Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 223-233).


XXVI


Le refus de Solomine vexa profondément Sipiaguine ; il s’aperçut même tout d’un coup que ce Stephenson de terroir n’était pas un mécanicien déjà si remarquable, et que, s’il n’était pas un poseur, en tout cas, il faisait l’important et le difficile comme un vrai plébéien qu’il était.

« Tous ces Russes, quand ils s’imaginent savoir quelque chose, deviennent impossibles ! » « Au fond, Kalloméïtsef a raison ! »

Sous l’influence de ces impressions désagréables et irritantes, l’homme d’État en herbe regarda Néjdanof de plus haut et de plus loin que jamais ; il fit savoir à Kolia qu’il pourrait ne pas prendre sa leçon ce jour-là avec son précepteur, car il devait s’accoutumer à se passer de guide… Toutefois, il ne mit pas immédiatement le précepteur à la porte, comme celui-ci le craignait. Il continua d’ignorer son existence.

En revanche, Valentine n’ignora pas celle de Marianne. Une terrible scène se passa entre elles deux.

Environ deux heures avant le dîner, le hasard fit qu’elles se trouvèrent seules dans le salon. Chacun d’elles sentit immédiatement que l’heure du choc inévitable était arrivée ; aussi, après un moment d’hésitation, elles s’approchèrent lentement l’une de l’autre.

Valentine souriait légèrement ; Marianne avait les lèvres serrées. Toutes deux étaient pâles. Tout en traversant le salon, Valentine regardait à droite, à gauche, arrachait une feuille de géranium… Les yeux de Marianne étaient fixés tout droit sur ce visage souriant qui se rapprochait d’elle.

Mme  Sipiaguine s’arrêta la première, et, tambourinant du bout des doigts sur le dos d’une chaise :

« Mademoiselle Marianne, dit-elle négligemment, il me semble que nous voilà en correspondance réglée… Pour deux personnes qui vivent sous le même toit, c’est assez bizarre, et vous savez que j’ai peu de goût pour les bizarreries.

— Ce n’est pas moi, madame, qui ai entamé cette correspondance.

— Oui… vous avez raison. Pour cette fois, c’est moi qui suis coupable de bizarrerie. Mais je n’ai pas trouvé d’autre moyen pour réveiller en vous le sentiment… comment vous dire ?… le sentiment…

— Parlez hardiment ; ne vous gênez pas ; ne craignez pas de me blesser.

— Le sentiment… des convenances. »

Valentine se tut. On n’entendait plus dans le salon que le léger choc de ses doigts sur le dossier de la chaise.

« En quoi trouvez-vous que j’aie manqué aux convenances ? » répliqua Marianne.

Valentine haussa les épaules.

« Ma chère, vous n’êtes plus une enfant, et vous me comprenez fort bien. Vous figurez-vous peut-être que votre conduite ait pu rester un secret pour moi, pour Anna, pour toute la maison, enfin ? Du reste, vous ne vous êtes guère inquiétée de la tenir secrète. Vous avez tout simplement bravé tout. —Mon mari seul, peut-être, n’a rien remarqué jusqu’à présent. Il a d’autres préoccupations, plus intéressantes pour lui et plus importantes. Mais, lui excepté, tout le monde connaît votre conduite, tout le monde ! »

Marianne pâlissait de plus en plus.

« Je vous prierai, madame, de vous expliquer plus clairement. De quoi, au juste, êtes-vous mécontente ? »

« L’insolente ! » pensa Valentine, mais elle se contint.

« Vous désirez savoir de quoi je suis mécontente, soit ! Je suis mécontente de vos entrevues prolongées avec un jeune homme qui, par sa naissance, par son éducation et par sa position sociale, se trouve être trop inférieur à vous. Je suis mécontente… —non, ce mot-là n’est pas assez fort, — je suis révoltée de vos visites à une heure indue… de vos visites nocturnes chez ce jeune homme ! Et où cela se passe-t-il ? sous mon toit ! Vous trouvez peut-être que cela est convenable, que je dois me taire et protéger en quelque sorte votre légèreté ? Comme honnête femme… oui, mademoiselle, je l’ai été, je le suis et le serai toujours ! —Comme honnête femme, il m’est impossible de ne pas éprouver de l’indignation ! »

Valentine se laissa tomber dans un fauteuil, comme écrasée sous le poids même de cette indignation.

