Théâtre de campagne/La Comédie sans Acteurs

Théâtre de campagneRuaulttome IV (p. 213-272).

LA
COMÉDIE
SANS ACTEURS,
COMÉDIE
En un Acte & en Prose.

PERSONNAGES.

Mde DE CLERCIN.
M. DE ROUVIEUX.
Mlle DE ROUVIEUX.
LA COMTESSE DE MIRECOUR.
LE VICOMTE DE BERCY.
LE COMMANDEUR DE LA HIRE.
LE CHEVALIER DE SAINT-FLOUR.
DU BOIS, Concierge.
UN EXPRÈS, vieux.
UN EXPRÈS, en bottes.
UN EXPRÈS, en livrée.
UN EXPRÈS, boiteux.
GÉNEVIEVE, Fille du Jardinier.
LE ROUX, Postillon.

La Scène est dans la Maison de Campagne de Monsieur de Rouvieux.


Scène première.

LE VICOMTE, DU BOIS.
Du Bois.

Par ici, Monsieur le Vicomte.

Le Vicomte.

Mais je ne vois pas Monsieur de Rouvieux.

Du Bois.

Il va venir. Monsieur le Vicomte ne me reconnoît pas ?

Le Vicomte.

Non.

Du Bois.

J’ai pourtant servi trois ans dans votre Compagnie.

Le Vicomte.

N’étoit-ce pas toi qui s’appelloit…

Du Bois.

Va-de-bon-cœur.

Le Vicomte.

Ah ! cela est vrai. Eh que fais-tu ici ?

Du Bois.

J’y suis concierge. Ne vous embarrassez pas, je vous logerai bien.

Le Vicomte.

Ah ça, dis-moi ; Mademoiselle de Rouvieux où est-elle ?

Du Bois.

Elle est chez Madame de Clercin, la Sœur de Monsieur.

Le Vicomte.

Fort bien : n’est-ce pas une joueuse ?

Du Bois.

Justement.

Le Vicomte.

Je la connois ; elle est la Tante de Mademoiselle de Rouvieux ? Je ne me serois jamais douté de cela.

Du Bois.

Vous ne connoissez donc gueres cette maison-ci ?

Le Vicomte.

Je ne connois que Mademoiselle de Rouvieux, qui étoit au Couvent avec ma Sœur.

Du Bois.

Je parie que vous en êtes amoureux, & que voilà ce qui vous amène ?

Le Vicomte.

C’est le hasard qui me procure cette bonne fortune. Monsieur de Rouvieux m’a prié, lorsque je m’y attendois le moins, de venir à sa campagne, & aujourd’hui même.

Du Bois.

C’est qu’il a su comme vous jouiez la Comédie au Régiment, sans doute. Moi, je ne suis ici qu’à cause de mon talent.

Le Vicomte.

Quel talent ?

Du Bois.

Monsieur de Rouvieux m’a connu à la Foire Saint-Germain, chez Monsieur Nicolet.

Le Vicomte.

Ah ! tu étois donc Acteur dans sa Troupe ?

Du Bois.

Pas tout-à-fait ; mais à-peu-près, on ne faisoit rien sans moi.

Le Vicomte.

Tu étois peut-être souffleur ?

Du Bois.

Souffleur ? Je soufflois bien quelquefois ; mais quand tout étoit fini.

Le Vicomte.

Cela étoit fort utile ; mais enfin quel étoit ton talent ?

Du Bois.

Monsieur, je…

Le Vicomte.

Hé bien ?

Du Bois.

Je mouchois les chandelles, & comme je connois bien le Théâtre, Monsieur de Rouvieux m’a fait son Concierge machiniste.

Le Vicomte.

Il aime donc prodigieusement la Comédie ?

Du Bois.

Il n’est pas occupé d’autre chose ; il est actuellement à répéter sur le Théâtre.

Le Vicomte.

Allons, tant mieux !

Du Bois.

Je suis sûr qu’il m’attend ; tenez, voilà ces Dames, je m’en vais le trouver, & je ne lui dirai pas encore que vous êtes ici.


Scène II.

Mde DE CLERCIN, Mlle DE ROUVIEUX, LE VICOMTE.
Mlle de Rouvieux.

Ah ! ma Tante, voilà Monsieur le Vicomte de Berci, dont je vous ai tant parlé.

Le Vicomte.

Madame, j’attendois Monsieur de Rouvieux, pour me faire l’honneur de me présenter…

Mde de Clercin.

Vous n’en avez pas besoin, Monsieur, je connois tout ce qui vous appartient, un peu à mes dépens ; car Monsieur votre Père m’a beaucoup gagné d’argent ; mais il étoit beau joueur, & il jouoit tant qu’on vouloit. Ma Nièce m’a dit que vous l’aimiez ; & je serai charmée d’avoir un Neveu fait comme vous.

Le Vicomte.

Ce jour-ci est le plus beau de ma vie ; puisque vous me donnez un si doux espoir, sur-tout si Mademoiselle le partage.

Mlle de Rouvieux.

Puisque ma Tante l’approuve, je ne saurois dissimuler le plaisir que je sens.

Mde de Clercin.

Ah ça, Monsieur le Vicomte, il faut vous amuser ; vous jouez, sans doute ?

Le Vicomte.

Oui, Madame, tout ce qu’on veut.

Mde de Clercin.

À merveille.

Le Vicomte.

Dans le Comique, dans le Tragique, toujours avec le même plaisir.

Mde de Clercin.

Ah ! c’est la Comédie que vous jouez ; mais vous ferez bien un piquet, par exemple ? Nous avons le Commandeur de la Hire, & en attendant mon Frère ; mais le voici : je vais demander des cartes, & quand vous l’aurez vu vous viendrez nous rejoindre.


