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San Antonio (Texas), 13 février 1862.

Après un court séjour à Austin, je me déterminai à retourner à San Antonio, où j’espérais rester dans l’obscurité tant que durerait l’orage. L’une des premières scènes dont je fus témoin, fut le meurtre, en plein jour, de Bob Augustin. Au moment où il sortait de l’audience, acquitté par le juge, ce malheureux se vit entourer par les Confrères du Salut Public. L’un d’eux lui porta un coup de couteau, que Bob para de la main. Au même instant, d’autres forcenés le saisirent par les cheveux, le terrassèrent sur le seuil même de la Justice de Paix, et le traînant à travers la place, comme ils eussent fait d’un chien, le pendirent au lilas de Chine planté devant le bureau du Receveur.

L’imprimerie du Three weekly Express avait été incendiée. Le bazar de Theissen, un négociant allemand dont les Américains enviaient l’habileté, ainsi que la librairie de l’honnête Berends, étaient ouvertement menacés du même sort.

Les rangers à cheval avaient formé un camp à deux lieues de la ville. A mesure que les nouvelles compagnies se montraient suffisamment exercées, on se hâtait de les envoyer à l’Ouest, où elles étaient destinées en apparence à l’expédition du New Mexico, qui cachait en réalité un projet de pirates contre la Californie. L’administration de la guerre, à San Antonio, faisait des achats considérables de mules, de chariots, de maïs, préparant des transports pour trois à quatre mille hommes, et des provisions pour six mois. Quiconque a voyagé dans le Far West n’ignore pas les difficultés immenses de la traversée du plateau, pour des masses de plusieurs milliers. Mais la Monnaie de San Francisco, son Bureau de la Garantie, les caveaux des particuliers, les magasins des mines de l’El Dorado, n’offraient-ils point un appât, un butin, dignes de gigantesques efforts ? Ce projet, maintenant avorté, explique le discours énigmatique que je vais rapporter.

Qu’on se représente, sur la place de San Antonio, en face de son église mexicaine de style moresque, un général[1] haranguant une centaine de cavaliers formés en cercle. Vêtus d’un pantalon de coutil à galon orange, et d’une veste de flanelle bleue, ces soldats improvisés portent la carabine posée par la crosse sur la cuisse droite, et maintenue verticale au moyen de la main appliquée à la batterie. Ils accueillent avec des hourrahs, ou plus exactement avec le yell texan qui tient du cri de guerre des sauvages, les paroles de leur orateur.

« Là-bas dans l’Ouest, s’écrie celui-ci, s’ouvre un territoire encore partiellement inconnu, mais dont nous savons assez pour en apprécier la richesse. Les montagnes, les torrents, les plaines, les villes y sont également riches. Il y a de tout, de tout ce qui est le plus précieux à l’homme et surtout au soldat. Il y a ce qui nous manque. Il y a de l’or et de l’argent,… et il nous les faut.» — A d’autres on aurait montré la gloire ; aux fils des planteurs du Sud on dit : il y a de l’or… et nous le prendrons.

Mais le recrutement volontaire ne suffisait plus. L’armée, dont on enflait ridiculement le chiffre, ne s’élevait pas à deux cent mille hommes. Les planteurs essayèrent d’une pression morale pour faire prendre les armes à tout ce qui dépendait d’eux : ouvriers, marchands, hommes d’affaires, artisans, journalistes, commis, imprimeurs. À la fin d’octobre, on comptait sous les drapeaux trois classes d’hommes : 1° les aventuriers, parmi lesquels je comprends les hommes sans état, qui trouvaient dans la profession des armes, soit une ressource, soit un appât pour leur ambition ; 2° les fils des maîtres d’esclaves; 3° les clients ou obligés des planteurs. Mais lorsque cette troisième classe fut enrôlée, sous l’effet de la menace et de la peur, le recrutement cessa subitement de produire. Les appels du gouvernement s’adressèrent alors à des citoyens qui ne voulaient pas se battre, qui avaient conservé leurs moyens d’existence, leurs occupations. Ils s’adressèrent à des pères de famille, cultivateurs, négociants, menant une existence indépendante, soigneux de l’avenir de leurs enfants.

Les meneurs, auxquels la terreur et la violence avaient jusque-là réussi, conçurent alors le projet absurde de la levée en masse. Ils se montrèrent dépourvus de sens pratique au point d’ordonner, dans une société civilisée — qui a son agriculture, son industrie, ses travaux intellectuels, ses écoles, ses services publics, — au point d’ordonner dans cette société le branle-bas général du sauvage. C’était une ressource finale, dont il s’agissait de faire en même temps un coup de théâtre.