Marianne sourit pour la première fois.

« Je ne doute pas de votre honnêteté, passée, présente et future ; je le dis en toute sincérité. Mais vous vous indignez mal à propos. Je n’ai apporté aucune honte sous votre toit. Le jeune homme auquel vous faites allusion, oui, en effet… je l’aime…

— Vous aimez m’sieu Néjdanof ?

— Je l’aime. »

Valentine se redressa sur son fauteuil.

« Mais, voyons, Marianne ! c’est un étudiant, sans naissance, sans famille ; il est plus jeune que vous ! (Valentine n’eut pas de déplaisir à prononcer ces derniers mots.) Que peut-il sortir de tout cela ? Vous qui êtes intelligente, qu’est-ce que vous avez donc pu trouver en lui ? C’est un blanc-bec insignifiant !

— Vous n’avez pas toujours été de cet avis.

— Oh ! mon Dieu ! ma chère, ne vous occupez pas de moi ! Pas tant d’esprit que ça, je vous prie. Il s’agit de vous, de votre avenir ! Voyons, sérieusement, est-ce un parti pour vous ?

— Je vous confesse que je ne pensais pas à un parti, comme vous dites.

— Comment ? Quoi ? Comment dois-je vous comprendre ? Vous avez suivi l’impulsion de votre cœur, admettons-le… Mais naturellement cela doit se terminer par un mariage.

— Je n’en sais rien… Je n’ai pas pensé à cela.

— Vous n’avez pas pensé ! Mais vous perdez l’esprit ! »

Marianne se détourna légèrement.

« Coupons court à cet entretien, madame. Il ne peut aboutir à rien du tout. Nous ne pouvons pas nous comprendre. »

Valentine se leva brusquement.

« Je ne peux pas, je ne dois pas couper court à cet entretien ! Il est trop grave… Je réponds de vous devant… » Valentine voulait dire : « Devant Dieu ! » Mais elle hésita et dit : « Devant le monde entier ! » Je ne peux pas me taire lorsque j’entends de pareilles extravagances ! Et pourquoi donc ne pourrais-je pas vous comprendre ? Que signifie cet insupportable orgueil chez tous ces jeunes gens ? Non… je vous comprends fort bien ; je comprends que vous vous nourrissez de ces nouvelles idées, qui vous conduiront infailliblement à votre perte ! Mais il sera trop tard, alors !

— Peut-être ; mais, croyez-le bien : quand même nous devrions périr, nous ne tendrons pas le bout du doigt pour que vous nous sauviez ! »

Valentine frappa dans ses mains.

« Encore cet orgueil, cet effroyable orgueil ! Mais voyons, Marianne, écoutez-moi, » ajouta-t-elle en changeant soudainement de ton… —Elle voulut attirer Marianne à elle, mais celle-ci recula. —« Écoutez-moi, je vous en conjure ! Après tout, je ne suis ni si vieille, ni si bête qu’on ne puisse s’entendre avec moi ! Je ne suis pas une encroûtée ! Quand j’étais jeune, on m’a regardée comme une républicaine… ni plus ni moins que vous. Écoutez : à parler bien franchement, je n’ai jamais eu de tendresse maternelle pour vous, et, du reste, il n’est pas dans votre caractère que vous le regrettiez… mais je savais, je sais que j’ai de grands devoirs envers vous, et je me suis toujours efforcé de les remplir. Peut-être le parti auquel j’avais songé pour vous, et à propos duquel, mon mari et moi, nous n’aurions reculé devant aucun sacrifice, peut-être ce parti ne répondait-il pas complètement à vos idées… mais, croyez-le, au fond de mon cœur… »

Marianne regardait Valentine, ces yeux magnifiques, ces lèvres roses, imperceptiblement peintes, ces mains blanches avec leurs doigts couverts de bagues et légèrement écartés, que la belle dame pressait d’une façon si expressive sur le corsage de sa robe de soie… Elle l’interrompit brusquement :

« Un parti, dites-vous, un parti, cet homme vil et sans âme qui s’appelle Kalloméïtsef ?

