Terres lorraines/Quatrième partie

Plon-Nourrit et Cie (p. 267-296).


QUATRIÈME PARTIE




Dominique gravit lentement la côte.

La maison était toujours là, au bord de la route, seulement un peu plus affaissée sous le poids de sa toiture, offrant aux vents desséchants et aux pluies sa façade ventrue, maculée de traînées grisâtres, où s’ouvraient des lézardes, pareilles à des blessures. La borne adossée à l’angle du mur pour le garantir du choc des voitures qui passaient, était un peu plus rongée de mousse et, dans la treille jaunie qui garnissait la fenêtre, quelques feuilles desséchées frissonnaient.

Et l’immense douleur qui pesait sur l’âme du vieux, depuis que Pierre était parti, s’allégea un peu, faisant place à une sorte de satisfaction triste, quand il revit le coin de terre où il avait vécu.

Mais une vision soudaine, effrayante comme une hallucination, lui montra Pierre tout enfant, alors qu’il courait dans le jardin, cognant sa tête aux branches basses des pruniers. La vue des arbres et des murs familiers lui emplit le cœur d’une nouvelle amertume.

Il se décida à entrer. Le vieux Guillaume s’empressa, tandis que le toc-toc de sa jambe de bois sonnait dans le silence de la cuisine. Il n’osait pas interroger Dominique, lui demander pourquoi Pierre n’était pas de retour ; il soupçonnait, à son affaissement, qu’il s’était passé quelque chose.

Soudain on entendit grincer la barrière de bois qui fermait le jardinet, le gravier des allées cria sous des pas légers, et Marthe parut, rieuse de plaisir, toute rose et toute essoufflée par sa course, car elle avait aperçu la silhouette du vieux pêcheur, longeant les buissons d’aubépine.

Une stupeur la prit à la vue des deux vieillards silencieux. Si lamentable était l’attitude de Dominique, qu’elle devina aussitôt qu’un grand malheur était arrivé.

Le vieux eut un accès de franchise brutale, estimant sans doute qu’il avait assez longtemps porté ce fardeau de douleur à lui tout seul :

— Le gueux est parti avec une fille des bateaux. Il ne reviendra jamais. Je ne veux plus en entendre parler…

Il n’avait pas achevé sa phrase, qu’il la regrettait déjà. Il voulut courir après elle, la rattraper, lui dire quelques bonnes paroles, mais elle était déjà au bas de la côte.

Elle ne savait plus rien, elle ne sentait rien, elle ne voyait rien, n’ayant plus rien en elle de vivant que cette affreuse certitude, que le déchirement de cette douleur, qui d’instant en instant devenait plus lancinant et plus exaspéré. Dans un affolement de tout son être, elle se mit à fuir devant elle, au hasard des chemins, talonnée par la douloureuse obsession qui, derrière elle, se dressait, hurlante.

Elle fuyait comme une bête qui se sent frappée à mort, au hasard des chemins pierreux, et parfois, toute égarée, prenait des raccourcis dans les friches et les landes incultes. Elle ne sentait pas la morsure des ronces qui faisaient saigner sa chair et, quand elle mettait le pied au creux des sillons, elle trébuchait et chancelait, comme une personne ivre. Alors elle portait la main à ses tempes et, jetant autour d’elle un regard de dément, elle répétait machinalement : Que faire ? mon Dieu ! que faire ?

Un coin, elle cherchait un coin d’ombre, pour se blottir dans les feuilles sèches et y mourir longuement.

Des paysans qui passaient dans un sentier, et s’apprêtaient à lui dire le bonjour habituel, s’arrêtèrent interdits, à l’aspect de son visage convulsé, de sa face morte et douloureuse. Et ils tournèrent la tête, la suivant curieusement des yeux, se demandant ce qui lui était arrivé.

Quelque chose se tordait au fond de ses entrailles, et il lui semblait que si elle avait pu pleurer, cela du moins l’aurait soulagée ; mais ses yeux restaient secs, brûlants de larmes qui ne s’épanchaient pas. Aucune jalousie du reste, ni révolte, ni mouvement de haine. Rien que le vaste sentiment de la douleur qui, envahissant tout son être, se confondait avec lui.

Des flammes fulgurantes passaient devant ses yeux, et il lui semblait que tout allait finir, que le monde, les arbres, l’astre clair allaient s’abîmer, eux aussi, dans la catastrophe, où son misérable bonheur avait sombré.

Elle tomba, elle s’écroula plutôt au creux d’un sillon, sous un fourré d’aubépines ; alors elle resta là, les mains sur les yeux, pour ne plus rien voir, la face abîmée contre la terre, pareille à une loque grisâtre, dont la couleur se confondait avec l’argile. Seulement de temps à autre un mouvement convulsif parcourait cette chose, inerte et frissonnante ; parfois elle poussait un grand cri, un cri de bête aux abois qui montait dans la solitude.

Autour d’elle, au-dessus d’elle, il n’y avait rien, rien que le vide immense, la monotonie ardente de la lumière et la vibration stridente, confuse, exaspérée des grillons qui montait des chaumes, comme la voix des campagnes assoupies sous le soleil.

Ses mains, ses pauvres mains blessées aux tiges aiguës des blés moissonnés, saignaient ; ses traits fins, sa grâce pensive et délicate étaient souillés de l’argile molle des labours.

Elle finit pourtant par se relever et, comme une bête qui rentre au gîte, un vague instinct la ramena dans sa maison.

Elle monta dans sa chambre et se jeta sur son lit, le visage tourné contre la muraille, étouffant dans les oreillers ce besoin de crier, qui était plus fort que tout. Et quand sa mère entra, attirée par ce cri affolant, qu’elle poussait par intervalles, elle ne put que lui apprendre la chose affreuse, et lui demander de la laisser seule. Et la vieille consternée sortit à pas muets, traînant ses sabots sur le plancher pour ne pas faire de bruit, et elle ferma doucement la porte sur cette douleur, qui ne voulait pas être consolée.