On dit à tous les hommes valides, vieux ou jeunes, mariés ou non mariés, citoyens américains ou résidents étrangers : « L’heure est venue de prendre les armes pour la défense de vos foyers et de l’honneur des femmes. Un ennemi sanguinaire et sans honneur est au moment de poser le pied sur votre sol sacré. Aux armes! Aux armes contre les envahisseurs barbares! Venez avec la poudre et les capsules que vous avez chez vous ; prenez vos carabines, vos fusils de chasse, vos pistolets, vos couteaux, vos lances, toutes les armes dont vous pouvez disposer.» On prétendait former les habitants en compagnies, réunir ces compagnies en bataillons et en régiments, et lancer ces masses mal armées et mal disciplinées sur les points menacés, où elles fussent devenues l’objet de la plus désastreuse boucherie.

Remarquons d’abord l’exagération, pour ne pas dire l’impudence de cet appel. Une faction matérialiste, qui s’est saisie du pouvoir et qui l’exerce la torche à la main, cherche à nous représenter les volontaires du Nord, les cultivateurs de l’Illinois, les artisans du Massachussets, comme des sauvages, des incendiaires et des violateurs. Mais nous savons de quel ordre et de quelle sécurité jouissait le pays sous le régime de l’Union. C’était le règne de la liberté et de la justice. En dehors de l’intérêt des planteurs, il ne s’élevait pas une plainte, il n’a jamais été formulé un grief. Et l’on nous met sous le joug, en nous disant de combattre pour nos droits, pour nos foyers que l’on prétend dévoués à l’incendie, pour les femmes que l’on menace dans leur honneur! Non contente de dénaturer les faits d’une manière si brutale et si grossière, cette faction païenne commet elle-même tous les outrages dont elle accuse les autres, et combat pour les légaliser.

Mais c’est en vain qu’elle parodie avec affectation la guerre de l’Indépendance. Qui trompe-t-elle en comparant l’émeute de Charleston et le pillage de sa Trésorerie à l’action désintéressée des Bostoniens jetant les cargaisons de thé dans la mer? Qui trompe-t-elle en désignant les volontaires de New-York sous le nom des régiments hessois employés par les Anglais dans leur lutte contre les colonies? Qui trompe-t-elle encore en appelant sa constitution corrigée, enrichie de la disposition « l’esclavage ne sera jamais aboli, » en appelant, dis-je, cette constitution « le testament politique de Washington ? »

Il y a des bornes à la parodie. — Mais il faut qu’on sache par quels moyens violents on entreprit de mettre la levée en masse à exécution. J’extrais de l’ordre du jour général le dispositif suivant : « Il sera formé deux listes, dit le gouverneur. Sur l’une seront portés les noms de toutes les personnes sujettes à l’appel. Sur l’autre, qui sera désignée sous le nom de liste noire (black list), seront inscrits les noms et la demeure de toutes les personnes qui, tombant sous l’application de la loi, essayeront d’une manière quelconque de s’y soustraire; comme aussi les noms des amis ou des conseillers qui tenteront, en quoi que ce soit, d’affaiblir l’action des officiers dans l’exécution de leurs devoirs. Toutes ces personnes seront notées comme suspectes, et désignées comme ennemies du Sud.» On voit à quelles mesures ce gouvernement a recours pour se maintenir ; ces menaces sont formulées avec un aplomb et une impudeur qui n’ont jamais été égalés. Même le ministère sacré du conseil est déclaré prima facie mission suspecte. Vous prendrez les armes pour nous, disent les planteurs ; vous quitterez vos familles et vos occupations ; vous marcherez à l’appel sans tergiversation, sans tiédeur — ou bien nous allons vous traiter en ennemis. Que deviennent la liberté individuelle, le droit, la sécurité des personnes, l’existence intellectuelle elle-même, au milieu d’un pareil état de société ?

Dès le 1er septembre, craignant d’être envoyé de force à l’armée, j’avais réclamé la protection de notre consul à New Orléans. La loi de milice (militia) porte que « tout habitant libre, en état de prendre les armes, est appelé au service dès qu’il a un mois de séjour dans l’État et dix jours de résidence dans le canton[2].» Comme je l’ai dit, il n’existe aucune distinction d’âge, d’état civil, ni de nationalité. Les seules exemptions légales sont énumérées dans l’ordre suivant : « les instituteurs, les bateliers des passages d’eau, les courriers de la malle, les greffiers et les juges, les ministres.» Cette levée en masse doit former dans le Texas trente-deux régiments, auxquels les règles de la discipline militaire sont applicables. L’insubordination, la résistance ou le simple défaut d’inscription sont du ressort des conseils de guerre (art. 19 et 20.) La contrainte par corps, en matière civile ou commerciale, ne peut être exercée contre les membres des régiments mobilisés.

