Terres lorraines/Troisième partie

Plon-Nourrit et Cie (p. 207-266).


TROISIÈME PARTIE




Pierre et Dominique étaient arrivés en haut de la côte de Sexey-aux-Forges.

Chaque année, ils s’arrêtaient à cette place, pris d’une sorte de contemplation, à la vue du paysage qui s’ouvrait à leurs pieds.

Leurs hottes, où s’entassait leur attirail de pêche, étaient posées contre un mur croulant de pierres sèches.

La vallée, qui pendant des lieues n’était qu’un étroit couloir de roches, sinueux et profond, s’élargissait subitement et tandis que la fuite des coteaux ondulait vers l’horizon avec une grâce infinie, les grands bois couronnant leurs cimes n’étaient plus qu’un liséré bleuâtre au bord des cultures, manteau mouvant jeté sur les flancs de la terre.

Au fond du val, des champs de blé, des carrés de betteraves, des pâturages d’herbe drue avaient poussé avec cette opulence lourde des végétations nourries par l’humus noir des terrains d’alluvion. Au sortir de la pauvre vallée rocailleuse, c’était comme un pays de Chanaan étalé à leurs pieds, un pays de richesse et de bien vivre.

La Moselle aussi avait changé d’aspect. Ce n’était plus la rivière qui coulait en aval, tournoyante et rapide, brisée sur des barrages dont la grande voix emplissait le val. Elle s’étalait avec une lenteur aisée sur des grèves blanches, bordées d’oseraies et de saules où le vent creusait des frissons d’argent. Par places aussi, elle devenait un canal régulier, encaissé de talus, où des sonnailles frémissaient sans cesse sous les jeunes ormes, le long des chemins de halage.

Vers Pont-Saint-Vincent le paysage s’animait d’une vie trépidante, d’une fièvre de mouvement et d’industrie. Des cheminées d’usine, des hauts-fourneaux, dressés comme des tours, salissaient le ciel de leurs panaches de fumée, et des amas de scories formaient des remblais obstruant le fond de la vallée.

Le vieux Dominique, qui paraissait absorbé dans une rêverie triste, en sortit pour dire ces mots :

— V’là bel âge, mon fils, que je suis venu ici pour la première fois avec mon père. C’est ça qui ne nous rajeunit pas !

Ayant remis sa hotte à l’épaule, il repartit du même pas mesuré, sentant sa charge alourdie de tout le poids des souvenirs.

Par des sentiers en lacets, ils rejoignirent la grand’route, qui s’allongeait, poudreuse et toute blanche.

Le crépuscule tombait.

Maintenant qu’ils approchaient du gîte, ils entendaient mieux les bruits étranges et profonds dont la campagne était vibrante. Le choc sourd des marteaux-pilons, revenant par intervalles, ébranlait les monts dans leurs assises lointaines. Des halètements de machines, pareils à la respiration d’une bête géante, mettaient autour d’eux une rumeur de vie confuse. Des usines, avant de s’endormir, laissaient fuser leur vapeur avec un long sifflement triste…

Ils longèrent les forges. Des laminoirs sortaient des barres de fer rouge qui s’allongeaient et se tordaient sur le sol, comme des serpents de feu. Les hauts-fourneaux déversaient leur coulée de métal en fusion, dont l’éclat brûlait les yeux, sous un crépitement d’étincelles.

La nuit était tout à fait venue, quand ils arrivèrent à l’auberge de l’Ancre de Marine, où ils faisaient séjour chaque année.

C’était une vieille maison, bâtie en planches et en briques, au confluent de la Moselle et du Madon, tout près des grèves blanches, animée tout le jour de la vie que charriait le fleuve. Des mariniers entrant en coup de vent lampaient un verre d’eau-de-vie, tandis qu’on éclusait leur bateau ; des conducteurs d’attelage, le fouet sur le cou, mangeaient un morceau à la hâte et leurs chevaux s’ébrouaient, secouant leurs colliers garnis de grelots.

L’hôtesse leur fit bon accueil. Elle avait plaisir à les revoir chaque année, maintenant qu’elle se faisait vieille. La face rougeaude, toujours allumée par la chaleur des fourneaux, elle posait ses mains sur ses hanches avec un air de maîtresse femme, et son ventre proéminent avait toute l’importance d’une chose respectable, pareil à la façade d’une maison cossue.

Essuyant du coin de son tablier un bout de la table encombrée de vaisselle, elle leur servit à boire elle-même, par une sorte de considération, et la fraîcheur du petit vin blanc de la côte parut douce à leurs lèvres.

Par la porte entr’ouverte sur ce crépuscule de juin, le village apparaissait, ses toits bruns escaladant le mont sous les fumées bleues du soir. Tout en haut la falaise de rochers était encore vaguement éclairée, et les tourelles du fort dessinaient leurs dômes arrondis, ayant l’air de bêtes embusquées.

Curieuse, la vieille s’informait des événements survenus dans leur village, depuis la dernière campagne. Elle parlait de ce pays distant de quelques lieues, comme s’il eût été à l’autre bout de la terre.

Elle apprit le prochain mariage de Pierre avec une satisfaction visible. Affable à la façon des commerçants qui doivent faire bon visage à tout le monde, elle demandait des détails sur la fiancée avec une attention bienveillante.

Quand les deux pêcheurs eurent soupé, ils montèrent se coucher dans la petite chambre qui leur était réservée sous la tuile du toit. Pierre revit avec joie les murs blanchis à la chaux, l’étroite lucarne donnant sur les jardins, d’où montait l’odeur sucrée des haies de chèvrefeuille. Tout cela, s’endormant dans la lumière bleue du crépuscule, avait une douceur ineffable.

Dominique se coucha, ayant rangé soigneusement ses engins de pêche. Pierre, qui ne tenait pas en place, sortit pour prendre l’air.

Jamais, comme en ce moment-là, il n’avait senti l’émouvant désir d’inconnu dont son âme était frémissante ; jamais il n’avait palpité davantage sous les souffles aventureux ; jamais il n’avait éprouvé, plus amère et plus désolante, cette sensation d’ennui qui le laissait retomber sur lui-même, inerte et désemparé, à la pensée de passer sa vie à la même place.

À chaque instant des trains passaient, trouant la campagne de leur rumeur, filant à toute vapeur vers des destinations inconnues. Des chalands glissaient au ras de l’eau, fouillant les berges de leurs fanaux rouges et verts, comme les prunelles d’une bête monstrueuse. Des ouvriers revenaient des usines et des forges, et dans la nuit tiède les patois heurtaient leurs sonorités différentes…

Pierre allait au hasard, rêvant à des choses… Puis, quand il rentra, comme le sommeil était long à venir, il resta longtemps couché sur le dos, suivant machinalement des yeux le rayon de lune qui, glissant par la lucarne, faisait une longue traînée blanche sur les murs…

Dans une anse formée par une sinuosité du Madon, les chalands étaient amarrés.

C’était comme un village flottant.

Ils étaient là, les chalands, rangés le long des berges encombrées de tas de graviers, rattachés à la rive par des amarres de corde nouées à la tige des ancres à demi enfoncées dans le gazon, serrant l’un contre l’autre leurs flancs ventrus entre lesquels l’eau passait, furtive, attirante, sans cesse chatoyante des reflets diversement colorés que les peintures criardes y laissaient traîner.

Ils étaient là, les chalands, de toute grandeur et de toute taille, venus de tous les coins de la France, des plaines du Nord et des bords du Rhin, formant, dans ce coin de rivière lente, comme un petit village d’où montaient des cris d’enfants et des voix de femmes.

On voyait le bateau, fait de plaques de tôle jointes avec des rivets, dont l’avant se relevait comme un bout de sabot, disgracieux et lourd, dont la coque joufflue, peinte de minium vif, tirait l’œil. Tout près, la péniche charpentée avec des planches de sapin, à peine équarries par la hache du ségard, montrait le squelette de sa membrure enduite de goudron, laissait traîner au fil de l’eau des irisations changeantes. Et aussi les lourds chalands bien construits, portant une petite maison blanche avec des fenêtres à volets verts, fleuries de géraniums et de fuchsias, et une écurie, dont la porte entr’ouverte laissait voir la croupe luisante d’un cheval bien nourri.

Et sur tout cela, flottaient des mouchoirs, des camisoles roses, du linge blanc qui séchait dans le vent, pendu à des ficelles, et qui étaient comme les pavois de cette flottille arrêtée là, au tournant de la rivière.

Des enfants couraient pieds nus, sur les ponts vernis, heureux de sentir sous leurs pieds la tiédeur des planches, chaudes de soleil. Des oiseaux sifflaient dans des cages et, vers le soir, des fumées bleues montaient des petits fourneaux installés près du gouvernail, mêlant à la senteur pénétrante des colzas en fleur l’odeur des oignons frits et des sauces.

Un peu en aval, un chaland dormait sur l’eau, parmi les herbes fluviales, visqueuses et noires, qui entouraient sa coque de leur ondulation. Tout neuf et bien astiqué, il barrait le cours d’eau de sa masse imposante, et le battoir des laveuses agenouillées sur l’autre rive, éveillait le long de ses flancs des échos sonores.

Il était si grand, qu’on eût dit le roi de toute cette flottille.

À l’arrière une planche découpée portait ce nom : Reine des eaux, gravé en lettres d’or.

Pierre s’était levé de bonne heure ce matin-là. Il se sentait les muscles reposés, l’esprit alerte, et toute la clarté matinale le pénétrait de sa joie.

La pêche s’annonçait bien, et ils pourraient revenir plus tôt qu’ils n’avaient pensé. En songeant à son mariage qui était si proche, il se sentait pénétré d’une joie aussi vive que cette aube frissonnante. Il attendait ce moment, sans émoi et sans trouble, avec une confiance tranquille, comme on attend un bonheur dont on est sûr.

Les fleurs des scabieuses avaient déjà les tons décolorés, cette teinte violette et doucement passée qui indique que la saison s’avance et que les grandes chaleurs vont venir. Sur les sentiers humides, les seigles très grands laissaient retomber leurs épis barbus qui tremblaient dans le vent, pénétrés de lumière.

Une barque était amarrée à la berge, toute pareille à l’autre, celle qu’ils conduisaient dans leur pays.

Se couchant à l’arrière sur le ventre, comme font les pêcheurs riverains, il la lança au milieu du courant d’un coup de pied donné à la berge.

La barque partit, tournoya au milieu des remous, puis accéléra sa course.

Debout à l’arrière, Pierre la dirigeait avec un grand aviron.

Il se mit à chanter. Sa voix montait dans le silence des campagnes, parmi des chants d’oiseaux et la fraîcheur du jour.

Au delà des troncs vermoulus des vieux saules, la prairie trempée de rosée s’éveillait sous un frissonnement de lumière matinale. Des brumes, flottant dans ses profondeurs, coulaient comme un autre fleuve immatériel, ondoyant, aérien.

La barque descendait le courant et Pierre, de temps à autre, donnait un coup d’aviron pour la maintenir dans sa route.

Il jouissait de cette marche rapide.

La rivière autour de lui avait aussi cet aspect de jeunesse inaltérable, répandu sur les choses. Par places elle s’étalait sur des sables et le fond de la barque raclait doucement le gravier. Dans l’ombre mouvante projetée par les saules, de grands chevaines dormaient à la surface attiédie, faisant sur l’eau des taches noires.

Il approcha de l’endroit où les chalands étaient amarrés. Accoudée sur le bordage d’avant, une femme le regardait venir. Les yeux clignotant dans l’immense réverbération de soleil qui montait des eaux, son corps souple et mince rasé sur le pont dans une attitude féline, elle avait l’air de guetter une proie.

