Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 211-223).


XXV


Avant de voir Solomine, Marianne se l’était figuré tout autre. Au premier coup d’œil, il lui parut bien terre à terre, comme le premier venu. Décidément, elle avait vu, dans sa vie, beaucoup d’hommes comme lui, blonds, maigres et musculeux.

Mais, à mesure qu’elle le regardait et qu’elle écoutait ses discours, elle sentait grandir en elle un sentiment de confiance ; c’était bien de la confiance et pas autre chose qu’il lui inspirait. Cet homme à l’air tranquille, non pas gauche, mais un peu lourd, ne pouvait être ni menteur, ni vantard, et l’on devait pouvoir s’appuyer sur lui comme sur un mur de pierre. Il ne trahirait pas ; mieux que cela : il saurait vous comprendre et vous soutenir. Marianne finit par se persuader que Solomine devait faire naître cette impression non-seulement chez elle, mais chez tous ceux qui étaient présents. Elle n’attribuait pas une importance particulière à ce qu’il disait ; toutes ces discussions au sujet des fabriques et des marchands ne l’intéressaient guère ; mais ce qui lui plaisait extrêmement, c’était la façon dont il disait ces choses, c’était le regard, le sourire dont il les accompagnait.

C’était un homme véridique… voilà ce qui était l’important à ses yeux, voilà ce qui la touchait.

Chose certaine, quoique difficile à expliquer, les Russes sont les gens les plus perdus de mensonge du monde entier, et ils n’aiment, ils n’estiment rien tant que la vérité. En outre, aux yeux de Marianne, Solomine était ceint d’une espèce d’auréole… il était de ceux que Vassili Nikolaïévitch recommandait à ses adhérents.

Pendant le dîner, Marianne avait échangé, « à son sujet », des regards avec Néjdanof, et, vers la fin du repas, elle se surprit à faire entre eux une comparaison —qui n’était pas à l’avantage de Néjdanof.

Néjdanof, il est vrai, avait les traits beaucoup plus fins et plus agréables ; mais son visage exprimait un mélange de sentiments inquiets : du dépit, du trouble, de l’impatience… et même un certain abattement ; il avait l’air d’être assis sur des aiguilles ; il essayait de parler, et il se taisait brusquement ; son rire était forcé…

Solomine, au contraire, quoiqu’il semblât s’ennuyer un peu, était là comme chez lui ; rien qu’à le voir, on sentait que la manière d’être de cet homme était absolument indépendante de celle des autres.

« Décidément, je lui demanderai conseil, pensait Marianne ; il me dira certainement quelque chose d’utile. »

C’était elle qui lui avait dépêché Néjdanof après le dîner.

La soirée s’écoula d’une façon assez terne. Heureusement le dîner s’était terminé fort tard, et la nuit n’était pas loin. Kalloméïtsef boudait poliment et se taisait.

« Qu’avez-vous ? lui dit Mme  Sipiaguine d’un air mi-sérieux, mi-plaisant. Auriez-vous perdu quelque chose ?

— Précisément, répondit Kalloméïtsef. —On raconte qu’un de nos généraux de la garde se plaignait de ce que ses soldats avaient perdu leur « talon ». « Qu’on me cherche ce talon ! » s’écriait-t-il. Et moi, je dis : « Qu’on me cherche le : Daignez ordonner, monsieur ! » Le « monsieur, » a disparu, et avec lui tout respect et toute subordination. »

Mme  Sipiaguine lui déclara qu’elle ne l’aiderait pas dans sa recherche.

Encouragé par le succès de son speech du dîner, Sipiaguine prononça deux autres petits discours ; il se livra à des considérations gouvernementales sur certaines mesures indispensables ; il lança même des « mots » à grande portée plutôt que fins, qu’il avait préparés spécialement pour Pétersbourg. Il répéta même un de ces mots, qu’il fit précéder de la formule : « S’il m’est permis de m’exprimer ainsi ». C’était à propos d’un des ministres au pouvoir en ce moment-là ; il le traita d’esprit inconstant et vain, toujours tendu vers des buts chimériques et illusoires ! D’un autre côté, Sipiaguine, n’oubliant pas qu’il avait affaire à un Russe, à un homme du peuple, eut grand soin d’employer certaines expressions destinées à prouver qu’il était lui-même un vrai Russe, tout ce qu’il y a de plus Russe, et que les arcanes mêmes de la vie de son peuple lui étaient familiers.