Ces régiments sont placés sous les ordres des commandants militaires. Ils sont employés non au maintien de l’ordre public, mais à la défense des côtes ou des frontières de terre. C’est, comme le dit la loi sans ambiguïté, le véritable service militaire (military duty.) Il est incontestable, en vertu de tous les principes reconnus du droit des gens, et d’accord avec tous les précédents, que les étrangers non naturalisés sont fondés à s’y refuser.

Bien qu’habitant le Texas pour le quart d’heure, et quelque disposé que je fusse au maintien de l’ordre public dans ses villes et dans ses campagnes, je ne reconnaissais pourtant pas à ses législateurs le droit de m’enrôler dans le service militaire actif, et de m’envoyer à Indianola canonner les croisières, ou à Albuquerque combattre les troupes des États-Unis, fût-ce dans un intérêt tout opposé à celui « de l’extension et de la perpétuité de l’esclavage.»

Ce ne fut pas sans étonnement que je reçus de notre consul à New Orléans, sous la date du 6 octobre, la réponse suivante : « Quant à l’obligation de servir dans la milice, je dois vous avouer que, si la loi est la même au Texas qu’ici, je ne pourrais nullement vous engager à vous y refuser. Dans cet État, tout le monde (excepté les consuls, les vice-consuls et agents consulaires) est obligé de marcher.» — Tout le monde est appelé par la loi, je le sais ; mais c’est précisément contre l’application de la loi que je proteste. Le consul anglais, à New Orléans même, a fait sortir des compagnies tous ceux de ses nationaux qui ont eu recours à lui : il a exigé et obtenu quarante-deux radiations en un seul jour. Le consul anglais de Galveston, M. Lyon, dont se réclamaient les Irlandais qui avaient fait la demande de naturalisation, mais qui n’avaient pas encore été déclarés Américains, a répondu : « Quiconque est né sur le sol britannique, et n’est pas complètement naturalisé au Texas, a droit à la protection consulaire pour lui, sa femme, ses enfants et ses propriétés. J’entends qu’il jouisse de toutes les immunités qui lui sont accordées par le droit des gens et par les traités, notamment de l’exemption du service militaire.»

Comparons à ce langage la lettre de M. Deynoodt de Tilly. La prise d’armes générale « est juste, dit notre consul, car en tant qu’on vous protége, vous êtes obligé de protéger les autres.» Le lecteur a vu comment nous étions protégés sur la frontière. « Je vous ferai remarquer, dit encore notre consul, que ce service ne touche en rien à la nationalité. On ne perd son droit de citoyen belge qu’en tant que l’on serve sous un autre drapeau, c’est-à-dire que l’on soit soldat d’une armée régulière étrangère.» — Appartenir à un régiment employé au service actif, en temps de guerre, n’est-ce pas servir sous le drapeau du pays dont le régiment porte les enseignes? Peut-on faire, en pareil cas, une distinction tirée du mode de recrutement, une distinction entre les corps francs ou la milice mobilisée? Marchant sous le même chef, vers le même but, n’appartiennent-ils pas également à l’armée active? J’irai plus loin. Je dirai qu’en Amérique, où l’armée toute entière est composée de volontaires en temps de paix, c’est la milice qui est la seule et la véritable levée par conscription, et par conséquent la véritable armée régulière.

Ne pouvant espérer aucune protection du consulat de Belgique, il ne me restait plus qu’à compter sur moi-même. Je n’ignorais pas que l’on menaçait les réfractaires, tantôt de les envoyer au bagne[3], tantôt de les faire travailler dans les mines. Toutefois, je me reposais sur la résistance des populations. Dans ce pays, qui l’année dernière prenait pour devise free speech, free press and free men[4], on voyait les langues muettes, la presse servile ou muselée, les hommes sous le joug. Mais le résultat n’était qu’extérieur. Je me rappelais l’Italie, rongeant son frein sous le fouet de l’Autriche, les associations secrètes s’organisaient de toutes parts, avec cet élan et cette confiance qui n’appartiennent qu’aux peuples violemment opprimés. On se comprenait à demi-mot, on se préparait en silence. On défiait les sbires ; les espions étaient trahis par leurs camarades. Le sol semblait prêt à manquer sous les pas des planteurs.