Scène III.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE, DU BOIS.
M. de Rouvieux.

Du Bois, ayez soin de garnir de bougies les plaques des coulisses.

Du Bois.

Oui, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Du Bois, le changement de la petite Pièce est-il tout prêt ?

Du Bois.

Oui, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Fort bien, attends donc. Il faut graisser les poulies de la toile de l’avant-scène.

Du Bois.

Elles le sont ; je vais mettre le tapis. Il sort.


Scène IV.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE.
M. de Rouvieux.

Monsieur le Vicomte, je vous demande bien pardon, je ne vous avois pas apperçu.

Le Vicomte.

Vous voyez mon empressement, je suis arrivé comme je vous avois promis.

M. de Rouvieux.

Et je vous en remercie. Je ne vous ai pas dit pourquoi je dessrois que vous vinssiez aujourd’hui, mais vous allez le savoir.

Le Vicomte.

Si je puis vous être bon à quelque chose, vous n’avez qu’à ordonner.

M. de Rouvieux.

Ah ! bon ! avec vos talens on est trop heureux de vous avoir.

Le Vicomte.

Grâce aux bontés du Ciel, je puis enfin vous rendre,
Seigneur, tous les devoirs que vous pouvez attendre

D’un cœur reconnoissant, d’un ami généreux,
Persécuté du sort & toutes fois heureux,
Si le tems & les Grecs, dont je suis la victime,
N’ont point détruit pour moi votre première estime.

M. de Rouvieux.

Bravo, bravo.


Scène V.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE, DU BOIS, L’EXPRÈS.
Du Bois.

Monsieur, voilà un Exprès, qui vous demande.

M. de Rouvieux.

Fais-le venir. Je crains que ce ne soit quelque Acteur qui ne puisse pas jouer.

L’Exprès.

Monsieur, c’est de la part de Monsieur le Baron de Goursi, Monsieur le connoît bien ?

M. de Rouvieux.

Après, où est sa lettre ?

L’Exprès.

C’est que je m’en vais vous dire. Il m’a commandé de venir tout de suite sans perdre de tems, aussi j’ai toujours couru.

M. de Rouvieux.

Cela est bon.

L’Exprès.

Et, sur votre respect, ma poche est percée, & j’ai perdu sa lettre.

M. de Rouvieux.

Et tu ne sais pas ce qu’il me vouloit ? Est-ce qu’il ne viendra pas ?

L’Exprès.

Oh ! un jour peut-être, mais à-présent…

M. de Rouvieux.

Eh bien, à présent ?

L’Exprès.

Monsieur son Père est malade.

M. de Rouvieux.

Je ne m’en soucie guères ; c’est un vilain chicaneur qui a fait tout ce qu’il a pu pour me ruiner ; mais ce ne sera peut-être rien. Je voudrois avoir la lettre du Baron, je verrois ce qu’il me mande.

L’Exprès.

Je vais la chercher, & si je la trouve, je vous la rapporterai. N’y a-t-il rien pour le porteur ?

M. de Rouvieux.

Le Diable t’emporte. Voilà une commission bien faite. Du Bois, envoyez à Paris le Postillon, chez le Baron de Goursy, pour savoir ce qu’il me mandoit.

Du Bois.

Oui, Monsieur.


Scène VI.

LE VICOMTE, M. de ROUVIEUX.
Le Vicomte.

Est-ce un Acteur principal, le Baron ?

M. de Rouvieux.

Oui, vraiment ; c’est lui qui fait le Philosophe marié.

Le Vicomte.

Je le jouerai moi, si vous le voulez.

M. de Rouvieux.

Je vous garde pour le rôle de Damon.

Le Vicomte.

J’aimerois mieux celui du Marquis du Lauret ; parce que c’est Mole qui le joue à la Comédie Françoise.

Plus je vous considere avec attention,
Plus je vois que je cause ici d’émotion.
L’une baisse les yeux & paroît interdite,
L’autre me fait sentir que mon aspect l’irrite.
Finette sous ses doigts sourit malignement ;
Ariste consterné rêve profondément.
Chaque attitude est juste, énergique, touchante ;
Et vous formez tous quatre un tableau qui m’enchante.

M. de Rouvieux.

Fort bien, ma foi ; fort bien ! nous verrons.

Le Vicomte.

Qui sont donc vos Acteurs ? Je n’en vois point ici.

M. de Rouvieux.

Il y a le Baron pour les grands rôles, le Marquis d’Orsin pour les rôles à manteaux, le Comte de Pré-bas pour les Gérontes & les Orontes, le Président Lourdin pour les Niais, & l’Abbé Guillemet pour les Valets.

Le Vicomte.

Et les Femmes ?

M. de Rouvieux.

Oh ! voici ce que j’ai fait. Au lieu de faire apprendre à ma Fille, l’Histoire, la Géographie, & tout plein de bagatelles comme celles-là, que les Femmes oublient toujours dès qu’elles sont mariées ; je lui ai fait apprendre tous les rôles d’Amoureuses des différens Auteurs ; cela fait qu’on peut jouer une Pièce d’un moment à l’autre. Ma Sœur, qui est acariâtre, joue les Bavardes & les Capricieuses ; j’attends la Comtesse de Mirecour pour lui proposer les Coquettes ; & il y a une petite Fille de mon Jardinier, que j’élève pour les Soubrettes & les Princesses Tragiques.

Le Vicomte.

Cela est imaginé à merveilles !

Sous vos heureuses mains le cuivre devient or.

