Traduction par Émile Durand-Gréville.
Hetzel (p. 242-251).


XXVIII


Ils commencèrent, comme la première fois, par s’étreindre fortement les mains, puis Marianne s’écria :

« Attends, je vais t’aider à arranger ta chambre ! »

Et elle se mit à retirer les effets du sac de voyage et de la valise.

Néjdanof voulut l’aider, mais elle lui déclara qu’elle ferait cela toute seule, « parce qu’il fallait qu’elle s’accoutumât à servir ». Et, en effet, toute seule elle pendit ces effets à des clous qu’elle avait trouvés dans le tiroir de la table et qu’elle ficha dans le mur en se servant du bois d’une brosse en guise de marteau ; elle mit le linge dans une vieille petite commode qui se trouvait entre les deux fenêtres.

« Qu’est-ce que c’est ? dit-elle tout à coup, un revolver ? Est-il chargé ? Pourquoi as-tu un revolver ?

— Il n’est pas chargé… donne-le-moi tout de même. Tu me demandes pourquoi ? Mais dans notre métier, on ne marche pas sans cela ! »

Elle se mit à rire et reprit son travail, secouant chaque pièce de vêtement et la battant avec la paume de la main ; elle déposa même sous le canapé deux paires de bottes ; quelques livres, un paquet de papiers et le fameux cahier de poésies furent solennellement rangés sur une table de coin, à trois pieds, qu’elle baptisa table à écrire et table de travail, par opposition à l’autre, qui était ronde et qu’elle appela table à manger et table à thé.

Cela fait, elle prit à deux mains le cahier de vers ; l’éleva jusqu’à la hauteur de ses yeux, et, regardant Néjdanof par-dessus la ligne horizontale du bord, elle lui dit en souriant :

« Nous lirons tout cela ensemble, n’est-ce pas, pendant le loisir que nous laisseront nos occupations, hé ?

— Donne-moi ce cahier, je vais le jeter au feu ! s’écria Néjdanof. Il ne mérite pas autre chose.

— Mais alors, pourquoi l’as-tu emporté ? —Non, non, je ne te le laisserai pas brûler. Du reste, on prétend que les poètes menacent de brûler leurs ouvrages, mais qu’ils ne les brûlent jamais. En tout cas, je le garde chez moi, c’est plus sûr. »

Néjdanof voulut protester, mais Marianne s’enfuit dans sa chambre avec le cahier, et revint les mains vides.

Elle s’assit près de Néjdanof, et se releva aussitôt.

« Tu n’as pas encore été chez moi… dans ma chambre. Veux-tu la voir ? Elle n’est pas plus mal que la tienne. Viens, je te la montrerai. »

Néjdanof se leva aussi, et suivit Marianne. Sa chambre, comme elle disait, était un peu plus petite que celle du jeune homme ; mais l’ameublement en était plus propre et plus moderne ; il y avait sur la fenêtre un vase de cristal avec des fleurs, et, dans le coin, un lit de fer.

« Vois-tu comme il est gentil, Solomine ? s’écria-t-elle ; mais il ne faut pas que nous nous laissions gâter ; nous n’aurons pas souvent un logement comme celui-ci. Sais-tu ce qui serait bien ? Il faudrait nous arranger pour ne pas nous séparer, pour trouver une place tous deux dans le même endroit ! Ce sera difficile, ajouta-t-elle au bout d’un moment ; enfin, nous verrons. En tout cas, tu ne retournes pas à Pétersbourg, n’est-ce pas ?

— Qu’irais-je faire à Pétersbourg ? Suivre les cours de l’Université et donner des leçons ? À quoi bon ?

— Voyons ce que dira Solomine ; il sait mieux que nous ce qu’il faut faire et comment il faut le faire. »

Ils retournèrent dans la première pièce, et s’assirent de nouveau l’un près de l’autre. Ils firent l’éloge de Solomine, de Tatiana, de Paul ; ils parlèrent de Sipiaguine, de leur vie passée qui venait de disparaître tout à coup dans le lointain, comme derrière un brouillard ; ils se serrèrent les mains en échangeant des regards radieux ; puis ils parlèrent des nouvelles classes dans lesquelles ils devaient pénétrer, et de la façon dont ils s’y prendraient pour ne pas exciter la méfiance.

