Terres lorraines/Deuxième partie

Plon-Nourrit et Cie (p. 61-206).


DEUXIÈME PARTIE




Les jours suivants furent bien tristes, dans leur pesante monotonie. Engourdie par une sorte d’hébétement, Marthe ne cherchait même pas de raisons pour s’expliquer le départ de Pierre, pour justifier son silence. Et elle se détournait de l’avenir avec épouvante, n’y trouvant que motifs d’appréhension.

Elle n’osait pas sortir. Les moindres aspects des chemins, la borne d’un champ, le pignon aigu d’un toit lui donnaient une vive secousse au cœur, en lui rappelant les moments d’ivresse et de confiance disparus. Un soir qu’elle avait poussé jusqu’au hangar ouvert sur les jardins, les bruits familiers qu’elle entendit comme autrefois, le souffle paisible de la vache, le grignotement inquiet des lapins lui donnèrent l’illusion de toucher de la main son bonheur anéanti et la jetèrent dans une crise de désespoir si aiguë, qu’elle craignit de devenir folle.

L’hiver fondait en boue.

Elle passait la journée dans sa chambre, cachée derrière ses rideaux, ne bougeant pas, ne vivant pas, s’abîmant dans une contemplation morne. Les travaux de dentellerie, qui jadis récréaient ses doigts par leur grâce menue, qui la faisaient rêver de baptêmes et de mariages, lui paraissaient maintenant une tâche odieuse, qu’elle accomplissait avec dégoût.

Toute la vie semblait morte dans le village ; les vignerons se calfeutraient dans leurs maisons closes par crainte du froid, passant leur temps à boire le vin gris trouble, à racler des échalas, ou à battre le seigle dans leurs granges.

Marthe restait seule, trouvant un charme amer, une consolation désespérée à retourner ses pensées maussades, et elle évitait toute conversation avec ses parents qui, ne sachant que supposer, se désespéraient.

Pourtant c’étaient des braves gens, ces Thiriet, les parents de Marthe.

La mère Catherine d’abord : une vieille femme tranquille, souriante, effacée, qui vivait dans l’adoration de son mari et de sa fille. Ses jours se passaient à brosser, à nettoyer, à fourbir. Elle savait des recettes de cuisine et cela lui valait dans le village la réputation d’un cordon bleu. Elle sortait de son calme, quand on lui parlait d’un plat nouveau, d’une sauce à confectionner. Alors elle s’animait, donnait ses idées. Les veilles de fête surtout, elle était amusante à voir avec son tablier tourné sur les hanches, son bonnet dont les brides dénouées encadraient son visage incendié par le coup de feu des fourneaux.

Le reste du temps, elle se tenait dans un coin, ne disant pas grand’chose.

Le père Jacques Thiriet était un fameux garde. Éveillé dès le chant du coq, il arpentait la grande pièce, chaussé de guêtres de coutil blanc, le képi sur l’oreille, dans une hâte de partir, d’aller respirer la bonne odeur des bois. « La maison sentait diablement le renfermé. » Et selon les saisons, il prenait une faux pour couper l’herbe haute des tranchées, ou bien une serpe emmanchée d’un « bracot » de noisetier, pour émonder les branches folles. Ancien troupier, ayant gardé du service la raideur du soldat se tenant sous les armes, il avait des gestes compassés, comme s’il eût défilé la parade. D’ailleurs c’était encore un uniforme, cette blouse bleue où brillait la plaque de cuivre. Et il portait sa carabine en bandoulière, par-dessus la gibecière qui lui battait les reins de son filet de résille blanche.

Il montait vers la forêt, très raide et très droit malgré ses soixante ans, montrant au-dessus des buissons sa bonne face rougeaude, encadrée d’une barbe broussailleuse.

Passant toute sa vie dans la forêt, il l’aimait, comme un vigneron aime sa vigne, d’une passion âpre, muette, concentrée. On eût dit que les bois lui appartenaient. Sans pitié vis-à-vis des vieilles qui vont ramasser du bois mort, il leur faisait délier leur fagot sur le bord de la route, confisquait les serpettes, quand une ramure verte s’était glissée parmi les brindilles. Et il était la terreur des braconniers, qui le voyaient débusquer des taillis, au moment où ils glissaient dans leur poitrine le lièvre, qu’ils avaient pris au lacet.

On ne lui connaissait qu’un seul défaut : il aimait s’installer à l’auberge devant un verre d’eau-de-vie, qu’il lampait silencieusement, à petits coups. Jamais ivre par exemple ; s’il buvait la goutte, elle ne lui descendait jamais dans les jambes, au point de le faire trébucher.

Sans qu’il fît exprès, sa conversation revenait toujours aux bois. Le soir il disait à Marthe :

— Fillette, je me lèverai demain de bon matin. J’ai vu dans une coupe des baliveaux qu’il faut marquer.

Ou bien il lui apprenait que la laie du Fond-de-Tambour, un vieux sanglier qu’on n’arrivait pas à cerner dans sa bauge, se promenait avec quatre marcassins qu’elle venait de mettre bas…

Une tristesse pénétrante enveloppait le logis, les chambres frottées au sable et lavées à grande eau, tous les samedis. Toute joie semblait disparue avec le rire de Marthe, qui ne sonnait plus.

Elle descendait dans la cuisine, s’installait au coin de la cheminée, occupant tout un pan du mur, pareille à un monument. Inerte, elle s’absorbait dans sa rêverie, où flottaient des lambeaux de souvenirs. Les jours étaient gris : un peu de lumière filtrait par la fenêtre étroite, dont le cintre était surbaissé à l’ancienne mode. Les vieux meubles, assoupis dans la pénombre douce, profilaient leurs courbes arrondies, leurs attitudes affaissées, semblaient envahis par une pesanteur de sommeil. Elle restait des heures à regarder les cendres, que le jour, tombant verticalement, effleurait d’une lumière bleue.

Tous les bruits se taisaient. Le vieux chat Marquis ronronnait voluptueusement au creux de l’âtre, ouvrant parfois ses prunelles cerclées d’or. Un coquemar de terre brune laissait fuser une fine vapeur de son couvercle et poussait un chantonnement doux, qui était aussi un ronron lourd de sommeil. Le merle sautillait dans sa cage, approchant des barreaux son œil vif. Un hérisson courait sous les meubles ; on entendait ses pattes égratignant le plancher, avec un petit bruit sec.

Elle restait ainsi immobile, jusqu’au moment où les bruits, les contours des objets sombraient dans la mélancolie du soir.

Parfois sentant la tête lui tourner, étouffant dans sa longue claustration, elle allait faire un tour dans le jardin.

Il était lamentable sous la pluie qui pénétrait de part en part les massifs de coudrier, s’écrasait sur le sol des plates-bandes, où pourrissaient des trognons de choux et des semenceaux de salade. Les poiriers taillés en quenouille et les pommiers rongés de chancres avaient l’air de grelotter sous la rafale. Quelques feuilles mortes restaient aux branches, bronzées par l’hiver. Et les ruches, soigneusement enveloppées de paille, ne faisaient plus entendre cette rumeur confuse de travail, ce bourdonnement infatigable, qui était la musique des jours d’été.

Puis elle remontait dans sa chambre, où elle s’enfermait, n’ayant d’autre spectacle sous les yeux que la rue monotone, les flaques d’eau jaunâtre où le crépitement des averses soulevait des globules, que le vent chassait devant lui.

Les grands événements de la journée étaient le passage du facteur. Il allait de porte en porte, sa canne de cornouiller sur le bras, son sac de cuir bourré de papiers sur le ventre, et il déposait chez les gens les lettres, les papiers qui apportent la joie ou la tristesse. Mais Marthe n’attendait rien, et elle regardait le dos rond de l’homme s’effacer sous la pluie, en songeant qu’un seul mot venu de Pierre lui aurait rendu la vie.

Parfois aussi passait un couple de camps volants, de vanniers nomades qui vendent des paniers et des « charpagnes » aux paysans. L’homme et la femme en haillons, trempés jusqu’aux os, suivaient la carriole, dont la toile oscillait sur des cerceaux d’osier. Des têtes d’enfants, ébouriffées, sortaient des ouvertures de la maison roulante. L’équipage de misère émergeait de la brume pour y rentrer aussitôt, et s’y effacer comme une apparition, une vision de rêve. Marthe les regardait, le cœur tordu de pitié ; elle les enviait presque, quand elle se disait qu’ils vivaient entre eux, qu’ils s’aimaient, qu’ils ne se séparaient pas.

Certains jours, Marthe emportait son ouvrage chez la vieille Dorothée, sa voisine.

