◄  Chapitre II III Appendice I  ►
Matamoros (Mexique), 12 avril 1862.

J’ai parlé de mon départ du Texas, sans vous en donner les motifs. Le jeudi 13 février au soir, je fus averti de bonne source que le Comité de Vigilance se proposait de faire une descente chez moi. On pouvait en conclure le dessein de s’assurer de ma personne, et peut-être de m’accrocher, sans autre procédure, à l’un des arbres de mon jardin. Ma situation était devenue des plus critiques. La sympathie que j’avais montrée en dernier lieu aux nègres libres, avait trahi mon apparente neutralité. Sans connaître exactement mes opinions, le Comité pouvait aisément les deviner. J’étais un homme d’Europe, élevé loin de la sphère corruptrice où règne l’esclavage; je cultivais l’intelligence, j’honorais la justice; je vivais d’une existence indépendante. Dans de semblables conditions je devais être « abolitioniste de cœur.»

Les pays de légalité n’ont point d’idée de ces puissances occultes, irresponsables, passionnées, contre lesquelles il n’y a ni résistance ni appel. Le gouvernement des planteurs leur a lâché la bride, en leur disant « frappez ; » et les Vigilants frappent dans l’ombre. C’est une inquisition nouvelle, qui s’installe dans les bureaux de poste, qui épie les démarches des citoyens, qui fouille dans leurs papiers et incrimine jusqu’à leurs pensées. C’est une inquisition dont les membres sont à la fois juges et bourreaux. Ils exécutent leurs décrets dans l’obscurité, comme s’ils avaient honte de leurs hauts faits. Ils brisent les portes à minuit, garrottent la victime avant de l’interroger, et, le pistolet au côté, le couteau de chasse à la main, se rangent silencieusement autour de l’accusé, cachés sous la cape mystérieuse et sinistre des pénitents noirs. Dans ces occasions, toute résistance, toute représentation, toute considération est vaine. Je résolus donc d’épargner à notre gouvernement la peine de réclamer une indemnité pour ma personne, et, avec l’aide d’un ami, je me mis à faire mes préparatifs de départ.

Ma fuite étant décidée, je voulus du moins qu’elle fût utile à la cause de la liberté. Je savais que la société unioniste de San Antonio cherchait depuis quelque temps à faire parvenir un mémoire au président des États-Unis et à son cabinet. Plusieurs voyageurs en avaient déjà emporté des copies, par voie de Castroville et de l’Eagle Pass ; mais, effrayés des dangers de l’entreprise, ils avaient détruit sur la route les papiers dont ils s’étaient chargés. Je fis offrir de prendre une nouvelle copie du mémoire, résolu de ne point m’en dessaisir quoi qu’il pût arriver. L’offre fut acceptée avec empressement, et l’on m’annonça pour le milieu de la nuit la remise du précieux manuscrit, écrit fin et serré sur du papier pelure, cousu ensuite dans une cartouche de toile du calibre de mon fusil.

Je passai la soirée à écrire mes lettres, et à faire le triage de mes papiers. Je ne pouvais emporter ni un livre ni un cahier de notes. Je fus réduit à brûler une grande partie des documents que j’avais rassemblés pendant mes quatre années de séjour au Texas. Il n’y avait pas une liasse de papiers qui ne renfermât quelque feuille où se trouvait, implicitement ou explicitement, une condamnation de l’esclavage. La question revenait partout, — qu’il s’agît de tribunaux, d’industrie, d’économie politique, de commerce, d’agriculture, d’anthropologie. Je n’avais pas le temps de relire. Après une tentative de classement, qui me convainquit de l’inutilité de l’entreprise, je jetai les liasses dans le foyer sans les ouvrir.

La flamme de l’auto-da-fé brillait encore, que les chiens donnèrent et m’annoncèrent l’approche des visiteurs. A la faveur de la nuit, des citoyens dont je n’écris pas même les initiales, m’apportaient le précieux manuscrit, signé courageusement de l’un d’eux. Celui-ci m’exposa l’objet du mémoire et m’en donna lecture. Après avoir fait connaître au gouvernement de Washington les forces du parti unioniste dans le Texas occidental, après avoir exposé l’impuissance des efforts tentés par les planteurs pour opérer la levée en masse, levée qui d’ailleurs manquera toujours d’armes, de vivres et de munitions, le mémoire passe à la considération de l’avenir des esclaves. Une libération immédiate et absolue, aussi bien qu’une transportation en masse à l’étranger, sont des mesures également impraticables, funestes en même temps aux intérêts du pays et aux nègres. Il faut d’abord arrêter l’esclavage dans sa source, en déclarant qu’à l’avenir tout enfant naît libre. On peut ensuite diviser par classes la population asservie, et élever ces classes successivement à la liberté, en proportion des lumières des individus, et de l’aptitude qu’ils montrent pour la vie réglée. Le premier degré d’affranchissement donnerait au serviteur le droit de choisir son maître à l’année, sans rémunération du labeur. Plus tard le travailleur pourrait obtenir un gage croissant; puis il se louerait au mois, et enfin, il serait entièrement libre de débattre les conditions de l’engagement et du salaire. Ce système d’enrôlement semble parfaitement adapté aux contrées agricoles du Sud des États-Unis. C’est une transition à la fois heureuse pour le serviteur et acceptable pour le maître. Je reviendrai sur ce projet éminemment pratique, qui résout peut-être l’un des plus grands problèmes de notre temps.