Néjdanof assura que, moins ils penseraient à tout cela, mieux ils y réussiraient.

« Sans aucun doute ! s’écria Marianne. Puisque nous voulons nous « simplifier », comme dit Tatiana.

— Ce n’est pas dans ce sens-là… commença Néjdanof. Je voulais dire qu’il ne faut pas se forcer… »

Marianne l’interrompit par un éclat de rire.

« Je pensais à ce que j’ai dit tantôt, Alexis, que nous sommes tous deux des simplifiés. »

Néjdanof rit aussi, répéta : « simplifiés », puis devint pensif. Et Marianne, à son tour, devint pensive.

«  Alexis ! dit-elle.

— Quoi ?

— Il me semble que nous sommes un peu gênés. Les « nouveaux mariés » (elle dit ces deux mots-là en français) doivent éprouver quelque chose de ce genre pendant le premier jour de leur voyage de noces. Ils sont heureux, très-heureux, et en même temps ils sont un peu gênés. »

Néjdanof sourit, d’un sourire contraint.

« Des nouveaux mariés… Tu sais très-bien, Marianne, que ce n’est pas notre cas. »

Marianne se leva, et, debout devant Néjdanof :

« Cela dépend de toi, dit-elle.

— Comment ?

— Alexis, écoute, quand tu me diras, sur ta parole d’honnête homme, et je te croirai, parce qu’en effet tu es un honnête homme, quand tu me diras que tu m’aimes de cet amour… de cet amour qui lie pour la vie entière, je serai à toi. »

Néjdanof rougît et se détourna légèrement.

« Quand je te dirai cela… fit-il.

— Oui, quand tu me le diras ! Mais tu vois bien, tu ne me le dis pas en ce moment… Oh ! oui, Alexis, tu es un honnête homme, en effet ! Et maintenant, parlons de choses plus sérieuses.

— Mais enfin, Marianne, est-ce que je ne t’aime pas ?

— Je le sais… et j’attendrai. Mais ta table à écrire n’est pas encore en ordre. Tiens, il y a quelque chose d’enveloppé là-dedans, quelque chose de dur… »

Néjdanof s’élança de sa chaise.

« Laisse ça, Marianne… je t’en prie… N’y touche pas ! »

Marianne le regarda par-dessus l’épaule, levant les sourcils avec étonnement.

« C’est… un secret ? Tu as un secret ?

— Oui… oui… balbutia Néjdanof ; et, tout troublé, il ajouta en guise d’explication : C’est un portrait. »

Ce mot lui était échappé malgré lui. Le papier que Marianne avait entre les mains contenait en effet le portrait donné au jeune homme par Markelof.

« Un portrait ?… dit-elle lentement… de femme ? »

Elle lui tendit le petit paquet ; mais il le prit si maladroitement qu’il faillit le laisser tomber, et que l’enveloppe s’entr’ouvrit.

« Mais c’est… c’est mon portrait ! s’écria Marianne vivement… Oh ! alors, puisque c’est mon portrait, j’ai le droit de le prendre ! »

Elle le prit des mains de Néjdanof.

« C’est toi qui l’as dessiné ?

— Non… ce n’est pas moi.

— Qui donc ? Markelof ?

— Tu as deviné. C’est lui.

— Comment se fait-il que tu l’aies en ta possession ?

— C’est lui qui m’en a fait cadeau.

— Quand cela ? »

Néjdanof lui raconta dans quelles circonstances cela était arrivé. Pendant qu’il parlait, Marianne jetait alternativement ses regards sur lui et sur le portrait, et les jeunes gens avaient tous deux à la fois un vague sentiment qui leur disait : « Si lui avait été dans cette chambre, il aurait eu le droit d’exiger… »

Mais ni Marianne ni Néjdanof n’énoncèrent cette pensée à haute voix… peut-être parce que chacun d’eux la lisait dans l’esprit de l’autre.

Marianne enveloppa doucement le portrait dans le papier, et le remit sur la table.

« Brave garçon ! murmura-t-elle… Où est-il en ce moment ?

— Où il est ? Mais chez lui, dans sa maison. J’irai le voir demain ou après-demain pour des livres et des brochures qu’il voulait me donner, mais qu’il a oubliés au moment du départ.