Au Texas, une opposition puissante, une force d’inertie à peu près invincible, vinrent arrêter ou du moins retarder les projets militaires du gouvernement. Nous jurâmes que nous resterions dans nos foyers, possesseurs de nos armes, et que si nous devions prendre un jour le mousquet, ce ne serait pas pour le droit du planteur de faire travailler des hommes esclaves et d’abuser de leurs femmes, mais pour revendiquer notre droit à nous de vivre libres et frères.

Avant que les événements se fussent entièrement développés de ce côté, une circonstance fortuite me procura la satisfaction d’arracher un proscrit aux mains de nos tyrans. M. Charles Anderson — frère du major (maintenant général) Anderson qui a subi dans Fort Sumter le premier feu des scissionnaires — habitait à la tête d’eau du San Antonio. C’était un homme éclairé, influent, possesseur d’une belle fortune, et qui durant l’été s’était servi de tous ces avantages pour défendre la cause de l’Union. Il avait des correspondances étendues, des messagers sur toutes les routes; les planteurs le regardaient comme le chef de l’opposition au Texas. Le 1er septembre, le Comité de salut public lui intima l’ordre de vendre ce qu’il possédait, et de quitter le pays dans le délai de dix jours.

Un pareil ordre était la ruine, dans un pareil moment, quand les propriétés ne trouvaient pas d’acheteurs, et que le papier monnaie (qui n’était pas reçu hors des États Confédérés) ne pouvait s’escompter qu’à quarante ou cinquante pour cent de perte. Anderson toutefois se soumit. Il abandonna pour une bagatelle ses terres, son habitation, ses troupeaux; mais il refusa de vendre ses esclaves : il leur donna la liberté.

À cette nouvelle, un cri de fureur s’éleva des rangs des planteurs. On annonça que le juge refuserait la légalisation de l’acte, et que les pauvres noirs seraient vendus comme esclaves sans maître, au profit de l’État, à la criée du tribunal. Une discussion s’ensuivit, et Anderson, qui avait déjà tout sacrifié, fut mis en arrestation et placé au camp des rangers, à deux lieues de la ville. Bientôt même sa détention ne suffit plus pour apaiser les colères, et l’on parla ouvertement du supplice de ce mécréant.

J’habitais une maison à demi écartée, au faubourg de San Antonio. Je m’étais lié avec un jeune homme de mes voisins, qui n’avait pas tardé à s’absenter, mais dont je continuais à visiter la mère. Cette dame, née en Pennsylvanie, longtemps habitante de l’Ohio, était dévouée à l’Union et à la cause de la liberté. Elle conçut le projet de faire évader Anderson, et je fus assez heureux pour l’assister dans cette entreprise, qui fut couronnée de succès.

Un généreux citoyen, dont je ferais connaître le nom s’il n’était encore au Texas, se chargea de voir le prisonnier, et de lui remettre un billet portant, en quelques mots, les premières instructions nécessaires pour sa fuite. Il se rendit au camp, réussit à causer avec un officier dans la tente duquel était Anderson, et par une ruse dont l’insuccès lui eût coûté la vie ou tout au moins la liberté, il déposa dans la main du prisonnier la boulette de papier qui contenait le message.

A partir de cet instant, nous attendîmes Anderson toutes les nuits. Il devait se rendre chez la mère du jeune X., dont il connaissait la demeure; et moi je m’étais chargé des apprêts du voyage. Je tenais dans le préau deux chevaux, qui semblaient étonnés de se trouver renfermés chaque soir. Ma fenêtre n’était close qu’en apparence, retenue seulement par un gros livre mis sur le châssis. Le 22 (octobre 1861), je m’étais couché de bonne heure comme à l’ordinaire, et je sommeillais, quand le pesant volume tombe sur le plancher; un bras décidé a poussé la fenêtre du dehors au dedans, et une voix de femme, voix aussi ferme mais un peu plus brève que de coutume, jette ces mots dans la chambre : « Il est là, et désire partir sur-le-champ.»

Je fus debout et habillé en soixante secondes; je sortis dans le jardin. Anderson cherchait ma main dans l’obscurité. Il la serra avec une effusion qui ne s’exprime pas, agité de ce sentiment de satisfaction secrète que devait éprouver Latude, lorsqu’il passait sous son déguisement les portes du château de Vincennes. La femme généreuse et républicaine dont ceci était l’œuvre, enveloppée dans un gros châle, blottie auprès du tronc massif d’un chêne vert aussi vieux que le monde, prêtait l’oreille à la mélodie grave du vent.

