Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 233-242).


XXVII


Solomine, apprenant qu’un monsieur et une dame étaient arrivés en télègue et demandaient à le voir, s’élança aussitôt vers la porte de l’enceinte de sa fabrique.

Il ne demanda pas aux nouveaux venus des nouvelles de leur santé, et, se bornant à les saluer de quelques signes de tête, il ordonna au paysan cocher d’entrer dans la cour, le fit avancer tout droit jusqu’à son pavillon et aida Marianne à descendre.

Néjdanof sauta après elle.

Solomine leur fit traverser un long corridor obscur, monter un étroit escalier, et les amena dans une partie reculée du pavillon, au second étage. Là il ouvrit une porte basse, et ils entrèrent tous les trois dans une petite chambre à deux fenêtres assez proprement meublée.

« Soyez les bienvenus ! dit Solomine avec son éternel sourire, qui cette fois semblait plus large et plus cordial que de coutume. Ceci est votre logement. Voici une chambre, et en voici une autre à côté. Ça n’est pas magnifique, mais enfin on peut s’en contenter, et personne ne viendra fourrer son nez ici. Sous vos fenêtres, il y a ce que mon patron appelle un parterre ; moi, je l’appelle un potager ; il est fermé de tous côtés par des murailles. On y est chez soi. Allons, bonjour encore une fois, ma charmante demoiselle, et vous aussi, Néjdanof, bonjour. »

Il leur serra la main à tous deux.

Les deux jeunes gens restaient là immobiles, sans ôter leur vêtement de voyage, et regardaient droit devant eux, dans un trouble muet, moitié surpris, moitié joyeux.

« Eh bien, qu’est-ce que c’est ? dit Solomine. Débarrassez-vous ! Quels effets avez-vous apportés ? »

Marianne montra le petit paquet qu’elle avait encore à la main.

« Je n’ai que cela.

— Moi, dit Néjdanof, j’ai un sac de voyage et une valise qui sont restés dans la télègue. Mais je vais…

— Restez ! restez ! »

Solomine ouvrit la porte.

« Paul ! cria-t-il en se penchant vers l’escalier obscur, vite… Il y a des effets dans la télègue, apportez-les.

— Tout de suite ! répondit la voix de l’« omniprésent ».

Solomine revint vers Marianne qui avait ôté son châle et qui dégrafait sa mantille.

« Tout s’est bien passé ? lui dit-il.

— Oui… personne ne nous a vus. J’ai laissé une lettre à M. Sipiaguine. Je n’ai pris avec moi ni vêtements, ni linge, parce que, comme vous allez nous envoyer… (Elle n’osa pas, on ne sait pourquoi, dire : parmi le peuple), ce n’était pas la peine ; je n’aurais pas pu m’en servir. Et j’ai de l’argent pour acheter ce qu’il me faudra.

— Nous arrangerons tout ça ensuite… Mais tenez, dit Solomine en leur montrant Paul qui rentrait avec les effets de Néjdanof, je vous recommande mon meilleur ami dans cette maison ; vous pouvez absolument compter sur lui… comme sur moi-même. As-tu parlé à Tatiana pour le samovar ? ajouta-t-il à demi-voix.

— On va l’apporter, répondit Paul, et la crème et tout.

— Tatiana, c’est sa femme, continua Solomine, elle est aussi sûre que lui. En attendant que vous… eh ! oui, que vous vous accoutumiez, elle vous servira, mademoiselle. »

Marianne jeta sa mantille sur un divan de cuir qui occupait un coin.

« Appelez-moi Marianne ; je ne tiens pas à être une mademoiselle ! Quant à une servante, je n’en ai pas besoin… Je ne suis pas partie de là-bas pour avoir des servantes. Ne faites pas attention à mon costume. Je n’en avais pas d’autre là-bas. Il faudra changer tout cela. »

Son costume en drap de dame, de couleur brune, était fort simple ; mais, taillé par une couturière de Pétersbourg, il dessinait élégamment la taille et les épaules de Marianne ; il était, en somme, à la mode.

« Bah ! ce ne sera pas une servante, ce sera une aide à l’américaine. Mais cela ne vous empêchera pas de prendre du thé. Quoiqu’il soit de bonne heure, vous devez être fatigués tous les deux. Je vais m’occuper de la fabrique pour le moment ; nous nous retrouverons plus tard. Si vous avez besoin de n’importe quoi, demandez-le à Paul et à Tatiana. »

Marianne lui tendit vivement les deux mains.