— Vrai, Alexis, tu crois qu’en te donnant ce portrait, il ait voulu renoncer à tout, absolument à tout ?

— C’est ce qu’il m’a semblé.

— Et cependant, tu comptes le trouver chez lui ?

— Certainement.

— Ah ! »

Marianne baissa les yeux et laissa tomber ses bras.

« Tiens ! voilà Tatiana qui nous apporte le dîner ! s’écria-t-elle tout à coup. Quelle excellente femme ! »

Tatiana parut, portant les couverts, les serviettes, la vaisselle. En mettant la table, elle raconta ce qui s’était passé à la fabrique.

« Le patron est arrivé de Moscou « par la machine », et il s’est mis à courir par tous les étages comme un excommunié ; il ne comprend rien de rien à tout ça ; mais c’est pour l’effet, pour l’exemple. Solomine est avec lui comme avec un enfant : le patron a voulu lui faire une contrariété, mais Solomine lui a donné sur le nez. « Je lâche tout, lui a-t-il dit, et tout de suite ! » Alors le patron a baissé l’oreille ! Et comment ! À présent ils dînent ensemble. Le patron a amené avec lui un compagnon : celui-là admire tout. Ça doit être un homme d’argent, ce compagnon ; il se tait presque tout le temps, il branle seulement la tête. Un gros homme, très-gros ! Un gros bonnet de Moscou. Le proverbe a bien raison de dire : Moscou est au fond de l’entonnoir, tout y roule. »

— Comme vous remarquez bien toute chose ! s’écria Marianne.

— Mais oui, j’ai l’œil ouvert, répondit Tatiana. Voilà votre dîner prêt. Mangez de bon appétit. Et moi, je vais, m’asseoir un peu et vous regarder. »

Les jeunes gens se mirent à table ; Tatiana s’assit, la joue appuyée sur la paume de la main, dans l’embrasure de la fenêtre.

« Je vous regarde, répéta-t-elle. Comme vous êtes petiots et faiblots, tous deux ! C’est si bon de vous regarder, si bon, que ça fait presque peine ! Ah ! mes gentils pigeons ! vous prenez un fardeau trop lourd pour vos reins ! Des jeunesses comme vous, les gens du tsar aiment à les fourrer dans le coffre.

— Bah ! ma commère, ne vous effrayez pas ! répondit Néjdanof. Vous savez le proverbe : « Qui se baptise champignon, doit aller au panier. »

— Oui, je sais ; mais les paniers, au jour d’aujourd’hui, sont étroits, et on n’en sort pas comme on veut.

— Avez-vous des enfants ? lui demanda Marianne pour détourner la conversation.

— J’ai un garçon qui va déjà à l’école. J’avais une fille, mais je l’ai perdue, la pauvrette, par accident : elle tomba sous une roue. Au moins, si elle était morte sur le coup ! Mais non, elle souffrit longtemps. C’est depuis ce moment que je suis devenue compatissante ; avant, j’étais dure, dure comme du bois de coudrier.

— Comment ! Et votre mari, vous ne l’aimiez donc pas ?

— Oh ! ça, c’est autre chose, c’est affaire de jeune fille. Vous, tenez, vous aimez le vôtre, n’est-ce pas ?

— Je l’aime.

— Vous l’aimez beaucoup ?

— Beaucoup.

— C’est-il bien… ? »

Tatiana regarda Néjdanof, regarda Marianne et n’acheva pas.

Pour la seconde fois Marianne détourna la conversation. Elle déclara à Tatiana qu’elle avait renoncé à fumer, ce dont celle-ci la loua fort. Puis elle recommença à parler de son costume ; elle rappela à Tatiana la promesse que celle-ci lui avait faite de lui apprendre un peu de cuisine…

« Et puis, j’ai encore quelque chose à vous demander : ne pourriez-vous pas me trouver du gros fil écru ? je veux tricoter des bas… tout simples. »

Tatiana lui promit que tout cela serait fait, desservit, et sortit de la chambre, avec sa démarche ordinaire, tranquille et assurée.

«  Et nous, qu’allons-nous faire ? dit Marianne à son compagnon ; et, sans attendre sa réponse : Écoute ; comme notre travail sérieux ne commence que demain, veux-tu que nous consacrions cette soirée à la littérature ? Lisons tes poésies. Je serai un juge impitoyable. »

Néjdanof résista longtemps. Mais il finit par céder, et se mit à lire haut les vers de son petit cahier.