Ainsi, Kalloméïtsef ayant fait remarquer que la pluie pouvait gâter la récolte de foin, il lui répondit immédiatement par le dicton : « Si le foin est noir, le blé sarrasin sera blanc ; » il cita aussi une série de proverbes, tels que : « La marchandise sans le marchand est comme une orpheline ; » —« Mesure le drap dix fois avant de le couper une ; » — « Quand il y a du blé, les boisseaux ne manquent pas ; » —« Lorsqu’à la Saint-Georges les bouleaux ont des feuilles larges comme un liard, tu mettras le blé dans la grange pour la fête de Notre-Dame-de-Kazan. »

Il lui arriva bien, deux ou trois fois, de se blouser et de dire par exemple (en confondant deux proverbes) : « Que le courlis reste à son perchoir ! » Ou bien : « L’or de la cage nourrit l’oiseau ! »

Mais la société, au milieu de laquelle ces accidents lui arrivaient, ne soupçonnait même pas que notre Russe pur sang venait de donner à côté ; et, d’ailleurs, grâce au prince Kovrijkine, elle était déjà habituée à de semblables pataquès russes. De plus, Sipiaguine prononçait ces adages et ces sentences d’une voix spéciale, forte et même un peu grosse, « d’une voix rustique ».

Ces sentences, débitées à Pétersbourg en temps et lieu convenables, faisaient dire aux hautes et puissantes dames : « Comme il connaît bien les mœurs de notre peuple ! » Et les hauts et puissants dignitaires ajoutaient : « les mœurs et les besoins ! »

Valentine se donnait beaucoup de mouvement autour de Solomine ; mais l’insuccès évident de ces tentatives la décourageait ; et, en passant près de Kalloméïtsef, elle ne put s’empêcher de dire à demi-voix : « Mon Dieu, que je me sens fatiguée ! »

À quoi l’autre répondit avec un salut ironique : « Tu l’as voulu, Georges Dandin ! »

Enfin, après la recrudescence d’amabilités et de compliments qui précède ordinairement l’instant de la séparation dans une compagnie où l’on s’est bien ennuyé ; après les soudaines poignées de main, les sourires et les nasillements amicaux que commande l’usage, les visiteurs et leurs hôtes, aussi fatigués les uns que les autres se séparèrent.

Solomine, qu’on avait mis dans une des plus belles chambres, sinon la plus belle, du deuxième étage, avec toilette à l’anglaise et salle de bain, alla trouver Néjdanof.

Celui-ci commença par le remercier chaudement d’avoir consenti à rester.

« Je sais, lui dit-il, que c’est pour vous un sacrifice…

— Allons donc ! lui répondit Solomine avec sa manière tranquille ; quel sacrifice y a-t-il là ? Du reste, je ne pouvais pas vous refuser ça, à vous.

— Pourquoi donc ?

— Parce que je vous ai pris en amitié, voilà tout. »

Néjdanof se montra aussi heureux que surpris ; Solomine lui serra la main ; puis il se mit à cheval sur une chaise, alluma un cigare, et les deux coudes appuyés sur le dossier :

« Voyons, dit-il, de quoi s’agit-il ? »

Néjdanof se mit aussi à cheval sur une chaise, mais n’alluma pas de cigare.

« De quoi il s’agit ? Il s’agit que je veux m’enfuir d’ici.

— Vous voulez quitter cette maison ? Eh bien, à la grâce de Dieu !

— Non pas la quitter… mais m’enfuir.

— On vous retient donc ici ? Est-ce que, par hasard, vous auriez pris de l’argent d’avance ? En ce cas, dites un mot… Je me ferai un plaisir…

— Vous ne me comprenez pas, mon cher Solomine… j’ai dit : fuir, et non partir, parce que je ne m’en vais pas seul. »

Solomine releva la tête.

« Avec qui donc ?

— Avec cette jeune fille que vous avez vue ici aujourd’hui.

— Ah !… Elle a une bonne figure. Alors, vous vous aimez ? ou peut-être, tout simplement, vous avez décidé de quitter ensemble une maison où vous vous sentez mal ?

— Nous nous aimons.

— Ah ! — Solomine réfléchit un instant. — C’est une parente des maîtres de la maison ?

— Oui. Mais elle partage toutes nos convictions, et elle est prête à tout ! »

Solomine sourit.