M. de Rouvieux.

À présent, voici mon projet. Je suis veuf, la Marquise de Mirecour est veuve aussi, je voudrois l’épouser. Elle vient ici aujourd’hui pour la première fois. C’est une Femme très-maniérée, dédaigneuse jusqu’à l’impertinence, coquette à l’excès, pouvant donner des leçons dans l’art de plaire, pétrie de graces ; enfin, rien ne m’a jamais charmé comme elle. Pour la recevoir, je veux lui donner un Spectacle complet qui l’enchante, & qui lui fasse desirer de jouer la Comédie avec nous : ma fortune est considérable, je l’épouse à cette condition, & je suis sûr pour-lors d’avoir la meilleure Troupe de Société qu’il y ait dans les environs de Paris.

Le Vicomte.

Ce projet est charmant !

M. de Rouvieux.

Nous jouerons l’Automne, la Comédie deux ou trois fois la semaine.

Le Vicomte.

Cela sera délicieux ! c’est tout ce que j’aime ! que ne puis-je dire comme vous,

Nous ne formerons plus qu’une même famille,
Allez, de mes desseins instruisez la Castille.

M. de Rouvieux.

J’admire votre mémoire, vous êtes un homme précieux ! on n’a pas besoin de vous dire en fait de Comédie :

Rodrigue, as-tu du cœur ?

Le Vicomte.

Oh ! pour cela non, je vous en réponds.

M. de Rouvieux.

Nous jouerons donc le Philosophe marié, & puis…

Le Vicomte.

Quoi ?

M. de Rouvieux.

Quand mes Acteurs seront arrivés, nous verrons cela.


Scène VII.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE, DU BOIS.
Du Bois.

Monsieur, voilà un Exprès qui arrive dans le moment.

Le Vicomte.

S’il est comme l’autre, ce n’étoit pas la peine.

Du Bois.

Oh ! non, Monsieur, il est à cheval. Entendez-vous comme il fait claquer ton fouet ?

M. de Rouvieux.

Fais-le entrer. Pourvu que ce ne soit pas quelqu’un qui me manque de parole.

Le Vicomte.

Je m’offre à le remplacer.

Du Bois, à l’Exprès.

Entrez, Monsieur.


Scène VIII.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE, L’EXPRÈS, DU BOIS.
L’Exprès, bredouillant.

Monsieur, c’est mon Maître qui m’envoye pour vous dire qu’il est bien fâché ; mais ce n’est pas sa faute ; parce que il est allé à Versailles, il en reviendra aujourd’hui, s’il n’y couche pas ; mais il sera trop tard, & il vous demande bien des excuses.

M. de Rouvieux.

Si vous croyez que j’entends un mot de ce que vous dites ?

L’Exprès.

C’est que le Gouvernement de Pé… non de Mau… & de St-O… non de Gra… Enfin, j’ai oublié le nom, & il est allé le demander.

M. de Rouvieux.

Quoi ?

L’Exprès.

Ce Gouvernement.

M. de Rouvieux.

Qui ?

L’Exprès.

Mon Maître.

M. de Rouvieux.

Qui est ton Maître ?

L’Exprès.

C’est ce Monsieur qui dînoit chez vous l’autre jour, quand c’est moi qui l’ai amené ; parce que son cocher étoit ivre.

M. de Rouvieux.

Il croit que je peux le deviner.

L’Exprès.

Oh que oui ; vous savez bien ce que je veux dire.

M. de Rouvieux.

Dis-moi le nom de ton Maître ?

L’Exprès.

C’est Monsieur le Chevalier… non le Baron … Eh ! mon Dieu… Monsieur le Marquis… Je me trompe… Monsieur le Comte de Pré-bas.

M. de Rouvieux.

Il ne viendra pas ?

L’Exprès.

Non, il est allé à Versailles pour avoir le Gouvernement de de de…

M. de Rouvieux.

Eh ! va te promener.

L’Exprès.

Monsieur, j’en viens ; parce que je me suis perdu : j’ai pris à droite, ensuite à gauche, après je suis revenu ; j’ai été…

M. de Rouvieux.

Veux-tu bien t’en aller.

L’Exprès.

Si vous répondiez, j’attendrois ; parce que mon cheval, &r moi aussi…

M. de Rouvieux.

Allons, va-t-en.


Scène IX.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE.
Le Vicomte.

Monsieur, je ferai son rôle si vous voulez.

M. de Rouvieux.

Et qui fera le vôtre ?

Le Vicomte.

S’ils ne sont pas ensemble, cela m’est égal.

M. de Rouvieux.

Non, non ; attendez. Je vais choisir une autre Pièce : joueriez-vous le Glorieux ?

Le Vicomte.

Oui, Monsieur, en repassant le rôle un peu ; tenez, voyez.

L’Impertinent ! le fat !

M. de Rouvieux.

L’Impertinent ! le fat !Monsieur…

Le Vicomte.

L’Impertinent ! le fat ! Monsieur…Tais-toi.
Un petit Campagnard s’emporte devant moi !
Me manque de respect, pour quatre cens pistoles !

M. de Rouvieux.

Il a tort.

Le Vicomte.

Il a tort.À qui s’adressent ces paroles ?

M. de Rouvieux.

Au petit campagnard.

Le Vicomte.

Au petit campagnard.Soit, mais d’un ton plus bas,
S’il vous plaît, vos propos ne m’intéressent pas.

M. de Rouvieux.

À merveilles ! Monsieur le Vicomte.

Le Vicomte.

Je vais aller chez moi.

M. de Rouvieux.

Je vais vous y conduire.


Scène X.

M. de ROUVIEUX, LE VICOMTE, DU BOIS.
Du Bois.

Monsieur, voilà Madame la Comtesse de Mirecour, & Monsieur le Chevalier de Saint-Flour.