« Comment vous remercier ? » lui dit-elle en le regardant d’un air attendri.

Solomine lui caressa doucement la main. « Je pourrais vous répondre que je n’ai pas mérité de remercîments… et ce serait vrai. Mais j’aime mieux vous dire que votre reconnaissance me fait grand plaisir. Comme ça, nous sommes quittes. Au revoir ! Allons, Paul ! »

Marianne et Néjdanof restèrent seuls.

Elle s’élança vers lui, et, le regardant comme elle avait regardé Solomine, mais d’un regard plus joyeux encore, plus attendri et plus lumineux :

« Ô mon ami, lui dit-elle, nous commençons une vie nouvelle… Enfin ! enfin ! tu ne saurais croire combien ce pauvre logement me paraît aimable et charmant, comparé à ces détestables palais ! Dis, es-tu content ? »

Néjdanof lui prit les mains et les serra sur sa poitrine.

« Je suis heureux, Marianne, parce que je commence cette nouvelle vie avec toi. Tu seras mon étoile conductrice, mon appui, ma force…

— Cher Alexis ! Mais pardon, il faut que j’aille mettre un peu d’ordre dans ma toilette. Je passe dans ma chambre, attends-moi ici. Je reviens à l’instant. »

Marianne passa dans la seconde pièce, tira la porte derrière elle, puis une minute après, entr’ouvrant la porte, et avançant la tête par l’entre-bâillement : « Qu’il est gentil, ce Solomine ! » dit-elle. Après quoi elle disparut de nouveau, et on entendit la clef tourner dans la serrure.

Néjdanof s’approcha de la fenêtre, regarda dans le jardin… et, sans qu’il sût pourquoi, ses yeux choisirent un vieux pommier tout rabougri pour s’y fixer avec attention.

Il se secoua, s’étira, ouvrit son sac de voyage, et, sans y rien prendre, se mit à rêver.

Au bout d’un quart d’heure, Marianne reparut, gaie, rapide, animée, le teint ravivé par l’eau fraîche ; et, quelques instants après, Tatiana, la femme de Paul, apportait le samovar, le service à thé, des petits pains blancs et de la crème.

Tatiana faisait un parfait contraste avec la figure de son bohémien de mari ; c’était une véritable femme russe, solidement bâtie, blonde, blanche, nu-tête, avec une large tresse fortement assujettie autour d’un peigne en corne, des traits un peu gros, mais agréables, et des yeux gris, bons et francs. Elle était vêtue d’une robe d’indienne, fanée mais en bon état ; ses mains, un peu grandes, étaient propres et belles.

Elle s’inclina tranquillement, dit d’une voix ferme et claire, sans accent traînant : « Je vous souhaite le bonjour, » et se mit en devoir de disposer le samovar, les tasses et le reste.

Marianne s’approcha d’elle.

« Laissez-moi vous aider, Tatiana. Si vous me donnez une serviette…

— Ça n’est rien, mademoiselle ; cette besogne nous connaît. Vassili Fédotytch m’a parlé. Si vous désirez quelque chose, daignez donner un ordre, nous ferons ce qu’il faut.

— Tatiana, ne m’appelez pas mademoiselle, je vous prie… Je suis habillée comme les seigneurs, mais je… je suis tout à fait… »

Marianne, troublée par le regard persistant de Tatiana, s’interrompit.

« Qu’est-ce que vous êtes alors ? lui demanda Tatiana avec son ton tranquille.

— Si vous voulez… en effet… je suis une noble ; mais je veux mettre tout cela de côté et devenir une… femme du peuple.

— Ah ! oui ; je comprends à présent. Alors, vous êtes de ceux qui veulent se simplifier. Il y en a beaucoup dans ce temps-ci.

— Comment avez-vous dit, Tatiana ?… Se simplifier ?

— Oui… c’est une manière de dire que nous avons à présent : vivre tout à fait comme le peuple. Se simplifier, quoi ! C’est de la bonne besogne, enseigner au peuple à raisonner. Mais ça n’est pas commode, oh ! non ! Dieu vous donne de la chance !

