Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 205-211).


XXIV


Avant le dîner, Sipiaguine appela sa femme dans son cabinet. Il avait besoin de causer avec elle en tête-à-tête.

Il lui fit part de la triste situation de la fabrique ; il ajouta que Solomine lui faisait l’effet d’être un homme intelligent, quoique un peu… cassant, et qu’on devait continuer à être avec lui aux petits soins.

« Ah ! si on pouvait l’attirer ici, quelle bonne affaire ce serait ! » dit-il à deux reprises.

Sipiaguine était fort vexé de la présence de Kalloméïtsef…

« Diable soit de lui ! Il voit partout des nihilistes, et il ne pense qu’au moyen de les exterminer ! Eh bien, qu’il aille les exterminer chez lui ! Il n’est pas capable de tenir sa langue ! »

Mme  Sipiaguine lui fit observer qu’elle ne demandait pas mieux que d’être « aux petits soins » avec le nouveau visiteur ; mais que celui-ci avait l’air de n’avoir aucun besoin de ses petits soins, et de n’y pas faire la moindre attention ; ce n’est pas qu’il fût grossier, mais il était indifférent à tout, chose très-étonnante de la part d’un homme du commun.

« N’importe… fais de ton mieux, je t’en prie, » lui dit Sipiaguine.

Mme  Sipiaguine promit de faire de son mieux, et elle tint parole. D’abord elle eut un entretien en tête-à-tête avec Kalloméïtsef. Nul ne sait ce qu’elle lui dit, mais il vint se mettre à table avec l’air d’un homme qui s’est juré à lui-même de rester calme et discret, quoi qu’il puisse entendre.

Cette « résignation » anticipée donnait à tout son être une légère teinte de mélancolie ; mais aussi quelle dignité… oh ! qu’il y avait de dignité dans chacun de ses mouvements !

Mme  Sipiaguine présenta Solomine à toutes les personnes de la maison (il considéra Marianne plus attentivement que les autres), et elle le fit asseoir à table à sa droite. Kalloméïtsef était à sa gauche ; en dépliant sa serviette, il cligna des yeux et sourit comme pour dire : « Allons, messieurs, jouons la comédie. »

Sipiaguine était en face et le suivait du regard, non sans anxiété.

Par suite de nouvelle disposition des places, Néjdanof n’était plus le voisin de Marianne ; on l’avait placé entre Sipiaguine et Anne Zakharovna.

Marianne trouva son billet (c’était un dîner de cérémonie) sur sa serviette entre Kalloméïtsef et Kolia.

Le dîner était admirablement servi ; il y avait même, devant chaque couvert, un « menu » écrit sur une petite feuille à sujet colorié.

Aussitôt après le potage, Sipiaguine ramena l’entretien sur sa fabrique, et en général sur la production industrielle en Russie ; Solomine, selon sa coutume, répondait par phrases très-brèves. Dès qu’il commençait à parler, Marianne fixait ses yeux sur lui. Kalloméïtsef, assis près d’elle, lui dit quelques amabilités (pour éviter, ainsi qu’il l’avait promis, d’engager une polémique) ; mais elle ne l’écoutait pas. Du reste, il débitait ses compliments sans conviction, par acquit de conscience, sentant fort bien qu’entre cette jeune fille et lui il y avait un abîme qu’il ne pouvait franchir.

Quant à Néjdanof, quelque chose de pire encore s’était interposé entre lui et le maître de la maison… Sipiaguine le considérait désormais comme un simple meuble, ou comme un espace vide ; positivement, il avait oublié jusqu’à son existence ! Cette nouvelle situation s’était établie si vite et si complètement que, Néjdanof ayant prononcé quelques mots pendant le dîner, pour répondre à une remarque d’Anna, Sipiaguine tourna la tête avec étonnement, comme s’il se fût demandé d’où partait ce son-là.

Évidemment, Sipiaguine possédait quelques-unes des qualités qui distinguent spécialement nos hauts dignitaires russes.