La nuit vint. Était-ce la nuit ? Un large silence pénétrait les vieux murs, le silence inquiet des vieilles maisons, tout frémissant du grignotement des souris et du craquement des meubles anciens. Haletante, ne pouvant plus tenir en place, prise d’un besoin fou de fuir encore, d’échapper aux obsessions lugubres, elle se leva et marchant avec des gestes mécaniques de somnambule, elle gagna la porte de sa chambre, qu’elle ouvrit sans faire de bruit.

Arrivée en haut de l’escalier, elle prêta l’oreille. Rien ne vivait, rien ne bougeait ; seule sa douleur veillait, implacable et féroce. Dans ce silence, elle entendait très bien le tic-tac de l’horloge de campagne qui haletait, s’affolait, se précipitait, comme le battement d’un cœur affolé par l’angoisse.

Les deux vieux à la fin avaient dû s’endormir.

Alors elle gagna la ruelle, qui s’ouvrait entre les jardins, et se jeta dans les champs.

Sous la profondeur illimitée des ténèbres, la campagne s’étendait, noyée de mystère et d’épouvante. Tout cela semblait démesurément agrandi : elle ne reconnaissait rien de ce petit coin si riant, planté de chènevières et de luzernes, où son jeune amour avait grandi. De grands arbres ébauchaient dans le noir leurs formes menaçantes ; un vague instinct de conservation, qui sommeillait en elle, la faisait frissonner, quand elle passait auprès d’eux, car des feuilles s’agitaient soudain, sous des souffles imperceptibles.

Mais elle tressaillit, le front caressé d’un frôlement léger et tiède : c’étaient des chauves-souris, qui sortaient des vieux murs, emplissaient la nuit de leur vol bizarre et saccadé.

Alors, ce fut en elle comme un sursaut de folie. Elle repartit : les feuilles des betteraves s’écrasaient sous ses pas avec un bruit mou, ses pieds glissaient dans la terre des labours, fraîchement défoncés, trempés de rosée. Au fond du val la lune surgit, énorme, sanglante, bouffie, pareille à une vision de cauchemar ; alors elle se prit à crier, traversée à cette vue d’une épouvante surhumaine.

Comme si elle se fût sentie traquée par le regard de l’astre, qui s’éborgnait aux arbres de la côte, elle se lança d’un bond, et son front vint heurter un mur ; elle roula sur la terre, toute étourdie.

Elle reconnut un rucher, qu’on avait bâti là, au milieu des chènevières. Une sourde rumeur, un bourdonnement confus et lourd de sommeil emplissait les ruches, reposant sur leurs rayons. Soudain elle eut l’âme traversée d’associations rapides, de ce défilé d’images que voient surgir les noyés, qui descendent dans l’eau noire. Tous les souvenirs de sa petite enfance lui revenant dans un afflux subit, elle revit les plates-bandes garnies de corbeille d’argent, où venaient se poser les abeilles murmurantes, les trous des vieilles murailles où s’embusquaient des araignées sournoises, le gazon fin où couraient des scarabées, et les matins de fête vibrants de cloches mystérieuses, qui sonnaient au fond des jardins.

Exténuée, elle vint s’asseoir au bord de la rivière ; derrière la grande digue plantée d’osiers, l’eau s’étalait, noire et fangeuse, enfermant dans ses profondeurs un charme attirant d’oubli. Marthe était presque calme, maintenant que sa résolution était prise.

Comme à un signal, toutes les bêtes de l’eau se mirent à crier à la fois, faisant entendre leurs clameurs assoupissantes.

Marthe songea qu’on avait mis du chanvre à rouir dans cette eau, car une odeur fade se levait de la surface vaguement mouvante.

Soudain, une étoile glissa de la voûte nocturne, laissant derrière elle une traînée de feu, puis elle éclata comme une fusée, illuminant au loin les profondeurs du ciel. Elle pensa, avec une tristesse résignée, qu’il était inutile désormais de faire aucun souhait de bonheur.

Dénouant son tablier, elle le plia soigneusement et le posa à côté d’elle, puis elle plaça par-dessus la fine coiffe de toile blanche qu’elle avait portée tout le jour ; un dernier mouvement de peur fit qu’elle releva ses jupes par-dessus sa tête, et elle se laissa glisser dans l’eau noire.

Une lente ondulation parcourut les eaux, les roseaux des bords tremblèrent, puis tout rentra dans le repos. Et il n’y eut plus à la surface que le reflet tremblant d’une étoile, pareil à une larme d’argent.

On la retrouva, le lendemain, après de longues recherches.

Il avait fallu prendre, pour la retirer, le grand épervier à larges mailles, le « gille », — c’est le terme qu’on emploie là-bas, — dont les pêcheurs se servent pour barrer des bras entiers de la rivière.

Quand on l’eut déposée sur la berge, parmi les joncs et les menthes fraîches, quand on vit son fin visage, souillé de fange noire et gluante, ses cheveux ruisselants, dont les torsades dénouées s’enchevêtraient d’herbes fluviales, visqueuses, sa jeunesse apparut si touchante que des gens pleuraient autour d’elle : des vieilles la plaignaient, s’essuyant les yeux du coin de leur tablier. Une grosse mouche bleue, qu’on chassait en vain, voltigeait autour de sa tête avec un bourdonnement monotone.

Puis on l’emporta, une longue traînée d’eau s’égouttant sur la poussière du chemin et marquant le passage du lugubre cortège.

Dans la maison, autrefois si joyeuse, ce fut l’irruption des gens du village. Des femmes affairées, comme il s’en trouve dans ces circonstances, donnaient des ordres, ouvraient les armoires, en tiraient du linge pour la funèbre toilette : le vieux garde forestier et sa femme, anéantis, les yeux secs, laissaient faire tout ce monde, comme s’ils avaient été étrangers, dans leur propre domicile.