Marianne s’assit tout près de lui ; elle le regardait en plein visage pendant sa lecture.

Véritablement, elle se montra juge sévère, comme elle l’avait dit. Un bon nombre de ces poésies lui déplurent ; elle préférait les pièces courtes, purement lyriques, sans morale au bout.

Néjdanof ne lisait pas très-bien : il n’osait pas déclamer franchement, et voulait en même temps éviter la froideur, de sorte que son débit n’était ni chair ni poisson.

Marianne l’interrompit tout à coup pour lui demander s’il connaissait une pièce de vers de Dobrolioubof qui commence par ces mots : « L’idée de la mort ne m’attriste guère »[1], et elle la récita d’un bout à l’autre, pas très-bien non plus, avec un débit quelque peu enfantin.

Néjdanof fit la remarque que cette poésie était amère et douloureuse au dernier point ; puis il ajouta que lui, Néjdanof, n’aurait pas pu l’écrire, parce qu’il n’avait pas à craindre les larmes qu’on verserait sur son cercueil. On n’en verserait pas.

« On en versera si je te survis, » dit lentement Marianne.

Elle leva les yeux au plafond, resta un moment silencieuse, puis murmura, comme se parlant à elle-même :

« Comment a-t-il pu faire mon portrait ?… de souvenir ? »

Néjdanof se tourna vivement vers elle.

« Oui ; de souvenir. »

Marianne fut toute surprise d’entendre sa réponse. Elle s’était figuré n’avoir fait cette question qu’en dedans.

« C’est extraordinaire… reprit-elle du même ton, car enfin il n’a aucun talent pour la peinture. Que voulais-je dire ?… ajouta-t-elle à haute voix, — ah ! oui, c’était à propos des vers de Dobrolioubof. —Il faut faire des vers comme Pouchkine, ou bien encore comme ces vers de Dobrolioubof : — ce n’est pas de la poésie, mais c’est quelque chose qui ne vaut pas moins.

— Et des vers comme les miens, dit Néjdanof, il ne faut pas en écrire du tout, n’est-ce pas ?

— Des vers comme les tiens ? Ils plaisent à tes amis, non parce qu’ils sont très-bons, mais parce que toi, tu es un homme bon, et qu’ils te ressemblent. »

Néjdanof sourit :

« Les voilà enterrés et moi avec ! »

Marianne lui donna un petit coup sur la main et l’appela méchant. Quelques instants après, elle dit qu’elle se sentait fatiguée et qu’elle allait dormir.

« À propos, tu sais ? ajouta-t-elle en secouant ses cheveux courts et drus, j’ai 137 roubles, et toi ?

— Moi, 98.

« —Oh ! nous sommes riches… pour des simplifiés ! Allons, à demain ! »

Elle sortit ; mais, au bout de quelques moments, sa porte s’entr’ouvrit légèrement, et, à travers l’étroite ouverture, une voix dit :

« Bonsoir !… puis, plus doucement : bonsoir ! »

Et la clef tourna dans la serrure.

Néjdanof se laissa tomber sur le divan et cacha son visage dans sa main. Puis, tout à coup il se leva, marcha vers la porte et frappa :

« Qu’est-ce que c’est ? dit la voix de Marianne.

— Je ne te dis pas à demain, Marianne… mais demain !

— Demain, » répondit doucement la voix.

  1. L’idée de la mort ne m’attriste guère ; —mais ce que redoute mon esprit malade, — c’est que la mort ne me joue —une mauvaise plaisanterie. Je crains que, sur mon corps refroidi, —on ne verse des larmes brûlantes ; — que, dans son zèle maladroit, quelqu’un —n’apporte des fleurs sur mon cercueil ; Que, sans motif intéressé, —une foule d’amis ne marche derrière, — et que, sous la terre de ma tombe, —je ne devienne un objet de sympathie ; Que tout ce qu’avec tant d’ardeur, —et si vainement, j’ai désiré pendant ma vie, — ne vienne me sourire d’un sourire enchanteur, —quand je serai sous les planches de ma bière. (Dobrolioubof, Œuvres complètes, t. IV, p. 615.)