M. de Rouvieux.

Tiens, mène Monsieur le Vicomte dans son appartement. Je vais au devant de la Comtesse. Il sort.

Le Vicomte.

Fais-moi parler plutôt à Mademoiselle de Rouvieux.

Du Bois.

Venez, venez.


Scène XI.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, M. de ROUVIEUX.
La Comtesse.

En vérité, Monsieur de Rouvieux, il faut que je fois aussi empressée de voir votre Spectacle que je le suis, pour être venue aujourd’hui. J’avois mille affaires, demandez au Chevalier ; & puis les chemins que nous avons eus pour venir de Versailles ici, cela est incroyable !

Le Chevalier.

Il est vrai.

La Comtesse.

Oh ! mais des pierres !…

Le Chevalier.

Dures comme des pavés.

La Comtesse.

Il a raison, le Chevalier. À propos, je vous le présente, Monsieur, il ne joue pas la Comédie ; mais il en juge à merveilles.

Le Chevalier.

Je crois qu’ici, je n’aurai qu’à admirer.

M. de Rouvieux.

Monsieur, la troupe est bonne.

Le Chevalier.

Il vous manque pourtant une excellente Actrice que je connois.

M. de Rouvieux.

J’en sais bien une aussi, que je voudrais avoir, mais je n’oserois pas me flatter…

La Comtesse.

De quoi donc, Monsieur de Rouvieux ?

M. de Rouvieux.

Ah ! je ne peux pas le dire devant Monsieur le Chevalier.

Le Chevalier.

Si je suis de trop…

La Comtesse.

Où allez-vous donc, Chevalier, Quelle enfance !… Je veux absolument que vous restiez. Monsieur de Rouvieux, vous pouvez parler ; je n’ai pas de meilleur ami que le Chevalier, je ne lui cache rien.

M. de Rouvieux.

En vérité, Madame la Comtesse, je n’ose trop vous dire…

La Comtesse.

Oh ! finissez-donc, je le veux.

Le Chevalier.

Voilà qui est bien difficile à deviner ! je m’en vais vous le dire, moi, si vous voulez.

La Comtesse.

Ah ! celui-là seroit plaisant, Chevalier, que vous sçussiez les secrets de Monsieur de Rouvieux, vous qui le voyez pour la première fois de la vie !

M. de Rouvieux.

Je ne crois pas non plus que Monsieur le Chevalier m’ait deviné.

Le Chevalier.

Vous ne le croyez pas ? vous allez voir.

La Comtesse.

Ah ! le Chevalier est fort bon ! dites donc, Chevalier ?

Le Chevalier.

Tenez, Monsieur, l’Actrice supérieure que vous voudriez avoir, c’est Madame la Comtesse.

M. de Rouvieux.

Moi ?

Le Chevalier.

Oui, vous. N’est-il pas vrai ?

M. de Rouvieux.

Monsieur, je n’ose pas…

Le Chevalier.

Et son embarras me fait aller encore plus loin ; c’est que je parie qu’il lui est venu dans la tête un arrangement, que je trouve admirable, & auquel je ne vois pas que vous puissiez vous refuser. Moi, je vous parle à cœur ouvert.

La Comtesse.

Savez-vous que le Chevalier est excellent !

M. de Rouvieux, bas au Chevalier.

Monsieur, je vous prie…

Le Chevalier.

Je vous dis que j’ai lu dans son ame. Il me prie de ne vous en rien dire ; mais…

La Comtesse.

Je suis piquée, en vérité, de ce qu’il a plus de confiance en vous qu’en moi. Allons, Chevalier, parlez-donc ?

Le Chevalier.

N’est-il pas vrai, Monsieur, que les Acteurs étrangers sont difficiles à avoir ?

M. de Rouvieux.

Il est vrai qu’ils manquent quelquefois de parole, au moment même où l’on en a le plus de besoin.

Le Chevalier.

Voilà ce qui n’arriveroit pas si, par exemple, Madame la Comtesse, quittoit la place qu’elle a à la Cour, pour vous épouser, & jouer ici la Comédie : c’est ce que je lui conseille ; mais très-sérieusement.

La Comtesse.

En vérité, Chevalier…

Le Chevalier.

Qu’il dise, si ce n’est pas-là ce qu’il pense.

La Comtesse.

Monsieur de Rouvieux, vous ne parlez point ?

M. de Rouvieux.

Monsieur le Chevalier vous a tout dit, Madame.

La Comtesse.

Oh ! mais, écoutez-donc ; tout raisonnable que me paroît ce projet, je ne puis me décider qu’après avoir vu votre Spectacle.

M. de Rouvieux.

Si ce n’est que cela qui vous arrête…

La Comtesse.

Quand commencerez-vous, Monsieur de Rouvieux ?

M. de Rouvieux.

À l’heure ordinaire, d’abord que les Acteurs seront arrivés. Tenez, en voici peut-être quelques-uns.


Scène XII.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, M. de ROUVIEUX, L’EXPRÈS.
L’Exprès, Niais, en Livrée.

Monsieur, avec la permission de la Compagnie, je viens vous dire que Monsieur le Président Lourdin…

M. de Rouvieux.

Va arriver, sans doute ?

L’Exprès.

Non, Monsieur, tout au contraire.

M. de Rouvieux.

Tout au contraire ? Comment donc ! Pourquoi cela ?

L’Exprès.

C’est que Monsieur le Président a eu une permission de chasse pour le Bois de Vincennes.

M. de Rouvieux.

Quoi ! il est allé à la chasse ?

L’Exprès.

Oui, vraiment. Mais, Monsieur, ne vous fâchez pas ; car il m’a chargé de vous dire que s’il tuoit quatre lapins, il vous en donneroit six.