Quand on l’eut lavée à grande eau, et qu’on eut nettoyé toutes les souillures de la vase, alors on la vit mieux. Ses traits hagards exprimaient encore l’horreur suprême, et ses yeux, tournés en dedans, avaient une expression indicible d’égarement et de tristesse.

Une voisine ferma ces yeux, jadis brillants de vie, qui avaient reflété dans leur profondeur transparente toutes ses émotions, toutes ses pensées, toutes ses joies, comme l’eau se colore de l’éclat changeant des nuages. On la porta sur son lit, dans sa belle chambre de demoiselle, et on lui mit entre les doigts un rosaire à gros grains.

La même femme, toujours affairée, gardant au milieu de la consternation universelle une certaine désinvolture, comme si elle avait eu l’habitude de ces choses, prépara une petite table, qu’elle recouvrit d’un linge blanc, et y déposa une bougie allumée, un grand crucifix de cuivre, un verre plein d’eau bénite où trempait un brin de buis.

Puis, s’étant agenouillée, elle se signa dévotement et se mit à prier.

Mais la mère Catherine entrait. S’étant approchée du lit de son pas menu et tremblant, elle baisa le front d’une pâleur de cire, puis, dans un geste instinctif, elle serra dans ses bras l’enfant qu’elle avait mise au monde, la gardant contre elle, ne voulant pas, disait-elle, qu’on la mit dans la terre.

La voisine l’entraîna ; elle se laissa conduire par la main, docile, obéissante, et si abattue par le coup, qu’elle semblait n’avoir plus notion de l’existence. De temps à autre elle répétait d’une voix lointaine, d’où la pensée était absente : « En voilà une affaire ! » Seulement elle sortit de sa stupeur, pour exiger qu’on mît à sa fille la robe de cachemire, préparée pour ses noces, et le voile de mariée en mousseline blanche. Une idée qu’elle avait comme ça ; et elle insistait, revenait, s’y attachait avec une énergie désespérée, comme si cela seul avait eu de l’importance.

On lui donna satisfaction.

Dans la pièce en dessous sonnait le pas du garde. Il allait et venait, trompant par une fièvre de mouvement l’envie qui le prenait de se briser la tête contre le mur. Pourtant une notion très nette subsistait en lui, celle de l’honneur militaire qui veut qu’on tienne bon avant tout, et qu’on ne déserte pas son poste. Et de grosses larmes, des larmes lentes, des larmes rares de vieux roulaient sur sa moustache blanche de « brisquard », trouvant un chemin tracé d’avance dans les rides, qui sillonnaient ses joues hâlées.

Dans la chambre mortuaire, sur le grand lit blanc qui devait être le lit nuptial, une forme se détachait maintenant, rigide, imprécise, lointaine, comme si le corps, voilé des plis du drap, était déjà parti pour un séjour mystérieux.

Maintenant la chambre s’emplissait de visites. Les femmes du village, suivant l’usage lorrain, qui ne veut pas qu’un mort reste seul, venaient à pas lents, et, leurs sabots déposés au bas de l’escalier, on entendait sur les marches le glissement des semelles feutrées de leurs bamboches. Ayant fait pour la circonstance une toilette de deuil, elles avaient revêtu des fichus de laine noire et les coiffes finement tuyautées de leurs bonnets blancs jetaient une palpitation vivante dans ce silence de la mort. Toutes prenaient la branche de buis, et faisant le signe de la croix, elles jetaient quelques gouttes d’eau lustrale sur la blancheur du drap, où s’allongeait une forme confuse. Et, joignant les mains, elles s’agenouillaient, muettes, immobiles, recueillies. Puis, se levant, elles allaient s’asseoir au bout d’une rangée de chaises préparées à l’avance. Toutes parlaient bas, comme on parle en présence des morts.

Une d’entre elles, qui avait apporté un gros livre de messe, l’ouvrit à une page marquée et lut les prières des agonisants. Les autres répétaient les répons.

Des jeunes, qui avaient été les amies de Marthe, avaient sur leur visage un profond effarement, ayant peine à comprendre la mort. Mais les vieilles, qui avaient l’habitude, qui avaient veillé le cadavre d’un père ou d’un mari, celles-là bientôt distraites revenaient au train-train de leurs conversations familières, aux menus propos de leurs existences chétives de paysannes, comme si la chose était ordinaire. Et c’était, sur le compte de Pierre, des récriminations et des invectives, faites sur un ton colère, un peu contenu cependant, par le respect dû aux morts. De fil en aiguille, la conversation s’en allait cahotée vers des préoccupations étrangères, jusqu’au moment où on s’en apercevait, et il se faisait tout à coup un grand silence gêné, plein de la présence de la morte.

La nuit vint : la veillée continuait. Le père et la mère Thiriet prirent place au chevet de la morte, s’efforçant de tenir tête à leur chagrin, pour répondre aux politesses.

On leur conseillait de prendre un peu de repos pour les fatigues de la journée qui allait venir. Ils refusaient avec un hochement de tête, triste et volontaire.

Quelques vieilles, qui tricotaient des bas, en femmes habituées à ne pas perdre de temps, cessèrent peu à peu le mouvement monotone de leurs aiguilles. Leurs têtes lassées tombèrent sur leurs poitrines. Une même ronfla !…

La flamme de la bougie, tirant à sa fin, projeta tout à coup une lueur mourante, mystérieuse, presque surnaturelle. Et, dans cette flambée dernière, une grande ombre frôla le mur, animée soudain d’une agitation vivante, d’un mouvement inattendu, comme si la morte avait remué sous les plis du drap recouvrant sa forme rigide. Mais quand le garde eut allumé une autre bougie, tout rentra dans l’ordre, et il n’y eut plus au chevet de la morte que ce ronflement lassé, cette veillée douloureuse des vieux, et la nudité des murs blancs, sur qui passaient des ombres impalpables.

Marchant à pas muets, pour ne pas éveiller les dormeuses, le garde s’approcha du lit ; avec toutes sortes de précautions, il rabaissa le drap, qu’on laisse sur la tête des morts, par un usage ancien.