Valentine retira ses doigts de dessus son corsage.

« Oui, Marianne, je parle de M. Kalloméïtsef, de ce jeune homme excellent et parfaitement bien élevé, qui fera certainement le bonheur de sa femme, et qui ne peut être refusé que par une folle ! Par une folle !

— Que faire, ma tante ? il faut croire qu’en effet, je suis folle.

— Mais encore une fois, sérieusement, qu’est-ce que tu peux lui reprocher ?

— Oh ! rien absolument. Je le méprise, voilà tout. »

Valentine secoua la tête à droite et à gauche d’un air d’impatience, et se laissa retomber dans son fauteuil.

« Ne parlons plus de lui. Retournons à nos moutons. Ainsi, tu aimes Néjdanof ?

— Oui.

— Et tu as l’intention de continuer… tes entrevues avec lui ?

— Oui, bien arrêtée…

— Et… si je te le défends ?

— Je ne vous écouterai pas. »

Valentine bondit sur son fauteuil.

« Ah ! vous ne m’écouterez pas ! C’est ainsi… Et je m’entends dire cela par une jeune fille que j’ai comblée de bienfaits, par une jeune fille que j’ai recueillie dans ma maison, par… par la…

— Par la fille d’un père déshonoré… acheva Marianne d’une voix sombre. Continuez, ne vous gênez pas !

— Ce n’est pas moi qui vous le fais dire, mademoiselle, mais, en tout cas, il n’y a pas là de quoi faire la fière ! Une jeune fille qui mange mon pain…

— Ne me reprochez pas ce pain-là, madame ! Une gouvernante française pour votre Kolia vous aurait coûté plus cher, puisque c’est moi qui lui donne des leçons de français. »

Valentine leva sa main droite qui tenait un mouchoir de batiste orné d’un chiffre enlacé dans un coin et tout parfumé d’ylang-ylang ; elle voulut parler ; mais Marianne continua impétueusement :

« Vous auriez raison, mille fois raison, si, au lieu de tout ce que vous énumérez maintenant, au lieu de tous ces prétendus bienfaits, de ces prétendus sacrifices, vous pouviez simplement dire : « Cette jeune fille que j’ai aimée… » Mais vous avez encore assez de loyauté pour ne pas mentir à ce point-là ! » —Marianne tremblait comme dans un accès de fièvre. —« Vous m’avez toujours détestée. En ce moment même, au fond de votre cœur dont vous parliez encore tout à l’heure, vous êtes enchantée, oui, enchantée de voir que je réalise vos éternelles prédictions, que je me couvre de honte, et la seule chose qui vous déplaise, c’est qu’une part de ce scandale doive retomber sur votre aristocratique… votre honnête maison !…

— Vous m’insultez, balbutia Valentine… Sortez ! »

Mais Marianne ne se contenait plus.

« Votre maison, m’avez-vous dit, toute votre maison, et Anna et tout le monde connaissent ma conduite ! Et tout le monde est rempli d’épouvante et d’indignation. Mais, est-ce que, par hasard, je vous demande quelque chose, à vous et à tous ces gens-là ? Est-ce que je peux attacher le moindre prix à leur opinion ? Est-ce que votre pain ne m’est pas amer ? Quelle pauvreté ne préférerais-je pas à votre richesse ? Est-ce que, entre moi et votre maison, il n’y a pas un abîme ? un abîme que rien ne peut combler ? Est-il possible que vous, car vous aussi, vous êtes une femme intelligente, vous n’ayez pas conscience de tout cela ? Et si vous avez pour moi de la haine, est-il possible que vous ne compreniez pas le sentiment que moi j’éprouve pour vous, et que je ne nomme pas… uniquement parce qu’il est trop clair ?

— Sortez, sortez, vous dis-je… » répétait Valentine en frappant de son mignon petit pied sur le parquet.

Marianne fit un pas vers la porte :

« Je vais vous délivrer de ma présence. Mais laissez-moi vous dire ceci : on assure que Rachel, Rachel elle-même, dans le Bajazet de Racine, ne parvenait pas à dire comme il faut ce mot : « Sortez. » Et vous donc ! Et puis, comment disiez-vous tout à l’heure : « Je suis une honnête femme, je l’ai été et je le serai toujours ? » Eh bien, figurez-vous, j’ai la conviction que je suis beaucoup plus honnête que vous. Adieu. »

Marianne sortit lestement. Valentine s’élança de son fauteuil, voulut crier, voulut pleurer… Mais elle ne trouva rien à dire, et les larmes ne lui vinrent pas.