Après le poisson, Valentine, qui prodiguait toutes ses avances et toutes ses séductions du côté droit, c’est-à-dire vers Solomine, dit en anglais à son mari, à travers la table :

« Notre hôte ne boit pas de vin ; peut-être prendrait-il de la bière… »

Sipiaguine se hâta de crier :

« De l’ale ! »

Mais Solomine, se tournant tranquillement vers Valentine :

« Madame, vous ignorez probablement, lui dit-il, que j’ai passé plus de deux ans en Angleterre, et que je comprends et parle l’anglais ; je vous informe de ceci pour le cas où vous désireriez dire quelque chose en secret devant moi. »

Valentine s’empressa de lui assurer en riant que cette précaution était inutile, car il n’aurait entendu sur son compte que des choses favorables. Au fond de son âme, elle trouva cette démarche de Solomine un peu étrange, mais délicate, à sa façon.

Kalloméïtsef ne put se contraindre plus longtemps :

« Vous avez été en Angleterre, commença-t-il, et vous connaissez probablement les mœurs de ce pays ? Permettez-moi de vous demander si elles méritent d’être imitées ?

— Sur certains points, oui ; sur d’autres, non.

— C’est court… et peu clair, riposta Kalloméïtsef, en évitant de voir les signes que lui faisait Sipiaguine. Mais, tenez, vous parliez des nobles, tantôt… vous devez avoir eu l’occasion d’étudier sur place ce que les Anglais appellent landed gentry[1].

— Non, je n’en ai pas eu l’occasion ; j’ai vécu dans une tout autre sphère ; —mais je me suis fait une opinion sur ces messieurs.

— Ah ! eh bien, pensez-vous que l’existence d’une pareille « landed gentry » soit impossible chez nous ? Et qu’en tout cas cela ne soit pas à désirer ?

— Je crois, en effet, d’abord que c’est impossible ; ensuite, que ce n’est pas désirable.

— Pourquoi donc, mon cher monsieur Solomine ? »

Ce « cher monsieur » avait pour but de rassurer Sipiaguine, qui avait l’air fort inquiet et qui s’agitait sur sa chaise.

« Mais parce que, dans vingt ou trente ans d’ici, votre « landed gentry » disparaîtra toute seule…

— Mais permettez, mon cher monsieur, repartit Kalloméïtsef, qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— Je vais vous le dire : à cette époque, la terre appartiendra aux propriétaires, sans distinction d’origine.

— Aux marchands ?

— Pour la plus grande part aux marchands, c’est probable.

— Et de quelle façon cela se fera-t-il ?

— Les marchands achèteront la terre, tout simplement.

— Aux nobles ?

— À messieurs les nobles. ».

Kalloméïtsef sourit d’un air de condescendance.

« Vous disiez la même chose, tantôt, si je m’en souviens bien, à propos des fabriques et des établissements industriels. Et maintenant vous parlez du sol tout entier ?

— Et maintenant je parle du sol tout entier.

— Et vous serez enchanté de ce résultat, je suppose ?

— Pas le moins du monde ; je vous l’ai dit tout à l’heure, le peuple n’en sera pas plus heureux. »

Kalloméïtsef leva légèrement une main…

« Quelle sollicitude pour le peuple ! »

« Monsieur Solomine ! cria Sipiaguine à tue-tête, on vous a apporté de la bière ! —Voyons, Siméon !… » ajouta-t-il à demi-voix.

Mais Kalloméïtsef était lancé.

« À ce que je vois, reprit-il en s’adressant de nouveau à Solomine, vous n’avez pas des marchands une opinion favorable ; pourtant ils sont du peuple, par leur origine.

— Parfaitement.

— Je pensais que tout ce qui appartient au peuple, de près ou de loin, vous semblait parfait.