Les pieds du gentleman étaient en plaies, déchirés par les ronces et les buissons. Anderson, après s’être dérobé, à la nuit tombante, aux regards des sentinelles, avait passé plusieurs heures dans la rivière du Salado, caché dans l’eau jusqu’au cou. De là il avait entendu battre la générale, il ne doutait pas que sa fuite ne fût connue, et que la poursuite ne fût déjà commencée de tous côtés. Il s’était perdu parmi ces collines et ces vallées sans chemins, qui se ressemblent toutes, qui se succèdent indéfiniment.

La soirée avançait; les moments étaient comptés. Il fallait s’occuper des apprêts du départ. Seller un cheval, sans bruit, sans lumière ; lui donner une ample ration de maïs sur l’épi, ration qui sera sa dernière. Pourvoir le fugitif des objets nécessaires à un voyage équestre de trois cents lieues, dont les cent premières doivent se faire de nuit : une carte, chargée d’annotations manuscrites ; une boussole ; un bout de bougie et des allumettes ; un revolver, de la poudre, des capsules et des balles ; une ceinture avec douze cents francs en or ; une gourde d’eau fraîche ; six jours de biscuit. Calculer l’itinéraire de la nuit. Au lieu de prendre la seconde sur un cadran éclairé au gaz, tâter l’heure avec les doigts sur les aiguilles de la montre. Onze heures et vingt minutes. À cheval, et Dieu vous protège !

Au moment de monter en selle, Anderson me confia quelques papiers d’affaires. Il me remit aussi la dernière lettre officielle qu’il avait reçue des autorités scissionnaires : je l’ai gardée comme pièce justificative[5].

Faute d’une seconde selle, je sautai à cru sur l’autre cheval, que je conduisais, comme les rancheros, au moyen d’une corde tournée aux naseaux. Nous prîmes le chemin du gué d’Espada, situé très-bas sur la rivière. Une pluie douce et continue détrempait le terrain; la nuit était d’une obscurité favorable. Nous gagnâmes sans encombre le passage désiré. Nous nous serrâmes les mains, « God bless you » furent les dernières paroles que nous échangeâmes.

J’entendis un instant le pony d’Anderson qui galopait avec bruit dans la boue; puis le son devint faible et se perdit. Le proscrit que je quittais était lancé dans un espace presque sans limites, une prairie de plusieurs centaines de lieues, sans autre guide que sa boussole, sans autre compagnon que son cheval ; forcé de fuir les Indiens de ce galop rapide que nous appelons « le galop pour sa vie; » obligé de redouter les blancs. Il allait marcher la nuit et se cacher le jour, n’osant faire du feu pour sécher ses membres, de peur que la lumière ou la fumée ne le fissent découvrir; dormant à peine de crainte d’être surpris; trouvant sur son chemin de grands fleuves, où son salut dépendrait de la force et du courage de son cheval. Quel isolement dans la vaste étendue de la nature! Quelle résolution, quelle confiance dans ses forces, quelle énergie de caractère dans l’homme qui affronte une pareille situation ! Pour moi, en admirant son courage, je repris au petit trot le chemin de ma demeure, où je rentrai longtemps avant le jour.

Dès le lendemain de l’évasion, la ville était pleine de rumeurs. Une prime était offerte à qui mettrait sur les traces du fugitif et de ses complices. Le capitaine Mechling était aux fers, accusé de s’être laissé gagner à prix d’argent. Plusieurs des anciens amis d’Anderson avaient subi de grand matin des visites domiciliaires. Chez d’autres habitants soupçonnés d’unionisme, des rangers avaient fait des visites forcées, le pistolet au poing. Une députation de planteurs s’était rendue chez Lorenzo Castro, un des grands de la ville, un ami du fugitif, lui demandant compte de l’assistance qu’il avait donnée au proscrit dans cette conjoncture. Le pauvre homme, tremblant à la perspective de « tendre la corde, » s’était confondu en protestations, d’ailleurs parfaitement sincères. Les amis d’Anderson avaient tous manqué de dévouement et de résolution.

Vers le soir un voyageur arriva à San Antonio par la direction du Midi. On le conduisit à l’hôtel de ville, où on l’interrogea. Il avait croisé des détachements en poursuite. Des voyageurs? — Aucun. — Des campagnards? — Oh oui, j’en ai rencontré un vers la pointe du jour, qui m’a dit d’avertir la fermière, à la fourche du Medina, que ses poulets étaient vendus. C’est un farceur celui-là. Quand je suis arrivé au Medina, personne ne savait ce que je voulais dire, — On fit faire au narrateur la description du campagnard qui l’avait mystifié si grossièrement. C’était Anderson. Il avait fait environ douze lieues depuis le point où je l’avais quitté.