Une vieille paysanne, affable, cérémonieuse, affectionnant les façons de parler révérencieuses, particulières aux paysans de bonne famille. Elle habitait, avec sa petite-fille Anna, une bicoque posée à l’entrée de la Creuse ; on appelle ainsi en Lorraine les étroits ravins ouverts entre les vignes. Les rus torrentiels les ravagent en automne : l’été, ce sont des fouillis de verdures, de ronces, de sureaux laissant pleuvoir une poussière de fleurs, des vieux sureaux dont les enfants ont tailladé les pousses pour se fabriquer des sarbacanes.

Moins qu’une maison : un taudis, un trou. Pour y entrer, il fallait descendre quelques marches d’un escalier de pierre branlantes. Le plancher était de terre battue, les vitres de la croisée tamisaient le jour, verdies par le temps et l’humidité qui monte des terres. Quelques assiettes à fleurs, venant de l’ancien temps, étaient rangées sur le manteau de la cheminée ; dans un coin d’ombre, un petit berceau d’osier portait sur une flèche de bois une vieille toile de Jouy, parcourue d’un vol d’oiseaux bizarres.

Dorothée restait là toute seule avec sa petite-fille Anna, dont le père et la mère étaient morts à quelques mois seulement d’intervalle ; une maladie de poitrine que le père avait prise, en travaillant dans les carrières, à respirer tout le jour l’âcre poussière des chantiers où l’on travaille la pierre.

La misère s’était abattue sur la grand’mère et sur l’enfant. Elles vivaient de rien, d’un morceau de pain bis, d’un sou de lait.

Tout le jour Dorothée filait le chanvre des paysans, assise à son rouet, dont le ronronnement emplissait la pièce. Et la petite Anna ne se lassait pas de regarder la mécanique bruissante, la bobine surtout garnie de crochets de fer, qui tournait dans une vibration d’air lumineux et chantant, comme un gros hanneton qui aurait battu des ailes.

La vieille tricotait aussi des bas de laine, s’arrêtant pour passer son aiguille dans ses cheveux décolorés, pareils au chanvre des laboureurs. Sa bouche édentée retrouvait un sourire, quand la petite fille allait et venait autour d’elle, animée de joies vagues et enfantines, riant aux choses mystérieuses que nos yeux n’aperçoivent pas. Alors elle posait son ouvrage sur ses genoux et regardait l’enfant, par-dessus ses lunettes.

À mesure que l’enfant grandissait, de lointaines ressemblances, s’ébauchant sur son visage, émouvaient doucement l’aïeule. N’était-ce pas le regard de sa fille qui luisait dans ces yeux bleus ? N’était-ce pas la bouche du père, plissée d’un bon rire ? Par moments, cela devenait une évocation soudaine, saisissante, comme si les chers morts se fussent levés de la tombe pour apporter dans l’air hanté d’invisibles présences un peu de leur voix, un peu de leurs gestes, de ce qui meurt à jamais avec eux. Puis cela même disparaissait, devenait lointain et vague, comme si les morts n’avaient plus la force de soulever le mystère et le silence, qui pèsent sur eux, pour toujours.

Elle savait toute sorte d’histoires, cette vieille grand’mère, et elle les contait d’une voix chevrotante. C’était tantôt le récit du « soutrè » qui danse dans les étables, et la légende de saint Nicolas, patron de la Lorraine, qui ressuscita trois enfançons hachés dans un saloir.

D’autres fois elle confectionnait d’humbles jouets à la petite fille. Elle lui apprenait à faire des « paumettes » avec des primevères assemblées en boule et retenues par un fil. Elle chantait la vieille chanson venue du passé mystérieux : « Paumette, Burette, va te cacher, dans un p’tit coin. » Des rires s’éveillaient dans le silence de la pièce : sur l’aïeule et l’enfant passait un souffle de joie et de réconfort, un souffle frêle, comme ces feux de souches qui couvent sous la cendre et donnent plus de chaleur que de lumière.

Marthe se plaisait dans la compagnie de cette vieille. Elle lui avait raconté sa liaison avec Pierre, leurs premières entrevues, son silence inexplicable. Une sorte de pudeur l’envahissait, à confier des chagrins d’amour à une personne âgée, qui avait eu ses peines, et autrement poignantes. Malgré tout Marthe revenait à ce sujet de conversation, tourmentée par un besoin de confidences, éprouvant une secrète satisfaction à raviver sa blessure, à la faire saigner encore.

Compatissante, la vieille l’écoutait avec une attention inlassable, demandant des détails et des explications. C’était une brouille qui ne durerait pas. Ils étaient jeunes et avaient du temps devant eux. Elle trouvait pour la consoler des phrases toutes faites, des aphorismes sentencieux dont la conversation des vieilles gens s’embarrasse volontiers à la campagne, et la banalité de ces propos était douce à la jeune fille, endormant sa souffrance à la façon d’un chantonnement berceur.

Parfois une petite vieille passait devant la fenêtre de Dorothée, menue, trottinante, glissant sans bruit le long des murs, comme une souris épeurée. On l’appelait dans le village la petite Célestine : son teint avait des tons de vieil ivoire, une infinité de petites rides plissaient ses lèvres, ses joues et son front. Mise avec une propreté exquise, tout dans sa physionomie était d’une éclatante blancheur ; les plis finement tuyautés de son bonnet mettaient leur froideur autour de son visage de cire, dont la pâleur évoquait l’hostie consacrée, qu’on expose dans le Saint-Sacrement de l’autel.

Elle ne parlait pas, elle n’avait ni parents ni amis. Personne ne faisait attention à elle. Un bruit un peu violent de la rue, le claquement d’un fouet ou l’aboiement d’un chien, lui causaient un tressaillement de tout le corps. Alors elle ouvrait ses yeux, dont les paupières étaient presque closes par une pesanteur invincible, et jetant un regard effaré, elle avait l’air de chercher un trou pour rentrer sous la terre.

L’église était sa maison. Présidente de la congrégation, elle apparaissait, aux jours de cérémonie, la poitrine barrée de larges rubans bleus. Elle ornait de fleurs l’autel, lavait les linges sacrés, portait la bannière de la confrérie dans les processions. Toute sa vie se traînait, pâle et décolorée, exhalant un parfum d’ascétisme et d’encens, comme une plante qui aurait poussé entre les dalles du sanctuaire.

Dorothée hochait la tête sentencieusement, quand la vieille fille passait :

— V’là Célestine qui va à la messe. Ça la console, d’aimer le bon Dieu.

Et elle racontait l’histoire de Célestine, donnant des détails. Elle avait aimé un garçon du village, mais ses parents s’étaient opposés au mariage, à cause de la différence des fortunes. Célestine avait voulu se jeter à l’eau un soir : on l’avait repêchée ; mais depuis ce temps, elle avait refusé tous les partis qui se présentaient, et l’âge lui venant, elle était tombée dans la dévotion.

Marthe réfléchissait : ainsi donc son aventure n’était pas extraordinaire. D’autres avaient souffert les mêmes peines. Mais il fallait lutter, se raidir, pour conquérir son bonheur, échapper à cette faillite d’une existence. Et des projets se formaient en elle, dont elle remettait l’exécution au moment où Pierre rentrerait au pays.

Puis l’oubli fit lentement son œuvre consolante. Elle l’excusait : c’était presque naturel, ce départ précipité. Il n’avait pas trouvé le temps de la prévenir, et puis aucune parole décisive n’avait été prononcée. Elle saurait se faire aimer encore ! Une douceur descendait en elle, qui fondait toutes ses craintes, lui laissait le seul souvenir de l’étreinte caressante, dans la « bougerie » ouverte aux vents, près du jardin trempé de pluie.

Elle croyait entendre le son de sa voix, elle revivait les minutes fugitives, elle lui pardonnait. Et prise d’un élan de tendresse, elle courait s’enfermer dans sa chambre, tirait les rideaux, faisant le silence et la nuit autour d’elle, pour mieux savourer la volupté de cette évocation.

Des chiens aboyèrent à l’entrée de la Creuse. On eût dit que tous les mâtins du village s’étaient donné rendez-vous, faisant sonner leur large coup de gueule, et, quand ils se taisaient, on entendait le grondement rageur des petits roquets, qui ne décoléraient pas.

Dorothée, qui travaillait avec Marthe, s’avança sur le seuil pour voir ce qui pouvait causer une telle émeute. La petite Anna la suivit, risquant un œil curieux, cachant sa tête blonde dans les jupes de sa grand’mère.

Au milieu de la rue, se tenait un être à l’aspect hirsute. Tout son visage était empreint d’une stupeur, comme s’il eût été idiot. Sa peau hâlée avait les tons rouges de la brique. Vêtu de loques grisâtres, couvertes de la poussière des grands chemins, ses paupières flétries clignaient dans le grand jour : des rosaires à gros grains de buis, des chapelets de médailles, dont les lourdes torsades pendaient à sa ceinture, entouraient ses jambes de leurs écheveaux compliqués.