Alors, il regarda la morte longuement, s’emplissant les yeux de ses traits, pendant les quelques instants qu’elle avait à rester sur la terre. Et une tristesse rêveuse, un hébétement l’envahissait, qui remplaçait le premier paroxysme de la douleur.

Elle paraissait dormir. Comme si le charme profond et consolateur de la mort s’était insinué en elle, à la longue, rassérénant ses traits et effaçant de sa physionomie l’expression d’horreur dernière, comme si elle s’était apaisée dans l’au-delà, une vague quiétude planait sur son visage, où la lueur de la bougie mettait une vie mystérieuse.

Cela aussi le consolait, sans qu’il sût trop pourquoi, de la voir aussi calme, comme si elle était endormie.

Il baisa ce front, qui ne tressaillit pas. Appuyé sur le bord du lit, comme il faisait quand il allait lui dire bonsoir, dans sa chambre, et qu’elle était toute petite, il prit sa main inerte, essayant de la réchauffer.

Elle ne remuait plus, elle ne parlait plus, elle ne vivait plus. Sa poitrine n’avait plus ce soulèvement égal, qui est le rythme de la vie. Il la regarda encore une fois, et subitement il fut traversé par un élancement de douleur, comme s’il venait seulement de comprendre qu’elle était morte. Jamais on n’entendrait ce rire, ce rire franc qui était la joie du vieux, et qui l’attachait à la terre. Maintenant qu’elle était morte, la vie continuait, le monde existait toujours, comme si rien ne s’était passé, comme s’il n’y avait pas, dans la maison, un vide que rien ne pourrait combler !

On allait l’enterrer ! Était-ce possible ? et il se rappelait très bien le son du marteau clouant la grande boîte blanche, dans les maisons où la mort était entrée. On la porterait au cimetière, et il croyait entendre le bruit des mottes de terre, roulant sur les planches sonores, ce bruit qui fait tant de mal à ceux qui restent. Les dimanches, sa femme et lui iraient s’agenouiller sur la tombe, et il y voyait très bien la chose : deux vieux tout blancs et tout cassés auprès d’une pierre neuve. Et c’était cela, la vie.

Comme l’existence devait être triste pour ceux qui survivaient ! Voilà qu’un souvenir se levait en lui. Quand son père était mort, il y avait de cela bien longtemps, sa mère lui prenait la main, par les nuits pluvieuses d’automne, et elle lui disait : « Mon Dieu, comme il pleut sur ton pauvre père ! » Il aurait encore ce frisson d’angoisse, en pensant au cimetière mouillé par l’averse, tandis que les gouttières des toits versent dans la rue des trombes clapotantes, et que la houlée des vents se déchaîne, furieuse. Alors les morts ont froid sous leur couverture de terre humide, et les pluies qui s’infiltrent vont glacer leurs ossements, et ils ont froid aussi sous la neige ; mais par les soirs d’été, pleins de clartés et d’odeurs, alors que le mirage de la vie, éternel et toujours nouveau, alanguit tous les êtres, rien de ce charme trompeur ne pénètre jusqu’aux morts.

Où était-elle maintenant ? Auprès de Dieu, comme disaient les prêtres, puisqu’elle n’avait jamais manqué à ses parents et qu’elle n’avait commis aucun péché. Là elle intercéderait pour lui, et ils se retrouveraient tous dans la sérénité d’une affection éternelle. Allons donc ! c’était trop beau pour être vrai, toutes ces histoires que racontaient les curés, et, la certitude de l’anéantissement s’imposant à son esprit, quelque chose de brutal, de puissant, d’irrésistible protestait en lui, contre les consolations de la religion, proclamant bien haut la fragilité de ces rêves et la vanité de ces espérances.

Elle était morte et bien morte. Tout était fini pour elle. Il y avait aussi, dans son accablement, une sorte de honte de pauvre homme, qui allait se briser le front à des problèmes insondables.

Sa rêverie continua, lente et douloureuse.

Il se faisait dans sa mémoire des trous, des déchirures subites, et, comme dans une lumière étrange, il revoyait un à un les petits gestes qui lui étaient familiers, il entendait des mots et des sons de voix, et toutes ces choses se prenaient à revivre, comme suscitées du fond du passé par sa douleur.

Elle était toute petite, à peine si elle marchait, qu’il la prenait par la main, et l’emmenait au jardin, dans les allées humides de rosée. C’était une année chaude et des prunes roulaient sur la terre, à demi rongées par les guêpes, et on avait fait un vin fameux aux vendanges. Alors elle levait son doigt d’une façon charmante, pour lui montrer des vols de pigeons tourbillonnants, et elle ne savait dire que ce seul mot : « Papa », ce mot qui éveillait en lui un être nouveau, et faisait surgir dans son cœur un monde inconnu de tendresses. Plus grande, il l’emmenait au bois, dans ses tournées, et il la portait sur son dos, quand elle était lasse, jouissant vaguement de sentir sur ses épaules la tiédeur vivante de ce corps, qui était né de son sang. Elle avait peur quand un coup de vent passait, éveillant dans la profondeur des taillis un frissonnement de feuilles sèches, terrifiée par la crainte des grands loups, dont on lui parlait les soirs de veillée, quand elle refusait d’aller dormir. Comme elle était heureuse de courir dans les tranchées herbeuses, de glaner des fleurs, tandis que la forêt lui soufflait au visage l’odeur des fruits sauvages et l’haleine des jeunes taillis. Une fois, n’avaient-ils pas rapporté un nid de merles, qu’elle avait voulu élever. Comme elle riait, en leur donnant la becquée, voyant ces becs jaunes grands ouverts, que rien ne pouvait rassasier !

Et la rêverie du vieux continuait, si nette, si précise dans l’accumulation des menus détails, qu’il avait l’impression qu’elle allait se lever, et marcher dans la chambre.