Le mémoire propose en dernier lieu la division immédiate du Texas en deux États, dont l’un, à l’Ouest du Colorado, serait déclaré libre. Il y a, en effet, dans cette partie du pays, un fort petit nombre d’esclaves, et le climat, loin d’être dangereux pour les blancs, est réputé l’un des plus salubres de l’Amérique.

Après cette conférence, et les échanges de souhaits cordiaux qui la terminèrent, je procédai à mes derniers préparatifs de départ. Par l’intervention d’un ami, j’avais déterminé un Mexicain, qui réside à Calaveras près de San Antonio, à m’engager comme charretier pour un voyage à Brownsville. Je lui payais trois cents francs pour cette complaisance. Suivant l’accord, je me rendis le vendredi 14 février au rendez-vous fixé, où je devais prendre la direction de l’attelage à bœufs qui était confié à ma garde.

La nuit que je passai seul, dans l’attente, fut la plus rude de l’hiver. Un norther ou vent du Nord se mit à souffler peu de temps après le coucher du soleil, et dura jusqu’au jour avec une violence inaccoutumée. Je n’avais pas d’abri, la prudence m’interdisait d’allumer du feu. Je me réchauffai avec peine en me serrant contre le flanc de mon cheval, qui, souffrant comme moi de la rigueur des éléments, se tint immobile et sans pâturer durant la nuit entière.

Le lendemain les charrettes arrivèrent l’une après l’autre. Nous terminâmes au milieu du bois les préparatifs de notre exode, et le 16 eut lieu notre départ définitif.

Le train qu’Alejandro Vidal dirigeait se composait de trois charrettes chargées de balles de coton. Crescencio Rodriguez, Félix Casanova et Carlos Uso (orthographiez ad libitum) conduisaient les attelages. J’avais six bœufs à manier. Monté sur un cheval docile, qui obéissait au seul mouvement des pieds, je portais des deux mains mon fouet gigantesque, frappant mes bœufs, les excitant au travail, les appelant de leurs noms familiers. Mes compagnons me soulageaient, je dois le dire, de la plupart des travaux matériels. Ils allaient le matin à la recherche des bœufs, ôtaient et mettaient les empièges, attelaient et dételaient quand nous étions sans témoins. J’avais appris cependant à mettre les animaux sous le joug et à les manier par les cornes.

Je portais le costume exact du roulier mexicain : un feutre lilas à grands bords plats, une lévite (leva) de flanelle jaune, et un pantalon de calicot à raies verticales rouges et blanches.

Nous avions devant nous la prairie vierge, coupée de ses bosquets de grands chênes, alors couverts de feuilles séchées. Nous passâmes, le 17, le Rio-Medina, dont le lit est profondément encaissé dans un banc d’argile, découpé comme à l’emporte-pièce par le courant. Il fallut choisir une route fréquentée pour descendre ces berges, partout ailleurs verticales, de vingt à vingt-cinq mètres d’escarpement. Ailleurs, il était convenu de marcher, quand faire se pourrait, par des routes latérales, et de feindre de s’égarer souvent. On évitait ainsi la plupart des rencontres, et la surveillance qui s’exerçait le long des chemins.

L’herbe était rare et brûlée. Une longue sécheresse, une sécheresse absolue de cinq mois, jointe aux rigueurs du dernier norther, avait détruit les graminées jusqu’à la racine. Nous avions dix paires de bœufs à nourrir. Durant plusieurs jours il fallut abattre de grands arbres, afin que ces animaux se repussent du tillandsia parasite (Tillandsia usneoides), qui étouffe les chênes sous ses masses, et qui pend de leurs branches comme des festons.

Le 24, tandis que nous étions au repos de midi, en deçà de la petite montagne pittoresque de Rocky, nous fûmes rejoints par un transport de troupes en destination de Brownsville. Le train se composait des voitures des officiers, renfermant les femmes et les enfants, de plusieurs chariots de provisions, et d’autres chariots sur lesquels voyageaient les nouvelles recrues. Les officiers, à cheval, s’approchèrent de nous ; ils nous firent subir un long interrogatoire, auquel Rodriguez, notre interprète anglais, répondit carrément. Ils tinrent ensuite une courte consultation, et satisfaits apparemment de notre caractère pacifique, ils ne tardèrent pas à s’éloigner. Le retentissement de quelques coups de carabine nous apprit bientôt comment ce détachement en usait avec le bétail des fermiers. Les troupes du Sud ne manquent jamais de viande fraîche ; elles abattent les jeunes bœufs à coups de fusil, jusque sous les yeux des settlers. C’est, dit-on, un sacrifice que les particuliers doivent à la patrie.

La petite arête du Rocky (en mexicain La Rochetta) fait la séparation des bassins du San Antonio et du Nuecès. Des chênes assez clair-semés couronnent ses cimes arrondies. Des formations de grès succèdent ensuite à la marne, et le pays change complètement d’aspect. C’est dans le bassin de Nueces que commence véritablement la zone de la verdure éternelle. Au chêne poteau (Quercus obtusiloba) qui n’a que des feuilles caduques, succèdent par grandes masses des chênes vifs (Quercus virens) et les caryas aux fruits oblongs (Carya oliviformis). L’herbe toutefois restait très-rare. Les bœufs commençaient à s’abattre de fatigue. Il avait fallu en abandonner plusieurs. Nous espérions trouver de l’eau dans le petit ravin du Wedee (Ouidie), mais il n’y restait que de la boue. Les troupeaux avaient abandonné d’eux-mêmes ces lieux arides, où nos attelages eurent à passer cinquante-quatre heures sans eau. Le tillandsia aussi avait cessé de garnir les arbres. A chaque étape, nous allumions de grands feux, et armés de fourches de bois, coupées dans les buissons du voisinage, nous passions à la flamme les feuilles succulentes du cactus nopal. Le feu ayant détruit les aiguilles dont ces feuilles sont garnies, les bœufs se jetaient avec avidité sur cette nourriture d’une nouvelle espèce, qui avait du moins le mérite de rafraîchir leur palais enflammé.