La barque frôla le chaland de si près que Pierre aurait pu lui tendre la main. Il la voyait très bien maintenant.

C’était une belle fille d’une vingtaine d’années, une de ces brunes au teint mat, dont tout le corps pétri de volupté éveille chez les hommes un désir, une obsession qui les suit longtemps, lancinante et tenace. Sa joue, couverte d’un léger duvet caressé d’une lumière molle, sa taille pliante et ronde, sa poitrine d’une maturité savoureuse, les coins de ses lèvres finement ombrées, tout était en elle séduction, éveil de sensualité.

Elle se tenait ainsi, provocante et souple. Un nœud de ruban rouge, attaché aux lourdes torsades de ses cheveux noirs, rehaussait de son éclat chaud toute leur splendeur vivante. Les pointes aiguës de ses jeunes seins griffaient l’étoffe mince de son corsage.

Quand Pierre passa auprès d’elle, elle ouvrit ses larges yeux, pailletés d’or, avec la lenteur voluptueuse d’un chat qui se réveille, un sourire indéfinissable flottant sur ses lèvres rouges.

La barque descendait le courant : elle était toujours à la même place, penchant sa tête brune à l’arrière du bateau, immobile dans sa pose de bête aux aguets.

Au même moment une barque rejoignit celle de Pierre. Montée par deux tireurs de sable, elle était si chargée que le bordage plat rasait l’eau. Les reins ceints de flanelle rouge, ils la dirigeaient au milieu des remous, avec une lourde gaffe en croc qu’ils plongeaient alternativement à droite et à gauche, solidement plantés sur leurs jambes écartées.

L’un d’eux dit si haut, que Pierre l’entendit :

— As-tu vu la belle jeunesse ? elle a des yeux, qu’on allumerait sa pipe après, pour sûr.

Et l’autre répondit :

— J’ voudrais bien que les puces de mon lit soient faites comme ça.

Pierre se fit cette réflexion, qu’ils n’étaient pas difficiles.

Depuis plusieurs jours déjà, il la voyait à la même place, guettant son passage sur les eaux. Pourquoi avait-elle ce sourire étrange, dès que leurs yeux se rencontraient ? C’était une effrontée, cette fille des bateaux. Puis il songea à autre chose.

La vallée maintenant s’éveillait, emplie de lumière et de mouvement. Une drague au loin se mit à haleter, tandis qu’on entendait le bruit sourd des graviers roulant dans les godets, dont la chaîne remontait des profondeurs du fleuve. Chaque fois qu’un godet arrivait au sommet de la drague, le soleil y accrochait une lueur, rapide comme un éclair.

Pierre était tout à sa besogne. Pourtant, au cours de la journée, le souvenir de la belle fille brune revint à sa pensée. Il la revoyait, inquiétante et énigmatique, allongée sur le pont du chaland, promenant sur les eaux son regard sombre.

Quand il songeait à Marthe, c’était chaque fois, dans son cœur, l’éveil d’une tendresse calme, qui l’enveloppait.

Pourtant l’image de l’absente se faisait peu à peu plus imprécise et plus lointaine, dans le tumulte des sensations neuves qui l’entouraient, dans le désarroi des désirs inavoués qui s’agitaient en lui.

Il était bien heureux sans doute. Pourtant quelque chose en lui s’attristait et persistait à rêver une vie différente. Parfois il avait peine à se rappeler ses traits, comme s’il s’était fait un grand trou dans sa mémoire. En vain fermait-il ses yeux, la chère image ne sortait plus de la grisaille informe, où s’effaçait lentement tout ce passé d’amour. D’autres fois, de menus détails lui revenaient, des riens si vivants et si précis qu’ils lui donnaient l’illusion de la voir là, toute proche, à côté de lui. Il se rappelait le son de sa voix, et l’air sérieux qu’elle prenait tout à coup, au cours de leurs entretiens, levant le doigt pour lui expliquer quelque chose.

Un soir, comme il revenait d’une fatigante journée de pêche, la patronne lui remit une lettre. Pour la lire à son aise, il sortit dans l’étroite courette, donnant sur les jardins. Un peu de jour mourant jetait sur le papier une clarté pâle.

Voici ce que Marthe lui écrivait :

« Mon cher Pierre,

« C’est pour te donner de nos nouvelles, et te dire que nous sommes en bonne santé. Mes parents te font bien leurs honnêtetés. Mon père, si vieux et tout cassé, se plaint de la grande fatigue, rapport à ses tournées dans les bois. Il n’est que temps qu’il prenne sa retraite, et que ça finisse. C’est pour te dire aussi que je pense tout le temps à toi ; mais il ne faut pas s’écouter, sans quoi je pleurerais toute la sainte journée, comme une Madeleine. Je travaille en compagnie de la vieille Marie-Anne, assise sur le banc à l’ombre. Tu verras, mon cher Pierre, toutes les belles affaires que je prépare, des tabliers, des mouchoirs de poche, tout un beau trousseau de mariage. Je me dépêche de faire mes points, sans penser à autre chose, et comme ça, la journée se passe.

« L’autre soir, je passais devant votre maison ; il y avait de la lumière, et j’ai entendu du bruit. J’étais si sotte que j’ai cru que vous étiez revenus, et ça m’a donné un coup. J’ai dû m’asseoir sur le bord du chemin, puis le vieux Guillaume est venu, il m’a parlé de toi et ça m’a un peu consolée.

« Et puis, j’ai voulu aller dans les chènevières, comme nous faisions, quand tu étais là. Il faisait si bon et l’air était si doux que je n’ai pas pu rester, parce que tout me paraissait trop triste.

« C’est pour te dire aussi qu’on va faire une vente chez les Mathieu, des pauvres vignerons qui n’ont pas eu de réussite dans leurs affaires. Il paraît qu’on enlèvera tout, jusqu’à la cendre de la cheminée. Maman Catherine dit qu’on pourrait bien y aller faire un tour, pour voir si quelque chose ne serait pas à notre convenance. Mais le mobilier de ces vieilles gens était comme eux, tout cassé et démantibulé, et je voudrais aussi que tout ce qui nous servira, dans les premiers temps, soit neuf et bien à nous. Maman prétend que c’est une drôle d’idée, mais j’y tiens. Pourtant on dit comme ça, qu’ils ont une belle pendule, qui leur vient d’une succession. Elle ferait bien sur la cheminée de notre belle chambre.

« Je m’arrête, car je veux mettre ma lettre à la poste pour qu’elle t’arrive tout de suite. Je glisse dans l’enveloppe deux brins du pot de réséda, qui est sur ma fenêtre, pour que tu penses à moi, en sentant leur bonne odeur.

« Quoique j’aie le cœur gros par moments, je finis toujours par me faire une raison. Adieu, Pierre, je t’embrasse comme je t’aime,

« Marthe Thiriet. »

Pierre avait lu la lettre tout d’un trait, puis il la relut posément, savourant toutes les tendresses inexprimées qui se levaient de chaque ligne, de chaque mot, avec un murmure familier, un chuchotement câlin et enveloppant.

Elle était là, tout près de lui, parlant tout bas dans ce soir calme. Certains mots, qui lui étaient habituels, rappelaient les gestes qui les accompagnaient, et cela lui donnait l’illusion de sa présence.

Son cœur se gonfla subitement d’une telle poussée d’amour, qu’il la chercha vaguement, tourné dans un mouvement instinctif vers le coin de l’horizon, où se trouvait le petit village.

Il regardait longuement la chère lettre, écrite sur un papier de dentelles, comme en emploient les amoureux de campagne. Une guirlande de pensées courait sur les bords, tandis qu’un bel oiseau bleu prenait son vol vers le haut de la page, à l’endroit où elle avait écrit ces mots qu’il répétait avec une ivresse confuse.

« Mon cher Pierre, mon cher Pierre… »

Autour de lui, comme pour faire écho aux tendresses murmurantes qui s’agitaient en son cœur, la magie des soirs silencieux accomplissait son mystère. Baignés d’air immobile et bleuâtre, les arbres du jardin, les vieux murs croulants, les toits de tuile brune s’enveloppaient de nuances doucement éteintes, et retournaient au silence et au recueillement de la nuit. Des odeurs pâmées montaient des brins de chèvrefeuille, les corolles des belles-de-nuit jetaient une dernière senteur pénétrante, comme un adieu mélancolique au jour. Et dans toutes les odeurs qui flottaient, insaisissables, Pierre croyait reconnaître le parfum des brins de réséda, déjà flétris au fond de l’enveloppe, comme un souvenir discret et fidèle.

Il y avait bal, ce soir-là, à l’auberge de l’Ancre de Marine, dans la grande salle du premier étage.

Rien qui rappelât les assemblées du Val-des-Nonnes, avec leurs paysannes rougissantes, leur petite musique perdue dans l’immensité des bois : c’était quelque chose de plus âpre, de plus brutal, de plus fort.

Les rauques éclats des instruments de cuivre couvrant le nasillement triste de la clarinette, scandaient le trépignement des pieds, secouant le plancher sonore. Des cris montaient, des appels qu’on se lançait d’un bout à l’autre de la salle. On entendait un lourd piétinement de bottes ferrées, et par moments, dans la ronde endiablée où se débattait la cohue, éclatait un tel vacarme que des parcelles de plâtras et de bois vermoulu, détachées du plafond, tombaient en fine poussière sur la tête des danseurs.

La clarté fumeuse des quinquets vacillait dans le nuage de poussière qui montait du plancher, bien qu’un garçon d’auberge vînt l’arroser par moments, dessinant sur le parquet un entrelacement de rosaces compliquées.

Pierre se sentait mal à l’aise au milieu de cette foule où il ne connaissait personne. Il était venu là pour se distraire un peu, poussé par ce goût du plaisir qui était le fond de sa nature. Il restait près de la porte, sous les lampions de papier rouge qui décoraient l’orchestre, l’air ennuyé, les mains dans les poches, avec ce dandinement d’épaules qui lui était habituel.

Pêle-mêle curieux et disparate. Il y avait là des vignerons facilement reconnaissables à leur blouse de toile grise, attachée au cou par une agrafe de cuivre. Mais comme ils étaient noyés dans le flot tumultueux des gens venus de tous les pays ! Des ouvriers d’usine passaient, la taille serrée dans leur bourgeron de toile bleue, arborant des casquettes de soie sur leurs têtes faubouriennes, vicieuses et chafouines. Des mineurs du Nord, travaillant à l’extraction du minerai, géants blonds et lourds, aux chairs molles, se mouvaient avec lenteur, échangeant entre eux, à de rares intervalles, quelques mots d’un patois rauque. Et des terrassiers piémontais, de beaux hommes, aux têtes frisées, formaient dans un coin un groupe compact, hostile et sournois. On les craignait, car leurs discussions se terminaient, d’ordinaire, par des coups de couteau.

Pierre cherchait à se faufiler parmi les couples, quand il entendit une voix qui disait derrière lui :

— Regarde ce beau garçon. Il devrait bien me faire danser. Mais il est trop fier pour ça.

Il se retourna et reconnut la fille des bateaux. Elle riait effrontément, au bras d’une compagne.

Il la regarda fixement, avec ce grand air de fierté qu’il avait devant les gens, qu’il ne connaissait pas.

Moqueuse, elle soutint son regard, puis elle lui partit au nez d’un éclat de rire si railleur, qu’il en fut tout décontenancé. Elle s’éloigna.