Mais non, la morte ne bougeait pas. Sur ses traits reposés, flottait toujours la même expression de recueillement et de mystère, comme si elle voulait garder pour elle le grand secret de la tombe.

Alors le vieux Jacques Thiriet la baisa une dernière fois au front et rabattit le drap mortuaire. Puis il sortit à pas lents, car il devait aller dans les villages voisins, prévenir les parents et les inviter aux funérailles. Les pauvres n’ont pas le droit de perdre leur temps, et de s’attarder à vivre longuement leurs douleurs ou leurs joies.

Par les persiennes entre-bâillées, un frisson d’aube charmante, glissant dans la pièce, fit pâlir la flamme tremblante de la bougie. Une lumière rose, tendre, ravissante, flottant sur les murs blancs, éveillait dans le silence la danse impalpable des atomes : les dormeuses s’étirèrent, en se frottant les yeux avec des bâillements. Toutes sortes de bruits montaient de la rue. Des coqs chantaient d’une voix enrouée, au fond des basses cours ; un faucheur se mit à battre sa faux : le martellement clair de l’acier sonnait comme un carillon. Tout à coup la poulie du vieux puits se mit à tourner avec ce grincement mélancolique, que Marthe avait aimé et qu’elle n’entendrait plus. C’était la vie qui continuait, joyeuse, superbe, indifférente.

Le garde descendait la côte du Grand-Écart, à travers les vignes. C’était comme si quelque chose s’était brisé en lui, cette foi dans la vie qui fait que les êtres s’y attachent, s’y cramponnent, et gardent l’espoir à travers les épreuves.

Une cloche sonna. Le glas lent et mesuré montait dans la campagne, comme une lamentation solitaire.

Il se mit à parler tout haut, comme on parle aux heures d’égarement :

— C’est pour ma fille qu’on sonne. Si jamais on m’avait dit ça ! Qu’est-ce que j’ai bien pu faire au bon Dieu ?

Toujours il avait songé qu’elle serait là, quand il mourrait, pour lui fermer les yeux, car c’est la loi que les plus vieux s’en vont et que les jeunes les poussent, les talonnent, et restent là pour causer d’eux, quelquefois, aux heures rares du souvenir.

Il s’assit sur le bord du chemin, ses jambes s’effondrant sous lui. Il se dit qu’il avait le temps d’arriver pour la cérémonie, car il s’effarait à l’idée de rentrer dans sa maison, ne voulant pas voir la boîte où on l’avait clouée. Le dernier adieu, il le lui avait dit cette nuit-là, au cours de sa longue rêverie et il préférait rester sur cette impression, dont la douceur émouvante le consolait.

Justement, ses regards s’arrêtèrent, par une habitude invincible, sur une vigne qu’il possédait dans cet endroit : une belle vigne d’au moins deux « journaux », d’un seul tenant, avec des rangées de jeunes ceps, plantés dans un sol meuble et caillouteux, qui faisait le vin bon, traversé de murs de pierres sèches où s’étayaient les terres croulantes. Partant pour ses tournées en forêt, il lui arrivait souvent de faire un détour, malgré lui, pour ainsi dire : une petite visite d’amitié qu’il lui rendait. Les années où la récolte était bonne, il aimait s’arrêter sous les cerisiers plantés en bordure, contemplant les pampres ensoleillés, la lourde opulence des grappes noires.

Et voilà que cette vue lui fit un mal indicible. À qui cela reviendrait-il, maintenant ? À des parents éloignés, qu’on ne voyait presque jamais, et qui, convoitant l’héritage, se rapprocheraient des vieux avec des mines friandes et des flatteries hypocrites, qui le dégoûtaient d’avance. Et ils auraient le beau pré de trois fauchées, qu’on avait acheté pour profiter d’une occasion, ils mettraient la main sur l’argent placé à la caisse d’épargne, cet argent liquide, si rare dans les campagnes, dont la possession leur avait valu parfois toute sorte d’inimitiés.

Il se sentait pris, vis-à vis de ces étrangers, d’une haine féroce, comme s’ils l’avaient volé dans sa poche. La vie des paysans est si pauvre, si dénuée de tout, si constamment tiraillée par des soucis d’argent, que l’intérêt se mêle à tous leurs sentiments, à toutes leurs affections, même les plus sacrées, et leur donne une sorte de grandeur farouche.

Il savait très bien que la vieille pensait comme lui, car lorsqu’ils se privaient, pris d’une rage d’amasser, il l’avait vue souvent se tourner vers sa fille, lui disant avec orgueil qu’elle serait un bon parti, et ils avaient tous les deux la même arrière-pensée, qu’ils n’exprimaient pas : ce bien restant dans leurs familles, ce serait comme s’ils le possédaient encore dans la tombe.

La douleur sainte de ce père pleurant sa fille, se compliquait d’une espèce de honte, celle du commerçant qui a fait faillite. Il voyait très bien leur vie, à tous les deux, restés seuls dans le silence de la maison vide, trop grande pour leur vieillesse taciturne. Ils habiteraient cette maison, ils récolteraient leurs champs, ils se serviraient de leurs meubles, comme s’ils en avaient l’usufruit pour un temps dérisoire et passager, et rien de ce qu’ils avaient aimé, de ce qui avait tenu à leur cœur par tant de fibres secrètes, n’existerait plus pour eux.

Que leur fallait-il, après tout : un petit coin chaud au soleil, contre un mur, entre des tas de fagots pour les garantir du vent aigre. Pour lui son compte était réglé, et il ne se passerait pas un long temps avant qu’il n’allât rejoindre sa fille dans le cimetière, dont les croix blanchissaient au bas de la côte.

La cloche sonna pour la seconde fois.

Il se levait pour partir, quand il vit le vieux Dominique qui gravissait lentement la montée.

Allant à sa rencontre, droit, ferme, raidissant sa stature de vieux soldat, le garde se campa devant lui.

— Dominique, fit-il, j’espère bien que ce qui s’est passé ne t’empêchera pas de venir à l’enterrement de ma fille. Elle t’aimait déjà comme son père.