« Et vous, Néjdanof, êtes-vous prêt ? »

Néjdanof fronça légèrement le sourcil.

« Pourquoi cette question ? Vous me verrez à l’œuvre !

— Je ne doute pas de vous, Néjdanof ; si je vous ai fait cette question, c’est que, à part vous, je suppose, personne n’est prêt.

— Et Markelof ?

— Oui, c’est vrai, il y a Markelof. Mais celui-là est né tout prêt, je m’imagine. »

En ce moment, quelqu’un frappa à la porte deux coups rapides et discrets. Puis on entra sans attendre de réponse. C’était Marianne. Elle marcha tout droit vers Solomine.

« Je suis sûre, commença-t-elle, que vous ne serez pas surpris de me voir ici à une pareille heure. Il vous a tout dit, naturellement. (Elle montra du doigt Néjdanof.) Donnez-moi votre main, et sachez que c’est une honnête fille qui est devant vous.

— Oui, je le sais, » répondit Solomine d’un ton grave.

Il s’était levé de sa chaise dès l’apparition de Marianne.

« Je vous regardais pendant tout le dîner, et je me disais : Quels yeux honnêtes elle a, cette demoiselle ! Néjdanof m’a parlé, en effet, de votre projet. Mais dites-moi au juste… pourquoi voulez-vous vous enfuir ?

— Pourquoi ? Mais l’œuvre à laquelle je sympathise… Ne soyez pas surpris, Néjdanof ne m’a rien caché… Cette œuvre commencera dans quelques jours… et je resterais dans cette maison de seigneurs, où tout n’est que fausseté et mensonge ! Ceux que j’aime vont courir des dangers, et moi…

Solomine l’interrompit d’un geste.

« Ne vous agitez pas. Asseyez-vous, je vais m’asseoir aussi. Vous aussi, Néjdanof, asseyez-vous. Écoutez : s’il n’y a pas d’autre motif que celui-là, ce n’est pas la peine de partir encore. L’œuvre dont il s’agit commencera plus tard que vous ne pensez. Un peu de prudence ne gâtera rien. Il n’y a pas à se précipiter en avant comme cela, tête baissée. Croyez-moi. »

Marianne s’assit et s’enveloppa dans un grand plaid qu’elle avait jeté sur ses épaules.

« Mais je ne peux pas rester ici plus longtemps ! Ici, tout le monde m’insulte. Aujourd’hui encore, cette folle d’Anna ne m’a-t-elle pas dit devant Kolia, en faisant allusion à mon père, que la pomme tombe toujours près du pommier ? Kolia, étonné, a demandé ce que cela voulait dire. Quant à Mme  Sipiaguine, je n’en parle même pas ! »

Solomine l’interrompit de nouveau, cette fois, en souriant. Marianne sentit bien qu’il se raillait un peu d’elle, mais le sourire de Solomine ne pouvait jamais blesser personne.

« Qu’est-ce qui vous prend, chère demoiselle ? Je ne connais ni cette Anna, ni ce pommier auquel vous faites allusion… Mais quoi ? une sotte femme vous dit une sotte parole, et vous ne pouvez pas supporter cela ? Comment ferez-vous donc pour vivre ? Le monde entier est bâti sur les sottes gens ! Non ; cette raison-là n’est pas bonne. En auriez-vous une autre ?

— J’ai la conviction, intervint Néjdanof d’une voix sourde, qu’un jour ou l’autre, M. Sipiaguine va me renvoyer. On lui a certainement dit quelque chose ; il me traite… de la façon la plus méprisante. »

Solomine se tourna vers Néjdanof.

« Eh bien, alors, pourquoi vous enfuir, si vous êtes sûr qu’on ne doit pas vous garder ? »

Néjdanof resta un moment interdit.

« Je vous ai déjà expliqué, commença-t-il…

— Il a parlé de fuir, s’écria Marianne, parce que je pars avec lui. »

Solomine la regarda, et secouant la tête avec bonhomie :

« Oui, parfaitement, chère mademoiselle ; mais je vous le répète, si vraiment vous voulez quitter cette maison parce que vous imaginez que la révolution va éclater…

— C’est justement, interrompit Marianne, pour savoir où en sont les choses que nous vous avons prié de venir.