Le Chevalier.

Ah ! Monsieur le Président est fort honnête, Monsieur de Rouvieux.

L’Exprès.

C’est ce que tout le monde dit, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Allons, va-t’en.

Le Chevalier.

Dites-lui donc que vous acceptez les six lapins.

La Comtesse, riant.

Le Chevalier est excellent !


Scène XIII.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, M. DE ROUVIEUX.
La Comtesse.

Est-ce que vous n’avez pas de gibier ici, Monsieur de Rouvieux ? Est-ce que ce n’est pas une Terre ?

M. de Rouvieux.

Pardonnez-moi, Madame, & fort belle même, sur-tout quand j’aurai de la chasse, la Justice, tous les droits seigneuriaux & deux mille arpens que j’y joindrai, pour la faire ériger en Marquisat.

Le Chevalier.

S’il ne vous manque que cela, c’est une bagatelle.

La Comtesse.

Moi, je trouve cette habitation délicieuse ! J’y passerois ma vie.

M. de Rouvieux.

Je vous réponds, Madame, que je ne m’y ennuie jamais, même quand je suis seul.

Le Chevalier.

Sûrement, vous devez avoir mille ressources.

M. de Rouvieux.

Voilà quelle est ma vie. Je m’éveille à huit heures : je parcours les Pièces de Théâtre qu’on peut jouer dans une société, rien n’est plus amusant. Quand j’ai passé une heure à cela, je m’ennuie, je descends dans mon Jardin ; je cause avec mon Jardinier, c’est tout ce que j’aime. Je vas, je viens, à la fin tout cela m’ennuie, je reviens à mon Théâtre ; c’est là tout mon bonheur. Il y a toujours à refaire à un Théâtre ; mais comme cela m’ennuie à la fin, je laisse faire le Machiniste & je rentre chez moi. J’écris des lettres circulaires à tous mes Acteurs, rien n’occupe aussi agréablement que la distribution des rôles ; mais rien n’est si ennuyeux que d’écrire des lettres. Je m’habille lentement ; car je n’aime pas à me presser ; mais cela est ennuyeux de s’habiller tous les jours ; ma foi ! pour me délasser, je demande à dîner ; je suis un peu gourmand, ainsi cela est un plaisir. Je reste une heure à dîner ; mais quand on mange seul, on s’ennuie, je me fais desservir. Ensuite je me mets à lire, parce que j’aime beaucoup la lecture, & j’y passerois des journées ; mais quand on a lu une heure, vous sentez bien qu’on s’ennuie. Je vais faire des visites ; on trouve du monde ou on ne trouve personne, cela est égal, on voit toujours la campagne, & rien n’amuse comme les différens tableaux qu’elle offre aux yeux d’un Amateur de la Nature ; mais quand on a beaucoup couru comme cela, on s’ennuie ; je reviens chez moi, je me repose & j’envoie chercher mon Curé qui a une conversation tout-à-fait agréable, & j’aime beaucoup à causer, mais à la longue cela ennuie, je demande à souper. Je suis bien-aise de le voir manger, il a le plus grand appétit & il boit très-bien, mais comme je ne soupe pas, moi, cela m’ennuie à la fin, ainsi nous nous séparons. Ma foi ! quand je suis seul, je n’en suis point fâché ; parce que j’aime à penser un peu à mon aise ; mais quand on a pensé beaucoup, on s’ennuie, je me couche à huit heures, & le lendemain je fais la même chose.

Le Chevalier.

Et toujours sans vous ennuyer ?

M. de Rouvieux.

Sans m’ennuyer.

La Comtesse.

Je m’étonne qu’avec les ressources que vous avez, vous vous occupiez autant de Comédie ; tout cela vous donne bien de l’embarras.

M. de Rouvieux.

Il est vrai ; mais ce n’est pas le tout de s’amuser, il faut encore amuser les autres.

La Comtesse.

Voilà qui est pensé, Chevalier !

Le Chevalier.

Admirablement !

M. de Rouvieux.

Et puis quand on a du bien, il faut en jouir, sans cela ce ne seroit pas la peine d’être riche.

Le Chevalier.

Oh ! vous avez raison, il faut être généreux.

La Comtesse.

Je suis bien-aise que vous pensiez comme cela, Monsieur de Rouvieux. Cela doit être bien cher de jouer la Comédie chez soi, autant que vous le faites.

M. de Rouvieux.

Mais, c’est un objet de…

Le Chevalier.

Combien à-peu-près ?

M. de Rouvieux.

Mais… mille louis. On ne sauroit dépenser un sou de moins.

La Comtesse.

Et comment cela ?

M. de Rouvieux.

Oh ! c’est un calcul que j’ai fait tant de fois ! vous sentez bien que je sais à quoi m’en tenir là-dessus.


Scène XIV.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, M. de ROUVIEUX, L’EXPRÈS, DU BOIS.
Du Bois.

Monsieur, voilà une Lettre de Monsieur l’Abbé Guillemet, qu’on apporte.

M. de Rouvieux.

Je vais voir ce que c’est.

Le Chevalier.

C’est peut-être un de vos Acteurs qui vous manque encore.

La Comtesse.

Un Abbé ! cela ne se peut pas.

M. de Rouvieux.

Pardonnez-moi, Madame, c’est le premier Crispin que je connoisse.

La Comtesse.

Ah ! je vous en prie, faites entrer l’Exprès.

M. de Rouvieux.

Puisque vous le permettez, Madame ; dis-lui de venir, Du Bois.

L’Exprès, Boiteux, criant bien haut.

Monsieur, Monsieur l’Abbé Guillemet, m’a dit de vous dire, comme cela, qu’il vous faisoit bien des complimens.