Il fallait passer le Rio de las Nueces ou Rivière des Noix, dont les rives sont fort escarpées. Il fut décidé que nous traverserions bravement la bourgade d’Oakville. Nous n’ignorions pas que les personnages influents de la localité étaient corps et âme pour l’extension de l’esclavage. Dans un meeting récent, les habitants de cette petite ville avaient arrêté qu’ils s’opposeraient à l’exportation du coton par la voie de leur commune ; mais nous savions aussi que les chefs du parti leur en avaient remontré sévèrement sur ce point. En effet, le coton qui esquive le blocus en prenant le chemin du Mexique, est payé en munitions de guerre, dont le Sud a grand besoin.

C’est le 24 au matin que nous entrâmes dans l’agglomération d’Oakville. Quelques habitants vinrent à nous, sans armes, et dans des dispositions amies. La question du coton les absorbait tout entiers ; elle les empêchait de songer aux personnes des charretiers. Tout en s’efforçant de justifier les résolutions de leur meeting, ils nous déclarèrent qu’ils se soumettaient aux vues de leur parti, et qu’ils n’entendaient pas mettre obstacle à notre passage. « Votre coton, nous dirent-ils en terminant la conversation, tombera dans les mains des yankees, c’est sûr ; mais enfin c’est votre affaire, passez ! »

Nous passâmes en effet. Le moindre travail de viabilité rendrait pratiquables aux plus lourdes voitures les bords abrupts de la rivière, qui sont à peine adoucis sur quelques points par le passage répété des chariots. Mes talents de bouvier se trouvèrent en défaut. J’avais attelé à l’arrière une paire de bœufs, qui en se laissant traîner, retiennent la charrette dans les descentes rapides. Je mis du retard à leur donner le signal de la marche, et la chaîne qui les attachait au véhicule se brisa à l’instant du départ. Mes bœufs d’avant, trop faibles pour retenir, sur une pente de douze ou quinze pour cent, la masse qu’ils menaient après eux, accélérèrent le pas, et tout ce que je pus faire pour éviter une catastrophe fut de les diriger à travers les arbres qui bordaient le chemin. La charrette s’y trouva bientôt arrêtée par les chênes; mes compagnons rouliers vinrent à mon aide. Une demi-journée fut nécessaire pour réparer les dommages, remettre le chargement à sa place, et travailler à la hache des jougs de bois vert, destinés à remplacer ceux qui s’étaient brisés.

Le 27, nous fîmes étape au bord du ravin de Barbon. Nous y étions arrivés après la chute du jour, et l’obscurité ne permettant point de choisir convenablement le lieu du camp, nous avions laissé les chariots parmi les buissons. Vers minuit, Rodriguez, qui était alors en sentinelle, nous réveilla tous, et nous montra les chevaux inquiets, agités, levant la tête, soufflant avec force, se sauvant tour à tour dans différentes directions. Il était évident que ces animaux apercevaient dans les broussailles quelque chose d’étrange, et qu’une attaque se préparait à la fois de plusieurs côtés. Les malheureux Mexicains qui vivent dans ces endroits déserts et sauvages, ne subsistent guère que de la chasse au cheval mustang et du pillage des chariots. Ils se dépouillent de leurs vêtements, se traînent sur le ventre entre les buissons, et lorsqu’ils réussissent à surprendre les voyageurs endormis, ils les tuent au couteau et s’approprient ensuite le butin.

Nous ignorions à combien d’ennemis nous allions avoir affaire. Mais nos fusils et nos revolvers nous donnaient trente-sept coups à tirer avant de recharger les armes. C’était assez pour terminer le combat. Nous primes place côte à côte sous l’une des charrettes. Les chevaux, de plus en plus effrayés, faisaient de puissants efforts pour briser leurs amarres ; puis tout d’un coup ils se calmèrent. L’ennemi, en apercevant nos préparatifs, s’était retiré sans se découvrir. Nous vîmes le lendemain la piste de l’un des assaillants, derrière le buisson auquel était adossé le feu du bivac, à cinq ou six mètres de la position que nous avions prise.

Les jours suivants plusieurs voyageurs nous croisèrent et nous firent un tableau inquiétant de l’état des choses sur le Rio Grande. La guerre civile continuait à Matamoros ; nul n’avait permission de traverser le fleuve ; Caravajal, aidé des secours de toute nature que les autorités scissionnaires lui faisaient passer de Brownsville, mettait la ville à feu et à sang. Rétablir l’esclavage dans le Mexique septentrional était son but, auquel la majorité des habitants était opposée. Matamoros soutenait depuis trois mois un siège opiniâtre, contre ce prétendu général, que l’on appellerait en Europe un chef de brigands. Si le passage du fleuve m’était fermé par les troubles du Mexique, ma situation sur la rive texane pouvait devenir très-dangereuse.