Pourquoi se moquait-elle ainsi des gens, cette fille si délurée ? On savait ce que valaient ses pareilles : des bohémiennes, des coureuses. Il lui montrerait qu’une femme ne lui faisait pas peur.

Appuyée contre un pilier à l’autre bout de la salle, elle le regardait encore.

Plus jolie ce soir-là, toute sa mise soigneusement attifée lui donnait un air de coquetterie provocante. Son torse se moulait sur un corsage de soie, dont les plis se cassaient autour de sa taille en reflets miroitants. Une rose rouge épanouie tachait de sa pourpre la splendeur lustrée de sa chevelure. Des boucles d’oreilles, en larges anneaux d’or, mettaient autour de ses joues ambrées une palpitation fauve, un scintillement continu de métal. Des accroche-cœur effilés, au coin de ses tempes, aiguisaient le regard de ses yeux noirs.

Quand il se posait sur Pierre à la dérobée, il avait, ce regard profond et sombre, une douceur qui démentait l’expression d’effronterie qu’elle s’efforçait de donner à ses traits.

Pierre voyait très bien tout cela.

En ce moment, l’orchestre, adoucissant le chant de ses cuivres dans une langueur molle et balancée, commençait la ritournelle d’une valse. Il baissa la tête, et se lançant dans la cohue, alla inviter la belle fille.

Celle-ci accepta sans mot dire.

Il sentait maintenant ce corps souple onduler dans ses bras avec un mouvement sinueux, une grâce de chose vivante, pareille à un rythme d’amour. Sous sa main largement plaquée sur l’étoffe du corsage, la taille ployante frémissait, palpitait, semblait se dérober. Par moments leurs genoux se frôlaient.

La danse prit fin. Suivant la mode du pays, ils firent un tour de promenade, se donnant le bras. Pierre ne trouvant rien à dire à sa danseuse, cherchait des mots dans sa tête, tournait en tous sens des bouts de phrase, tandis qu’elle le regardait en dessous, muette et concentrée.

Seulement les mains de la fille allaient et venaient, énervées, agitant les breloques suspendues à sa chaîne de montre, trahissant le trouble qui s’était emparé d’elle.

Enfin, il lui dit, la voix changée et balbutiante :

— Pourquoi regardez-vous les gens qui passent sur la rivière, avec l’air de vous moquer d’eux ?

Elle s’arrêta, et lui dit bien en face :

— Je regarde ce qui me plaît, et parce que cela me plaît.

Et les yeux noirs eurent encore leur expression de douceur profonde. Puis la danse recommença ; ils se reprirent, émus et enivrés. Alors elle lui dit :

— Ne vaudrait-il pas mieux prendre le frais au dehors, au lieu de rester dans cette salle où on étouffe ?

Ils sortirent dans la cour étroite qui donnait sur les jardins. Sous le ciel d’un bleu tendre, pénétré de la poussière d’argent qui émanait de la lune, les coteaux prolongeaient leurs ondulations dans les lointains vaporeux. Les grandes masses immuables de la terre reposaient dans une sérénité infinie. Quelques étoiles scintillaient d’un éclat tremblant et tendre : par moments, des bruits mystérieux passaient, palpitant étrangement au cœur de la nuit : des bruits venus des bords reculés de l’horizon, emplissant le large silence d’un immense frisson de vie.

Plus près d’eux, des espaliers agitant leurs branches folles, projetaient des ombres mouvantes sur les murs.

Ils hésitaient, pénétrés d’une vague émotion au seuil de la nuit, craignant d’en surprendre le secret, de réveiller les puissances mystérieuses qui affolent le cœur des hommes, et rôdent comme des bêtes, sous la paix des grands arbres, près des gazons effleurés par la lune.

Plus résolue, elle le prit par la main et l’entraîna. Ils allèrent s’asseoir au pied d’un mur de pierres sèches au bord de l’eau, et ils se mirent à causer à voix basse.

Ils parlaient de choses indifférentes : de ce bal qu’ils comparaient à d’autres qu’ils avaient vus, des fêtes prochaines, des façons de danser propres à chaque pays. Il y avait des moments où ils se taisaient, pour mieux entendre le chuchotement des choses inavouées, qui murmuraient dans leurs cœurs. Et parfois, ils étaient distraits et se répondaient tout de travers, comprenant bien que ce qu’ils ne disaient pas, valait mieux que leurs paroles.

Pourtant, elle eut un vif mouvement de joie, en apprenant que Pierre devait encore rester tout un grand mois dans le pays. Elle lui dit aussitôt, comme pour le remercier : « Nous aussi, nous ne sommes pas près de partir. » Et ces paroles, à tous deux, leur furent douces.

Il lui demanda son nom. Elle s’appelait Thérèse : le nom lui plut.

Autour d’eux, la prairie exhalait l’odeur pénétrante des herbes mouillées de rosée. L’eau passait à leurs pieds, tantôt brillante et tantôt noire. De larges nappes d’argent se tordaient dans les remous ; des courses de bêtes inquiètes fuyaient dans les roseaux. De temps à autre, une motte de gazon, détachée par le courant, tombait dans l’eau, et c’était un grand bruit, qui secouait tout ce silence.

Pierre, depuis quelque temps, se disait qu’il fallait être entreprenant, sous peine de paraître niais. Il attira la belle fille contre lui ; ses mains, agrippées au corsage, sentirent la rondeur ferme de la jeune poitrine.

Elle résista, se débattit avec une douceur résolue : « Bas les pattes, ou je m’en vais. » Son ton était si ferme, qu’il ne revint pas à la charge.

Il lui prit la main ; elle tenta de la retirer, puis l’abandonna, et Pierre, avec une émotion très douce, sentit cette petite main, prisonnière de la sienne, qui faiblissait, se donnait, se faisait tout à coup confiante. Et cette caresse pénétra jusqu’au fond de son être.

Il était très tard quand il la reconduisit au chaland, où elle habitait. Tout dormait dans le village.

Elle remercia Pierre de sa galanterie, et s’engagea sur la passerelle.

Pierre restait sur la rive, décontenancé, regrettant il ne savait quoi.

Il lui dit, d’une voix faible :

— Eh bien, se quitte-t-on ainsi ?

Elle revint rapidement, de ce pas léger qui faisait à peine plier la planche mince, et comme Pierre ouvrait ses bras et tendait sa joue, il sentit qu’elle lui donnait ses lèvres. Ce fut un long baiser où leurs souffles se mêlèrent. Elle se dégagea et s’enfuit.

C’était vraiment un très beau chaland que cette Reine des eaux.

Chaque fois que la barque des deux pêcheurs frôlait sa masse imposante, le vieux Dominique, qui s’y connaissait, le frappant de sa rame et le jaugeant d’un coup d’œil, ne manquait pas de dire :

— Ça vaut vingt mille francs comme deux sous, une galiote pareille.

Pierre, qui rentrait plus tôt que de coutume, s’était arrêté pour l’examiner à son aise.

Tirant doucement sur le filin qui l’amarrait au rivage, la Reine des eaux se balançait sur le flot clapotant, avec une lenteur calme, un air de majesté indolente. Sa membrure puissante offrait des courbures savantes et des renflements doux à l’œil. Le pont soigneusement fourbi luisait doucement sous le soleil, et la petite maison blanche au milieu avait une gaieté champêtre, avec ses volets minuscules peints en vert. À l’arrière, une statue de la Vierge, taillée dans une planche par un sculpteur primitif, tournait un peu, montrait les dorures de son diadème et les constellations de sa robe bleue, chaque fois qu’une vague un peu forte venait frapper le gouvernail, qui se déplaçait alors, avec un grincement monotone, pareil à une voix ensommeillée.

Vu ainsi, sous cette lumière, le bateau reluisait comme un sou tout neuf.

Le visage mat de la jeune fille s’encadra dans la petite fenêtre ; elle aperçut Pierre et, soudain souriante, elle l’invita à entrer.

Pierre accepta, intrigué.

Il ouvrait de grands yeux en entrant dans ce logis étroit que le jour, mourant, sur les eaux emplissait d’un reflet doucement nuancé. Les boiseries de sapin jetaient un éclat miroitant, le plancher de bois blanc était saupoudré de sable fin et les meubles, la vaisselle avaient cette netteté, cette propreté particulière aux races du Nord. Le fourneau surtout, avec ses nickels luisants et ses robinets de cuivre, était pareil à une pièce d’orfèvrerie.

Un coucou de noyer était l’âme bruissante de ce logis.

Tout cela avait séduit Pierre, au premier coup d’œil, par son air d’ordre et d’aisance.

En lui-même, il comparait la propreté de cette chambre, qui était presque de la richesse, avec la pauvreté des maisons lorraines où des meubles vermoulus s’égarent le long des murs crépis à la chaux.

Comme il ferait bon s’en aller sur cette maison flottante, le long des rivières tournoyantes et des canaux tranquilles ! Comme il ferait bon entendre dans les écluses le bruissement des eaux, roulant des vannes soulevées, tandis que le bateau monte avec une lenteur cahotée. Comme il ferait bon s’arrêter au soir, le long des chemins de halage, et dormir de calmes sommeils, pleins du glissement des rivières.

Quelque chose vivait dans ce logis flottant qui était comme la révélation de ce qu’il avait rêvé, désiré, regretté jusqu’à ce moment même.

La fille allait et venait autour de lui, toute heureuse.

Le père Maquet, assis sur une chaise près du fourneau, fumait sa pipe, sans rien dire. C’était un vieux marinier encore solide : sa carcasse noueuse, sanglée d’un jersey de coton, son béret de laine bleue enfoncé sur son front jusqu’aux yeux, il levait lentement sa face tannée, hâlée par les vents, recuite par les soleils qui tombent sur l’eau. La cendre de son moignon de pipe chauffait son nez écarlate, et, de temps à autre, il lançait un jet de salive brune, dans un crachoir de faïence posé à ses pieds, sur le parquet.

Et chaque fois la vieille lui jetait un regard irrité, craignant pour la splendeur immaculée de son plancher, et d’un mouvement sournois du pied, elle rapprochait de lui le crachoir. Lui la laissait faire, ayant l’air de ne s’apercevoir de rien, faisant mine parfois de secouer la cendre de sa pipe sur la toile cirée de la table. Et ce manège, qui durait, tenait une place importante dans la vie monotone de ce logis.

La mère Maquet s’empressait autour de son hôte multipliant les avances, avec cette obséquiosité propre aux mères qui ont des filles à marier.

Peut-être aussi avait-elle reçu des confidences de sa fille. À de certains gestes, à des clignements d’yeux, on voyait qu’elle la félicitait de son choix. Elle avait dû être fort belle, et, comme toutes les femmes, revivant son passé dans sa fille, elle en était ragaillardie.

C’était une grande femme osseuse, au grand nez maigre, au visage en lame de couteau, dont les cheveux blancs étaient cachés dans un mouchoir de cotonnade rouge et vert.

Elle dit à Pierre, d’un ton de voix criard qui allait bien avec sa personne, toute en angles :

— Comme ça, c’est gentil d’avoir fait danser notre fille.

Elle avait posé sur la table une bouteille de cassis et des verres. Ils trinquèrent cérémonieusement, et les jeunes gens, en approchant leurs verres, échangèrent un sourire. Le père Maquet renifla bruyamment la bonne odeur du liquide, puis l’avala d’un trait et contempla avec dédain son verre vide.

Se tournant vers Pierre, il lui demanda :

— Combien gagnez-vous par an, à faire votre métier de pêcheur ?

Pierre cita un chiffre modeste.