— Se simplifier ! répéta Marianne. Entends-tu, Alexis ? en ce moment nous sommes des simplifiés ! »

Néjdanof se mit à rire et répéta aussi :

« Simplifiés !

— Et qu’est-ce qu’il est, celui-ci, eh ? un petit mari, un frère ? demanda Tatiana à la jeune fille tout en rinçant soigneusement les tasses avec ses grandes mains adroites et en considérant avec un sourire mi-railleur mi-caressant, tantôt Néjdanof, tantôt Marianne.

— Non, répondit Marianne, il n’est ni mon mari ni mon frère. »

Tatiana releva la tête.

« Alors, vous vivez comme ça, en « libre grâce » ? Ça aussi, à présent, ça se voit souvent. Dans les temps d’autrefois, ça arrivait plutôt chez les vieux croyants, les rascolniks ; mais, au jour d’aujourd’hui, il y en a d’autres qui font de même. Pourvu que Dieu donne sa bénédiction et qu’on vive en contentement et confiance ! Il n’y a pas besoin de prêtre pour ça. Il s’en trouve aussi dans notre fabrique de ces gens-là, et pas des pires !

— Comme vous avez de jolies expressions, Tatiana ! « En libre grâce ! » Cela me plaît beaucoup. À propos, Tatiana, j’ai quelque chose à vous demander. Je voudrais me coudre ou m’acheter une robe, tenez, comme la vôtre, ou encore plus simple ; et des souliers, des bas, un fichu, tout comme vous. J’ai l’argent qu’il faut.

— Bon, tout ça peut se faire, mademoiselle… Ne vous fâchez pas, je ne le dirai plus, je ne vous dirai plus mademoiselle. Mais comment faut-il vous appeler ?

— Marianne.

— Et le petit nom de votre père ?

— Mais à quoi bon le prénom de mon père ? Appelez-moi tout simplement Marianne. Je vous appelle bien Tatiana !

— Tout de même… ça n’est pas la même chose. Dites-moi plutôt son petit nom.

— Allons, soit. Mon père s’appelait Vikenti. Et le vôtre ?

— Le mien ? Ossip[1].

— Eh bien, je vous appellerai Tatiana Ossipovna.

— Et moi, je vous appellerai Marianne Vikentievna[2]. Ça sera tout à fait bien.

— Vous prendrez le thé avec nous, Tatiana Ossipovna ?

— Pour le premier jour, ça ne se refuse pas, Marianne Vikentievna ; une petite tasse.

— Asseyez-vous, Tatiana Ossipovna.

— Je veux bien, Marianne Vikentievna. »

Tatiana s’assit et prit son thé à la façon du peuple russe ; elle tournait constamment entre ses doigts un petit morceau de sucre qu’elle croquait par bribes en clignant de l’œil du côté où elle mordait.

Marianne entra en conversation avec elle. Tatiana répondait sans timidité, interrogeait elle-même et racontait. Elle parla de Solomine presque comme d’un dieu, et plaça son mari au premier rang après Solomine. Toutefois, la vie de fabrique lui pesait.

« Ce n’est pas la ville, ici, disait-elle, et ce n’est pas le village. Sans M. Solomine, je n’y resterais pas une heure ! »

Marianne écoutait attentivement ses récits. Néjdanof, assis un peu à l’écart, regardait sa compagne et n’était pas surpris de cette attention ; pour Marianne, tout cela était nouveau ; —quant à lui, il lui semblait avoir vu des centaines de Tatiana pareilles à celle-là et avoir cent fois causé avec elles.

« Écoutez, Tatiana Ossipovna, dit Marianne à un certain moment, vous pensez que nous voulons instruire le peuple ; non, nous voulons le servir.

— Comment, le servir ? Enseignez-le, voilà votre service. Tenez, moi, par exemple, quand je me suis mariée, je ne savais ni lire ni écrire, et je sais à présent, grâce à Vassili Fédotytch ! Ce n’est pas lui qui me l’a appris, il a payé un vieux bonhomme qui m’a tout montré. Eh ! je suis encore jeune, quoique grande ! »

Marianne resta un moment silencieuse.