Ces craintes furent en partie dissipées, le 3 mars au soir, lorsque nous fûmes de l’autre côté de San Fernando. Notre feu de bivac guida vers notre camp un jeune homme américain monté sur une mule. C’était le courrier de la poste, qui seul, dans le désert, sans changer de monture, sans renouveler ses provisions, fait une fois par mois le chemin de Corpus-Christi à Laredo. Nous l’interrogeâmes avidement; nous lui demandâmes les nouvelles politiques. Assis avec nous autour d’un feu flambant, partageant notre souper frugal, il nous mit au courant des derniers événements. Il nous annonça que dans tous les cantons réfractaires à la levée en masse, le gouvernement exigeait des citoyens qu’ils livrassent leurs armes. Mais il nous dit aussi la chute définitive de Caravajal. Après avoir brûlé une moitié de la ville de Matamoros, après être parvenu jusqu’à la place de Hidalgo, où est l’église, cet aventurier — qui a déjà causé tant de malheurs dans son pays — avait été repoussé par des troupes fraîches descendues de Monterey (24 février 1862). Les vaincus étaient en fuite, et la tranquillité comme la liberté paraissaient renaître pour la cité maltraitée de Matamoros et l’État de Tamaulipas. Je ferai connaître plus tard cet épisode de la lutte impie, entreprise pour « l’extension et la perpétuité de l’esclavage.»

Le 6 mars , nous entrâmes dans les landes (arenal) qui bordent la côte au midi de la baie d’Aransas. Leur aspect rappelle à certains égards celui de la Campine. Pendant six ou sept jours de marche, le voyageur parcourt une plaine sableuse, coupée de marais salants, et qui ne porte pour végétation que des joncs et des herbes dures. Un vent violent, qui vient de la mer durant le jour et de la terre durant la nuit, soulève une poussière pénétrante. Çà et là se dressent des chaînes de dunes que couronnent des pieds isolés de yuccas.

Le matin, à l’instant du lever du soleil, la plaine offre souvent des effets particuliers de mirage. Les objets à l’horizon présentent deux images, droites toutes deux : la silhouette des dunes, en se dédoublant, couronne la première crête d’une seconde. Mais en peu de minutes l’image supérieure s’efface. Elle disparaît par pièces, laissant au-dessus de l’image inférieure des blocs détachés, qui se transportent à droite ou à gauche. On dirait tantôt des créneaux qui couronnent les vieilles forteresses, et tantôt des chaînes de tirailleurs, se mouvant soit isolément, soit par groupes, sur le sommet des collines voisines.

Les eaux sont saumâtres ; le fond desséché de certains marais est recouvert d’une couche de sel, blanche comme la neige. Ailleurs, le sol encore à demi humecté, mais saupoudré d’une couche de poussière, engloutit l’imprudent qui se hasarde sur cette « terre tremblante.» Les chasseurs de chevaux mustangs connaissent ces endroits. Ils poursuivent les animaux sauvages dans ces directions, les forcent à traverser le bourbier, et tandis que le cheval se débat dans la vase, où il enfonce jusqu’au ventre, le chasseur survient et s’en empare.

Nous ne tardâmes pas à faire la rencontre d’une troupe de Mexicains, qui se livraient à la chasse des vaches et des taureaux sauvages. L’un d’eux, d’une habileté extrême, manquait rarement son but. Son laso était une corde à trois bouts, composée de trois lanières de cuir. L’une des extrémités portait un nœud coulant. Prenant d’une main ce nœud et le bout opposé du lacet, le vaquero tournait la sortie comme une fronde, au-dessus de sa tête. Il lâchait alors le nœud, qui partait, comme la pierre de la fronde, à la tête du taureau, tandis que l’autre bout du laso, resté dans la main du cavalier, était bientôt amarré fortement au pommeau de la selle[1].

Le taureau pris seulement par les naseaux parvenait à fuir; mais quand l’une des cornes était engagée dans le nœud, la capture était assurée. Nous vîmes réduire successivement plusieurs de ces animaux farouches, qui n’ont jamais connu de maître. Notre habile vaquero entreprit ensuite de s’emparer d’un taureau plus grand et plus fort que les autres, qui paraissait disposé à livrer combat. Aidé de ses compagnons également à cheval, il le dirigea vers le bord d’une lagune salante, et galopant à ses côtés, sur la plage de sable, se mit en devoir de lui lancer le nœud redoutable. L’animal, se dérobant à temps, revenant sur ses pas, présentant les cornes, perça à plusieurs reprises la ligne des cavaliers. A la fin cependant l’adresse du Mexicain triompha. Le laso part et frappe le but. La corde est aussitôt enroulée au pommeau de la selle. Mais par une secousse terrible, le taureau en courroux renverse dans la poussière le cheval et son cavalier. Voyant alors ses ennemis à terre, il se retourne, et l’œil en feu, le cou arqué, les cornes basses et menaçantes, il fond sur eux pour les éventrer. Le vaquero tardait à se relever. Nous l’apercevions, une jambe engagée sous sa monture renversée, éperonnant de l’autre, de toutes ses forces, le cheval blessé ou saisi de frayeur. Ses efforts paraissaient inutiles : le taureau allait l’atteindre. Avec la prestesse et le sang-froid du chasseur, le Mexicain porte la main à la hanche, saisît son revolver, l’arme, l’ajuste et frappe le taureau dans le front.

C’est au milieu de ces exercices et de ces dangers, que les rares habitants de l’arenal passent une vie d’ailleurs misérable. Leurs cabanes de branches sont ouvertes au vent; leurs jardins sont à peine dignes de ce nom, dans un sol ingrat, balayé par des rafales fréquentes. Il ne faut pas demander à cette race demi-sauvage les entreprises qui exigent l’assiduité. Par intervalles, les familles se réunissent dans une fête ou bal (baile). Aux sons d’une cornemuse ou d’un violon, on voit alors valser, le cigare à la bouche, ces femmes rouges, à peine vêtues, le front paré de quelques fleurs artificielles, et les cheveux tombant en tresses sur le dos.