Puis, égaré, il ajouta :

— Je souffre… je souffre…

Et il pleura.

Le vieux pêcheur ne répondait pas, ayant dans toute son attitude un affaissement de honte, lamentable et écroulé, qui s’ajoutait à sa décrépitude.

Il finit par dire, tirant les mots un à un, avec gêne :

— Vois-tu, je n’y suis pour rien… Si le gueux a mal tourné, c’est pas faute d’avertissement… J’aimerais mieux le voir mort, que de le savoir où il est…

Le garde répondit :

— Il ne faut pas souhaiter la mort des siens ; il faut avoir passé par là, pour savoir comme c’est triste.

Et ce fut tout. Ils se séparèrent, l’un montant la côte et l’autre la redescendant. C’était un spectacle tragique que celui de ces deux douleurs, muettes, effondrées, qui cheminaient lentement, à petits pas de vieillard, sans jamais se retourner, comme s’il y avait entre elles un abîme, ce vide infranchissable que creuse une fosse entr’ouverte.

On attendait la levée du corps devant la maison de Marthe. Des femmes, rangées en demi-cercle à la porte, priaient, et d’autres se hâtaient d’entrer dans la chambre mortuaire, pour jeter de l’eau bénite sur le cercueil. Puis elles venaient prendre place dans le cortège ; des vieux, descendus d’un village voisin, demandaient des détails à voix basse, dans une impatience de connaître l’événement, qui bouleversait toute la contrée.

Le troisième coup sonna ; les cloches lentes d’ordinaire précipitaient la volée du glas, comme pressées d’en finir.

On sortit le cercueil dans l’étroit vestibule. La vue de la boîte blanche faisait mal, mais ce ne fut qu’un instant ; on la recouvrit d’un drap où de place en place on avait piqué des fleurs blanches avec des épingles ; toute une frêle jonchée vainement répandue sur la face hideuse de la mort ; des roses mousseuses coupées à la hâte dans les jardins, encore humides de rosée, des boules de neige aux blancheurs verdâtres, et aussi des angéliques des prés dont le cœur tremblant s’épanouissait en une poussière de fleurs.

Les cierges allumés, on les distribua aux assistants à la ronde. Les flammes jaunes, que pâlissait le grand jour, tremblaient au vent, comme épeurées.

Mais on entendit une voix chevrotante, qui murmurait des paroles latines, et le vieux prêtre apparut, au tournant des maisons, l’étole violette croisée sur sa poitrine, ayant à ses côtés le chantre vêtu d’un long surplis blanc. Ils marchaient gravement, précédés d’un gamin qui portait la grande croix d’argent.

Elle montait très haut, cette croix, dans le ciel bleu, et chaque pas de l’enfant la faisant vaciller, un éclat miroitant de soleil s’accrochait à ses bras de métal.

Le cortège se mit en marche, quatre jeunes filles de l’âge de Marthe tenant le brancard. Le corps n’était pas lourd, mais le trajet s’allongeait, et elles s’arrêtaient parfois pour reprendre haleine. Alors tout le cortège faisait halte, immobile avec ses voiles noirs, les lueurs des cierges, les paysans aux visages rudes et impassibles, debout au milieu de la rue ensoleillée, où des coqs battaient des ailes, où des poules picoraient sur les fumiers, cherchant leur vie. Et sur ce tableau ruisselait, planait, tournoyait la lumière vermeille d’une journée de septembre, ces premiers jours d’automne où le ciel humide et pur s’ouvre plus profondément, où le soleil met un alanguissement sur les choses. On monta les marches branlantes de l’escalier : on s’arrêta encore une fois sous l’ombre du grand marronnier séculaire, qui protège les jeux des enfants, tandis que ses racines plongent dans la terre grasse, où pourrissent les morts. Des feuilles mortes, recroquevillées, brûlées par les derniers coups de soleil, glissaient sur le sol, pareilles à des oiseaux blessés.

Elle était plus triste encore, cette pauvre église de village, nue et froide comme une grange, avec ses vitres claires, et ses murs suintant des traînées d’humidités verdâtres, et pour ces funérailles, elle semblait emplie d’un frisson indéfinissable de misère et de tristesse.

On plaça le cercueil tout au bout de l’allée, à l’entrée du chœur, et la cérémonie commença.

Le vieux prêtre officiait avec lenteur, et chaque fois qu’il passait devant le tabernacle, où repose le corps du Dieu voilé, il s’agenouillait et restait longtemps prosterné, abîmé dans un acte d’adoration éperdu, suppliant le Très-Haut pour cette morte qu’il avait baptisée, qu’il avait instruite, implorant le pardon de la faute suprême qu’elle avait commise, et dont il semblait porter tout le poids.

Les hymnes grandioses, le sanglotement désespéré du Dies iræ, dont la magnificence liturgique plane très haut au-dessus de l’écroulement des misères humaines, comme un appel toujours retentissant vers les puissances miséricordieuses, vers les espérances éternelles, vers l’inaccessible certitude de l’immortalité, toute cette poésie de l’office des morts, somptueuse et théâtrale, quand elle est soutenue par les chants nombreux d’une maîtrise et par le déchaînement de l’orgue aux grandes voix, prenait en passant sur ces lèvres balbutiantes de vieillard, par ce chevrotement hésitant et caduc, un accent inexprimable de grandeur.

Tenu par le maître d’école, l’harmonium suivait péniblement, tirant de son ventre un nasillement de notes essoufflées.

Puis le Libera retentit, comme une lamentation sur le seuil de l’éternité.

La fosse était creusée, tout au fond du cimetière, contre le mur de la sacristie. Tout autour les croix de bois, lavées par les pluies, effritées par les hâles, se penchaient dans tous les sens, comme si une tempête avait passé sur ces symboles, les balayant et les éparpillant de son souffle. Et il y avait sur ces tombes une végétation exubérante d’herbes sauvages, de frêles graminées, hérissant leurs épis barbus, pareils à des épis d’orge ; dans ce champ de la mort, des coquelicots étalaient par places leur large tache de pourpre saignante, éclatante et chaude, qui vivait tumultueusement au soleil. Tout au fond, contre le mur de l’enclos, un grand Christ saignait, cloué sur le gibet, ouvrant ses bras sur le ciel vide.