Elle se contenta de s’éventer avec son mouchoir ; mais le parfum qu’il répandait ne fit que lui exciter encore davantage les nerfs. Elle se sentait malheureuse, blessée… Elle s’avouait qu’il y avait une part de vrai dans ce qu’elle venait d’entendre. Mais, comment avait-on pu la juger si durement et si injustement ?

« Serais-je vraiment si méchante ? pensa-t-elle.

Elle se regarda dans une glace qui se trouvait là, entre deux fenêtres. Cette glace lui renvoya un visage charmant, bien qu’un peu altéré et marbré de taches rouges, et des yeux superbes, doux comme du velours.

« Moi ? moi, méchante ? pensa-t-elle. Avec ces yeux-là ? »

Mais en ce moment, son mari entra, et elle plongea de nouveau son visage dans son mouchoir.

« Qu’as-tu ? lui demanda-t-il avec sollicitude. Qu’as-tu, Valia ? » (Il avait inventé pour elle ce diminutif de Valentine, et il ne se permettait de l’employer que dans le tête-à-tête le plus absolu ; de préférence, à la campagne.)

Elle commença par dire qu’elle n’avait rien du tout, mais finalement, se retournant sur son fauteuil, d’un mouvement gracieux et touchant, elle lui jeta les deux mains sur les épaules (il était debout, penché sur elle) ; elle cacha son visage dans l’échancrure de son gilet et lui raconta tout, bien sincèrement, sans arrière-pensée, sans le moindre détour ; elle tâcha même, sinon de disculper Marianne, au moins de l’excuser dans une certaine mesure ; elle rejeta toute sa faute sur sa jeunesse, sur son tempérament passionné, sur les défauts de sa première éducation ; jusqu’à un certain point aussi, et avec la même absence d’arrière-pensée, elle s’accusa elle-même : « Si elle avait été ma fille, cela ne serait pas arrivé ! Je l’aurais surveillée davantage. »

Sipiaguine l’écouta jusqu’au bout d’un air sympathique et condescendant, mêlé de quelque sévérité ; il se tint courbé en deux, tant qu’elle ne retira pas ses mains et sa tête, il l’appela ange, la baisa au front, lui déclara qu’il savait maintenant quelle ligne de conduite lui était tracée par son rôle de maître de maison, et il s’éloigna comme s’éloigne un homme humain, mais énergique, qui se prépare à remplir un devoir désagréable, mais nécessaire.

Entre sept et huit heures, après le dîner, Néjdanof, dans sa chambre, écrivait à son ami Siline.

« Mon cher Vladimir, je t’écris à l’heure d’un changement définitif dans mon existence. On m’a renvoyé de cette maison ; je pars. Mais cela ne serait rien… je pars accompagné. La jeune fille dont je t’ai parlé part avec moi. Tout nous réunit : la ressemblance de nos destinées, la conformité de nos opinions, de nos aspirations, enfin la réciprocité de nos sentiments.

« Nous nous aimons ; au moins suis-je persuadé que je ne puis éprouver le sentiment de l’amour sous une forme différente de celle sous laquelle il s’offre à moi maintenant.

« Mais je mentirais si je te disais que je n’éprouve pas une crainte secrète, que je n’aie même une étrange angoisse dans le cœur… Devant nous tout est sombre, et c’est dans ces ténèbres que nous allons nous lancer tous deux. Je n’ai pas besoin de t’expliquer où nous marchons et quel rôle nous avons choisi. Marianne et moi, nous ne cherchons pas le bonheur, la vie douce et facile ; nous voulons lutter à deux, côte à côte, nous soutenant l’un l’autre. Notre but est bien défini ; mais quels chemins doivent nous y conduire, nous l’ignorons.