Les jours suivants arrivèrent d’autres voyageurs, qui avaient fait d’autres rencontres. Les imaginations se laissant entraîner, on voyait partout le fugitif, on le plaçait à la fois sur toutes les routes. Il s’était reposé un jour chez M. Hood, d’Atascosa; il avait diné chez M. Reuter, près de Castroville. Ses innombrables amis, toujours ses amis, lui avaient préparé des chevaux frais de dix milles en dix milles. Un homme bien posé, qui me parlait de l’évasion sous le sceau de la plus intime confidence, me donnait à entendre qu’il n’y était pas étranger. « On saura un jour, me disait-il avec une intention de malice, on saura un jour à qui le mérite doit en revenir.»

Des découvertes plus sérieuses étaient faites par le Comité de Salut Public. Dans son numéro du 2 novembre (1861), le Herald de San Antonio, son organe, contenait un entre-filets relatant quelques faits relatifs à l’évasion, et se terminant ainsi : « Il n’y a point de doute qu’Anderson n’ait été aidé dans sa fuite par des habitants de cette ville, et nous ne sommes pas sans quelque espérance qu’ils puissent être découverts[6]Ces lignes sont assez claires pour quiconque connaît l’époque et le pays. Le fait principal sur lequel les planteurs fondaient l’espoir de saisir « les traîtres, » c’était la découverte du cheval qu’Anderson montait la nuit de son départ. Arrivé de l’autre côté du Nuecès, le proscrit avait échangé, dans une ferme, ce cheval épuisé. Le fait avait été découvert, Anderson reconnu au signalement qu’en donnait le fermier, et l’animal ramené à San Antonio, afin que l’on put remonter au premier possesseur.

On fit d’abord quelques recherches d’après la marque ou brûlure. On interrogea un Polonais — qui eut la générosité de ne pas me nommer. Il dit qu’il avait vendu le cheval, et qu’étant payé il s’était peu soucié du nom ou de la demeure de l’acquéreur. Mais cette réponse ne fit pas perdre courage aux inquisiteurs. Le vendredi 8 novembre, le cheval fut promené par les agents de l’autorité, autour du square public de San Antonio et dans toute la longueur de la grande rue (main street). En même temps le héraut proclamait à son de trompe l’obligation, pour tous les bons citoyens, de se présenter (to come forward), et de faire reconnaître l’identité de l’animal. Cette fois encore l’attente du Comité fut trompée; nul ne se présenta ; je demeurai inconnu. Dans l’intervalle, Anderson avait réussi à gagner la frontière du Mexique; il s’était embarqué le 28 novembre à Tampico, et le 11 décembre il arrivait à New-York. Espérons qu’il se rendra utile à son pays et à la cause de la liberté; qu’il portera au gouvernement de Washington la bonne nouvelle de l’opposition latente qui s’organise au Texas; qu’il protestera devant le monde, en qualité de témoin oculaire, contre la terreur et le despotisme à l’aide desquels les planteurs entreprennent de réaliser leur projet impie : « l’extension et la perpétuité de l’asservissement.»

En décembre, la législature du Texas imposa aux nègres libres l’alternative de l’exil ou de la rentrée en esclavage. C’était le complément de la mesure qui avait interdit aux maîtres d’affranchir à l’avenir leurs serviteurs. Il n’était plus permis ni d’être généreux, ni de récompenser de bons et loyaux services, ni même de libérer ses esclaves par testament. L’état de nègre libre était regardé par les planteurs « comme une anomalie et un danger.» Déjà les frontières du Texas étaient fermées aux personnes de couleur jouissant de leur liberté, qui venaient des localités voisines. Un mulâtre très-clair, d’origine libre, ayant débarqué l’année dernière à Galveston, on le saisit, on le condamna, et il fut adjugé pour six mois à un maître de la campagne, « pour le produit, dit l’arrêt, être consacré, à l’expiration du terme, à payer les frais du procès et de l’extradition.»

Une autre proposition fut faite en même temps, mais momentanément écartée. Il s’agissait de substituer à la contrainte par corps une servitude temporaire au profit du créancier, servitude qui n’aurait d’autre terme que l’extinction de la dette elle-même. Le débiteur, quelle que fût sa qualité, homme ou femme, blanc ou noir, Américain ou étranger, serait obligé de se faire esclave pour un temps, de donner non-seulement son travail mais sa liberté, de renoncer à la libre disposition de lui-même. La dette s’acquitterait lentement, péniblement, dans cet état d’esclavage temporaire. Le maître tiendrait le mauvais payeur au bout de son fouet, et ne se ferait pas faute sans doute de se venger des retards qu’il aurait subis, et de l’humeur qu’une dette longtemps différée lui aurait causée.