— En ce cas, reprit Solomine, je vous le répète : vous pouvez rester encore dans cette maison, et même assez longtemps. Mais si vous voulez fuir parce que vous vous aimez et qu’il n’y a pas d’autre moyen de vous réunir, en ce cas…

— En ce cas ?

— Il ne me reste plus qu’à vous souhaiter, selon la vieille formule, amour et concorde, —et à vous aider dans la mesure de mes forces, si cela est nécessaire et possible. —Car du premier coup, vous, mademoiselle, — et lui, —je vous ai pris en affection comme un frère. »

Marianne et Néjdanof s’approchèrent de lui, d’un commun mouvement, et lui saisirent chacun une main.

« Dites-nous seulement ce qu’il faut faire, s’écria Marianne. —La révolution est encore loin, soit ! Mais indiquez-nous seulement quels sont les démarches, les préparatifs nécessaires, préparatifs impossibles dans cette maison et dans ces conditions, mais que nous ferions de si grand cœur, — ensemble ! Dites-nous seulement où il nous faut aller… Envoyez-nous ! —Vous nous enverrez, n’est-ce pas ?

— Où cela ?

— Au milieu du peuple, naturellement ! »

« Dans la forêt, » pensa Néjdanof, qui se rappelait les paroles de Pakline.

Solomine fixa un regard attentif sur Marianne.

« Vous voulez connaître le peuple ?

— Oui ; c’est-à-dire non pas seulement le connaître, mais aussi agir… travailler pour lui.

— Très-bien ; je vous promets que vous le connaîtrez. Je vous donnerai le moyen d’agir, de travailler pour lui. Et vous, Néjdanof, avez-vous l’intention de vous vouer… à elle… et au peuple ?

— Sans aucun doute ! répondit vivement Néjdanof… « Djaggernaut ! » pensa-t-il en se rappelant de nouveau les paroles de Pakline. « Voilà l’énorme chariot qui s’avance… j’entends déjà le grincement et le grondement de ses roues. »

— Très-bien, répéta Solomine d’un air pensif. Mais quand avez-vous l’intention de fuir ?

— Demain, si vous voulez.

— Très-bien. Où ?

— Chut… parlez plus bas, murmura Néjdanof. On marche dans le corridor. »

Tous les trois se turent un instant.

« Où avez-vous l’intention de vous réfugier ? reprit Solomine en baissant la voix.

— Nous n’en savons rien, » répondit Marianne.

Solomine reporta son regard vers Néjdanof, qui fit un signe de tête négatif.

Solomine allongea le bras et moucha soigneusement la chandelle ; puis il reprit :

« Écoutez, mes amis, venez chez moi à la fabrique. Ce n’est pas beau… mais vous serez en sûreté. Je vous cacherai. J’ai justement une chambre. Personne n’ira vous y chercher. Arrivez seulement jusque-là… et nous ne vous trahirons pas. Vous me direz que dans une fabrique il y a beaucoup de monde. C’est justement cela qui est bien. Là où il y a beaucoup de monde, il est plus facile de se cacher. Ça va-t-il ? hein ?

— Il ne nous reste plus qu’à vous dire merci, » répondit Néjdanof.

Et Marianne, que l’idée de la fabrique avait d’abord un peu effrayée, ajouta vivement :

« Oh ! oui, oui, que vous êtes bon ! mais vous ne nous garderez pas là longtemps, n’est-ce pas ? Vous nous enverrez quelque part ?

— Cela ne tiendra qu’à vous… Et, dans le cas où vous auriez envie de vous marier, j’aurais aussi ce qu’il vous faut pour cela. Il y a dans le voisinage, tout près de la fabrique, un pope nommé Zossime, un brave homme très-accommodant, qui se trouve être mon cousin. Il vous marierait en un tour de main. »

Marianne eut un sourire silencieux ; Néjdanof serra de nouveau la main à Solomine ; puis, au bout d’un instant :

« Dites-moi, lui demanda-t-il, le patron, le propriétaire de la fabrique, est-ce qu’il ne prendra pas tout cela de travers ? Ne pourrait-il pas vous faire des désagréments ?

— Ne vous inquiétez pas à mon sujet, c’est parfaitement inutile, répondit Solomine. Pourvu que sa fabrique marche comme il faut, le reste lui est bien égal. Et ni vous ni cette charmante demoiselle n’aurez à vous plaindre de lui. Vous n’avez rien, non plus, à craindre de la part des ouvriers ; seulement prévenez-moi. Vers quelle heure faut-il vous attendre ? »

Marianne et Néjdanof s’entre-regardèrent.