Il portait sur son ventre une grande caisse de bois blanc.

Il se mit à clamer ces mots, d’une voix traînante et caverneuse :

— Bonnes gens charitables, voyez le miracle de saint Hubert. Y a pas de pu grand saint. Achetez les médailles bénites dans la chapelle des Ardennes. Y a pas de miracle que saint Hubert n’ait fait. Bonnes gens charitables, ne m’oubliez pas.

C’était le montreur de saint Hubert.

La boîte de sapin s’ouvrit à deux battants.

Derrière la vitre claire qui la fermait, on voyait une forêt de petits arbres en carton colorié, découpant leurs feuillages minuscules. Une clairière s’ouvrait, où des brins de laine verte représentaient les pointes fines du gazon. Le cerf miraculeux apparaissait, portant une croix d’or auréolée de rayons. Le saint, tombé en adoration, s’agenouillait, joignait ses mains pour la prière, tandis que son arc et ses flèches jonchaient le sol derrière lui, et que sa meute, frappée d’une terreur sacrée, reculait aussi, frémissante.

La petite Anna battit des mains.

Alors la vieille grand’mère prit l’enfant par la main, la conduisit devant la boîte vitrée ; elle lui fit toucher les torsades des chapelets, et toutes deux s’agenouillant dans la poussière, dirent une prière fervente au grand saint, qu’on adore dans la forêt.

Marthe se joignit à elle, dans une pensée superstitieuse. Le saint ne ferait-il pas un miracle en sa faveur ? Elle lui demandait de veiller sur Pierre, de le préserver des intempéries du ciel, et des maladies que l’on prend sur les eaux. Et dans un élan de son âme, elle précipitait sa prière balbutiante, son acte d’adoration éperdu, implorant le retour de l’aimé et le raffermissement de sa tendresse.

Puis Dorothée choisit une médaille, qu’elle passa au cou de la petite fille.

Comme elle était trop pauvre pour donner un sou au montreur, elle alla couper une large tranche à la miche de pain bis, qu’elle avait tirée de la « maie ».

L’homme la glissa dans le bissac de toile dont l’ouverture béait sur sa poitrine, puis il reprit sa marche, clamant son appel lamentable par la rue, suivi de la meute des chiens attachés à ses pas, aboyant avec plus de rage, chaque fois qu’il se retournait pour les menacer de son bâton.

On parlait mariage, ce jour-là, dans la maison des Thiriet.

On abordait ce sujet de conversation depuis quelque temps, Marthe venant en âge « de s’établir ».

Cet après-dîner du dimanche, toute la famille était réunie autour de l’âtre où flambait un feu de hêtre, un de ces feux d’hiver dont la clarté dansante met une gaieté dans les intérieurs bien clos. Dehors il faisait un froid sec, un grand soleil rougeâtre descendait derrière les peupliers.

Le vieux garde rapprochait sa chaise de la cheminée où croulaient des tisons ardents, il se rôtissait les jambes, et passant dans la flamme ses mains calleuses, il les frottait d’un air de satisfaction.

Il répétait : « Ça pique rudement. Les mortes de la Chalade sont gelées. » Jetant un regard joyeux autour de lui, il déclarait qu’on serait mieux couché cette nuit-là dans un lit de plume, que sous un chêne du Bois-sous-Roche.

On annonçait des mariages pour cet hiver.

On se tâtait, les paroles se faisant précautionneuses et les visages s’inspectant à la dérobée. Les vieilles gens n’étaient pas sans concevoir quelque soupçon sur l’inclination de leur fille.

Ils lui citaient des noms, des suppositions qu’on faisait pour rien, pour le plaisir, histoire de raconter quelque chose. Quand l’interrogatoire devenait trop pressant, Marthe l’esquivait d’un sourire, ou bien tournait en ridicule le parti qu’on lui proposait : l’un était tout bancal, l’autre avait le nez de travers.

Malgré les rires, on sentait bien que la conversation était sérieuse.

La mère Catherine, d’ordinaire, au cours de ces propos, prenait une physionomie animée, contre son habitude. Posant son ouvrage sur ses genoux et relevant ses lunettes sur son front, elle dévisageait attentivement sa fille, la couvant d’un regard clair et passionné. Puis elle se mettait à vanter sa gentillesse, son économie, ses talents de bonne ménagère. Et la scène finissait par des embrassades.

Parfois aussi les deux vieux faisaient allusion à l’argent mis de côté, à l’aisance de la famille. Un beau parti ne se ferait pas attendre. Et cette certitude était la récompense d’un effort âpre, prolongé pendant toute une vie.

Ce jour-là on parla de Pierre Noel.

Marthe s’était levée, et s’approchant de la fenêtre, elle affectait de regarder au dehors ; pour dissimuler sa gêne.

Les vieux se la montraient du coin de l’œil, et continuant la conversation, ils riaient par moment en dessous, s’adressant un clignement d’yeux complice.

Pourquoi pas celui-là après tout ? On pouvait tomber plus mal. Les Noel n’avaient pas grand’chose, mais s’il plaisait à leur fille, elle n’avait qu’à parler, on le lui donnerait. Ils n’étaient pas de ces gens qui font le malheur de leurs enfants, en contrariant leur inclination par avarice.

Mars était venu et les jours s’allongeaient.

Marthe restait à sa fenêtre, épiant la tombée du soir, qui versait une clarté pâle sur les champs encore dépouillés de verdure.

C’était l’heure où le village, silencieux tout le jour, s’animait d’un peu de mouvement et de vie : des vaches meuglaient, allant à l’abreuvoir et des feux clairs de sarments flambaient au fond des cuisines.

Puis tout se confondait, et les maisons, les toits aigus, les pignons formaient une seule masse, bizarrement découpée, dont la ligne anguleuse se détachait sur le couchant.

Un reste de jour glissant sur les eaux révélait la fuite de la rivière.

Le printemps revenait, le printemps lorrain, hésitant et furtif, sans couleur et presque sans joie, grelottant sous des averses continuelles, risquant de temps à autre un rayon de soleil, comme un regard timide, entre les nuées grises, qui traînaient sur les bois.

D’autres pays ont des avalanches de lumière croulant du ciel, de larges manteaux de fleurs aux couleurs éclatantes, des odeurs tournoyant sur l’alanguissement universel des choses. Mais dans la pauvre Lorraine, les premières fleurs naissent, frileuses et transies, au fond des taillis où les neiges s’amoncellent.

Rien n’égale le charme mélancolique des longs hivers finissants, alors que des clartés semblent rôder continuellement au bord de l’horizon, et n’osent pas venir.

Marthe comptait les jours sur ses doigts, trompant son impatience par des calculs. Ne reviendrait-elle jamais, la saison qui ramènerait Pierre ? Elle avait l’habitude, comme tous les campagnards, de suivre la marche des saisons par le progrès des végétations successivement épanouies.

Déjà dans les taillis, alors que les arbres ruisselants étaient vêtus de mousses humides et que les branches se teintaient à leurs extrémités de nuances violacées, le joli bois devait montrer sa quenouille de fleurettes roses. Puis ce seraient les anémones, si frêles que leur neige se fond, au seul contact des doigts.

La belle saison tout à fait revenue, ce seraient des crépuscules sans fin, baignés de lumière blanche, rayés du vol criard des hirondelles rasant la terre, et les peupliers verseraient de grandes ombres sur la prairie.

Alors il serait là tout près d’elle, appuyé sur le rebord de la fenêtre, lui faisant sa cour : il lui jouerait encore tous les tours, toutes les farces maladroitement tendres, qui sont familières aux campagnards. Il lui volerait ses ciseaux de dentellière et le ruban de son bonnet, qu’il glisserait furtivement dans sa poche.

Elle était si impatiente de voir arriver ce moment, qu’il lui prenait des envies d’aller secouer la grande boîte de l’horloge, dont le tic tac emplissait la chambre.

La semaine sainte était arrivée et les deux pêcheurs devaient rentrer pour le jour de Pâques. Marthe l’avait appris de Guillaume, qu’elle avait rencontré un soir. Il marchait par les rues, pareil à un gros insecte, avec ses jambes de bois grêles.

Une tristesse descendait sur la terre lorraine, aux jours saints. Le Dieu mourait véritablement. Pour fêter le jour des Rameaux, il n’y avait dans l’église nue que des touffes de buis cueilli par les matins pluvieux : leur senteur amère se mêlait à l’encens. Un à un, les cierges s’éteignaient, laissant les ténèbres envahir la nef profonde et toutes les croix étaient voilées.