« Trouverons-nous, sinon sympathie et secours, au moins la possibilité d’agir ? Marianne est une excellente, une honnête jeune fille ; si notre destinée est de périr, je ne me ferai aucun reproche de l’avoir entraînée, car il n’y avait déjà plus d’autre existence possible pour elle. Et pourtant, Vladimir, vois-tu, j’ai un poids sur le cœur… un doute me tourmente, non pas au sujet de mes sentiments pour elle, oh ! non ! mais… je ne sais… Seulement, il est trop tard à présent pour reculer.

« Tends-nous la main de loin à tous deux, et souhaite-nous la patience, l’abnégation et la force d’aimer… surtout la force d’aimer. Et toi, peuple russe, que nous ne connaissons pas, mais que nous chérissons de tout notre être, de tout le sang de notre cœur, reçois-nous… sans trop d’indifférence, et apprends-nous ce que nous devons attendre de toi ! »

« Adieu, Vladimir, adieu ! »

Après avoir écrit ces quelques lignes, Néjdanof s’en alla du côté du village.

La nuit suivante, au moment où l’aurore commençait à poindre, il attendait sur la lisière du bois de bouleaux, non loin de la maison de Sipiaguine. Un peu en arrière, à travers le fouillis de verdure d’un large buisson de noisetiers, on entrevoyait une télègue de paysan, attelée de deux chevaux débridés ; sous le siège, formé de cordes entre-croisées, dormait un vieux petit moujik tout gris, sur une poignée de foin, la tête cachée dans une souquenille rapiécée.

Néjdanof regardait obstinément du côté de la route, vers le massif de saules qui bordait le jardin ; la nuit, grise et calme, s’étendait encore à l’entour ; quelques petites étoiles, perdues dans le vide profond du ciel, clignotaient faiblement tour à tour. Le long des bords arrondis des nuages qui moutonnaient étendus travers le ciel, arrivait, en glissant du côté de l’orient, une pâle rougeur, et du même point arrivait aussi le petit froid acide du premier matin.

Tout à coup Néjdanof tressaillit et se redressa : quelque part, près de lui, une porte de jardin avait grincé, puis était retombée ; une mignonne figure de femme, le haut du corps enveloppé d’un grand mouchoir, tenant un petit paquet au bout de son bras nu, sortit sans se hâter de l’ombre immobile des saules, sur la molle poussière du chemin, et, l’ayant traversée sur la pointe des pieds, se dirigea vers le petit bois.

Néjdanof s’élança à sa rencontre.

« Marianne ! murmura-t-il.

— C’est moi, répondit tout bas une voix de dessous le mouchoir qui retombait sur le visage.

— Par ici, suis-moi, » dit Néjdanof en la prenant maladroitement par le bras nu qui portait le sac.

Elle eut un frisson de petite mort, et serra les coudes.

Il la conduisit à la télègue et réveilla le paysan. Celui-ci se releva vivement, passa sur le devant du véhicule, enfila les manches de sa souquenille, saisit les rênes. Les chevaux firent mine de partir, il les calma d’une voix enrouée par le sommeil.

Néjdanof fit asseoir Marianne sur le filet qui servait de siège, après y avoir préalablement étendu son manteau ; il lui enveloppa les pieds dans une couverture, — le foin était un peu humide, — se plaça près d’elle, puis se penchant vers le paysan, lui dit à voix basse :

« Où tu sais ; en route ! »

Les chevaux, renâclant, s’ébrouant, sortirent de la lisière du bois, et la télègue, secouée et cahotée sur ses vieilles roues étroites, roula sur le chemin.

Néjdanof soutenait sa compagne par la taille ; Marianne, écartant avec ses doigts glacés le mouchoir qui lui protégeait la figure, se tourna vers lui en souriant, et lui dit :

« Ah ! qu’il fait bon, qu’il fait frais, Alexis !

— Oui ! répondit le paysan, il y aura beaucoup de rosée. »

Il y en avait déjà tant, que les moyeux des roues, qui heurtaient les sommets des brins d’herbe du chemin, en faisaient jaillir des grappes de fines gouttelettes ; la verdure de l’herbe en était toute grise, d’un gris d’acier.

Marianne eut encore un frisson de froid.

« Il fait frais, il fait frais ! répéta-t-elle joyeusement. Et la liberté, Alexis, la liberté ! »