Tout le monde se récria. Était-ce permis qu’on eût si peu de gain, à peiner aussi dur dans la froidure de l’hiver, et les chaleurs de l’été ? Eux du moins n’avaient pas à se plaindre. On leur chargeait leur bateau et ils s’en allaient. Vogue la galiote, à la fin de l’année on avait de l’argent de reste.

Ils avaient là-bas, dans leur pays, une petite maison avec un bout de jardin, au bord de la mer. Quand ils seraient trop vieux, ils s’y retireraient et le père Maquet n’aurait plus rien à faire qu’à fumer sa pipe, en regardant passer les bateaux. Ils s’exprimaient bien mal, étant de pauvres gens. Pourtant leur langage était plein d’une passion si expressive, qu’on croyait voir cette petite maison du pays natal, blottie au creux de la falaise, dans une de ces vallées herbeuses qui s’ouvrent sur un triangle de mer bleue, caressé du vol fuyant des voiles blanches.

Ce n’était pas par méchanceté, et pour rabaisser autrui, qu’ils vantaient ainsi leur aisance, non, mais bien plutôt pour respirer comme un avant-goût de leur bien-être.

Le père Maquet disait :

— Un gaillard membré comme vous, ça gagnerait de l’or dans not’ pays.

Et il vantait la forte stature de Pierre, cette aisance dans la force, ses bras nerveux et musclés, avec les termes brutaux d’un maquignon qui fait l’éloge d’un cheval.

— Chez nous aussi, y a de beaux hommes, mais y sont trop en graisse.

On l’invita à souper. Il refusa, sentant bien qu’il n’était pas assez familiarisé. Thérèse le reconduisit jusqu’à la passerelle et, s’étant retourné, il vit qu’elle lui jetait un baiser du bout de ses doigts fins. Puis elle porta la main à son cœur.

Ils se retrouvèrent encore le lendemain. Décidément le hasard faisait bien les choses.

Elle était venue laver son linge dans une anse du Madon, à un endroit où elle pouvait voir de loin la barque des pêcheurs.

Le sol, autour d’elle, était jonché de paille que les laveuses avaient laissée tomber de leurs hottes. Le ruisseau s’étalait sur une longue grève plate, d’où émergeaient par places de gros galets noirs. Des hochequeues sautillaient de l’un à l’autre d’un vol fantasque, et de l’eau doucement bruissante montait une buée de soleil, un vague assoupissement de lumière, où flottaient les grandes saules.

Pierre qui longeait la berge, à la recherche d’une bonne place, s’approcha à pas de loup. Le sol de gravier ne cria point sous ses espadrilles.

Agenouillée dans la caisse de bois blanc qui lui montait jusqu’au ventre, elle se penchait sur le courant pour y plonger son linge. Alors les lignes de son corps se révélaient, onduleuses et souples, avec un tel frémissement voluptueux, que Pierre ne pouvait détacher ses yeux de cette contemplation. Le soleil, tombant d’aplomb, mordait sa nuque savoureuse, caressait ses frisons duvetés d’un reflet soyeux de lumière.

Pierre lui mit les mains sur les yeux par un jeu d’enfant et lui demanda :

— Devinez qui c’est ?

Ayant reconnu sa voix, elle dit :

— Pierre le pêcheur.

Et tous deux se regardèrent, avec un doux sourire.

— Allons, vous me faites perdre mon temps.

Pan, pan ! le battoir retombait sur le linge mouillé, le martelant avec un bruit mou, et la cadence des battements était si alerte, qu’elle semblait rythmer la joie qu’ils avaient de se revoir.

De légers échos s’éveillant le long des rives, parmi les roseaux vibrants et les racines noueuses des vieux saules, s’en allaient au fil de l’eau avec des paquets d’herbe. De temps à autre une grosse chiffe, attirée par l’eau savonneuse, rasant de son ventre le gravier plat, montrait hors de la nappe sa nageoire d’un rouge vif.

Pierre s’était assis sur un banc de laveuse, à l’entrée de la prairie. Ramassant de petits cailloux à ses pieds, il les jetait dans l’eau auprès de Thérèse, qui poussait un petit cri d’enfant, craintif et amusé. C’était un jeu tendre, qui avait entre eux toute l’importance d’un manège d’amour.

Cela durait depuis quelque temps, quand Pierre, trouvant un galet plus gros, le lança si habilement que l’eau rejaillit, et Thérèse en fut toute éclaboussée.

Souriante et menaçante, elle s’avança sur lui, le battoir à la main. Ses fins cheveux bruns, envolés autour de ses tempes, étaient pleins d’une poussière d’eau, doucement irisée, qui la rendait encore plus jolie. Pierre esquiva le coup de battoir lancé à toute volée, puis il lui saisit le bras. Elle se débattait, ses dents mordant sa lèvre, tandis qu’un pli volontaire creusait ses sourcils. Ils se piquaient au jeu et s’animaient plus qu’ils n’auraient voulu, étant des êtres simples, dans la première expansion de leur jeunesse et de leur force. Pierre finit par avoir le dernier ; enlevant la belle fille, comme une plume, il l’embrassa dans le cou. Alors elle s’abandonna.

Un vieux saule était proche, dont le tronc évidé formait une sorte de guérite. Ils allèrent s’y asseoir, s’adossant au bois vermoulu, qui s’effritait.

Une fraîcheur douce montait de la rivière, largement étalée sur des grèves, leur soufflant au visage la senteur fade de la vase et des eaux croupissantes. Au sortir du grand jour accablant, ils éprouvaient une sensation exquise de calme et de bien-être. Une sorte de langueur les faisait communier avec l’assoupissement des eaux : les chevaines, bondissant pour happer les insectes du soir, faisaient à la surface de grands cercles.

Si près l’un de l’autre, encore tout émus du mouvement qu’ils venaient de se donner, ils croyaient entendre les battements de leurs cœurs : leurs souffles haletants se mêlaient dans l’ombre chaude. Ils parlaient tout bas, gagnés par l’assoupissement du soir qui flottait sur les eaux. Ils se disaient leur tendresse avec les mêmes puérilités, le même balbutiement de passion, qui s’éveille sur les lèvres des hommes. Il lui confiait qu’elle l’avait troublé dès le premier jour : il lui racontait cet étrange sentiment de défiance et de crainte, qui l’avait envahi, et qui était de l’amour. D’abord elle se moquait avec une vivacité adorable, puis, rougissante, elle finissait par avouer qu’elle était troublée, elle aussi, et qu’elle le voyait dans ses rêves.

Elle avait ainsi de tranquilles audaces, des mouvements instinctifs de passion, qui la montraient prête à s’abandonner, conquise à l’avance par ce grand garçon qu’elle adorait. Elle laissait voir le trouble de ses sens, sans aucune des réserves habituelles à la femme. Son regard noir avait tout à coup une profondeur de passion, et cela surtout la rendait dangereuse, car cet abandon, plus adroit que toutes les coquetteries, allait bien avec le charme étrange, un peu sauvage, de son teint ambré et de ses cheveux noirs.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Ils se séparèrent. Pierre remontait vers l’auberge, par la ruelle envahie de bardanes et d’herbes de Saint-Jacques, quand il aperçut près d’une fenêtre ouverte un tambour de brodeuse.

En un moment, il revit la chambre de Marthe, le vieux puits usé par le frottement des cordes, et le fin profil, penché sur un ouvrage de dentelle.

Son cœur fut effleuré d’un remords. Un instant il s’attendrit sur l’absente, si sérieuse auprès de cette fille aux yeux effrontés, et il l’aima plus de toute la trahison qu’il prévoyait prochaine. Puis il trouva une raison pour s’excuser : après tout, ces frasques étaient permises aux garçons de son âge et il serait bien sot de ne pas profiter de l’aubaine. Ses idées prirent un autre tour et, comme c’était un simple qui n’avait pas l’habitude de se regarder vivre, bientôt après il n’y pensa plus.

Juillet était venu, étouffant.

C’étaient des journées éclatantes, toutes pareilles dans la splendeur monotone de la lumière, au point qu’on pouvait croire que cette saison magnifique ne prendrait jamais fin. À midi, tout flamboyait dans l’immense accablement du soleil : chaque brin d’herbe, chaque tige des chaumes moissonnés, chaque silex du chemin jetait une étincelle.

La terre avait soif.

Elle se fendait par places, entr’ouvrant, au creux des sillons, de larges crevasses dans l’argile desséchée. Les sources, étaient taries, et des pierres moussues indiquaient leur emplacement, parmi les herbes flétries.

Les deux pêcheurs peinaient sur les eaux éclatantes, les yeux brûlés par l’ardente réverbération de la lumière. Autour d’eux, sur la nappe incendiée, qui avait la teinte du plomb fondu, des images du soleil semblaient se tordre, s’étirer, se déformer curieusement dans les houles alanguies. Vers midi, ils allaient chercher un peu de fraîcheur à l’ombre des oseraies, ou bien ils se couchaient pour dormir un instant, au creux des sillons de terre meuble, blottis comme des bêtes, aux endroits où l’humidité du sol se conserve plus longtemps.

Cette atmosphère brûlante, qui enfiévrait Pierre, lui fondait les nerfs, le laissait sans force pour lutter contre l’obsession grandissante de cette passion. Ces soirs-là, les yeux de la fille brûlaient d’une flamme étrange ; le fleuve lourd des ténèbres semblait ruisseler dans sa chevelure ; elle apportait avec elle dans les plis de sa robe, dans la moiteur odorante de sa chair, toutes les senteurs de la nuit chaude, tous les désirs épars sur les champs assoupis, sur les fleuves qui glissaient dans l’ombre.

Puis des orages survinrent, promenant des nuées bleuâtres ou rosées qui donnaient au ciel, à travers les branches, l’éclat changeant d’une coquille de nacre. Ils rôdaient à l’horizon sans grondements de tonnerre, laissant tomber de petites pluies douces, qui rafraîchissaient la terre jusque dans ses entrailles. Alors elle respirait et les herbes flétries se relevaient, et la lune se levait sur les vignes mouillées, versait dans le val une inexprimable tendresse.

Un matin Thérèse, qui l’avait attendu dans la ruelle, lui dit à voix basse : « Viens ce soir au bateau ; nous pourrons causer, car nous serons seuls. » La journée passa. Se levant des eaux lumineuses, le doux fantôme évoqué harcelait Pierre de sa poursuite ; dans les houles flottait l’éclat troublant des yeux noirs, et les saules, dans un abandonnement de leurs feuillages, semblaient des chevelures dénouées, trempant dans le fleuve.

Pierre fut exact au rendez-vous.

Dès qu’il arriva, Thérèse le prit par la main, et, mettant un doigt sur ses lèvres, le conduisit dans sa chambre.

— Mes parents sont partis à la ville, dit-elle ; c’est pour cela que je vous ai demandé de venir.

Le timbre de sa voix était changé ; une émotion contenue la faisait vibrer étrangement.

Dans ce logis flottait une odeur insaisissable et qu’il reconnaissait bien, qui était son odeur à elle, et cela mettait dans ses sens le trouble d’une possession vague, à la fois décevante et réelle. Sur une étagère étaient rangés des vases de faïence peinte, aux couleurs un peu ternies par les souffles qui montent des eaux courantes. Un grand lit, voilé d’un nuage de mousseline, emplissait la pénombre de sa blancheur.

Ils étaient assis si près l’un de l’autre, que leurs membres se frôlaient à chaque mouvement.