Parmi les terres amoncelées, de chaque côté de la fosse entr’ouverte, on voyait pêle-mêle des débris de cercueils anciens et de grands ossements blanchâtres.

On posa le cercueil sur une planche, et quand le père Jean, le fossoyeur, l’eut soulevée, la boîte blanche glissa et se tassa au fond de la terre, avec un bruit mat.

Les deux vieux s’écroulèrent sur le bord de la terre avec un sanglot si désespéré, un tel abandon de tout leur corps, qu’on put croire qu’ils allaient tomber dans la fosse.

Il fallut les emmener.

Ayant aspergé les planches d’eau bénite, puis ayant murmuré une dernière oraison, le vieux prêtre s’en alla, suivi du chantre, de la croix d’argent portée par l’enfant de chœur. La lourde chape noire balayait de ses plis cassants les herbes folles, et il marchait à pas lents, solennels, lourds de rêverie, comme s’il eût emporté avec lui les consolations éternelles.

Les assistants s’approchèrent de la fosse et, se passant de main en main le goupillon, qui trempait dans l’urne de cuivre, ils faisaient le signe de la croix sur la fosse béante.

Alors il se passa une chose émouvante. Immobile et les yeux pleins de stupeur, la vieille Dorothée apparut. Ses maigres épaules, son échine misérable saillaient sous son châle, son pauvre châle de veuve coupé aux plis, rongé par les mites, usé par tant de deuils anciens. Elle se tenait au bord de la fosse, et sa tête branlante avait le même hochement triste, le même geste de dénégation habituel, comme pour dire qu’elle ne comprenait pas cette mort, qu’elle n’acceptait pas cet anéantissement d’un être jeune, emporté en pleine vie. Sur l’horreur de la fosse béante, sur les terres amoncelées où peut-être gisaient les débris des siens, elle étendait sa main tremblante, sa main usée de travail, où se gonflaient des veines noueuses, où des muscles saillaient comme des cordes, et ses doigts osseux serrant le goupillon de cuivre, elle oubliait de faire le signe de la croix, absorbée dans une contemplation triste, la tête traversée d’un tourbillon d’idées, qui la dépassaient. Et elle ne trouvait à dire que ce mot, qu’elle répétait avec une obstination lente, y faisant tenir une profondeur inexprimable de pitié et de tristesse : « Oh ! la pauvrette ! la pauvrette !… »

Cela durait si longtemps, qu’une voisine impatientée lui prit le goupillon des mains, et la repoussa doucement parmi l’assistance. Alors elle se décida à s’en aller, serrant dans ses jupes la petite Anna, dans un redoublement de tendresse.

Tout le monde se dispersa. Et il n’y eut plus tout au fond de l’enclos, sur la fosse comblée et les croix vermoulues, que le grand Christ saignant sur son gibet, ouvrant ses bras dans un geste vain, sur la misère du monde.

La table était mise chez les Thiriet dans la grande cuisine du rez-de-chaussée : une grande table comme pour une noce. Car c’est un usage ancien, et qui tient bon, d’inviter les gens des villages éloignés à un repas après chaque enterrement. À vrai dire, ce n’est pas, comme aux festins de mariage, un amoncellement de victuailles, un défilé de plats interminable pour contenter les robustes appétits. La soupe, le bœuf, parfois une fricassée de lapin, et c’est tout. Seulement les années où le vin est bon, il finit tout de même par échauffer les têtes, et il se fait autour des tables un tumulte de conversations joyeuses, tant l’oubli est facile.

Pour un peu, on chanterait les chansons du dessert, et cela parfois cause du scandale, mais l’usage se maintient, car on ne peut pas renvoyer ses invités, le ventre vide.

La vieille mère Catherine avait retrouvé un peu de sa présence d’esprit, pour donner aux marmites, fumant dans l’âtre, son coup d’œil de maîtresse de maison et de cuisinière expérimentée. Elle allait et venait, soulevant les couvercles, goûtant les sauces, donnant des ordres aux femmes de service, qu’on avait louées pour la circonstance.

Quand tout fut prêt, elle rentra dans son chagrin et disparut.

D’abord tout alla bien. On s’observait d’un bout à l’autre de la table. On mangeait silencieusement, avec une componction, une gravité solennelle et recueillie. Et sur l’assistance planait un imperceptible frisson de gêne, quelque chose comme un souffle venu de l’au-delà, qui oppressait les poitrines et qui liait les langues.

Mais à la longue on s’y fit. Alors comme ces paysans étaient venus de villages éloignés et qu’ils n’avaient guère l’occasion de se trouver réunis au cours de l’année, ils se demandèrent des nouvelles de leurs santés et de l’état des récoltes.

Ici on n’était pas mécontent. Le temps n’était pas mauvais pour la prairie, et la coupe des regains s’annonçait assez bien. Là, le raisin embrunissait dans les vignes basses, à cause de l’eau qui était tombée. D’autres se félicitaient de leur bonne mine et se portaient des santés. Une grosse plaisanterie campagnarde, une bonne rigolade épanouie éclata soudain comme un pétard, laissant sur son passage une sorte de gêne. Il y eut un silence, puis on recommença, et cela n’eut pas de fin.

Par moments une plainte s’élevait, venant du dehors, une clameur affolante, comme le cri des chiens qui aboient à la mort, sous la lune levante, au fond des fermes perdues dans la campagne. C’était la mère qui, descendue au jardin, pleurait toutes les larmes de son corps.