M. de Rouvieux.

Cela est bon, mais n’as-tu pas une Lettre ?

L’Exprès.

Pardonnez-moi, Monsieur, la voilà.

M. de Rouvieux.

Voyons.

La Comtesse.

Lisez donc tout haut, Monsieur de Rouvieux.

M. de Rouvieux, lisant.

Comme je n’ai qu’un petit rôle chez vous, Monsieur, & que vous pourriez remplacer aisément, je n’ai pu résister aux sollicitations de Madame de Belle-Scène, qui veut absolument que je joue chez elle Arlequin Hulla, ce soir. Sans un Concert que nous avons eu ce matin, j’aurois été vous voir, mais ce sera pour demain.

L’Exprès.

Il vous dit bien vrai, Monsieur ; car c’est moi qui ai porté sa Basse.

M. de Rouvieux.

Allons, en voilà assez.

L’Exprès.

Vous n’avez rien à lui mander ?

M. de Rouvieux.

Non, cela est bon.

L’Exprès.

Adieu, Madame ; adieu, Messieurs.


Scène XV.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, M. de ROUVIEUX.
La Comtesse, au Chevalier.

Si tous les Acteurs manquent, comment joueront-ils ?

Le Chevalier.

Nous verrons. Monsieur de Rouvieux, je ne comprends pas vos mille louis que vous dites qu’il vous en coûte pour jouer la Comédie.

M. de Rouvieux.

Rien n’est plus aisé à comprendre. D’abord une belle Salle bien faite, comme il y en a dans quelques Châteaux, ne coûte gueres moins de cent mille francs ; par conséquent, voilà déjà cinq mille francs par an. La mienne étoit faite, ainsi elle ne me coûte rien. L’entretien des Machines, des Cordages, Poulies, &c. qu’il faut renouveller tous les ans, mettons mille francs plus ou moins : je n’ai point de Machines ici, moi, mais cela n’en fait pas moins six mille francs. Des Décorations nouvelles, on n’en fait guères pour deux mille francs ; moi je n’en fais point, parce que j’ai tout ce qu’il me faut ; cela fait huit mille francs. La Musique, les Carrosses de Remise, mettons dix louis par représentation : trente, font plus de sept mille francs. Je n’ai pas cet embarras, parce que ce sont des Amateurs qui demeurent dans ce pays-ci qui composent mon Orchestre, qui est fort bon ; cela fait toujours quinze mille francs. Cent personnes qui viennent à votre Spectacle, que vous ne pouvez pas renvoyer aussi tard sans leur donner à souper, quand il ne vous en coûteroit qu’un écu par tête, cela est bien peu, cela fait cent écus par Représentation ; par conséquent, neuf mille francs. On sait que je ne soupe pas, chacun s’en va de son côté ; mais quinze & neuf font vingt-quatre mille francs : vous voyez que voilà mes mille louis bien remplis.

La Comtesse.

Cela est vrai, Monsieur de Rouvieux, votre calcul est fort bon. Il faut que vous soyez bien riche ?

Le Chevalier.

Sûrement, cela est ruineux !

La Comtesse.

Ah, ça ! en attendant que votre Comédie soit prête, j’ai envie de passer chez moi un moment. Chevalier, venez, je vous prie.

Le Chevalier, bas à la Comtesse.

Je crois qu’il faudra faire dire de mettre les chevaux ; car je veux souper, je vous en avertis.

M. de Rouvieux.

Madame la Comtesse, je vais chercher ma Sœur & ma Niéce, pour vous les présenter.

La Comtesse.

Eh ! non, non ; ne les dérangez pas.


Scène XVI.

M. DE ROUVIEUX, DU BOIS.
M. de Rouvieux.

Eh bien, Du Bois ?

Du Bois.

Monsieur, je viens savoir s’il faudra bientôt allumer, la Salle commence à se remplir.

M. de Rouvieux.

Nous n’avons pas encore un Acteur d’arrivé, cela est inconcevable ! Le Postillon est-il de retour de chez le Baron ?

Du Bois.

Non, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Où est ma Fille ?

Du Bois.

Monsieur, je crois qu’elle répète avec Monsieur le Vicomte ; ne les avez-vous pas vus ensemble ?

M. de Rouvieux.

Non, vraiment. Je vais les chercher.

Du Bois.

Je crois qu’ils sont avec Madame votre Sœur, chez elle.

M. de Rouvieux.

J’y vais.


Scène XVII.

LE VICOMTE, Mlle DE ROUVIEUX, DU BOIS.
Du Bois.

Monsieur le Vicomte, si vous avez quelque chose à dire à Mademoiselle, hâtez-vous ; car vous ayant vu venir, j’ai dit à Monsieur de Rouvieux que vous étiez chez Madame de Clercin, & il est allé vous chercher.

Le Vicomte.

Eh bien, Mademoiselle, me promettez-vous d’engager Madame de Clercin, à parler à Monsieur votre Père en ma faveur ?

Mlle de Rouvieux.

Vous savez combien je le desire ; mais s’il épouse la Comtesse de Mirecour, je ne serai plus assez riche pour vous.

Le Vicomte.

Ah ! si vous m’aimez, c’est le plus grand des biens ! Je suis maître de mon sort ; répétez-moi cent fois ce mot charmant.

Mlle de Rouvieux.

Oui, je vous aime, & je vous aimerai toujours.


Scène XVIII.

M. DE ROUVIEUX, Mlle DE ROUVIEUX, LE VICOMTE.
M. de Rouvieux.

Eh bien, Monsieur le Vicomte, comment trouvez-vous que ma Fille joue les Amoureuses ?

Le Vicomte.

Ah ! Monsieur, à ravir ! vous me voyez transporté de son talent.