Elle lui disait des choses vagues et douces, lui confiant la tristesse qui l’envahissait les soirs où elle ne le rencontrait pas. La veille, elle avait eu beau le guetter, la journée s’était passée, lui laissant au cœur un vide inexprimable. Le soir, elle s’était glissée dans les jardins et avait regardé longuement la petite fenêtre éclairée, dans la façade de l’auberge silencieuse. Quand la lucarne s’était éteinte, il lui avait semblé que son chagrin redoublait. En parlant ainsi, elle n’avait pas l’air de réfléchir, conservant cette tranquille audace qui charmait Pierre et l’effrayait un peu.

Il faisait bon dans ce logis étroit, sans cesse rafraîchi par l’haleine qui montait des eaux tournoyantes. On entendait le murmure incessant des flots, qui couraient le long du bordage avec un bruissement de chose vivante ; et parfois, tirant sur ses amarres, le bateau montait, se dérobait sous eux, oscillait lentement avec un bercement monotone, qui endormait leurs pensées.

La lumière du couchant dessinait de grandes ombres dans la prairie. Une vapeur rousse flottait sur les arbres ; toutes les odeurs des champs, roulant pêle-mêle dans le courant d’air vif qui passait sur le fleuve, apportaient à leurs sens une sorte de griserie ; de toutes ces choses, montait une volupté molle et défaillante, un frisson de désir, irritant et fugace, qui voltigeait partout sans se poser nulle part.

Ils ne se parlèrent plus, le cœur gonflé d’émotions. Le soleil, réverbéré sur les eaux, faisait courir le long des murs des moires chatoyantes. Au-dessus de leurs têtes, c’était comme un grand papillon lumineux, dont les ailes palpitaient.

Pierre le regardait fixement.

Tout à coup il sentit contre sa joue le frôlement de la joue de Thérèse. Il la prit dans ses bras et but longuement à ses lèvres, l’oubli, la volupté, le désir profond comme la mort.

Puis un brusque sursaut les jeta l’un sur l’autre, et il l’emporta dans l’ombre.

Des clartés pourpres flottèrent parmi les joncs. On n’entendait plus que le cri de la fauvette des roseaux, un cri rauque, qui montait dans le soir comme un chant de crapaud.

Ils se retrouvèrent, tous les soirs.

Blottie au coin d’un mur, obstrué de sureaux et de vignes vierges retombantes, elle l’attendait anxieusement, guettant le bruit de ses pas. Quand il arrivait, elle tombait dans ses bras avec un tel élan de passion, un tel abandon de toute sa personne, qu’il en était attendri. Elle lui répétait chaque fois qu’elle se traînait le long des jours, sans avoir de goût à rien, et qu’elle commençait à revivre, au moment où elle le revoyait.

Elle lui disait aussi :

— Je t’ai en moi, tu es tout pour moi, je t’aime plus que tout au monde.

Ils montèrent dans les petits sentiers qui grimpent à travers les vignes, allant parfois jusqu’à mi-côte, cherchant des refuges, dans les cabanes de pierre, que les vignerons construisent au milieu des enclos. Le fleuve lourd des ténèbres s’épaississait autour d’eux ; les coups du marteau-pilon ébranlaient les vieux monts, jusque dans leurs assises. D’autres fois ils traversaient la prairie à pas furtifs, trouvant dans les roseaux des cachettes dont ils avaient le secret. Un souffle humide, leur montant au visage, les avertissait du voisinage du fleuve.

D’étranges phosphorescences, qui les effrayaient, s’allumèrent au tronc pourri des vieux saules.

C’est ainsi qu’ils semèrent dans toute la contrée des souvenirs d’amour. Des places, où l’herbe était foulée, leur donnaient un choc au cœur, quand ils les revoyaient dans le grand jour.

Alors Thérèse rougissait.

Loin de les rassasier, la possession les attacha plus étroitement, de jour en jour. Leurs êtres façonnés par la volupté, et toujours plus vibrants, comme des instruments travaillés par des sons, leur donnaient l’illusion d’être fondus l’un dans l’autre. Quand il fallait se séparer, c’était un arrachement de leurs personnes, par où saignaient en eux des fibres inconnues.

Certaines nuits orageuses et lourdes, le ciel flambait d’éclairs de chaleur qui incendiaient à l’horizon des amoncellements de nuages noirs. Des campagnes venaient des souffles embrasés, qu’on eût dit sortis de la gueule d’un four. Ces soirs-là, ils connurent si puissamment le frisson de la volupté, qu’elle leur devint une souffrance.

Un soir, Pierre fit allusion à son prochain départ. Elle eut une clameur si navrée, que Pierre stupéfait ne trouva plus rien à lui dire ; elle s’abattit sur sa poitrine, tandis qu’il sentait de grosses larmes chaudes qui roulaient sur ses mains. Puis elle resta longtemps, couchée sur les genoux de Pierre, immobile et comme morte ; seulement, de temps à autre, un frisson de douleur traversait tout son corps, et la faisait claquer des dents.

Pierre, tout soucieux, regardait la fuite monotone des eaux au fond des ténèbres.

Thérèse apparut transformée.

La belle fille était devenue une créature d’amour dont le corps, par ses lassitudes et ses inflexions molles, révélait l’habitude de la volupté. Ses lèvres mordues par les baisers avaient l’éclat d’une pourpre vivante. Ses larges yeux, entourés de cernes bleuâtres, s’emplissaient d’une flamme ; toute sa chair meurtrie avait la maturité savoureuse d’un fruit d’automne qui fait ployer la branche, et semble prêt à rouler sur le sol.

Quand elle se promenait au bras de Pierre, les soirs de bal, elle avait une mollesse d’allure, un abandon voluptueux de la taille, qui en disaient long. Les hommes rôdaient autour d’elle avec des mines allumées, et Pierre, chatouillé au fond de son orgueil, jouissait puissamment de la brutalité de ces hommages.

Elle passait, ayant l’air de ne rien apercevoir.

Elle l’aimait comme un chien aime son maître, avec un don absolu de sa personne, le suivant des yeux, dès qu’il s’éloignait, et le couvant d’un regard fidèle. Quand il parlait, elle remuait les lèvres, ayant l’air de boire ses paroles. Si fort était le lien qui les unissait, qu’ils en arrivaient, par une sorte de mystérieux échange, à avoir des gestes identiques. Elle, surtout, retrouvait sans y penser des inflexions de voix, des haussements d’épaules, qui lui étaient habituels.

Les soirs où ils se retrouvaient dans leurs cachettes, elle aimait se blottir sur ses genoux. Se faisant légère et toute menue dans ses bras, elle avait un chuchotement de paroles tendres, pareil à un ronron de chatte. À ces moments-là, elle se gardait bien de lui demander de rester avec elle ; elle affectait au contraire de parler de son départ inévitable avec une résignation, une tristesse si calme qu’il en était tout ému, pénétré d’un frisson de pitié jusque dans les profondeurs de son égoïsme. Alors il se sentait sans volonté devant ce désespoir, qui se taisait, dans la crainte de lui déplaire, et il était prêt à toutes les lâchetés.

Si fine, elle avait très bien remarqué le mouvement de curiosité, dont Pierre était tout frémissant, quand elle lui racontait les voyages de la Reine des eaux, dans les pays étrangers.

Comme il lui demandait détails sur détails ! Avec quelle attention il suivait ses récits, visiblement emporté loin du présent, impatient de tout connaître sur les divers usages des pays et des hommes. Alors ses yeux s’ouvraient tout grands, comme ceux d’un enfant à qui l’on raconte des histoires.

Sans avoir l’air d’insister, avec une rouerie patiente de femme obstinée dans ses desseins, elle ramenait la conversation à ce sujet préféré.

C’est ainsi qu’elle lui apprit que leur chaland avait fait séjour en Alsace, en septembre de l’année précédente, amarré le long d’une des îles verdoyantes, dont la rive du Rhin est toute obstruée. Dans ces villages les grappes blondes du houblon, mêlés à des festons de roses, enguirlandaient le fronton des chalets rustiques. On y fumait du tabac fin dans des pipes de porcelaine, et pour une monnaie de nickel, qui valait à peine un sou, on avait une pinte de bière fraîche, qui moussait doucement dans des pots de grès, sur les tables d’auberge. Les dimanches on s’en allait en carriole vers les vallées des Vosges, dont la ligne bleuâtre ondulait à l’horizon ; des couloirs étroits s’ouvraient entre les roches, tout vibrants du grincement des scieries, et l’on dansait dans l’ombre fraîche, qui tombait des bois de sapins, vers les soirs.

Elle lui parlait aussi de son pays à elle, dans le Nord, du côté des Flandres.

Elle y revenait si souvent, qu’il croyait voir les gras herbages, clos de palissades, au bord de la mer, où les vaches viennent ruminer à l’heure chaude, dans l’ombre ramassée d’un orme gigantesque. Les moulins à vent, sur les ondulations de la dune, tournaient sans trêve sous les souffles du large, et la plaine, couverte de champs de blés et de betteraves, déroulait au loin son ampleur monotone. Par places aussi s’ouvraient des canaux où l’eau semblait dormir, comme écrasée par le reflet des feuillages.

Elle lui parla aussi des soirs de ducasse et du petit port, où relâchaient les vaisseaux venus de tous les coins de la terre, du Brésil et de la Norvège. La grêle futaie des mâts, sans cesse balancés par des houles, rayait le ciel ; les beauprés se penchaient vers le large pour cueillir les souffles errants, et les grandes voiles brunes claquaient. Bras dessus, bras dessous, des marins, qui avaient trop bu, entraient en coup de vent dans les auberges du quai. Ils en ressortaient avec des mouvements de roulis dans les jambes. Sur les dalles ruisselantes, des Anglais dansaient la gigue, tandis que des Allemands chantaient des chœurs à quatre voix, accompagnés des sons d’un accordéon plaintif.

Elle lui ménagea une surprise.

Un soir qu’il était venu la retrouver dans le chaland endormi, la porte de la cabine s’ouvrit, laissant passage à une apparition.

La lampe de cuivre, suspendue aux solives du plafond, jetait une faible lueur.

Elle avait revêtu le costume des filles de son pays. Sa tête brune apparaissait, doucement auréolée par la coiffe de dentelle tuyautée, dont la blancheur neigeuse rayonnait autour de ses traits. Son fichu de pêcheuse entr’ouvert laissait voir la naissance de sa gorge, menue et délicate. Provocante et lointaine, elle se révélait encore plus souple dans la jupe courte, qui découvrait ses chevilles et ses pieds chaussés de sabots claquants. À ses oreilles étaient suspendues de lourdes pendeloques d’or, garnies de cabochons d’émail bleu, qui lui donnaient l’air d’une idole parée.

Et quand il la tint serrée contre lui, il crut qu’il possédait tout ce qu’il avait rêvé, au cours de ses heures d’ennui et de décevantes nostalgies.

Thérèse maintenant avait perdu toute prudence.

L’obsession rivée au plus profond de sa chair, elle passait ses jours au bord de la rivière. Les deux pêcheurs, occupés à leur besogne, voyaient la tête brune surgir des fourrés de ronces, qui s’accrochent au tronc des saules. Immobile et les yeux fixes, elle suivait les mouvements de la barque dérivant sur les eaux.

Elle avait toute liberté, en vraie fille de bohême grandie sur les chalands, parmi cette population de mœurs faciles. Et puis le père et la mère Maquet, qui n’étaient pas sans soupçonner quelque chose, lui laissaient les coudées franches, le garçon, somme toute, leur plaisant.

Il reçut encore une lettre de Marthe, mais cela ne le toucha point, ne fit surgir en lui aucun remords. Comme elle pesait peu, cette petite fille, résignée à tous les abandons, dont le charme sentimental ne se révélait qu’à la longue, quand il la comparait à cette créature ensorcelante.