De l’autre côté de l’arenal, l’herbe ne tarde pas à reparaître, puis viennent les buissons et les arbres élevés. Dans une plaine entrecoupée d’une suite de rideaux de mezquitte, séparés par d’étroites clairières qui toutes se ressemblaient, nous eûmes à chercher, le 15 mars au matin, des bœufs qui s’étaient égarés. Chacun de nous prit une direction différente. Après une heure de recherche je regagnai le camp, où étaient déjà revenus Vidal et Rodriguez, ce dernier avec les bœufs. Nous attendions Casanova pour reprendre la marche. Une heure se passa encore, et nous ne le vîmes pas revenir. Nous l’appelâmes par des cris répétés, qui se perdirent sans réponse dans l’espace immense. Le brouillard du matin avait formé un voile de nuages qui cachait le soleil ; il n’y avait pas de vent pour rappeler au voyageur la direction de ses pas. Il était évident que notre compagnon, après s’être éloigné des chariots, s’était égaré au milieu des massifs de végétation; passant de clairière en clairière, trompé par les détours qu’il avait faits à la recherche des bœufs, la vue toujours bornée par des rideaux de buissons, il avait adopté une direction fausse. Félix n’avait que vingt ans; il était encore inexpert dans les grands voyages de la prairie; il se trouvait sans vivres, sans moyens d’allumer du feu, et bientôt il fut effrayé de sa situation, — seul, à pied, sans ressources, dans l’espace indéfini de la prairie. De quelque côté qu’il marchât, il lui fallait des jours, des semaines peut-être, pour rencontrer, par l’effet du hasard, des passants ou des maisons. La plus proche habitation était à six lieues, mais il n’en savait plus la direction. La plaine était non-seulement immense et déserte, mais elle était absolument dépourvue d’eau. Il marchait d’un pas ferme et avec ardeur, mais jusqu’où pourrait-il conserver ses forces? Une pareille situation eût ébranlé des esprits plus fermes et plus mûrs que le sien.

En attendant nous avions allumé un grand feu de broussailles, dont la fumée montait verticalement dans l’air. Nous fîmes deux feux de peloton, à cinq minutes d’intervalle ; puis sellant les chevaux et nous distribuant les directions, nous partîmes à la recherche de notre infortuné compagnon.

J’étais chargé d’explorer l’Ouest. Je battis la plaine de ce côté, toute la journée, jusqu’à quatre lieues environ de notre camp. Les clairières et les buissons se succédaient avec une uniformité désespérante, et malgré toute mon attention je n’étais pas moi-même sans quelque inquiétude de partager le sort de Félix. Je décrivis des zigzags dans la campagne vierge, appelant de toutes mes forces, tirant par intervalles mon revolver. Pendant dix heures je fouillai les bosquets sans mettre pied à terre; je ne pris de toute la journée que du pilone mexicain[2], jeté dans une coupe d’eau. Les étoiles avaient paru au ciel lorsque je rentrai au camp… et Félix n’y était pas. Les hurlements des loups, qui durant la nuit se mirent à pousser des cris tous ensemble, nous semblaient ajouter de nouveaux dangers ou tout au moins de nouvelles angoisses à la situation de notre malheureux compagnon.

Le lendemain, nous menâmes les chariots à une faible distance en avant, après avoir laissé un écriteau très-visible, cloué à un arbre, dans l’endroit du bivac que nous quittions. Aussitôt la marche achevée, nous reprîmes nos recherches de la veille. Cette fois elles furent couronnées de succès. Ce fut Rodriguez, chargé de la zone de l’Est, qui eut la bonne fortune de rencontrer son jeune ami et de le sauver d’une mort presque certaine. Il l’aperçut faisant bravement route au Sud, ou comme il le dit « vers Brownsville[3].» Il était haletant, affaibli, avait l’œil hagard; les idées en; désordre. Depuis quarante heures, il n’avait pas eu d’eau, car dans son empressement à chercher les bœufs, il avait quitté le camp sans boire ni manger. Durant la première journée il n’avait rien pris. Vers le soir, harassé de fatigue, baigné de sueur, en proie à une extrême agitation, il avait essayé, nous dit-il, de manger les feuilles du nopal, comme nos animaux, et il les avait trouvées rafraîchissantes. Après une nuit sans sommeil, il avait aperçu, au point du jour, un superbe pita, placé devant lui comme par une main secourable. Les fleurs n’étaient pas encore épanouies. La hampe charnue d’où sortent les boutons lui offrit, suivant ses paroles, un excellent déjeuner[4]. Quelques soins et un jour de repos rendirent à notre camarade la santé, la vigueur, la joie, et nous ne songeâmes plus qu’à poursuivre notre chemin.

Le 17, comme nous étions au bivac vers l’heure du coucher du soleil, trois cavaliers parurent à distance dans la plaine, et tournèrent aussitôt vers nous. L’un d’eux était lieutenant dans l’armée confédérée. Nous eûmes à subir un nouvel interrogatoire fort rigoureux, d’où nous sortîmes toutefois à notre avantage. Favoriser l’exportation du coton étant devenu le mot d’ordre du Sud, tous ceux qui étaient engagés dans une pareille entreprise méritaient des encouragements et des égards. Il suffisait que les charretiers eussent un caractère sérieux. Les fonctions que l’on me voyait remplir, le costume que je portais et que j’ai décrit, mon teint fortement hâlé, mes mains brunies au soleil, et jusqu’à ma familiarité avec la langue mexicaine[5], tout se réunissait pour écarter les soupçons. Le lieutenant ne parut pas douter un instant de mes qualités, et vraisemblablement il n’en aurait pas cru ses yeux, s’il eût retiré de mon fusil de chasse, avec le mémoire destiné au cabinet de Washington, le passe-port et les lettres d’introduction d’un membre de l’Académie des sciences de Belgique.