Et sur toutes ces choses, planait une impression de mort, un silence d’une tristesse infinie. Les champs, les bois, le monde entier paraissaient s’abîmer au sépulcre où reposait le cadavre d’un Dieu.

Alors c’était par les rues une procession de femmes, vêtues d’étoffes grises et coiffées de laine noire, qui allaient prier, se relayant d’heure en heure, pour qu’il y eût toujours devant la passion du Dieu un murmure d’adoration et de ferveur. Vers le soir, elles s’agenouillaient dans le confessionnal vermoulu d’où sortaient des froissements de surplis et un chuchotement de paroles.

Marthe allait prier. Elle n’était pas dévote, car la religion se perd dans les campagnes, mais comme tous les paysans elle était prise, au retour des fêtes, d’un accès de piété ponctuelle et machinale.

Les cloches se taisaient. Aux heures des offices on entendait les petites voix grêles des enfants traînant par les rues. Ils agitaient des cliquettes de bois blanc dont les sons vibraient, comme un chant de sauterelles dans l’épaisseur des blés :

— Voilà le premier. Mettez vos beaux souliers.

— Voilà le second. Mettez vos beaux jupons.

Par les soirs, leur mélopée lente se perdait dans les dernières maisons, à l’extrémité du village.

Le samedi saint :

C’était un clair matin d’avril, quand l’air est encore froid. De grands nuages passant sur le soleil, des ombres couraient sur les bois dépouillés et des averses tombaient, dures et cinglantes ; des volées de grésil tourbillonnaient, s’amoncelant sous les pruniers frileux, parmi les terres des enclos fraîchement labourés.

Marthe descendit au jardin.

Elle allait le long des vieux murs, regardant les trous où croulait le crépi, où se promenaient des cloportes. Dans les fissures des pierres rongées de mousse, elle retrouvait des parcelles de son être ancien, des souvenirs qui germaient nombreux, parmi les tiges flétries des graminées.

C’était ainsi chaque année, au printemps ! On eût dit que l’universelle éclosion faisait pousser en elle des semences enfouies.

Par les brèches du mur, elle voyait la campagne humide, les labours détrempés, où du soleil ruisselait par moment au creux des sillons. Une vague rumeur montait, un bruissement confus qui était comme un murmure de vie recommençante.

Tout contre le mur, à l’endroit où le toit de la maison touchait presque la terre, un rucher s’adossait, vermoulu, à demi effondré. Des pousses de coudrier l’étayaient, qui se couvraient en cette saison de chatons jaunâtres, pareils à des chenilles. Des ruches pourrissaient sur les rayons de bois : une pourtant, toute neuve, était pleine d’une rumeur bourdonnante. À chaque instant, des abeilles en sortaient, déployant leurs ailes fripées, planant dans un rayon de soleil, et allant s’abattre dans la corbeille d’argent qui garnissait une plate-bande, elles commençaient leur récolte.

Marthe ne se lassait pas de les regarder ! Elles portaient dans la vibration de leurs ailes un peu de cette joie immense du renouveau. Combien de fois elle avait suivi, par les journées chaudes, leurs allées et venues d’ouvrières infatigables. Alors leur bourdonnement continu lui montait à la tête, endormait ses pensées, et il lui semblait que des myriades d’existences s’ouvraient en elle, éparpillées avec le vol des insectes, au hasard des monts et de la plaine.

Tout à coup les cloches se mirent à sonner.

Elles étaient donc revenues, les cloches de Pâques ! Leurs sons emplissaient la vallée ; d’autres cloches lointaines répondaient, comme provoquées. Marthe les reconnaissait : les unes avaient un carillon de cristal qui, porté sur les eaux, semblait grandir avec les sautes du vent. Il y avait des moments où les sons semblaient sortir du vieux mur. D’autres, comme fêlées, étaient plus lointaines : une autre tintait faiblement dans un village très éloigné, que Marthe voyait très bien dans sa pensée, blotti dans un creux du plateau lorrain, au milieu des labours et des champs de luzerne.

Puis la cathédrale jeta au milieu de ces carillons le son grave de son bourdon, lancé à toute volée.

Elle passa toute cette journée dans la fièvre et dans l’attente. Pierre rentrerait sûrement ce soir-là.

Elle voulait être belle, le lendemain. Tirant de la grande armoire la robe qu’elle avait préparée, elle l’étalait avec précaution sur le lit, craignant de la froisser. Elle essayait aussi le bonnet qui lui allait à ravir, mettant autour de ses cheveux fins l’envolement de ses rubans et les plis légers de ses ruches. Elle allait se regarder dans une vieille glace, un peu trouble dans son cadre de bois dédoré ; l’étain rougi par le temps laissait de grandes places sans reflets : alors son image lui apparaissait lointaine.

Le soir était venu. Un chant hésitant et triste monta du fond des chènevières : une alouette au creux d’un sillon jetait, avant de s’endormir, un petit cri effaré, déconcertant dans la nuit, lui qu’on entend d’habitude dans l’air bleu et la lumière. Cela seul annonçait la tiède saison, cela et une danse grêle de moucherons rayant la ligne d’or du couchant.

Des pas sonnèrent dans la ruelle. Les deux pêcheurs rentraient, chargés de leur attirail. Marthe attendait, cachée derrière les rideaux de sa fenêtre. Pierre leva les yeux, comme s’il l’eût cherchée là, dans la nuit.

Dans ce petit coin de la terre lorraine, les garçons et les filles vont danser le lundi de Pâques, au val des Nonnes.

C’est un vallon dans un cirque de forêts, de l’autre côté de la Moselle. On y entre par un étroit couloir, qui s’ouvre entre des côtes plantées de vignes. Au bas de rives terreuses, rongées par le courant, un ruisseau roule ses eaux fangeuses, sous des haies d’aubépine. À peine s’il y a place pour le sentier et pour la route.

Et quand le passage s’élargit et s’ouvre soudain sur un fond de prairies fraîches, rien n’est doux comme la coulée de la lumière d’avril sur les bois encore dépouillés. Vers le couchant le vallon est fermé par un bois de sapins, dont les masses noires jettent une note austère dans la joie du printemps. D’ailleurs, elle est partout, cette note de tristesse, dans ces pays du Nord : elle est dans les sources glacées, dans la gaieté un peu grave des paysans, dans la beauté des femmes, trop pensive, et c’est le charme profond de ce pays, mélange de sévérité et de poésie, qui fait que le regret en rôde éternellement dans les cœurs, mélancolique et pénétrant comme une sensation d’exil.

Pourquoi appelle-t-on cet endroit le val des Nonnes ? On n’en sait rien. Seuls les bûcherons de la forêt connaissent le passé de légendes, effrayantes ou gracieuses, mais ils ont négligé de les apprendre à leurs petits-enfants, ou bien ceux-ci les ont dédaigneusement oubliées.

On y vient dans tout ce pays, à plus de trois lieues à la ronde, et c’est, derrière l’auberge de maître Charmois, une rangée de véhicules de toute sorte, levant en l’air leurs timons comme des bras : cabriolets des fermiers riches, luxueux avec leurs harnais vernis, leurs nickels brillants, et aussi les tombereaux massifs où l’on charroie d’ordinaire les récoltes et où l’on a mis pour siège une botte de paille. L’auberge est bruissante de chansons et de vaisselle remuée : des servantes vont et viennent, le teint rouge et la face allumée autour de l’âtre où tourne une broche gigantesque. Dans un petit jardin, attenant à l’auberge, des vieux jouent aux quilles et discutent longuement les coups douteux. Il faut les voir, le genou ployé, lever la boule à la hauteur des yeux, comme pour viser les quilles, puis la lancer brusquement d’un vigoureux tour de reins, et quand elle est lâchée, ils font des gestes instinctifs et des tâtonnements de mains, comme pour la ramener au milieu du chemin, si elle s’égare. Des jeunes qui ne connaissent pas leur force et qui arrêteraient des taureaux par les cornes la lancent comme une bombe au delà du but, très loin dans la prairie. Et c’est alors un gros rire, où se mêle un peu d’admiration. Sur toute cette scène plane le sourire à demi ébauché de maître Charmois, un malin celui-là, ravi intérieurement de la journée qui promet un gros gain et qui passe dans les groupes, les bras pleins de bouteilles, la serviette sur l’épaule, tutoyant tout le monde.

Marthe était venue avec d’autres amies, par le chemin des bois.