Ne vous imaginez pas en Europe qu’un tel projet soit simplement une œuvre individuelle, isolée, qui ne se rattache point aux plans du parti dominant. Les législatures des territoires de New-Mexico et d’Arizona lui ont déjà donné force de loi. J’ai vu un Allemand qui a été esclave temporaire, et qui le serait encore, tant était lent l’acquittement de sa dette, si des compatriotes n’avaient satisfait aux exigences de son maître par une souscription.

Il y a plus. On entend discuter ouvertement le projet de mettre en servitude tous les blancs qui ne possèdent pas de terres. Le système social est fondé, en effet, sur ce principe que « le capital possède son travail.» L’homme qui n’a que ses bras, le prolétaire, comme nous disons en Europe, ne peut donc avoir d’existence par lui-même : il faut qu’il soit propriété d’autrui. Indépendamment de la monstruosité de ce dogme, qui nie l’égalité spirituelle des hommes, et qui met à néant l’idée d’humanité, aucun système n’est plus contraire au développement des qualités individuelles et à celui de l’industrie du pays. C’est la condamnation des efforts personnels, dans ce qu’ils ont de plus respectable et de plus noble.

Mais je reviens aux personnes libres de couleur. La loi récente leur fut signifiée individuellement; et comme on n’en trouva aucune qui préférât l’alternative de l’esclavage — même avec la faculté de choisir le maître — les préparatifs de l’exil se firent de toute part. Il y avait des familles bien établies, des artisans qui subsistaient de leur travail, des gardeurs de bétail, des barbiers, des tailleurs, des blanchisseuses. Quelques-uns purent réaliser, en partie du moins, leur humble capital. Séparer les autres de leur clientèle, c’était les réduire à la mendicité. Des citoyens qui traitaient depuis longtemps avec ces personnes libres, des voisins qui vivaient en bonne intelligence avec elles, entreprirent d’élever des réclamations. Mais les rangers du camp, qui parcouraient sans cesse la ville avec leurs armes, eurent bientôt coupé court à ces démonstrations. Un passant leur fut désigné comme sympathique aux nègres libres. Les soldats firent feu, et poursuivirent le malheureux « unioniste » de rue en rue, jusqu’à ce qu’il fût tombé mort au coin du marché.

Une souscription s’organisa cependant; des provisions et des moyens de transport furent préparés. Un train se forma pour Monterey, dans la province de Nuevo-Leon (Mexique), à cent trente lieues de San Antonio. Nous étions obligés de nous cacher pour porter ne fût-ce qu’un conseil, à ces pauvres parias du monde moderne. La veille du départ, marchant côte à côte d’un habitant qui appartient au parti scissionniste, je rencontrai dans la rue un des exilés, qui me salua en passant. Je rendis le salut. « Quoi, s’écria mon compagnon enflammé de colère, et en m’arrêtant court, vous ôtez votre chapeau pour un nègre ! » — « Voulez-vous, répondis-je, que le nègre soit plus poli que moi? »

Le convoi se forma de grand matin (18 janvier) de l’autre côté des ponts de San-Pedro. Il me fut donné d’assister au départ, d’être témoin de cet autre exode. Ce n’étaient point des individus que l’on frappait, ce n’étaient pas des coupables ni même des adversaires politiques : c’était une classe que l’on envoyait en exil… parce qu’elle avait du brun dans la peau.

Aucun des ministres protestants résidants ne parut à l’instant du départ, — pas même le ministre baptiste, qui comptait presque tous les bannis parmi les membres de son Église. Un mulâtre prononça à la hâte quelques paroles d’adieu; chacun serra les mains de ses amis, et l’on entendit de toute part : « Dieu vous protège! »

Ces scènes, jointes à d’autres que je passe sous silence, s’étaient succédé en peu de temps. La vie était remplie d’émotions et de mouvement. On eût dit un de ces mélodrames du boulevard, où le changement à vue n’attend que le coup de sifflet du machiniste. Il me resterait toutefois à ajouter un dernier tableau. Les décorations sont posées; les acteurs sont prêts; mais le rideau ne se lève pas encore. Comme dans le Monte Cristo de Dumas, la conclusion du drame est pour le lendemain.