Après un examen de notre chargement, et quelques-unes de ces paroles de fanfaronnade qui paraissent caractériser, en tout pays, la profession des armes, nos visiteurs prirent congé de nous. Le lendemain nous gagnâmes les immenses lagunes formées par les inondations du Rio Grande. La végétation prenait un aspect nouveau. Les bois devenaient touffus, épais, traversés de lianes. Le cactus nopal, qui ne s’élève pas à San Antonio jusqu’à la hauteur du genou, surpassait ici la taille d’un homme. Ses grandes ramifications, légères comme des découpures, toutes aplaties dans un même sens, ressemblaient à ces arbres de carton qu’on met sur le théâtre. Dans les endroits ouverts, le pita, qui est nain à San Antonio, poussait jusqu’à trois mètres de hauteur. Tout était couvert de verdure; les lézards, les serpents, les tortues, abondaient le long du chemin.

Le 19 mars enfin, le trente-sixième jour de ce pèlerinage, nous vînmes camper dans l’après-midi à trois kilomètres de Brownsville. Un bois épais (brenial) nous séparait encore du terme de notre voyage : nous ne pouvions le traverser qu’en suivant le chemin public. Vidal se rendit seul, à cheval, à la ville, pour examiner la situation. Un certain nombre de citoyens commençaient à quitter le pays, par suite des vexations ou des dangers auxquels ils étaient exposés. On soupçonnait les voyageurs de chercher à se soustraire à la levée en masse. Tous ceux qui n’avaient point de bonnes raisons pour se rendre au Mexique, ceux qui ne trouvaient pas de répondants ou d’amis parmi les huit compagnies de volontaires stationnées à Brownsville, étaient réputés traîtres à la patrie, et mis en arrestation jusqu’à plus ample informé. Un homme était en prison pour un motif qui semblera bien puéril en Europe; il avait dit : « Si un jour je me marie, je ne vois pas pourquoi je n’épouserais pas une noire tout comme une femme d’une autre couleur.»

Les exprès partis chaque semaine de Corpus-Christi et de San Antonio, signalaient à l’avance l’arrivée des fugitifs ou des mécontents. On arrêtait les voitures, on saisissait les chevaux, et les voyageurs avaient ensuite à répondre de leurs intentions. Quatre habitants de Goliad, qui désiraient s’absenter jusqu’à la fin des troubles, et que l’exprès avait devancés, livrèrent un combat régulier aux sentinelles qui leur barraient le passage, et deux seulement réussirent, en jetant leurs chevaux à la nage, à gagner l’autre rive du Rio Grande. L’autorité militaire avait fait pendre un homme soupçonné de porter un message verbal.

Tout considéré, il paraissait encore plus dangereux d’éviter la ville que de la traverser. Les marchands, les commissionnaires, les ouvriers, passaient le fleuve sans obstacle. Vidal me fit mon plan de campagne, et me traça un diagramme des rues où j’aurais à marcher. Notre camp, placé dans une situation bien choisie, ne reçut pas un seul visiteur; la nuit se passa sans alerte. Le matin, dès qu’il fit grand jour, je partis à mon tour, à pied, mon fouet de roulier sur l’épaule, résolu de me conformer à toutes les instructions du Mexicain.

Après un quart d’heure de marche, je passai quelques ranches, et je découvris la ville. Celle-ci se compose de maisons les unes en briques, les autres en bois, rangées des deux côtés de larges rues plantées, qui rappellent les quartiers neufs de New-Orléans. Quelques églises, des magasins, la justice de paix, présentent çà et là des constructions plus massives. Malgré l’heure matinale, les habitants étaient à leurs affaires, comme partout dans les villes du Sud. Grâce au dessin de Vidal, je traversai la bourgade sans devoir m’adresser à personne, je parvins au quai, je descendis la berge inégale du Rio Grande, et j’entrai sans mot dire dans la nacelle d’un passeur d’eau.

J’étais à peine assis que le marinier prit ses rames, et je sentis le canot flotter. Je tournai la tête; les ondes me séparaient déjà de la rive texane. Le passage fut silencieux et me sembla long, bien que le fleuve, alors très-bas, n’eût pas plus de cinquante mètres à la ligne d’eau. Je mis pied à terre à l’autre bord; je tirai de ma poche la pièce de monnaie que j’avais préparée; et passant devant les soldats mexicains, qui me rappelaient les compagnons de Mazaniello dans l’opera de la Muette, je m’engageai à pied dans la courte étendue de prairie vierge qui sépare le ferry de Brownsville des maisons septentrionales de Matamoros. Je me sentais libre, sauf, satisfait d’avoir tenu ma parole, fier d’avoir conservé pendant trente-cinq jours de danger le papier qui m’était confié, et que d’autres, dans des circonstances semblables, avaient eu la faiblesse de détruire. J’apercevais, dans un rêve éloigné, ma famille, ma patrie, que j’avais parfois douté de revoir. En Europe, nos proscrits politiques se mettent en sûreté par une fuite de vingt-quatre heures ou tout au plus d’une semaine. J’avais passé trente-cinq jours, incertain de ma vie, défiant dans les stratagèmes que j’étais contraint d’employer, inquiet du sort final qui m’attendait à Brownsville. Je respirais à pleine poitrine; j’appuyais le pied d’un mouvement nerveux sur cette terre où j’étais libre, où l’esclave est libre, où la société a des vices sans doute, mais où elle est pure des excès qui ont rendu le Sud odieux et criminel. Je crois qu’un cri de satisfaction sortit de ma poitrine. Je jetai dans la poussière du chemin le fouet de roulier que je tenais encore à la main, et j’entrai dans la cité mexicaine.

