gautier.
  2. Cette autobiographie a été écrite en 1867 et forme une livraison des Sommités contemporaines publication entreprise par M. Auguste Marc.
  3. Souvenirs littéraires, t. II, chap. xx ; les Illuminés. Paris, Hachette, 2 vol.  in-8o, 1883.
  4. Je tiens l’anecdote de Pradier, qui la racontée devant moi à Victor Hugo, au mois de juillet 1851 ; Théophile Gautier était présent, ne l’a pas démentie et s’est contenté de dire : « Ah ! c’était le bon temps ! »
  5. Hernani (25 février 1830) fut le début du drame romantique en vers ; une année auparavant (10 février 1829), Alexandre Dumas avait fait représenter le premier drame romantique en prose : Henri III et sa cour, qui fut reçu à la Comédie-Française sous la dénomination singulière de : tragédie en cinq actes. Dans le courant de 1829, Henri III fut joué quarante-six fois ; dans le courant de 1830, Hernani fut joué trente-neuf fois. C’était un succès considérable pour cette époque où les chemins de fer, n’existant pas, n’amenaient pas à Paris, comme aujourd’hui, la masse de provinciaux et d’étrangers qui renouvelle chaque soir le public des théâtres.
  6. Histoire du romantisme, p. 86, 87.