Il allait ainsi devant lui, en aveugle, sans se rendre compte du chemin parcouru.

Une nuit, il attendit Thérèse à l’angle du vieux mur. Elle ne vint pas. Quelque part, les heures tombaient lentement d’un clocher perdu dans la nuit, et chacune des vibrations sonores provoquait en lui un sursaut d’épouvante.

Que pouvait-elle faire ? Il voyait vaguement les formes des chalands accroupis, dormant sur l’eau, pareils à des bêtes échouées le long du fleuve. Les pas d’un promeneur attardé sonnaient dans le village sur le pavé des caniveaux ; alors les chiens aboyaient à bord des bateaux.

Minuit, une heure ! Il retenait son souffle, épiant les bruits qui palpitent dans la nuit. Ils prenaient à ses sens presque hallucinés, une ampleur terrifiante.

Il rentra à l’auberge, hanté de craintes. Quand il fut couché, il ressassa des idées tristes, et finit par tomber dans une agitation de cauchemar, énervante et fugace.

Thérèse ne vint pas, le lendemain. Il ne savait plus que supposer.

Et c’était en lui une sorte de honte, à se sentir ainsi maîtrisé par cette passion, lui, le beau garçon, habitué à triompher sans conteste. Il ressentait quelque chose d’analogue à l’angoisse du poisson qui a un hameçon accroché au vif de ses entrailles.

Le lendemain, il alla rôder auprès de la Reine des eaux. Le bateau avait son aspect de tous les jours, dormant dans la même anse tranquille de la rivière. La mère Maquet étendait la lessive sur des cordes, et le vieux marinier, assis à l’avant, pêchait à la ligne dans les remous.

Pierre n’osa pas monter sur le chaland.

Cette nuit-là, il allait retourner à l’auberge, lassé par une attente vaine, quand Thérèse survint tout à coup, et lui raconta qu’elle avait dû s’absenter pendant ces trois jours, sans avoir eu le temps de le prévenir. Une cousine à elle, mariée à un marinier, qui passait dans les environs et qu’elle avait dû aller voir.

Elle parlait longuement, dans sa joie de le retrouver, mais Pierre ne l’écoutait pas. Il ne sentait plus, il ne pensait plus, il ne savait plus qu’une chose, c’est qu’elle était auprès de lui, et qu’il ne la quitterait jamais. La joue appuyée sur sa poitrine, il écoutait les battements précipités de ce cœur qui était plein de lui. Quand il voulut parler, toute son émotion contenue se faisant jour dans un sanglot, il ne put que lui dire :

— Écoute, j’ai trop souffert, je ne te quitterai jamais.

Elle ne répondit pas. Eut-elle dans ses yeux noirs cet éclair de triomphe, cette lueur de contentement qui, chez toutes les femmes, se nuance d’un peu de mépris, en présence de l’homme vaincu ? Elle rêvait à des choses lointaines et sa main parcourait la chevelure de Pierre : il ne savait pas si c’était une prise de possession ou une caresse.

Les deux pêcheurs s’avancèrent dans l’intérieur des terres. Alors un pays différent se révélait.

Ce n’était plus la gaieté ensoleillée des pampres, revêtant le flanc des coteaux d’une belle couleur d’émeraude, ni les toits de tuiles rouges, tranchant sur le feuillage des vergers. Les coteaux s’aplanissant et coulant vers l’horizon dans une fuite bleuâtre, un pays plat s’étendait à perte de vue, un pays de maigres cultures où des champs de luzerne alternaient avec des carrés de betteraves. La moisson terminée, les tiges des avoines et des blés revêtaient le sol d’une toison hérissée.

Ce fut, cette fois, la Lorraine ingrate, celle dont la nudité revêt aux yeux habitués un âpre accent de misère et de sauvage poésie, celle qui ne lasse pas avec ses landes pierreuses, ses maigres friches, ses peupliers grêles rangés en lignes parallèles, ondulant à l’horizon.

Les villages ressemblaient à cette terre, étant nus et pauvres comme elle.

On y respirait partout un air de désolation et de détresse. Où étaient les villages de vignerons avec leurs maisons propres, leurs fenêtres garnies de treilles, leurs jardinets clos de haies vives où montent des poiriers en quenouille et des pommiers à haut vent ? Ici, de grandes bâtisses qui ressemblaient à des prisons ou à des casernes. Des gerbières s’ouvraient, laissant passer des monceaux de paille sèche ; des chats maigres y rôdaient, poussant des miaulements lamentables, le sol des rues désertes, où stagnaient des flaques de purin, était piétiné et défoncé par les troupeaux, allant à l’abreuvoir.

Les deux pêcheurs abordaient, cherchant une auberge pour y casser une croûte.

Tous les habitants étant partis aux champs, un grand silence tombe, par les après-midi, dans les rues désertes. À peine virent-ils un vieux assis devant sa porte, et chauffant ses rhumatismes au soleil. Quand les deux hommes passèrent, il leva lentement ses yeux ternes, aux prunelles vitreuses, et ses mains allaient et venaient sur ses genoux, agitées d’un tremblement sénile, cherchant la tiédeur des derniers rayons, la seule joie qui reste aux pauvres vieux, et qui les console.

La navigation était dure dans ce ruisseau ; il fallait franchir des bancs de sable où la barque s’enlizait. Alors Pierre sautait à l’eau et il halait la barque jusqu’au moment où on était sorti du mauvais passage. À la longue, cela vous épuisait, ces bains dans l’eau courante.

On achevait de souper, ce soir-là, sur le pont de la Reine des eaux. La table mise à l’arrière, à l’endroit où les poutres de la membrure viennent s’implanter dans la travée de l’étambot, la voile brune, étendue sur le mât, formait une tente qui, pendant le jour, protégeait ce coin des ardeurs du soleil. Le chargement de la Reine des eaux était terminé ; les pièces de chêne équarries exhalaient dans le vent cette odeur forte, qui emplit les poumons, et fait rêver des clairières où gisent les arbres abattus.

À l’arrière, le fleuve fuyait sous une lumière bleue, infiniment transparente ; les pourpres du couchant flottant à la surface des eaux mêlaient leur splendeur immobile au frémissement continu des herbes fluviales. Une paix infinie descendait sur ce village.

On soupait aussi à bord des autres chalands. Les souffles du vent plus fort faisaient rougeoyer les braises des petits fourneaux, où cuisaient des nourritures. Parfois un charbon, tombant dans l’eau, s’y éteignait avec un long grésillement.

Pierre était resté ce soir-là.

Depuis quelque temps, on devenait plus familier avec lui à bord de la Reine des eaux. Une sorte d’intimité était née, qui avait grandi avec le temps, sans que la fille eût l’air d’y entrer pour rien. Les vieux ne se gênaient plus devant lui, parlant de leurs petites affaires, le considérant comme quelqu’un de la famille. Il avait même une certaine aisance dans ce logis ; il savait la place des menus objets de cuisine, et quand on oubliait de mettre la cuiller à pot sur la table, il allait la chercher dans le tiroir, où on la serrait d’ordinaire, comme s’il eût fait là une chose toute naturelle.

Alors Thérèse souriait, de ce sourire étrange qui lui était habituel.

Le souper s’achevait sans encombre.

La mère Maquet avait posé sur la table un saladier de fromage blanc, dont la masse nageait dans un flot de crème. Le vieux marinier versa du vin à la ronde, penchant le litre, à bras tendu, au bord des verres ; puis il se mit à fumer sa pipe, ayant tassé le tabac dans le fourneau de terre à coups de pouce lents et méthodiques. Son corps musculeux et trapu, écroulé sur sa chaise, exprimait la béate satisfaction, le contentement de l’animal qui se repose.

La mère Maquet rangea la vaisselle du souper. Thérèse, assise le long du bordage, alluma une lampe et se mit à travailler à un de ces ouvrages de femme compliqués, dont le lent achèvement, poursuivi pendant des années, berce de sa monotonie le mouvement de leurs pensées.

De grands éphémères blancs, au corps transparent et mou, aux ailes floconneuses venaient tourbillonner autour de la lampe. Ils tombaient comme une neige vivante, agitée d’une palpitation de vie innombrable. Quand leurs ailes avaient touché le verre brûlant, ils s’y engluaient soudain, et d’autres, tombant dans la flamme, entassaient sur la mèche leurs cadavres microscopiques, et la faisaient charbonner.

C’était l’heure où l’on cause, les coudes sur la table, dans le bien-être des digestions commencées.

Depuis quelque temps une finasserie contenue allumait les yeux du vieux Maquet, faisait battre ses paupières, plissait ses lèvres minces. Il avait un clignement complice à l’adresse de sa fille, comme pour lui faire signe de prendre patience.

Il se décida brusquement :

— Comme ça, fit-il, c’est entendu, vous venez avec nous ?

Pierre sursauta. Il avait eu beau se familiariser avec cette pensée : au moment de prendre une décision, il hésitait.

Thérèse leva la tête, l’aiguille immobilisée à ses doigts, et ses yeux noirs prirent un air de supplication muette.

Le sourire étrange flotta autour de ses lèvres, ce sourire fait de tranquille fierté qui, s’adoucissant parfois, promettait des choses vagues, infiniment tendres.

Pierre vaincu balbutia :

— Mais oui, on verra… On finira par s’entendre.

Le vieux reprit, brutal :

— Faudra voir à se décider bientôt. Le chargement du bateau est prêt, et si mon offre ne vous convient pas, on verrait à s’adresser ailleurs.

Et Pierre se décida tout à coup, pour s’enlever le temps de la réflexion.

— C’est dit, j’accepte. Faudra que j’informe mon père.

Alors le vieux devint subitement loquace, comme si la contrainte s’était levée, qui pesait sur ses paroles, les faisait rares et précautionneuses. Il parlait, il parlait, tourné vers sa fille, qui s’était penchée à nouveau sur son ouvrage.

— V’là qu’est dit, fit-il, en manière de conclusion, et faudrait voir à ne pas s’dédire. On ne fait ni une ni deux, et chose arrangée doit tenir bon. On ne sera pas regardant sur les gages, et plus tard on verra à faire d’autres arrangements, si l’existence ne vous déplaît pas.

Il avait un hochement de tête, comme pour approuver des combinaisons, qu’il édifiait à part lui.

Il reprit :

— Je m’disais aussi : v’là un garçon rangé et travailleur qui ferait bien not’affaire. Ça vaut de l’or, des hommes comme ça. Ah ! vous en aurez du bon temps avec nous, au lieu de crever d’faim, dans vot’ pays de misère.

La vieille intervint de sa voix aigre, où elle s’efforçait, mais vainement, de mettre en l’honneur de Pierre des inflexions de tendresse.

— Te v’là content, mon pauv’ vieux. Et la fille aussi ! Ça ne pouvait pas durer, vu qu’t’étais devenu trop cassé, pour le service du bateau. Ça m’faisait gros cœur de voir la Reine des eaux, pas soignée comme il fallait.

Elle insistait sur la déchéance physique du vieux, soulignait les tares de la sénilité, avec une crudité de termes, comme font les gens du peuple, pour qui la délicatesse des sentiments est un luxe inutile.

Puis elle descendit dans la cuisine du bateau, et elle remonta une vieille bouteille d’eau-de-vie de marc. On choqua les verres et tout le monde but avec recueillement, comme pour sceller un contrat et fonder une alliance.

Le vieux marinier retourna le verre vide sur sa main, pour recueillir les dernières gouttes, puis il se frotta les paumes avec un air de satisfaction :

— Ça conserve le corps, dit-il, et ça fait vivre longtemps.