Je marchai quelque temps au hasard. Des constructions à demi détruites, des toits brûlés, des murs criblés de boulets et de balles, se montraient partout comme des témoins des derniers troubles. Mais je n’apercevais en ce moment que les lauriers roses en fleurs, les dattiers qui élevaient leurs palmes au-dessus des maisons, les orangers chargés de fruits, les pêchers dans leur parure du printemps, les oliviers, les figuiers, les mûriers, aux mûres rouges et noires. Tout me semblait nature, abondance, paix, bonheur champêtre. En passant devant une maison ouverte, j’entendis un mulâtre parler français. Je ne doutai pas qu’il ne fût un réfugié de la Louisiane, et je lui fis connaître ma position. M. Lamobilière, et sa femme — blanche — qui appartient à une famille connue et opulente de Donaldsonville, m’accueillirent aussitôt avec une aménité dont je ne perdrai jamais le souvenir. Ils pourvurent à mes premiers besoins. Je me procurai d’autres vêtements; j’enlevai la couche épaisse de poussière qui me couvrait le corps, et me voilà bientôt cherchant de rue en rue le consulat américain.

La Belgique n’a pas de consul à Matamoros : le port n’a qu’une importance momentanée, due aux événements de la guerre. Pour ce qui me concerne personnellement, si j’en juge par les précédents, j’aurais trouvé sans doute moins bon accueil près d’un consul de mon pays,… qui m’eût conseillé de retourner pour prendre les armes dans la levée en masse[6].

Le consul des États-Unis, M. Pierce, non-seulement m’accueillit avec tous les témoignages de l’intérêt, mais il s’occupa de m’installer et me traita bientôt en ami. C’est son messager qui portera cette lettre à Tampico, pour le prochain départ du paquebot anglais. Grâce à lui, je vais enfin rouvrir mes correspondances avec l’Europe, recevoir des lettres de mon pays dont je n’ai rien appris depuis une année entière. Grâce à lui et à la publicité de la Revue, je viens protester, comme témoin oculaire, contre les violences, les injustices, les cruautés, qui se commettent dans les États Confédérés; et dont je n’ai cité que quelques exemples entre mille; je viens protester contre cette tentative impie, païenne, criminelle, « de l’extension et de la perpétuité de la servitude.»

Spectateur et partie dans les scènes de cette révolution, puis-je espérer que ma faible voix, pour cette fois du moins, soit entendue? Que ne m’est-il donné de parler avec autorité, du haut d’une tribune écoutée? Je m’adresserais à tous les cœurs généreux ; aux hommes qui dans tous les pays professent les idées de justice; aux grandes nations qui depuis un demi-siècle se sont résolues à des sacrifices importants, afin d’arrêter la traite des noirs.

Je leur dirais :

La question n’est plus une question de couleur, ce n’est plus le préjugé de la peau. Depuis cinquante ans que la traite est abolie légalement, l’introduction des nègres d’Afrique n’a été qu’une fraude d’infiltration. La génération actuelle des esclaves est une génération essentiellement américaine; ce n’est plus une classe de noir pur : les croisements de races l’ont mélangée. Les mulâtres d’ailleurs sont préférés aux nègres, parce qu’ils montrent généralement plus d’intelligence et plus d’adresse. Les maîtres favorisent donc les alliances, et souvent ils élèvent sans mystère, au milieu de leur ferme, leurs propres enfants, esclaves et métis, avec leurs enfants, libres et légitimes.

Dès maintenant, la moitié peut-être des esclaves est de race croisée; et l’on compte dans leurs rangs des personnes tellement blanches qu’il n’est plus possible de les distinguer des Anglo-Saxons. Aussi discute-t-on franchement la mise en servitude de toute la population blanche qui ne possède point de terres. Une société à esclaves une fois consolidée sur une base despotique, le travailleur dépourvu de capital, le prolétaire, quelle que soit son origine, n’aura qu’à passer sous le joug.

Et quels sont les attraits assez puissants pour attacher à ce système, malgré la réprobation publique, la classe féodale des États-Unis ? Il y en a deux. L’un, c’est le bénéfice immense que l’on retire du travail manuel, appliqué à l’agriculture, lorsque l’on recourt à un personnel dont on borne systématiquement les besoins. Dans des pays exempts d’hiver, l’esclave est vêtu à peu de frais; on le nourrit des produits du domaine; on le loge dans des cabines de bois. Ses autres besoins ne sont considérés que pour mémoire. Afin de les circonscrire plus sûrement encore, on a remis en vigueur, avec une rigueur nouvelle, la loi qui défend de lui apprendre à lire. Une dame vénérable a été condamnée sévèrement pour avoir montré l’alphabet à deux petites mulâtres. Une action de charité, une oeuvre de bienfaisance, qui serait honorée en tout autre pays, et récompensée par l’estime des cœurs généreux, conduit ici à la prison et à la haine avouée de la classe dominante.