Le printemps était seulement dans le ciel, rien ne l’annonçant sur la terre. Le soleil entrait largement dans les bois, criblant d’une pluie de rayons les amoncellements de feuilles sèches. À peine si par endroits une anémone blanche avait jailli de la terre. Seulement des chatons, une sorte de chenille grisâtre pendait aux branches des noisetiers et les massifs de cornouillers étaient comme saupoudrés d’une fine poussière jaune. Cela aussi était une fleur étrange dans ce pays froid, une sorte de mimosa plus pâle et plus grêle que l’autre.

Jeanne, se rapprochant de Marthe, lui dit tout bas à l’oreille :

— J’en sais une qui est contente. On va voir son galant !

On dansait tout au fond de la prairie sur un plancher construit à la hâte, aux sons d’un crin-crin tenu par un petit homme rageur, qui battait la mesure à coups de talon. La musique se perdait tout de suite dans cette étendue… Elle avait l’air d’un pauvre chant de grillon, perdu entre deux mottes de terre.

Du premier regard, Marthe aperçut Pierre au milieu des autres garçons. Il portait beau comme toujours et les boucles blondes de sa chevelure, soigneusement arrangées, avaient cet éclat soyeux qui plaisait tant. Marthe ne l’avait pas vu depuis longtemps et il lui paraissait encore plus grand, plus large de carrure. C’est vrai qu’il avait forci là-bas.

Elle le regardait longuement, ne pouvant être aperçue de lui.

Il avait bien l’air d’être le roi du bal, avec cette assurance qui ne le quittait jamais, sa haute taille qui dominait tous les autres, ses mouvements aisés de beau danseur. Il avait une façon de prendre la main de sa danseuse et de l’appuyer sur sa hanche. Et il la faisait pirouetter dans la valse, comme si elle n’avait pas pesé plus lourd qu’une plume. Et dans les quadrilles, quand il faisait le cavalier seul, il osait des entrechats et des ronds de jambe comme les danseurs de la ville, avec tant de légèreté, qu’on était conquis au premier abord. Les vieilles, qui faisaient tapisserie, approuvaient d’un air connaisseur, et parmi les jeunes filles, pas une qui ne fût flattée d’accepter son invitation. À le voir si beau, si sûr de lui, c’était pour Marthe une grande joie, mêlée d’appréhensions de toute sorte.

Il la vit enfin dans le groupe des jeunes filles et, sans hésiter, il vint droit à elle.

Quels mots lui dit-il pour l’inviter à la danse ? Elle ne les entendit pas, tellement elle était troublée. Elle vit seulement qu’il lui tendait ses bras, et elle s’y jeta, emportée par un mouvement de passion instinctif. Appuyée sur cette large poitrine, elle se sentait délicieusement faible, dans toute cette force qui la possédait, et elle n’avait guère conscience que d’un désir : poser sa tête sur son épaule et rester ainsi tout le temps, pendant que couleraient les heures.

La danse terminée, ils se prirent par la main, suivant la coutume lorraine, faisant le tour du plancher dans la file des autres danseurs.

Alors il lui dit :

— Vrai, mademoiselle Marthe, c’est pas pour dire, mais y m’faisait rudement gré de vous là-bas.

Elle répondit, d’une voix que l’émotion faisait trembler :

— Moi aussi, je pensais tout le temps à vous.

Ce fut tout. Ils s’étaient compris. Quand les danses recommencèrent, ils se séparèrent pour ne pas faire causer « les mauvaises langues ». Mais leurs regards se rencontraient, et ils échangeaient chaque fois un furtif sourire de tendresse.

Une cloche sonna au loin, et toute l’assistance partit aux vêpres.

On ne célèbre guère les offices que ce jour-là, dans cette chapelle perdue au milieu des bois. Les murs rongés de salpêtre laissent suinter les eaux montant de la terre et s’écaillent par larges plaques verdâtres. Sur les dalles usées par les pas des générations traîne un reflet vague de jour qui tombe des vitres troubles, obstruées par les touffes d’orties qui croissent derrière les vieux murs. Tout y sent la pauvreté et la tristesse : les napperons de l’autel élimés et troués qu’on sort ce jour-là des tiroirs de la sacristie, les flambeaux de bois dédoré, rongé des vers. À la voûte est suspendu un ex-voto bizarre, qui étonne au milieu de ces populations terriennes, une galère aux voiles blanches, usées par le temps et la poussière, portant sur son château d’avant des personnages de bois peint, sans doute quelque offrande d’un très ancien seigneur, échappé aux périls de la mer, d’un seigneur dont personne ne sait plus le nom, dont personne n’a gardé le souvenir.

Dans cette chapelle, c’était toujours la même histoire d’amour recommencée par les simples, qui n’ont pas l’idée des profanations et ne craignent pas les sacrilèges. Bien des œillades s’échangeaient d’une rangée de bancs à l’autre, côté des hommes et côté des femmes. On chantait distraitement les cantiques et des yeux se levaient des missels, guettant un regard.

Par la porte restée grande ouverte, le chant des psaumes s’envolait, traînait dans la prairie, passait sur les haies d’épine blanche, puis allait se perdre tout au loin sur la côte, parmi les sapins et les ruchers, ouverts au grand soleil.

La danse recommença. De temps à autre des couples allaient se rafraîchir dans le jardin de maître Charmois, sous les tonnelles longeant le jeu de quilles. Des pousses verdissantes de houblon s’enlaçaient aux lattes du treillage.

L’aubergiste accourait. Plié sur ses genoux, il y serrait les bouteilles, comme dans un étau, et les débouchait d’une poigne solide. Des bouchons de limonade sautaient avec une détonation cassante, comme un coup de pistolet. On entendait la boule sonnant contre les quilles cerclées de fer, au fond du jeu. Des femmes qu’on chatouillait poussaient des cris, pareils à des gloussements de volaille.

C’était le moment où Pierre triomphait. Debout au milieu de la salle, il pérorait, gesticulait, parlait haut, donnait des ordres à tout le monde. Il avait une façon de saisir une bouteille et de verser dans les verres de toute sa hauteur qui révélait l’homme du monde. Maître Charmois lui obéissait, ayant pour lui cette considération dont les bons lurons et les joyeux vivants jouissent au village.

Marthe, assise à ses côtés sur le banc étroit, ne se lassait pas de le dévisager.

Comme il était beau et soigné dans toute sa personne ! De menus détails révélaient l’homme soucieux de plaire. Le col de sa chemise, largement rabattu, laissait voir son cou musclé, dont la peau un peu hâlée était semée de taches de rousseur. Il y avait de la coquetterie dans sa cravate de couleur trop voyante, qui portait une fleur brodée à l’aiguille au milieu d’un losange écarlate. Sa chaîne de montre aussi était à la mode, ornée de grosses pendeloques de pierre bleue, d’où pendait une frange d’argent.

Prenant la main de Marthe, il la tapotait doucement, en lui disant des paroles tendres.

Des filles d’un village voisin, qui la reconnurent, lui adressèrent, de la table voisine, un sourire complimenteur. Elle était heureuse.

Le soleil descendait, versant sur les sapins une clarté rouge.

Comme il insistait pour la ramener à la danse, elle refusa avec son air de fille raisonnable, avec cette décision tranquille, qu’elle apportait dans ses moindres propos. N’avait-elle pas promis à ses parents de rentrer de bonne heure ? Elle prit le petit chemin, bordé de saules, qui montait vers le bois.

À mesure que le soir tombait, la fête devenait bruyante et désordonnée. Une gaieté lourde passait dans le bal, et aussi une fièvre de plaisir, qui nouait de plus près les étreintes et serrait les bras autour des corsages. Parfois on entendait le bruit d’un baiser, s’écrasant à pleines lèvres. Du plancher piétiné montait un nuage de poussière, qui vous prenait à la gorge et vous donnait encore plus soif. Jusqu’à la musique du petit homme colère qui s’affolait, devenait enragée et trépidante, faisait vibrer furieusement son chant mélancolique de grillon perdu dans les hautes herbes.

Pierre maintenant ne cessait pas de faire danser la Renaude. Une fille qui avait mauvaise réputation et dont la mère passait pour un peu folle. Pas jolie, mais ayant un certain charme agaçant qui affriolait les hommes, avec ses gros yeux ronds et jaunes, son nez trop court et ses cheveux luisants. Et mise avec un goût tapageur : des étoffes voyantes à carreaux qui lui donnaient l’air d’une enseigne enluminée.

On la rencontrait quelquefois les dimanches en compagnie de soldats, descendus des forts voisins.

Pierre la faisait pivoter comme une toupie et il riait aux éclats, montrant un certain sans-gêne à son égard. Elle s’abandonnait, souriante et bercée, fière d’avoir ce beau garçon pour danseur.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marthe suivait la sente rocailleuse. Les clartés obliques du couchant pénétraient dans le bois. Des voiles de pourpre flottaient entre les branches des grands hêtres, mordorant leurs troncs moussus. Les bourgeons vernissés les embrumaient d’une vapeur végétale rousse, baignée de lumière. Des odeurs fines de violette sortaient du fond des taillis.