Puis les deux vieux allèrent se coucher, et l’on entendit bientôt leur ronflement sonore, qui traversait les cloisons, et le bateau oscillait lentement, comme gagné, lui aussi, par ces bruits de sommeil.

Enlacés à l’avant, Thérèse et Pierre échangeaient des tendresses. Elle le sentait encore effaré par cette détermination soudaine, et pour le calmer, redoublait d’attentions. Ils regardaient sans la voir la fuite des eaux, glissant au fond des ténèbres. Sur le bateau, sur la prairie, sur la rivière, quelque chose planait de vague, de délicieux, d’irrésistible, comme l’approche de grands bonheurs.

Le lendemain, qui était un dimanche, ils devaient monter jusqu’au fort, bâti sur la côte de Pont-Saint-Vincent. Ils allaient voir un cousin de Thérèse, qui y faisait son service comme artilleur de forteresse.

Le matin s’éveillait dans la lumière et la rosée. Un croissant de lune, mince comme un fil, pâlissait et se fondait peu à peu dans la splendeur du jour. Pierre attendait, assis sur un paquet de cordages ; il avait grand air dans ses vêtements de cérémonie, où l’on voyait encore la trace de quelques plis ; la fille allait et venait dans l’affairement de ses préparatifs ; un éclat de lumière blonde courait sur ses bras nus.

Le père Maquet lavait le pont à grande eau, puisant dans le fleuve avec un seau attaché à un bout de filin. Il frottait à tour de bras, s’arrêtant par instants pour essuyer son front, ruisselant de sueur.

Haussant les épaules, il dit :

— Avec les femmes et tous leurs affutiaux, on ne sait jamais quand on part.

Enfin Thérèse fut prête. Les deux vieux assistaient à ce départ, comme à un événement considérable. Ragaillardis, ils se regardaient avec des demi-sourires et des mines satisfaites, et Pierre, qui sentait leur regard dans son dos, entendit la vieille disant à son mari :

— Ça fait un beau couple tout de même !

Puis ils furent seuls, enivrés d’eux-mêmes, dans la joie naissante du jour.

Les champs trempés de rosée s’allumaient de clartés errantes. Une pièce d’avoine, qu’on n’avait pas encore moissonnée, était un fouillis de graines blondes, où scintillaient des gouttes d’eau. Les scabieuses de velours pâle et les mélilots dorés se redressaient, vivifiés par les eaux nocturnes.

Ils traversèrent le petit village accroché au flanc de la côte. Les rues étaient balayées par les sons grêles d’une cloche, sonnant le premier coup de la messe. Sur le devant des maisons, de jeunes gars se tenaient, graves et cérémonieux, vêtus de leurs habits de dimanche, et des petites filles, aux figures joufflues, avaient leurs boucles blondes enchevêtrées de papillotes.

Le sentier devint abrupt et rocailleux : ils montaient sans peine, rafraîchis par l’air vif.

Un rapprochement involontaire se fit dans l’esprit de Pierre, entre cette course matinale et ses promenades avec Marthe, quand ils allaient inviter leurs parents aux noces prochaines. Comme tout cela était loin ! À la pensée qu’il s’était évadé de ce passé maussade, une joie puissante l’envahit et sa poitrine se gonfla, aspirant l’air des sommets et les grands souffles aventureux. Comme la vie s’ouvrait large devant lui, aux côtés de cette créature splendide, qui était déjà sa femme de chair, dont la possession ne le lasserait jamais ! Comme il avait eu raison d’écouter les regrets inavoués, les instincts blottis dans son cœur, qui lui donnaient le dégoût de cette existence casanière, avant même de l’avoir vécue.

Emporté d’un élan de reconnaissance, il se tourna vers Thérèse et lui tendit les bras.

Ils s’aimaient tellement que les moindres gestes prenaient entre eux une signification. Les menus soins dont il l’entourait par galanterie, un caillou qu’il écartait du sentier, une branche d’arbre qu’il détournait sur son passage, tout cela enveloppait Thérèse d’une affection.

Une pluie d’or, tombant à travers les branches, criblait l’ombre glacée des noyers. De chaudes lueurs couraient sur le gazon fin et mordoraient les mousses.

Ces clartés mouvantes noyant les traits de Thérèse, elle lui apparut plus désirable encore, dans la blouse de soie écrue, qui moulait sa taille. Une large ombrelle de mousseline blanche mettait sur son teint ambré une ombre doucement tamisée.

La montée devint plus rude et Thérèse soufflait, toute rose de cette course en plein air. Ils se laissèrent tomber au pied d’un pommier et tout de suite ils se prirent les mains.

Un charme profond et tendre émanait des grands arbres, debout dans la lumière. À leurs pieds coulait une pièce de trèfle incarnat, où de gros bourdons bleus erraient, animant les rais de soleil de la vibration chantante de leurs ailes. Du fond des vergers ombreux s’exhala une odeur de mirabelle, délicate et fine, qu’ils respirèrent avec ivresse.

Alors ils firent des projets d’avenir. Quand ils seraient mariés, dans quelques mois, ils se permettraient, les dimanches, des escapades en plein air, par des journées pareilles à celle-là.

Une source coulait à deux pas, un mince filet d’eau tombant d’un conduit de bois. Il fit un creux de ses paumes rapprochées et Thérèse put étancher sa soif. Quand ce fut son tour, il lui mangea les poignets et les mains de baisers rapides. Rieuse, elle lui jeta de l’eau à la figure.

Enfin ils débouchèrent sur le plateau.

De cette hauteur, on la voyait presque tout entière, cette terre lorraine.

Rude terre ! Alors elle s’imprégnait de lumière, se pénétrait de chaleur, si douce au sortir des hivers de glace. De là-haut, on la voyait très bien, déroulant ses flancs avec une ampleur puissante, comme si elle prenait plaisir à s’étendre et à s’étirer sous la caresse fécondante de l’astre. Et tout ce qui montre sa vieillesse, tout ce qui est si lamentable par les jours de pluie, les calcaires blancs qui trouent le maigre sol, les roches moussues où suintent des traînées d’humidités verdâtres, tous ces vieux ossements de la terre, éclaboussés de soleil, vibraient, vivaient, flottaient dans une montée d’air chaud. L’horizon lointain, dont la ligne tremblait, semblait se relever comme les bords d’une coupe immense, pour contenir toute cette joie de la lumière, cet or profond qui ruisselait du ciel.

Les tronçons de la forêt de Haye, vus de cette hauteur, avaient l’air de se rejoindre. Les bois de hêtres et de chênes géants n’étaient plus qu’une rude toison, qui avait poussé sur les flancs de la terre. Dans les parties cultivées, des champs entiers de coquelicots semblaient arrosés de sang, une pourpre chaude qui aurait jailli du sol. Les hauts promontoires du val, les falaises qui se dressent au bord des eaux, comme des choses éternellement vigilantes, dormaient dans un recueillement sans fin. À des tournants, la rivière apparaissait, sous un frémissement de soleil, coupée de la traînée blanche des barrages dont on n’entendait pas la voix.

Midi sonna, le ciel bleu pâlit, devint tout blanc sous la flambée des rayons. Rien ne bougeait : les pierres des premiers plans rongées de mousses, les feuilles fines des coudriers, les brins d’herbe d’où montait un chant confus d’insectes, pareil à la vibration monotone de la lumière.

Puis de grands coups de vent passèrent, venus de l’horizon, pareils à la respiration d’une poitrine géante, éveillant les choses éternelles, les roches, les champs, les bois, dont les masses roulèrent confusément. Apportant les odeurs des champs exaspérés par le soleil, l’odeur des fleurs qui ne durent qu’un jour et celles des arbres qui vivent des siècles, le vent les mêlait, les froissait, les éparpillait en lambeaux dans le vide immense, où des buses, dans leur vol planant, décrivaient lentement de grands cercles.

Des cloches sonnèrent à la fois, dans tous les replis du sol. Les unes grêles, au son fêlé, répétant les mêmes notes de leurs voix chevrotantes, semblaient le radotage de vieux tombés en enfance ; d’autres, cuivrées, jetaient dans le vide un ouragan sonore qui balayait le plateau lorrain. D’autres sons encore montaient le long des parois verticales de la vallée, comme du fond d’un puits, éveillant des échos. On eût dit que toute cette musique, qui grandissait parfois dans les bouffées du vent et parfois s’éteignait, était l’âme ardente des champs, qui se révélait, dans le soleil.

Un planton montait la garde à l’entrée du fort.

À travers le dédale des cours de maçonnerie et de couloirs obscurs, il conduisit les jeunes gens jusqu’à la chambrée, où logeait le cousin de Thérèse.

Ils regardaient curieusement ce spectacle nouveau pour eux. Des rayons de soleil oblique glissaient au fond des cours, et très haut au-dessus de leurs têtes, les talus couverts d’herbes étaient parcourus d’un frisson lumineux sous le vent. Des bourgerons et des pantalons de treillis, séchant au soleil, se balançaient dans le vide, comme des formes ridicules.

Devant chaque fenêtre étaient empilés des monceaux de rails de fer, qu’on devait glisser dans des encoches toutes préparées, en cas d’alerte, pour cuirasser les chambrées et les garantir des éclats d’obus.

Une vague sensation de malaise et d’étouffement pesait sur les visiteurs et faisait leurs paroles plus rares, comme s’ils se sentaient oppressés par le poids des voûtes bétonnées, par les assises formidables des moellons cimentés, formant un caillou gigantesque dont la masse devait résister à tous les chocs.

Des hommes, assis à des fenêtres, raccommodaient des vêtements ; un linot dans une cage faisait entendre un chant de prisonnier, léger et plaintif.

Justement le cousin n’était pas dans la chambrée. Un soldat, qui nettoyait un râtelier d’armes, répondit au planton qu’on le trouverait sûrement à la cantine.

On s’y rendit ; la porte entr’ouverte, il vint au-devant de Thérèse et lui sauta au cou. C’était une espèce de géant roux, aux cheveux plantés droit sur le crâne, aux pieds et aux mains monstrueux, et qui avait dans tout son corps cette gaucherie particulière aux êtres démesurés.

Ses grands traits placides étaient marqués de petite vérole.

Thérèse lui présenta Pierre comme son fiancé, et quand elle l’eut mis au courant de ce qui se passait à bord de la Reine des eaux, il les installa à la table où il buvait, et leur dit d’attendre quelques minutes : le temps d’aller faire part à quelques copains, venus comme lui de leur village, de cette bonne visite.

Cette cantine était une grande pièce, aux murs enduits de peinture brillante, qui s’écaillait par endroits. Des enluminures grossières, représentant des scènes de la vie militaire, égayaient de leurs tons criards la nudité des murailles. Une fraîcheur de cave vous saisissait aux épaules et mettait sur la peau un frisson, au sortir du grand soleil.

Un bruit intrigua les deux jeunes gens, clair et monotone comme un chantonnement de source.

Le cantinier qui, les bras retroussés devant son fourneau, surveillait la cuisson d’une vague ratatouille, expliqua que ce bruit était produit par les filtrations des eaux, qui, traversant les talus de terre, venaient ruisseler sur le plafond de la salle. On avait même dû le revêtir d’une enveloppe de zinc pour protéger les hommes contre les douches continuelles. Il ajouta que c’était la même chose, du côté du nord, dans les chambrées où s’entassaient des soldats.

Puis il conclut rageusement, brandissant ses pincettes d’un air de menace :

— On n’y foutrait pas des cochons. Mais c’est bien bon pour loger des hommes !