— Oh ! non, monsieur. Vous aviez grand tort de penser cela. Notre peuple mérite des reproches sur bien des points, quoiqu’il ne soit pas toujours coupable. Nos marchands, jusqu’à présent, sont des hommes de proie ; ils gouvernent leurs propres affaires en hommes de proie… Que faire ? On est écorché… on écorche ! Quant au peuple…

— Quant au peuple ? répéta Kalloméïtsef d’une voix flûtée.

— C’est un grand endormi.

— Et vous désirez le réveiller ?

— Ce ne serait pas si mauvais !

— Ah ! ah ! voilà ce qu’il vous faut !

— Permettez, permettez, » intervint Sipiaguine d’un ton impératif. Il comprenait que le moment était venu de poser une barrière, et il la posa, cette barrière ! Appuyant le coude de son bras droit sur la table et agitant en l’air, à droite, à gauche, la main de ce même bras, il prononça un discours long et détaillé. D’une part il loua les conservateurs et d’autre part il approuva les libéraux, en accordant une légère préférence à ces derniers, dont il déclara faire partie ; il exalta le peuple, mais non sans indiquer ses côtés faibles ; il exprima une entière confiance dans le gouvernement, mais il se demanda si tous ses subordonnés se conformaient à ses intentions paternelles ? Il proclama l’utilité et l’importance de la littérature, mais en faisant observer qu’une modération absolue était la condition sine qua non de son existence ! Il tourna ses regards vers l’occident : d’abord il se réjouit, puis il éprouva des doutes ; il tourna ses regards vers l’orient : il eut d’abord une impression de tranquillité, puis il rebondit plein d’espoir ! et finalement il proposa un toast à la triple alliance : de la religion, de l’agriculture et de l’industrie !

« Sous l’égide du pouvoir ! ajouta Kalloméïtsef d’un ton sévère.

— Sous l’égide d’un pouvoir sage et bienveillant, » reprit Sipiaguine.

Les convives burent en silence. L’espace vide situé à gauche de l’orateur, en d’autres termes Néjdanof, émit, il est vrai, une parole désapprobatrice ; mais n’ayant éveillé l’attention de personne, il redevint silencieux ; et le dîner, que nulle discussion nouvelle ne vint troubler, atteignit heureusement le bout de sa carrière.

Valentine, avec son plus ravissant sourire, offrit une tasse de café à Solomine. Il ne le prit pas, et déjà il cherchait des yeux son chapeau… lorsque Sipiaguine, passant doucement la main sous son bras, l’entraîna dans son cabinet, et lui offrit premièrement un excellent cigare ; secondement il lui proposa de venir gérer sa fabrique à lui, Sipiaguine, dans les conditions les plus avantageuses.

« Vous serez le maître absolu, monsieur Solomine, le maître absolu ! »

Solomine accepta le cigare, mais refusa la proposition. Les plus pressantes sollicitations de Sipiaguine ne purent l’ébranler.

« Au moins, ne me dites pas d’emblée : « non ! » mon cher monsieur Solomine, dites-moi que vous réfléchirez jusqu’à demain !

— Mais ce sera bien la même chose, puisque je ne peux pas accepter.

— Jusqu’à demain, je vous en prie ! Qu’est-ce que cela vous coûterait ? »

Solomine fut forcé de convenir qu’en effet cela ne lui coûterait rien… Toutefois, en sortant du cabinet, il se remit à chercher son chapeau. Mais Néjdanof, avec qui, jusqu’à ce moment-là, il n’avait pas eu l’occasion d’échanger une parole, s’approcha de lui et lui dit vivement :

« Ne partez pas, je vous en supplie, car nous ne pourrions pas causer. »

Solomine laissa en paix son chapeau ; du reste, en ce moment, Sipiaguine, le voyant errer d’un air irrésolu dans le salon, lui cria :

« Vous passez la nuit chez nous, n’est-ce pas ? Ça va sans dire.

— À vos ordres ! » répondit Solomine.

Marianne, de l’embrasure d’une fenêtre, lui jeta un regard si reconnaissant, qu’il en de vint tout pensif.

  1. Propriétaires appartenant à l'aristocratie et habitant la province.