Elle allait, savourant ce silence qui s’épaississait autour d’elle. La paix du soir favorisait étrangement sa rêverie d’amour.

Toutes choses, autour d’elle, lui apportaient d’indicibles bonheurs, le craquement léger des feuilles sèches, les souffles qui voletaient autour de ses tempes, la rafraîchissant d’invisibles caresses.

Elle se retourna.

La vallée à ses pieds était emplie d’un tournoiement de lumière blonde et la côte de sapins, noyée dans une poussière d’or, semblait reculée jusqu’au fond extrême de l’horizon. On n’entendait plus aucun bruit que la musique grêle du violon qui montait par moments, lorsque le vent soufflait de ce côté.

Elle se dit que ce bonheur n’était que le commencement d’autres bonheurs. Elle verrait Pierre le lendemain, d’autres jours encore, maintenant qu’il était revenu, et son cœur se gonfla d’une joie abondante.

Près de la sente se trouve une source cachée qui, d’une roche moussue, pleurait autrefois goutte à goutte dans une vasque d’argile. Elle est violée, maintenant qu’on l’a enfermée dans une cuve de ciment, pour alimenter la prise d’eau d’un fort bâti sur la hauteur. Malgré tout elle est encore jolie, avec sa nappe claire qui s’étale sur un fond de feuilles mortes, tombées des hêtres. L’eau bruit doucement et des rayons de lumière se jouent à sa surface.

Marthe descendit l’escalier de pierres branlantes, plongea ses mains dans l’eau, pénétrée jusqu’au cœur par le contact du flot. Des cupules de glands y couraient, comme une flottille minuscule.

Des pas sonnèrent dans le sentier.

Débouchant du jeune taillis où traînait un reste de clarté, Pierre et la Renaude s’avançaient. Marthe les vit très bien, car ils s’étaient arrêtés tout près d’elle. Renversée sur le bras du garçon, la Renaude, d’un geste caressant, lui prenait la tête dans ses mains, et riant d’un rire pâmé elle attirait sa bouche à portée de ses lèvres. À la clarté flottant dans le bois assombri, Marthe distinguait son cou rond et blanc qui se gonflait, et la pâleur laiteuse de ses dents, brillant entre ses lèvres rouges. Et ce rire qui ne finissait pas lui faisait mal.

Puis ils s’éloignèrent, les bras noués dans une étreinte voluptueuse.

Marthe se demandait avec effarement si elle n’avait pas rêvé. Elle se leva pour mieux voir : les ombres confondues se détachaient sur le lointain vaporeux de la sente.

Elle retomba sur la dalle de pierre et s’y abîma ; elle y resta longtemps sans bouger, le regard errant à la surface de l’eau brillante où flottaient les cupules de glands. Il se faisait en elle, au milieu du silence, un bruit de choses brisées, un ravage d’espoirs détruits, emportés comme dans un tourbillon, par la certitude de la trahison.

Elle regardait l’eau, vaguement attirée par elle, souhaitant d’y trouver l’oubli, calmée parfois, dans le paroxysme de sa souffrance, par sa mobilité lumineuse qui se prolongeait, sous les branches des coudriers et des charmilles…

L’heure passait.

La lune s’était levée, versant dans les taillis de grandes ombres. La source, roulant sur les cailloux, continuait son chantonnement mélancolique. Marthe se leva lentement, poussant un soupir de résignation, et quand elle s’éloigna, elle jeta un regard sur cette place, ayant la sensation d’y laisser le cadavre de son bonheur.

C’était l’heure où ils se retrouvaient tous les soirs. Une étoile, une seule, tremblait dans le ciel assombri. Les hirondelles, avant de s’endormir, poussaient de petits cris dans leurs nids de terre glaise, attachés au rebord des toits.

Assise à sa fenêtre ouverte sur les clartés mourantes, Marthe travaillait encore, penchée sur son ouvrage de broderie.

Tout le jour elle avait bercé sa tristesse au va-et-vient monotone de son aiguille, tout le jour elle avait ressassé les raisons qu’elle dirait à Pierre, quand il viendrait la rejoindre, ramenant du même coup l’obsession de sa douleur. Certes, elle ne lui ferait pas de reproches, car elle sentait tout au fond de son cœur quelque chose de doux, de triste et de fort qui la poussait à lui pardonner. Elle poserait sa tête sur sa poitrine, elle pleurerait, et lui demanderait de ne plus recommencer.

En fille de la campagne prématurément instruite des choses de l’amour par les conversations, elle savait qu’une telle conduite était permise aux garçons, qui prennent leur plaisir avec les dévergondées. Mais c’était trop cruel, cette trahison, au soir même de leur première journée d’amour.

Tout à coup elle tressaillit, avertie par un instinct mystérieux de sa présence. Il était auprès d’elle et sa haute stature noire, se découpant sur le couchant lumineux, emplissait toute la fenêtre.

Elle lui parla. Était-ce une autre qui parlait à sa place ? Il lui semblait entendre le son d’une voix étrange et elle ne trouvait plus rien de ce qu’elle avait préparé.

— Vous n’avez pas honte ! Allez donc retrouver la Renaude !

Cela avait jailli du premier coup contre sa volonté, comme un cri de révolte où s’affirmait son honnêteté à elle, sa droiture de fille chaste, un peu méprisante. Ses mains tremblaient sur son ouvrage, sa bouche se plissait, dans cette moue douloureuse que font les petits enfants quand ils vont pleurer. Au fond de ses entrailles, quelque chose se tordait.

Elle se retenait par fierté, craignant qu’il ne triomphât de ces larmes et ne s’en moquât, en compagnie de la Renaude. Cette contrainte la faisait souffrir davantage. Lui, beau gars comme toujours, effronté et rieur, avait commencé par nier. Que chantait-elle là ? Elle avait mal dormi sans doute. Il haussait les épaules en homme sûr de lui.

Elle précisa, la voix brève et sifflante.

— Taisez-vous. Vous devriez rougir. Je vous ai vus tous les deux… vous… cette fille à soldats…

Alors il ricana :

— Et après ! Est-ce que ça empêchait les sentiments ? Pour rigoler un soir, au fond des fossés, cette fille était bien bonne.

Elle s’était levée, toute blanche, son sang reflué au cœur, prise d’un mouvement de colère qu’elle ne put s’expliquer dans la suite. Elle le saisit par l’épaule et le repoussa durement, avec une force qu’elle ne se connaissait pas, et du coup lui ferma la fenêtre au nez. Les battants claquèrent.

Il restait dans la rue, dépité, piétinant sur ses talons, un sourire d’embarras aux lèvres. Prendrait-il son parti de rire de cette algarade ? Puis une montée de colère l’envahit ; il fronça les sourcils et enfonçant son chapeau d’un geste décidé, il s’éloigna à grands pas.

Avait-on jamais vu une pareille pimbêche, une fille grosse comme rien, qui voulait imposer sa volonté. Il avait cette sorte de mépris que les paysans ressentent vis-à-vis de la femme, habitués à la voir obéir et tenir dans la maison la seconde place. Ils n’étaient pas mariés, qu’elle voulait déjà porter la culotte. Et il s’affirmait sa rancune. Retourner, demander pardon, allons donc, ce serait trop lâche. D’ailleurs il pouvait le dire : les Noel étaient tous comme lui. Rangés et tranquilles une fois mariés, avant le sacrement ils étaient bien connus pour leurs fredaines. Il trouvait des raisons pour s’excuser, pour faire taire en lui ce grand cri de passion, qui lui disait de revenir sur ses pas, de la prendre dans ses bras, de mériter son pardon par de bonnes paroles…

Marthe, immobile derrière ses rideaux, le suivait des yeux…

Il ne revenait pas. Qu’avait-elle fait ? Qu’est-ce qui l’empêchait d’ouvrir cette fenêtre, de le rappeler, de faire sa paix avec lui ? Rancune invincible, dépit de n’avoir pu vaincre sa fierté et surtout la pensée qu’il se gausserait d’elle avec la Renaude, et qu’il se vanterait de l’avoir reprise, comme il aurait voulu.

La nuit était noire. Pierre longeait le mur croulant qui fermait sur les prés le jardin de la Renaude. Tout le village dormait : la chambre de la fille était isolée. Il hésita un instant, puis il escalada le mur.

On entendit ses pas criant sur le gravier.

Des jours passèrent.

Marthe restait accoudée à sa fenêtre, le regard perdu dans la nuit.