C’était vrai. On sentait maintenant, dans l’air lourd de cette journée de chaleur, passer quelque chose comme un imperceptible frisson glacé, la caresse de ce souffle froid, qui plaisait au premier abord, et devenait à la longue pénétrant comme une morsure.

Mais les Flamands étaient entrés, et quand le tumulte des embrassades et des compliments se fut calmé, tout le monde s’attabla et se mit à boire.

Ils étaient quatre, aux carrures terribles, un peu moins grands et moins larges d’épaules que le cousin, ayant, eux aussi, cet air placide de géant et cette gravité calme. Heureux de se retrouver, ils se mirent à parler le patois de leur pays, une langue rauque hérissée de mots bizarres.

Puis ils demandèrent à la jeune fille des nouvelles du pays qu’elle venait de quitter, s’informant des mariages et des enterrements, comme si c’étaient les seuls événements habituels du village.

Ils se mirent à vanter la force surprenante du cousin, trouvant des termes drôles pour peindre la stupéfaction des Lorrains nerveux au milieu desquels ils étaient transplantés, à la vue de ses tours de force. Ils racontèrent l’ahurissement du capitaine, quand il avait fallu habiller le grand corps, à qui rien n’allait des vêtements préparés d’avance. Les godillots surtout, pareils à des péniches, qu’il avait fallu fabriquer chez le maître bottier de la ville, et qu’on avait exposés à la devanture, comme des monuments destinés à ébahir les gens qui passaient. Ces jours derniers, comme on les avait employés à transporter les obus du 220, un mortier de siège dont le projectile pesait dans les cent kilogrammes et était haut d’un mètre, ils s’étaient mis deux hommes après chaque obus. Mais la tâche n’était pas commode et ils se prenaient les doigts à rouler les morceaux d’acier sur les piles ; alors le cousin, prenant bravement son parti, s’était mis à coltiner son obus, sans s’occuper des autres. Le bonhomme s’appuyait d’un seul coup les cent kilos, qu’il portait dans ses bras, comme une nourrice porte un mioche ! Et il leur avait proposé de faire l’ouvrage à lui tout seul. Fallait voir la gueule du vieux, c’est ainsi qu’ils appelaient le capitaine, quand il était entré dans l’abri et qu’il avait vu le tableau ! Il n’en revenait pas, et du coup, il avait été chercher tous les officiers de la batterie ; le soir, le veinard de cousin avait eu un supplément de rata et une double ration d’eau-de-vie.

Tous, empruntant un terme à l’argot parisien, concluaient que pour un homme costaud, c’en était un.

Et ce disant, ils lui assénaient ces horions tendres, ces bourrades affectueuses qui sont pour les simples des marques de tendresse. Lui pétrissant les biceps et lui martelant les omoplates, ils faisaient sonner sous leurs poings ses muscles élastiques. Lui, modeste, se dérobait à l’ovation, savourait les coups à l’égal des compliments, dandinait gauchement son grand corps.

Pierre, qui avait fait quelques mois de service, dans la ligne, comme soutien de famille, n’osa pas en parler, se jugeant trop inférieur.

Ils félicitèrent Thérèse de son choix, le jeune homme leur plaisant par son air de franchise. Le cousin, qui était de la classe, promit d’aller danser à leurs noces ; les autres qui ne partaient pas, se turent, regardant d’un air gêné sous la table, comme pour chercher quelque chose.

On les interrogea sur leur vie.

Alors ils se mirent à raconter des histoires lugubres, étranges et tristes, des soirs de garde par les nuits pluvieuses d’automne, au coin des redoutes isolées, dans la houlée furieuse des vents et le son de la pluie criblant les feuilles mortes. C’étaient des récits de sentinelles surprises, qu’on retrouvait le lendemain, écroulées dans leurs guérites, avec un couteau fiché entre les omoplates, et des espions qui rôdaient, insaisissables, vêtus comme des travailleurs des champs et des marchands de cochons, et si bien déguisés, que tout le monde s’y laissait prendre.

Le soir tombait. Une ombre froide flotta dans la cantine, tandis que le chantonnement des eaux souterraines parut grandir. Il fallut se séparer.

Les quatre Flamands accompagnèrent les jeunes gens jusqu’à l’avancée du fort, et de loin faisant à Thérèse un signe d’adieu, ils la regardaient tristement s’éloigner, comme si elle emportait avec elle quelque chose de doux et de fort, qu’elle avait dans les plis de sa robe, dans ses gestes et dans son langage, un peu du cher pays natal, où les moulins à vent tournent sur le sommet des dunes arrondies.

La Reine des eaux devait partir dans trois jours.

Pierre avait tergiversé jusqu’à ce moment, n’osant faire part à son père de ses projets. Depuis qu’il savait qu’il allait le quitter, Dominique lui apparaissait plus cassé et plus misérable. Il s’attendrissait devant ce vieux tremblant qui l’observait avec défiance, ayant l’air de se douter de quelque chose.

Mais il se fortifiait dans sa résolution, son égoïsme lui faisant trouver des raisons pour la justifier. D’abord ce départ n’était pas définitif, et la Reine des eaux reviendrait souvent dans ces parages ; et puis, qui sait, si tout marchait bien, il pourrait aider le vieux, payer ses dettes, et l’emmener là-bas, dans le pays plantureux, où le vieux aurait sa maison et fumerait sa pipe, en arrosant ses salades.

Mais il fallait parler, se décider, car le moment pressait. Justement ils achevaient de manger leur soupe, assis dans l’ombre transparente d’un frêne. Ayant fermé son couteau, le vieux poussa un soupir de satisfaction, et les yeux perdus dans la douceur bleuâtre des lointains, il se mit à vanter le repos du chez soi, après une campagne de pêche aussi fatigante.

Il parlait lentement, jetant par moments du côté de Pierre un coup d’œil méfiant et perspicace.

Alors Pierre, avec toutes sortes de précautions, lui fit observer qu’il serait préférable de gagner de l’argent, pendant l’hiver. Que ferait-il là-bas ? il s’ennuierait. Justement une belle occasion se présentait : un plus malin saurait en profiter.

Le vieux, pris d’appréhension, lui demanda des explications d’une voix bégayante.

— Oui, un bateau allait partir et on lui avait fait des propositions…

Alors le vieux éclata tout d’un coup :

— Me prends-tu pour un imbécile et crois-tu que je ne sache pas ce que parler veut dire ? Comme si ton manège n’a pas trop duré. Les premiers temps, je n’ai trop rien dit ; il faut bien que jeunesse se passe : mon coq est lâché, gardez vos poules. Mais voilà que tu t’amouraches d’une gueuse et que tu veux la suivre, comme si un honnête garçon n’avait pas de honte à s’encanailler pareillement !

Il se montait peu à peu, ayant à dire trop de choses qu’il avait dû refouler en lui, au cours des semaines. Il criait si fort, que la voix se cassait dans sa gorge et que des faucheurs, qui coupaient du regain dans un pré, levèrent curieusement la tête.

Pierre ne dit rien, baissa la tête sous l’averse des remontrances, en fils qui a grandi dans le respect de ses parents.

Pourtant sa moustache tremblait ; une lueur mauvaise s’allumait dans ses yeux.

Alors secouant la tête avec une lenteur obstinée, un sang-froid trompeur qui s’efforçait de rester calme, il dit qu’il avait réfléchi, qu’il était décidé et qu’il épouserait la fille.

Du coup, le vieux se fit ironique et méprisant :

— Espèce de Jean-Jean, fit-il à voix basse, mais des femmes comme ça, on n’a qu’à frapper du pied au coin des bornes, pour qu’il en vienne des douzaines.

Il reprit :

— Elle s’entend à enjôler les hommes et elle n’est pas à son coup d’essai, pour sûr. Faut pas être fier tout de même, pour se contenter des restes des chemineaux et des camps volants, qui roulent le long du canal. Épouse-la, si le cœur t’en dit, mon pauvre Pierre : trompé avant, trompé après, t’es bien assez jobard pour faire un cocu.

Le vieux ne mâchait pas les mots, crachant son mépris, éclaboussant cette passion d’une volée de boue.

Pierre s’était levé. S’approchant du père, il lui parla dans les yeux, les poings serrés :

— Taisez-vous, père, taisez-vous, que je vous dis, ça finirait mal !

Du coup, le vieux bondit, toute sa face maigre tiraillée et tordue par la rage :

— Mauvais gueux, mauvais fils, qui oses menacer son père !

Puis toute sa colère tomba dans un revirement soudain, et il supplia son fils, d’une voix mouillée d’attendrissement :

— Reste, mon fi, reste avec ton père qui n’a plus que toi. Pense à la brave femme que tu vas retrouver. Comme si on ne sera pas mieux, à vivre tous ensemble, au lieu d’aller vagabonder sur les grands chemins.

Pierre l’écouta impassible, buté dans son refus, gardant toujours la même froideur calme, muette, insensible. Alors le vieux leva la main dans un geste solennel, plein d’une sorte d’emphase, et il déclara :

— Va-t’en ! que je ne te revoie plus ! je n’ai plus de fils !

Puis il tourna les talons et, suivant le sentier, regagna la barque amarrée sous les saules. Pierre le regarda partir, se contentant de hausser les épaules.

Le soir même, ayant transporté son petit bagage plié dans une serviette, il s’installa à bord de la Reine des eaux.

Les deux jours qui suivirent, le vieux affecta de passer le long du chaland, quand il allait à la pêche. Il marchait, portant la hotte d’osier dont le balancement accentuait la lenteur cassée de sa démarche, et son dos courbé avait une expression d’énergie indomptable.

Pierre détournait la tête quand il passait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Il pouvait être cinq heures de l’après-midi, quand on largua l’amarre de la Reine des eaux, tout étant prêt pour le départ. Une fraîcheur de brise mourante tombait sur la rivière, mettant dans la voile brune des claquements sonores, plissant la surface du flot d’un frémissement de petites vagues. Le lourd chaland se mouvait avec lenteur, comme s’il eût abandonné à regret la petite anse où il avait dormi sur l’eau, pendant de longs jours. Puis, envahi par la vie fuyante du flot, il glissa doucement, il accéléra sa marche, il partit dans les remous.

À l’entrée du canal, on attela les deux forts percherons, nourris d’avoine. Ils s’ébrouaient, piaffaient, ne tenaient pas en place, dans une impatience de dépenser leurs forces, après des jours passés dans l’écurie flottante. Leurs flancs étaient ceints d’une résille de ficelle pour les garantir des taons, qui rôdent sur les eaux dormantes ; chaque mouvement faisait tinter les sonnailles attachées à leurs colliers de laine bleue, et le clair carillon s’envolait sous les petits ormeaux du chemin de halage.

Le père Maquet criait, jurait, tournait autour d’eux, le fouet à la main. Puis le chaland se mit à glisser sur l’eau, la corde s’enfonçait, ressortait, fouettant le flot, et coulait doucement le long de la berge, en inclinant les panaches soyeux des roseaux.

Debout au gouvernail, les sens tendus et frémissants, Pierre respirait avec une ivresse confuse toutes les joies de cette vie nouvelle. Assise sur un pliant auprès de lui, et travaillant à son éternel ouvrage de tapisserie, Thérèse le regardait de temps à autre, avec son sourire étrange.

Derrière eux la vallée s’estompait, se noyait dans la brume des soirs. On ne voyait plus que la côte de vignes, dont l’ombre verdâtre montait dans le ciel.

Un vague remords étreignit le cœur de Pierre et, comme il se retournait, il ne vit plus tout au loin que la fuite indécise des saules, qui marquaient dans la prairie le cours de la rivière.