Demain, à la première aube du jour, commencera cette scène finale, dont je vous ferai le récit plus tard, si moi aussi Dieu me protège. S’il doit en être autrement, que mes amis se souviennent de moi quelquefois. Au milieu d’un monde de lucre, dont les passions d’avarice ne connaissent point de retenue ni de pudeur, je ne me suis pas laissé souiller. J’ai conservé pures mes traditions de probité et de délicatesse. J’ai encore la faiblesse de croire que l’homme a des devoirs, non-seulement des devoirs purement personnels, mais aussi des devoirs d’humanité. J’ai la faiblesse d’avoir foi dans le progrès, dans le succès des causes justes, dans l’idée morale. Et je m’en vais demain, ayant perdu mon temps, mes efforts, mon avoir, presque incertain de mon pain, et cependant plus satisfait au fond du cœur et plus content de moi-même que je ne fus jamais après le plus flatteur de mes petits succès littéraires. Ces mots de l’éloge de Bailly par Arago me reviennent souvent : « L’académicien Cousin, portant à la veuve de Bailly un pain sous son bras, méritait autant de l’humanité que s’il eût écrit un beau mémoire.»

Il y a des situations que l’on ne peut comprendre, lorsqu’on n’a rien vu de ressemblant. Mme Roland dit quelque part : « J’avais toujours douté que Marat fût un être subsistant. » Les classes sociales ont aussi bien que les individus leurs excès qui nous étonnent. Emportées jusqu’au délire, colères jusqu’à la cruauté, elles s’abandonnent à la passion du moment, sans frein, sans limite. Elles semblent assouvir une rage brûlante. Le spectateur éloigné doute de la réalité des faits. Qu’il jette les yeux autour de lui, et qu’il juge par analogie. Nous aussi, dans notre vieille Europe, nous avons par boutades des velléités d’avarice qui menacent de tout emporter. On ne dit plus diviser, mais corrompre pour régner. Encensé sous le nom fallacieux des intérêts matériels, le veau d’or est au pinacle.

Ah! mon cher Van Bemmel, ne laissons pas aller notre société à la dérive sur la mer du lucre et de l’avidité; ne déroulons pas ces bannières où se trouve écrit : « Tout pour l’argent.» Ne renions pas surtout les attributs les plus sublimes et les plus saints de notre nature : l’aptitude au progrès, la conscience du droit, l’idée morale. Soyons justes, et nous serons grands.

  1. Le général (dernièrement major) Van Dorn, bon officier, caractère bouillant, que des habitudes dispendieuses, contractées dans la vie de frontière, ont porté à renier le drapeau des États-Unis pour un avancement inespéré.
  2. « All able-bodied free male inhabitants, after one month’s residence in the State, and ten days in the county, are liable to do military duty.»
  3. En revanche, le gouverneur avait libéré (fin septembre) tous les hôtes du pénitentiaire qui avaient consenti à signer des engagements.
  4. Parole libre, presse libre, hommes libres.
  5. En voici le texte :
    Head Quarters Department of Texas,
    San Antonio, october 4th 1861.

    Sir,

    Your long letter of yesterday, which I suppose you intend to be the last, is before me, and in answer to it will only say that, throughout the whole transaction with you, I have been guided by what I conceive to be my official duty, unbiassed by prejudice, or partiality, and as your former mild and courteous letters, and the appeals of your friends, have not been able to arouse my personal sympathies, you certainly will not expect me to be so unmanly as to permit, your harsh, bitter and unwarranted allusions to myself, to excite the basest passions of the heart ; if you do, you will find yourself as much mistaken in the last — as circumstances rendered it necessary for you to be, — in the first. While I shall take the necessary step to secure your person; and cut off your correspondence with our enemies, I will exercise all the kindness and courtesy, towards you, that I can do safely, or that you — in your evident desire to make yourself a martyr — will permit : you will be limited to the boundaries of capt. Mechling’s line of camp sentinels, permitted to associate with him and his officers (if agreeable to yourself and them), but to receive no visits from others, or to correspond with any one, except, through these Head Quarters, and capt. Mechling.

    I remain, sir, very respectfully,
    Your obedient servant,
    H.-E. Mc Culloch,
    Col. Prov. C. S. Army.
    Comd. Depart. of Texas.

    To Mr. Chas. Anderson Camp « Edward Clark.»
  6. L’article est conçu comme suit :
    We mentioned last week that Mr. Anderson had escaped from the guard here doubtless to join his family, and put out for old Abe’s dominions. We were right in our conjectures, as we learn from young Mr. Clay Wills a youth well known for his veracity, who met Anderson on Saturday last about 140 miles this side of the Rio Grande. When met he said his name was Wilson; that he was on his way to Brownsville to get a large contract from the Southern Confederacy, and requested that Wills would not mention having seen him for several days after getting here, lest he might lose the contract. He was riding a fine black horse and was making good speed as Wills thought. There is no doubt but Anderson was assisted in his escape by citizens of this place, and we are not without some hope that they may be discovered.