« Après-demain matin, de bonne heure, ou le jour suivant, dit enfin Néjdanof. Il n’y a plus de temps à perdre. D’un moment à l’autre, on peut me remercier.

— C’est entendu, répliqua Solomine, en se levant, je vous attendrai tous les matins, et pendant toute la semaine je ne m’absenterai pas. Toutes les mesures seront prises. »

Marianne, qui avait fait un pas vers la porte, s’avança vers lui.

« Adieu, cher Vassili Fédotytch… C’est bien ainsi que vous vous appelez ?

— Oui.

— Adieu… ou plutôt, non, au revoir. Et merci, merci !

— Adieu… bonne nuit, ma chère enfant.

— Adieu, Néjdanof !… À demain… » ajouta-t-elle, et elle sortit rapidement.

Les deux jeunes gens restèrent un moment immobiles et silencieux.

« Néjdanof !… dit enfin Solomine ; puis il se tut.

— Néjdanof ! reprit-il, racontez-moi, au sujet de cette jeune fille… ce que vous pouvez raconter. Quelle a été sa vie jusqu’à présent ? Qui est-elle ?… comment se trouve-t-elle ici ? »

Néjdanof raconta brièvement ce qu’il savait.

Solomine l’écoutait avec une attention profonde.

« Néjdanof… lui dit-il enfin, veillez bien sur cette jeune fille. Car… si jamais… s’il arrivait… ce serait bien mal de votre part. Adieu. »

Il s’éloigna ; Néjdanof resta quelque temps au milieu de sa chambre, puis murmura : « Tant pis, n’y pensons plus, » et se jeta sur son lit.

Marianne, en rentrant chez elle, trouva sur son guéridon un petit billet ainsi conçu :

« Vous me faites peine. Vous vous perdez. Réfléchissez. Dans quel abîme allez-vous vous jeter les yeux fermés ! Pour qui, et à propos de quoi ?

« V. »

Un parfum frais et subtil était resté dans la chambre : évidemment Valentine venait d’en sortir.

Marianne prit une plume et écrivit au bas du billet :

«  Ne me plaignez pas. Dieu sait laquelle de nous deux est la plus digne de pitié ; je sais, moi, que je ne voudrais pas être à votre place.

« M. »

Elle laissa le billet sur la table, parfaitement sûre que sa réponse tomberait dans les mains de Valentine.

Le lendemain matin, Solomine, ayant causé avec Néjdanof et définitivement refusé la proposition de Sipiaguine, retourna chez lui.

Il réfléchit tout le long du chemin, ce qui ne lui arrivait guère : l’ébranlement d’une voiture le plongeait ordinairement dans un demi-sommeil.

Il pensait à Marianne, et aussi à Néjdanof ; il se disait que si lui-même avait été amoureux, il aurait eu un autre air, il aurait parlé autrement. Mais, ajouta-t-il, comme cela ne m’est jamais arrivé, je ne sais pas du tout quel air j’aurais eu.

Il se rappela une Irlandaise qu’il avait vue un jour dans un magasin, derrière le comptoir ; elle avait de magnifiques cheveux, presque noirs, et des yeux bleus, avec de grands cils ; elle le regardait d’un air à la fois triste et interrogateur ; il s’était longtemps promené dans la rue, devant les vitrines ; plein d’agitation, il s’était demandé s’il ferait, oui ou non, sa connaissance.

En ce moment-là, il était de passage à Londres ; son patron l’y avait envoyé pour des achats, en lui confiant une somme assez considérable. Solomine avait failli renvoyer l’argent et rester à Londres, tant avait été forte l’impression produite sur lui par la belle Polly… (Il savait son nom : une de ses camarades de magasin l’avait appelée). Cependant il avait fini par se vaincre, et il était retourné chez son patron. Polly était plus jolie que Marianne ; mais celle-ci avait le même regard triste et interrogateur ; et elle était Russe.

« Mais qu’est-ce qui me prend ? dit-il tout à coup presque à haute voix ; voilà que je m’inquiète des fiancées des autres ! »

Et il secoua le collet de son manteau comme s’il eût voulu secouer en même temps toutes les pensées inutiles. Il arrivait justement à la fabrique, et sur le seuil de sa porte apparaissait la silhouette de son fidèle Paul.