Elle revoyait, dans sa rêverie lente de souvenirs, les incidents de cette foire de Saint-Clou. Jamais elle n’aurait cru qu’on pouvait souffrir à ce point.

Pourtant elle avait comme une appréhension en s’y rendant, un pressentiment secret qui lui disait de retourner.

Longs meuglements d’angoisse des bêtes attachées, bêlement monotone des brebis séparées de leurs agneaux, détonations sèches des tirs forains, sifflet aigu des manèges, toute cette agitation mettait au cœur de la pauvre fille une nausée tournoyante. Les toiles des baraques claquaient au vent clair ; des bohémiens passaient, maigres sous leurs cheveux d’un noir luisant et gras : ils conduisaient par des brides de corde des haridelles étiques, véritables squelettes de chevaux, aux côtes en cerceau, à la peau galeuse et rongée de plaies, nourris seulement de l’herbe rase qui garnit les talus des grandes routes.

Marthe n’était pas arrivée, qu’elle apercevait Pierre et la Renaude dans la foule des promeneurs.

Elle se redressait, cette Renaude, avec un air d’assurance, un désir d’être vue par tout le monde dans la compagnie de ce beau garçon ! Ça la changeait de ses amoureux de rencontre. D’ailleurs elle avait encore plus mauvaise façon qu’à l’ordinaire : son corsage était trop rouge, les carreaux de sa jupe trop voyants.

Un peu plus loin, ils étaient encore devant le montreur de ludions. Pareil à un roi mage, coiffé d’un diadème de clinquant, sa barbe blanche largement étalée sur une simarre rouge constellée d’étoiles, le vieux leur montrait d’un doigt fatidique les diables de verre bleu qui, montant du fond du bocal, venaient tracer sur une lettre mystérieuse le secret de leur avenir. La fille rieuse lisait par-dessus l’épaule du garçon, et, sans en avoir l’air, s’appuyait amoureusement sur lui, la créature !

Le soir venu, Marthe les retrouva encore sur la route déserte, les bras noués dans une étreinte. Ils causaient tout bas, ayant l’air de se conter des choses tendres, des choses qui les intéressaient seuls. Et la manante portait sous son bras un grand bâton de sucre de pomme, que Pierre lui avait acheté, un cadeau superbe qu’elle brandissait joyeusement et qui tirait l’œil au passant avec son papier d’or et ses ornements de fanfreluches.

Il ne fit pas semblant de l’apercevoir, quand elle les devança sur la route. Mais la Renaude avait poussé un éclat de rire. Il sonnait encore à ses oreilles, ce rire insultant et moqueur. Alors toutes sortes de rancunes et de pensées mauvaises se levaient en elle. Elle en avait honte parfois. On eût dit que son malheur remuant les profondeurs de son être, comme une eau vaseuse, en faisait sortir des choses informes, qui grouillaient. Jalousie d’abord, et révolte de tout son corps, de tout son cœur, quand elle le voyait au bras d’une autre, dépit d’être abandonnée, mais surtout une immense désillusion, car il s’abaissait jusqu’à cette fille à soldats.

Alors elle souffrait tellement que sa douleur crevait, comme une poche de fiel. Elle pleurait à chaudes larmes, enfonçant son mouchoir dans sa bouche pour ne pas donner l’éveil par ses sanglots, désespérée, dégoûtée de tout, tout son être flottant à la dérive.

Cette fois le printemps était revenu.

L’herbe des prés était d’un vert lourd, luisant, tout neuf. Des touffes de primevères le nuançaient par places de jaune pâle et, dans les creux humides, des pieds de cochléaria avaient poussé, étalaient sur les eaux leurs grappes couleur de lilas.

C’était dans les hauteurs de l’air une lente débâcle de nuages, emportés par des souffles tièdes et qui s’effilochaient en lambeaux de brumes. Le ciel d’étain qui avait pesé sur les campagnes pendant tout l’hiver, comme un couvercle, s’ouvrait, se fondait, se pénétrait de lumière.

La vie recommençait. On voyait dans les chemins des bandes de vignerons, guêtrés de coutil et la serpette au genou, allant bêcher leurs vignes. Leurs houes, sur leurs épaules, avaient des luisants d’acier, poli par le frottement des terres. Sur la blancheur des coteaux lavés par les pluies d’hiver, les carrés fraîchement remués se détachaient vigoureusement.

Quand un nuage cachait le soleil, une fraîcheur glacée passait dans l’air. Alors les vignerons, abrités derrière les tas d’échalas pour le goûter, allumaient des feux de sarments, dont la fumée bleue courait au ras des terres.

Puis venaient des coups de soleil, éclatants et splendides, qui fouillaient la campagne, réchauffaient les toits de tuile, pénétraient au fond des bois, allant éveiller partout le frémissement de la vie universelle.

La rivière aussi avait pris un aspect printanier.

Les eaux coulaient à pleins bords, accrues par la fonte des neiges ; par endroits elles inondaient la prairie et sous les branches des saules garnies de la laine floconneuse des chatons, des courants glissaient, avec un petit bruit, un frissonnement de chose vivante.

Comme si la vie s’y était éveillée, les eaux perdaient cette transparence glacée qui leur est propre en hiver. Aux endroits profonds, elles prenaient une teinte plus lourde et plus chaude. La rivière s’étalait parfois sur de longues grèves plates où le soleil ruisselait, se prenait dans un frémissement innombrable de petites vagues ; des bandes de chiffes et de chevaines sortis des grands fonds venaient frayer là, dans ces eaux tièdes. On voyait leur dos noir sortant parfois des eaux courantes, parmi les galets. Par moments toute la file serrée ondulait, parcourue du même mouvement qui montrait les ventres blancs et le bout des nageoires, et les eaux fécondées ruisselaient derrière eux, comme une traînée de lait.

Le chant du coucou montait sur la côte, deux notes vibrantes, solitaires, qui sonnaient dans la profondeur des taillis.

La première fois qu’il les entendait, le vieux Dominique ne manquait pas de dire à son fils :

— Pierre, as-tu de l’argent dans ta poche ? Le coucou chante ! Quand on porte des sous sur soi, le jour où on l’entend, on est riche toute l’année !

Il y avait ainsi dans leur conversation des bouts de phrase, des plaisanteries qui revenaient, toujours pareilles, qui chaque fois les faisaient rire, car ils ne se creusaient pas la tête pour trouver des choses nouvelles. C’est le propre des âmes simples de créer de la jeunesse autour d’elles.

Quand reviennent les premières chaleurs, on reste de longues heures, à causer, le soir, sur les bancs de pierre, auprès des granges.

Pourtant on s’est levé de bon matin pour aller, l’un à son pré et l’autre à sa vigne. Mais on a tellement dormi pendant les nuits d’hiver. Il est de pauvres vieux qui se couchent à quatre heures du soir, au mois de décembre, pour économiser la chandelle !

Vient mai ! On est heureux alors de respirer les bouffées d’air frais qui montent dans la nuit, de sentir sur son dos la réverbération des murs brûlés de soleil et qui, le soir venu, laissent rayonner leur tiédeur.

Les portes restant entr’ouvertes, les lampes projettent de grands rais de clarté dans la rue.

On s’était réuni ce soir-là, devant la maison des Noel.

Le ciel était encore clair, et les chauves-souris, les souris volantes, comme on dit là-bas, le rayaient de leur vol saccadé. Elles sortaient, nombreuses, des trous des vieux murs où elles dorment tout l’hiver, suspendues par un pied, enveloppées dans le manteau de leurs ailes brunes. Des hannetons aussi volaient en tous sens, avec de gros bourdonnements sourds ; parfois l’un d’eux choquait le zinc des gouttières avec un bruit mat, et tombait sur le sol, comme une balle.

Cela surtout était l’indice de la belle saison, ce vol innombrable des bêtes sorties de terre, à la première chaleur.

Les deux pêcheurs assis sur le banc, les bras nus et le col de la chemise entr’ouvert, respiraient la fraîcheur. Le vieux Guillaume, installé auprès d’eux sur la terre, tenait entre ses jambes de bois une « charpagne » d’osier, dont il tressait le fond. Dépouillées de leur écorce, les tiges paraissaient très blanches dans la nuit.

Il ne savait que faire pour se rendre utile, et jamais on n’aurait pu croire qu’un infirme fût bon à tant de choses. Jamais la maison n’avait été mieux tenue. Il ne perdait pas un moment : il allait et venait dans le logis, frottant les vieux meubles. Il avait bêché le jardin, on ne savait trop comment, prenant un point d’appui sur sa béquille, maniant la bêche d’une seule main, car si les jambes étaient parties, la poigne restait solide. Il y avait planté de grands carrés d’oignons et de laitues, qu’il arrosait lui-même, à la fraîcheur du soir.