Et cela était plus triste que tout, ce long appel douloureux, qui montait dans le bruit grandissant des conversations. Et plus triste encore, était ce tumulte recommençant, cette facilité d’indifférence et d’oubli, ce flot de vie qui montait inconscient, insouciant, joyeux, effaçant la douleur récente comme un léger sillon imprimé sur le sable. Mais le vieux garde n’oubliait pas. Fixant sur la nappe ses yeux pâles et pleins d’eau, il s’efforçait machinalement d’effacer avec son doigt la trace persistante d’un pli. Et sa pensée était absente, se perdant dans un chaos de choses lointaines.

Des vieux aussi, tout songeurs, faisaient des retours sur eux-mêmes et sur ceux qu’ils avaient perdus, n’ayant plus en eux ce robuste instinct de la jeunesse qui éloigne les préoccupations lugubres, les idées tristes, la crainte du malheur et de la mort.

Un grand bruit éclata : c’étaient deux jeunes paysans qui se chamaillaient à propos d’un héritage, et s’invectivaient en termes grossiers. Cela peina tout le monde et on dut mettre le holà. Et comme si une honte se fût emparée de toute l’assistance, les conversations reprirent à voix basse.

Vers la fin du repas, un vieux se leva, un vieux tout blanc, dont la face était encadrée d’un collier de barbe rude, dont la chemise de grosse toile était toute plissée, selon la mode ancienne.

Alors d’une voix chevrotante, il récita lentement les prières des morts :

Requiem æternam dona eis, Domine.

Le silence s’était fait profond, religieux, solennel. Des voix répondaient :

Et lux perpetua luceat eis !

Une émotion planait sur l’assistance. Tout le monde se tenait debout. Des paysans, les mains croisées sur le dos de leur chaise, baissaient respectueusement la tête, cherchant à imprimer à leurs visages rougeauds un air de recueillement. Et le silence était plein de la pensée des morts.

Puis on se sépara avec des poignées de main, de gros rires, des embrassades, en souhaitant de se revoir bientôt, dans des occasions plus plaisantes.

Il se fit un grand vide dans la maison.

Pierre n’est jamais revenu…

Le jour des morts, là-bas, en Lorraine. De tous les plis du sol montent des glas étouffés, qui traînent mélancoliquement sur les eaux, qui meurent dans l’air froid de cette matinée de novembre. Il semble que tous les bruits sont morts, tués par l’approche de l’hiver et, sur les prés roussis par les premières gelées, ne tournoient plus ces atomes impalpables, ces bestioles bourdonnantes, qui sont le pullulement de la vie universelle.

Par moments de longs souffles froids passent, agitant les joncs flétris, entre-choquant les roseaux desséchés. Dressant sur le ciel la maigreur grelottante de leurs branches, les peupliers laissent tomber dans le vent, une à une, leurs feuilles jaunies. Et le fleuve entre ses rives de terre croulante, détrempées par les pluies d’automne, coule d’une fuite rapide, égale et monotone.

L’eau est salie par les crues récentes. Le vieux pêcheur peine encore sur les eaux solitaires. Plus faible et plus cassé, il a peine à soulever l’échiquier, pourtant rapetissé à la taille d’un jouet d’enfant. Il n’attend plus rien, n’espère plus rien de la vie : pourtant il faut qu’il s’acharne du matin au soir, pour le labeur persévérant et vain : ses yeux pâles sont pleins d’une stupeur résignée.

Les choses, les humbles choses qui l’entourent ont vieilli, elles aussi, subissant cette morsure du temps, cette atteinte de la dent rongeuse, qui les mine sourdement, qui les fait dépérir plus lentement que les créatures vivantes, mais qui en vient à bout, à force de patience tenace, d’efforts minutieux sans cesse répétés. La vieille barque a des trous dans sa membrure, des trous qu’on a réparés avec des morceaux de bois neuf. Le pot de fer, où des charbons braisillent, est aussi un peu plus ébréché. Et la barque oscille à chaque mouvement que fait Dominique, avec un grincement doux et monotone, comme une plainte.

Soudain, une brume descend dans le val : elle glisse lentement sur les bois, accrochant aux cimes nues des hêtres des lambeaux frissonnants que le vent effiloche ; puis elle se tasse sur l’eau, épaisse et molle comme une ouate ; les berges disparaissent sous ce rideau blanc, qui traîne sur la fuite des eaux, et que des mains invisibles semblent écarter par moments, pour le laisser retomber d’une chute plus lourde.

Cela s’éclaircit, autour de la barque, dans un rayon de quelques mètres. Seuls, quelques lambeaux de brume tournoient à la surface de l’eau, pareils à des fumées ; puis le brouillard s’épaissit, devient un mur, et la coulée du fleuve le pénètre, y glisse, se dérobe et on l’entend bruire vaguement quelque part, au fond de toute cette blancheur.

Dominique pêche toujours.

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Tout à coup, quelque chose approche, une chose vague, perdue dans cette blancheur illimitée ; cela se dessine, pareil à une tour : c’est un grand chaland qui remonte le fleuve à vide, et qui semble voler sur les eaux. On entend les sonnailles de l’attelage, très loin, dans la brume, comme une musique de fantôme, sur l’autre rive que l’on n’aperçoit pas.

En quelques coups d’aviron, Dominique s’est garé. Il était temps : le chaland le frôle de si près, qu’on entend la perche de l’échiquier, éraflant son bordage.

Dominique croit rêver : n’est-ce pas la haute stature de Pierre qui se dresse à la barre du gouvernail, toute droite parmi le flottement insaisissable des brumes ? De beaux enfants courent sur le pont, leurs rires frais montant dans tout ce silence.

Le vieux pêcheur s’est levé, les bras tendus dans un geste d’appel, mais déjà le chaland s’évanouit, devient une chose imprécise, pénètre dans le mur de brumes, et semble rentrer dans le monde mystérieux, d’où il est sorti.

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On entendit au loin, très loin, tout au fond du val, le son rauque de la trompe, qu’on emploie d’habitude, à bord des chalands, pour prévenir l’éclusier de la station prochaine.