M. de Rouvieux.

C’est pourtant moi qui lui ai montré ; je suis charmé que vous en soyez content.

Le Vicomte.

J’admire encore à quel point vous avez
Développé ses talens cultivés ;
De son esprit la naïve justesse,
Me rend surpris autant qu’il m’intéresse.

M. de Rouvieux.

Comme cela est joué ! c’est de Nanine, je crois ?

Le Vicomte.

Oui, Monsieur.


Scène XIX.

Mlle DE ROUVIEUX, Mde DE CLERCIN, M. DE ROUVIEUX, LE VICOMTE, LE ROUX.
Mde de Clercin.

Mon Frère, on m’a dit que vous m’aviez demandé, je quitte mon jeu…

M. de Rouvieux.

Vous aurez tout le tems de jouer. Je veux que vous voyez la Marquise de Mirecour ; allons, venez. Ah ! Eh bien, voilà Le Roux de retour. Eh bien, le Baron viendra-t-il ?

Le Roux.

Non, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Comment ?

Le Roux.

Son Père…

M. de Rouvieux.

Eh bien ?

Le Roux.

Vient de mourir.

M. de Rouvieux.

Ah ! Ciel ! Il se laisse tomber dans un fauteuil accablé de douleur.

Mde de Clercin.

En vérité, mon Frère, êtes-vous raisonnable de vous affliger comme cela ?

M. de Rouvieux.

Ah ! je suis au désespoir !

Mde de Clercin.

Cela est aussi trop généreux à vous, de pleurer ainsi la mort du plus grand ennemi que vous ayez jamais eu.

M. de Rouvieux.

Le malheureux ! il me poursuit encore après sa mort !

Mde de Clercin.

Que dites-vous donc ?

M. de Rouvieux.

Ne voyez-vous pas que cet homme me persécute, au point de faire manquer ma Représentation d’aujourd’hui ; puisqu’il est assez inhumain pour mourir exprès, afin d’empêcher son Fils de jouer. Mais il ne jouira pas de son triomphe, le monstre qu’il est ! la colère m’inspire un moyen qui rendra sa mort inutile. Monsieur, vous savez le rôle du Comte d’Olban, ma Sœur fait la Baronne, ma Fille fera la Marquise, je ferai Blaise, Du Bois Germont, le Commandeur Philippe Hombert, & nous jouerons Nanine.

Mde de Clercin.

Et qui fera Nanine ?

M. de Rouvieux.

Ah ! je n’y pensois pas ; mais dans la nécessité j’userai d’une ressource ! Voici le Commandeur, il faut le déterminer.


Scène XX.

M. DE ROUVIEUX, Mlle DE ROUVIEUX, Mde DE CLERCIN, LE COMMANDEUR, LE VICOMTE.
Le Commandeur.

Monsieur, je vous cherche par-tout depuis une heure, pour vous demander justice de Madame votre Sœur ; je vous réponds bien que je ne jouerai de ma vie avec elle.

M. de Rouvieux.

Mais, Commandeur ; un moment, nous avons besoin de vous.

Le Commandeur.

Non, Monsieur, après ce qu’elle m’a fait, cela est impossible.

M. de Rouvieux.

Écoutez-moi, je vous en supplie.

Le Commandeur.

Je vous en fais juge, vous savez le Trisept. On joue cœur, Madame prend du deux ; & joue le valet, qui est pris par l’as.

Mde de Clercin.

Mais vous n’aviez qu’à prendre du trois.

Le Commandeur.

Et je ne l’avois pas, il étoit passé.

Mde de Clercin.

Ce n’étoit pas ma faute, je l’avois oublié.

Le Commandeur.

Mais il falloit prendre du valet, jouer le deux & l’as tomboit. Non jamais, jamais on ne jouera comme cela ! ne comptez plus sur moi.

M. de Rouvieux.

Nous en avons pourtant besoin.

Le Commandeur.

Je n’écoute rien.

M. de Rouvieux.

Quoi ! vous voulez faire manquer ma Représentation ?

Le Commandeur.

Prendre du deux !

M. de Rouvieux.

Je vous prie de jouer le rôle de Philippe Hombert, que vous savez.

Le Commandeur.

Et cela pour jouer le valet de cœur ! Non, Madame, c’est un coup que je ne vous pardonnerai jamais !


Scène XXI.

LA COMTESSE, LE CHEVALIER, Mde DE CLERCIN, M. DE ROUVIEUX, LE COMMANDEUR, Mlle DE ROUVIEUX, LE VICOMTE.
La Comtesse.

Eh bien, Monsieur de Rouvieux, quand commencera-t-on ? Ah ! voilà ces Dames. Elle les salue.

M. de Rouvieux.

Madame, je suis au désespoir ! tous mes Acteurs me manquent, & je n’ai plus qu’une ressource ; mais il faut que vous me permettiez de l’employer.

La Comtesse.

Qu’est-ce que c’est !

M. de Rouvieux.

Nous allons jouer Nanine.

La Comtesse.

C’est une Pièce que j’aime fort.

M. de Rouvieux.

Oui, mais il faut savoir si vous permettrez que je fasse jouer le rôle de Nanine, par une personne qui n’a jamais monté sur le Théâtre.

La Comtesse.

Qui est-elle ?

M. de Rouvieux.

C’est la Fille de mon Jardinier.

La Comtesse.

Pourquoi pas ?

Le Chevalier, bas à la Comtesse.

Cela sera détestable !

La Comtesse.

Laissez-donc. Sait-elle le rôle ?

M. de Rouvieux.

Oui, vraiment ; c’est moi qui lui ai montré. Voulez-vous la voir ?

La Comtesse.

Assurément.