« Je voudrais, reprit-elle, apprendre quelque métier… Mais nous reparlerons de cela et plus d’une fois. Je suis une piètre couturière : si j’apprenais un peu de cuisine, je pourrais me faire cuisinière. »

Tatiana s’étonna.

« Cuisinière ! comment ? mais les cuisinières vivent chez les gens riches, chez les marchands ! Et les pauvres font la cuisine eux-mêmes. Dans un « artel », peut-être, chez des travailleurs ? Oh ! il n’y a pas de plus triste métier !

— Et quand même je serais chez des riches, pourvu que je me rencontre avec des pauvres. Sans ça, où irais-je les chercher ? Je n’aurai pas toujours une occasion comme celle d’aujourd’hui, avec vous ! »

Tatiana remit sa tasse dans la soucoupe, l’ouverture en bas.

« Ça n’est pas une affaire facile, dit-elle enfin avec un sourire ; on ne tourne pas ça autour du doigt comme un brin de fil. Ce que je sais moi-même, je vous le montrerai ; mais je ne suis pas une grande savante, moi ! Parlez-en à mon mari. Lui, c’est une autre affaire. Il lit toute espèce de livres, et il vous débrouillera tout comme avec la main ! »

En ce moment, elle regarda Marianne, qui roulait une cigarette.

« Pardon, Marianne Vikentievna, lui dit-elle ; mais si vous voulez véritablement vous simplifier, il vous faudra mettre ça de côté. (Elle montra du doigt la cigarette.) Parce que dans ces métiers, dans celui de cuisinière, par exemple, ça ne se fait pas ; et tout le monde reconnaîtra tout de suite que vous êtes une demoiselle. Oui ! »

Marianne jeta sa cigarette par la fenêtre.

« Je ne fumerai plus… C’est une habitude facile à perdre. Les femmes du peuple ne fument pas, il ne convient donc pas que je fume.

— Vous avez dit la vérité. Les hommes se passent ces bêtises, chez nous ; les femmes, non. Voilà !… Eh ! mais, voilà M. Solomine qui vient ; c’est son pas. Demandez-lui… il vous expliquera tout ça, clair comme eau de roche. »

En effet, la voix de Solomine se fit entendre derrière la porte.

« Peut-on entrer ?

— Entrez, entrez ! cria Marianne.

— C’est une habitude anglaise que j’ai prise, dit Solomine en entrant. Eh bien, comment ça va-t-il ? Vous n’avez pas encore eu le temps de vous ennuyer ? Vous prenez le thé avec Tatiana, à ce que je vois. Écoutez-la : elle est pleine de bon sens… Mon patron arrive aujourd’hui fort mal à propos. Et il restera pour dîner. Que faire ? C’est mon patron.

— Quel homme est-ce ? demanda Néjdanof, qui sortit de son coin.

— Un homme comme tout le monde. Il n’est plus au biberon, comme on dit, mais pas malin, après tout. Avec moi, il est doux comme de la soie. Il a besoin de moi. Mais je suis venu vous dire que probablement nous ne nous reverrons plus aujourd’hui. On vous apportera votre dîner ; ne vous montrez pas dans la cour, surtout. Pensez-vous, Marianne, que les Sipiaguine vous fassent chercher, qu’ils courent après vous ?

— Je pense que non, répondit Marianne.

— Et moi, je suis persuadé que oui, dit Néjdanof.

— N’importe, reprit Solomine ; en tout cas, il faut être prudents pendant les premiers temps. Puis cela ira tout seul.

— Oui, mais écoutez, lui fit observer Néjdanof ; il faut que Markelof sache où me trouver. Nous devrons l’avertir.

— Pourquoi ça ?

— C’est indispensable pour notre affaire… Il doit toujours savoir où je suis. Je le lui ai promis. Du reste, il ne parlera pas.

— Très-bien. Nous enverrons Paul.

— Et mon vêtement sera prêt ? demanda Néjdanof.

— Le costume ? comment donc ! ce sera une vraie mascarade, pas chère, Dieu merci. Adieu, reposez-vous. Allons, Tatiana. »

Marianne et Néjdanof restèrent seuls de nouveau.

  1. Vikenti, Vincent. — Ossip, Joseph.
  2. L’adjonction du nom patronymique à un prénom, en Russie, équivaut à celle de « monsieur » ou « mademoiselle » dans le reste de l’Europe.