Le second attrait qui réside dans la possession des esclaves, c’est l’exercice du droit du seigneur sur les femmes. Toutes sans doute ne sont pas consentantes. Il y en a chez lesquelles la délicatesse des sentiments et la pureté du caractère ne le cèdent pas aux qualités vantées des plus nobles châtelaines. Que ne supposent-elles, dirait-on, à cette violation de la liberté personnelle? Mais elles sont esclaves ; le maître, à toute heure, a le droit de les lier à un arbre et de les dépouiller de leurs vêtements. Il a le droit, le droit parfaitement légal, de leur appliquer les étrivières, sans rendre compte à personne de ses motifs. Il a le droit, si la résistance est opiniâtre, et si sa faible victime, entraînée par le courage du désespoir, vient à bout de le fatiguer et de rendre la lutte vaine, il a le droit d’appeler à son aide le shérif et ses assistants…

L’opinion publique avait banni ces coutumes barbares sans les effacer de la loi. Le sentiment populaire protégeait les femmes esclaves des États-Unis, aussi longtemps que les planteurs trouvaient, dans la liberté de discussion, un contre-poids à leurs exigences. Mais aujourd’hui le flot a rompu ses digues; la servitude n’est plus bornée à telle conscription du travail, qui trouvait son explication dans des circonstances de climat et de population, et que la conduite patriarcale des maîtres portait, durant un temps, à tolérer. La possession de l’homme par l’homme se développe dans ses dernières conséquences. Elle déploie le cynisme de l’impiété.

Verrons-nous, au milieu du dix-neuvième siècle, dans le pays le plus actif et naguère encore le plus libre de l’univers, verrons-nous le triomphe d’un pareil système?

Et parlant toujours au même auditoire, j’ajouterais encore :

Gardez-vous d’imaginer que l’intérêt de l’humanité soit seul en jeu. Le développement de l’esclavage moderne vous touche encore par des liens plus étroits. Supposez les planteurs affermis dans leur puissance. Qu’un vaisseau parti de vos ports échoue sur leurs rivages, dans une nuit de tempête. Vos marins naufragés seront saisis par les marchands de chair humaine. Ne sont-ce point des prolétaires sans ressources? Si la loi elle-même, si la force des traités, condamnait cette conduite barbare, renouvelée des Mantchouriens et des Japonais, ignorez-vous combien il est difficile à un prisonnier isolé de donner signe de vie du fond de ces immenses campagnes ? Doutez-vous que le malheureux naufragé ne devienne au moins esclave pour un temps, par la raison toute-puissante que de sa personne on pourrait « faire de l’argent.»

Vos émigrants, s’ils viennent à rencontrer des revers, seront aussi déclarés « des blancs sans ressources » , et comme tels ils seront vendus au profit du trésor public, à la criée du tribunal, au plus offrant et dernier enchérisseur. Ils seront vendus, eux, leurs femmes, leurs enfants, comme ces nègres affranchis que j’ai vu remettre en esclavage. Les nouveaux débarqués seront saisis au quai d’arrivée, et s’ils n’ont pas dans leur valise les moyens d’acquérir une ferme et de se faire planteurs, ce qu’ils pourront espérer de plus heureux, c’est une simple mise en location temporaire.

Tout se réunit donc, vos devoirs d’humanité, la part qu’un esprit éclairé prend au mouvement de la civilisation, enfin l’intérêt même de vos nationaux, tout se réunit pour protester d’une voix ferme, et qui puisse passer l’Atlantique, contre cette conspiration païenne. Les temps d’Athènes et de Rome ne se refont plus. Ils exigeraient d’ailleurs, dans la classe libre, un autre patriotisme et d’autres vertus. Avant d’acquérir le droit de tenir des ilotes, il faudrait que le planteur de coton sût égaler le courage et le désintéressement du Lacédémonien. Supposé même qu’il constituât une race d’élite, son devoir ne serait-il point de prendre le faible par la main et de le soutenir, d’appeler à lui l’ignorant et de l’instruire?

Mais c’est précisément contre l’idée chrétienne que le maître d’esclaves proteste. Il ne justifie pas la servitude comme un mode temporaire de travail, comme une nécessité locale de climat. Il proclame son droit un droit divin ; il déclare sa forme sociale une forme finale, parfaite, qu’il entreprend d’étendre aux États-Unis tout entiers, au Mexique qui l’a repoussée.

Mettant au défi les idées de son siècle, foulant aux pieds les enseignements de la religion, il brave tout avec audace, parce qu’il est riche. Il prétend assouvir plus à l’aise encore son avarice et ses passions. Le démon qui l’entraîne a perdu des pouvoirs plus puissants et plus habiles. Chacun l’a déjà nommé : c’est le démon de l’orgueil.


J.-C. Houzeau.

  1. Ce pommeau est couronné à cet effet d’une très-forte cheville à tête.
  2. Le maïs, après une demi-torréfaction, analogue à celle du café, mais moins complète, est écrasé ou moulu. On mêle ensuite à cette farine de la cassonade et un peu de cannelle pilée. Cette poudre, délayée dans l’eau, forme un mélange à la fois nutritif et rafraîchissant. Toutefois, lorsqu’on a du feu, il est préférable de la faire bouillir. La soupe que l’on obtient ainsi est l’atolle de pilone.
  3. Nous étions alors à cent dix kilomètres de cette ville.
  4. J’ai eu la curiosité de goûter de cette hampe crue (quiote de pita) ; l’amertume de la sève m’a paru insupportable.
  5. Espagnol du Nouveau-Monde.
  6. Voir plus haut la lettre que notre consul à New-Orléans m’a adressée sous la date du 6 octobre 1861.