M. de Rouvieux.

Qu’on appelle Geneviève.


Scène XXII.

LES ACTEURS PRÉCÉDENS, GENEVIEVE.
Genevieve.

Me voilà, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Vous savez le rôle de Nanine ?

Genevieve.

Oui, Monsieur, jusqu’au bout.

Le Chevalier, bas à la Comtesse.

Jusqu’au bout est délicieux ?

La Comtesse.

Allons. Dites-nous-en quelque chose.

M. de Rouvieux.

Regardez-moi pour faire les gestes.

Genevieve.

Oui, Monsieur.

M. de Rouvieux.

N’ayez pas peur.

Genevieve.

Commencerai-je par le commencement ?

M. de Rouvieux.

Non, dites-en ce que vous voudrez.

Genevieve.

Quelles douleurs cuisantes,
Quel embarras ; quel tourment, quel dessein !
Quels sentimens combattent dans mon sein !
Hélas ! je fuis le plus aimable maître,
En le fuyant je l’offense peut-être.

La Comtesse.

Monsieur le Vicomte qu’en dites-vous, vous qui êtes Comédien ?

Le Vicomte.

Admirable ! Madame la Comtesse. Je suis sûr que Geneviève joueroit à merveilles dans le Tragique.

M. de Rouvieux.

Elle sait plusieurs rôles : par exemple, Zaïre, très-bien.

Le Vicomte.

Zaïre ? Attendez, ah ! j’y suis. Allons, Mademoiselle.

La Comtesse.

Le Vicomte est charmant !

Le Vicomte.

Quoi des plus tendres feux sa bouche encore m’assure !
Quel excès de noirceurs ! Zaïre !… Ah ! la parjure !
Quand de sa trahison j’ai la preuve en ma main !

Genevieve.

Que dites-vous ? Quel trouble agite votre sein ?

Le Vicomte.

Je ne suis point troublé. Vous m’aimez ?

Genevieve.

Je ne suis point troublé. Vous m’aimez ?Votre bouche,
Peut-elle me parler avec ce ton farouche,
D’un feu si tendrement déclaré chaque jour ?
Vous me glacez de crainte en me parlant d’amour.

Le Vicomte.

Vous m’aimez ?

Genevieve.

Vous m’aimez ?Vous pouvez douter de ma tendresse :
Mais encore une fois, quelle fureur vous presse !
Quels regards effrayans, vous me lancez, hélas !
Vous doutez de mon cœur ?

Le Vicomte.

Vous doutez de mon cœur ?Non, je n’en doute pas,
Allez, rentrez, Madame.

La Comtesse.

Monsieur de Rouvieux, voilà ce qu’on appelle une grande Actrice !

M. de Rouvieux.

Elle joue aussi fort bien dans le Comique.

La Comtesse.

Ah ! je vous prie qu’elle nous dise quelque chose.

M. de Rouvieux.

Geneviève, savez-vous le Monologue de Victorine ?

Genevieve.

Oui, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Tenez, prenez ma montre. Madame la Comtesse, vous allez voir.

Genevieve.

Qu’à moi, qu’à moi, que veut-il dire ? Il a quelque chose d’extraordinaire aujourd’hui. Ce n’étoit pas sa gaité, son air franc ; il rêvoit… Si c’étoit…

La Comtesse.

Ah, cela est charmant ! Il faut aller prendre nos places.

Le Chevalier, bas à la Comtesse.

C’est-à-dire, nous en aller ?

La Comtesse.

Sans doute.

M. de Rouvieux.

Madame la Comtesse, j’aurai l’honneur de vous placer moi-même.

La Comtesse.

Non, non ; habillez-vous.

M. de Rouvieux.

Eh bien, Du Bois vous placera.

La Comtesse.

Fort bien.

M. de Rouvieux.

Du Bois, dans la grande Loge. Tu sais bien ?

Du Bois.

Oui, Monsieur.

M. de Rouvieux.

Je vais m’habiller. Il revient, & dit :


Scène dernière.

Mde DE CLERCIN, Mlle DE ROUVIEUX, LE VICOMTE, M. DE ROUVIEUX, DU BOIS.
M. de Rouvieux.

Eh bien, à quoi vous amusez-vous donc ? Il écoute.

Mde de Clercin.

Vous pouvez compter, Monsieur le Vicomte, que je desire autant que vous, que mon Frère consente à vous donner ma Niéce ; nous lui parlerons après la Représentation.

Du Bois.

Monsieur.

M. de Rouvieux.

Quoi ?

Du Bois.

Ne vous habillez pas.

M. de Rouvieux.

Comment ?

Du Bois.

Vous ne jouiez, ce me semble, que pour Madame la Comtesse de Mirecour.

M. de Rouvieux.

Non. Eh bien ?

Du Bois.

Elle vient de monter en carrosse, & elle est déjà bien loin.

M. de Rouvieux.

Est-il possible ? Ah ! je vois que cette Femme-là n’aime pas le Spectacle, & elle m’a empêché de faire une sottise.

Mde de Clercin.

Comment-donc, mon Frère ?

M. de Rouvieux.

Je voulois l’épouser, & je ferai mieux de marier ma Fille. Je viens d’entendre tout ce que vous venez de dire, & j’aurai au moins un bon Acteur de sûr dans ma Famille. Oui : tout mon bien avec ma Fille est à vous, Monsieur le Vicomte, si vous le voulez.

Le Vicomte.

Ah ! Monsieur, quels remercimens !…

M. de Rouvieux.

C’est moi qui vous en dois ; mais ne jouons plus sans être sûr de nos Acteurs.

Du Bois.

En ce cas-la, je crois que nous pourrons renvoyer toute la Compagnie.

FIN.