On écoutait Poloche, qui racontait ses campagnes. Il se tenait au milieu du chemin, tout droit dans sa blouse de toile grise comme en portent les marchands qui vont dans le pays. À peine s’il avait bu un coup de trop ce jour-là, de quoi se rafraîchir les idées. Cela s’apercevait seulement à sa casquette tombant sur l’oreille. Il fumait sa courte pipe de bois, et comme, dans sa narration, il la laissait éteindre, il ne s’arrêtait pas de la tasser du pouce d’un geste machinal, et de faire flamber des allumettes, dont les bouts blancs jonchaient le sol.

Cela faisait dans son récit de longues pauses ; alors on entendait monter la rumeur des barrages, au fond du val.

— Oui, mes enfants, j’étais en ce temps-là à Constantinople, dans un patelin qu’on appelait Ortakheuil ou Khad’keuil, je ne sais plus au juste, vu que c’est bien loin et qu’y a rudement coulé d’eau dans la rivière, depuis ce temps-là !

Un sacré pays tout de même, avec des bandes de chiens galeux qui se promenaient dans les rues, sans avoir de maître ! Et la campagne donc, c’était tout raviné, sans un arbre, avec des fondrières à se rompre le cou, comme la côte du Ragot.

Le plus rigolo, c’était les chariots des gens de ce pays-là. Pas un clou, pas un brin de fer ! les roues, les jantes, le timon, tout était en bois, attaché avec des chevilles. Par le temps de sécheresse, dame, tu penses si ça grince et si ça gueule. »

Ce détail surprit toute l’assistance, lui donnant mieux que toutes les phrases la sensation de pays lointains.

— Moi, j’avais pas à me plaindre, vu que j’avais un bon truc. On m’avait laissé, tout seul, dans un faubourg ; je couvrais avec des feuilles de zinc des abris en planches, qu’on préparait pour l’expédition de Crimée. Alors comme j’étais mon maître, je travaillais aux pièces et je me faisais de bonnes journées.

On en profitait pour faire la noce, les dimanches ; on se retrouvait à trois ou quatre du pays : Lexandre de Villey-le-Sec, qu’était dans les voltigeurs, et Petit-Jean de Gondreville, qui faisait son temps dans les tringlots. Dame, tu comprends, quand on se sent si loin de son pays, au milieu des sauvages, ça fait rudement plaisir de se retrouver. »

Pierre fit remarquer que la chose était toute naturelle.

— Quand on était parti en bombe, fallait voir les farces qu’on jouait aux Turcs. Des beaux hommes, pour sûr, bien membrés, bien corporés, des gaillards aussi solides que Pierre. Mais leurs soldats étaient mal frusqués, preuve que je vendais à leurs officiers mes pantalons collection trois, des « frapouilles » dont je ne voulais plus. Et eux, en faisaient leurs choux gras ! Y s’mettaient sur leur trente-et-un, avec ça, pour aller voir leur « bonne amie ».

Du reste, ils étaient polis, accueillants, vu qu’on s’était mis d’avec eux, pour se battre contre les Russes. Quand y nous rencontraient, y s’campaient devant nous au milieu du chemin, en criant :

— « Dis-doun, dis-doun ! sacré nom de Dieu, » pour nous faire voir qu’y savaient parler le français.

Tout le monde s’esclaffa. Sacré Poloche, il avait une façon d’envoyer ça, gesticulant sur la route, jargonnant un vague patois, avec des mines effarées. On aurait dit un vrai Turc.

— Alors un dimanche, on entre chez un marchand de tabac, une bande d’au moins une douzaine. Moi j’achète un cigare, et je reste là, mon porte-monnaie ouvert dans la main, comme pour payer. Tous les autres s’amènent, à la file, et prennent du tabac, des cigares, des cigarettes. Mon Turc rigolait, en débitant sa marchandise, vu qu’y s’promettait un gros bénéfice. Quand tous les autres sont sortis, v’là que j’lui allonge un sou, sur le comptoir. Non ! si t’avais vu la gueule qu’y faisait ! Il s’met à brailler : « Effendi, paga, paga. — J’t’en fous, que je lui réponds, je n’ les connais pas. » V’là t’y pas qu’y se permet de lever la main sur moi : un soldat français ! La moutarde me monte au nez, et je lui allonge une raclée, mais une de ces raclées !… Et pour ne pas être en reste avec lui, car y m’agonisait dans son langage de mauvais chrétien, je lui disais en lui tapant dessus : tiens, sidi, tiens, cochon d’sabir, attrape ça, chouia barca ! À la fin, y n’voulait pu rien savoir. Alors moi, je suis parti tranquillement, en fumant mon cigare.

Il se tut un moment, jouissant des gros rires qu’il soulevait. Puis considérant le moignon de pipe, qui fumait dans sa main, il reprit :

— Quel pays ! J’ai jamais vu du tabac si bon et si fin. J’en avais toujours au moins deux livres, dans une boîte de fer-blanc, sous la pattelette de mon sac.

Il continua, défilant le chapelet des souvenirs.

— À l’endroit où que j’travaillais, y avait aussi une belle femme qui me regardait de loin, une belle brune qui avait des yeux, je ne vous dis que ça. Elle se tenait à une espèce de balcon, et moi, ça m’intriguait, vu que c’est rare, les femmes, dans ce pays où on les tient enfermées. Je lui lançais des petits coups d’œil en clouant mes plaques de zinc. V’là que ma particulière s’enhardit au bout de quelques jours : « Paris, Paris, » qu’elle me disait, comme ça. Moi, je n’en étais pas de Paris, mais pour faire le malin, j’y répondais : « Chouette ville, t’y viens t’y, fais pas ta Sophie ! » Et on riait tous les deux, en se regardant, sans trop comprendre ce qu’on se disait. Mais tout ça n’avançait à rien. Entre temps, moi, fine mouche, j’avais fait la connaissance de son homme, qu’était quelque chose comme charron. V’là qu’un soir, je pousse une pointe et je m’emmanche dans la boutique, histoire d’aller en reconnaissance et de voir ma particulière. Ah ! si vous aviez entendu les hurlements qu’y poussaient, dans c’te baraque : on fermait les portes, on se sauvait, on poussait les verrous. Finalement y ne reste plus que le vieux, qui m’invite poliment à prendre le café…

Les jours se passent, pas de femme ! J’y pensais plus. V’là t’y pas qu’elle rapplique un soir, dans mon chantier, tout essoufflée d’avoir couru, comme une « évaltonnée ». Ses yeux flambaient comme braise. Alors moi je la prends par la taille, je l’embrasse, en veux-tu en voilà. Y avait un grand tas de copeaux dans un coin. Alors, nous l’avons fait cocu, ce vieux Turc.

Poloche riait d’un gros rire qui secouait tout son corps, et les autres faisaient comme lui.

Pour sûr, il n’avait pas son pareil, et quand il avait un verre dans le nez, il aurait fait rire un tas de cailloux, avec ses histoires.

Il fumait sa pipe enfin rallumée, à petits coups, sans mot dire, voyant se lever, tout au fond de ses souvenirs, la silhouette de la femme brune, dont il avait fait la conquête, dans un pays étrange.

La nuit était très noire. Le braisillement des étoiles palpitait vaguement dans l’étendue du ciel. Au bas de la côte, les toits s’entassaient dans un pêle-mêle confus, et la nuit roulait lourdement sur la pente, comme pour protéger le repos des pauvres gens, harassés par le labeur des jours.

On causa encore quelque temps, puis toute l’assistance se sépara.

Et il n’y eut plus, devant la maison endormie, que des souffles tièdes qui faisaient tournoyer des brins de paille et qui agitaient le feuillage de la treille festonnant au-dessus de la porte.

Les garçons du village se réunissaient pour faire des farces, par ces longues nuits de printemps.

De bonnes farces rustaudes, lourdes à assommer un bœuf, qui soulevaient toujours le même sursaut d’émotion dans le village, comme si elles étaient inédites.

Cela consistait à éparpiller le long des chemins les petits paquets de chanvre que les vieilles mettent sécher sur le pré, au sortir de l’eau. Au matin on allait les voir se démener, s’arrachant les poignées de chanvre, furieuses, dépeignées, les coiffes au vent, chacune prétendant qu’elle était volée par sa voisine.

D’autres fois, on démontait un chariot et on le remontait pièce à pièce sur la toiture d’un hangar, le timon en avant, perché comiquement dans le vide sur ses quatre roues, prêt à partir. Le propriétaire s’effarait, montait sur une échelle pour reprendre son bien, tandis qu’un rire secouait le village.

Il y avait aussi un vieux qui habitait une petite maison, au fond d’une ruelle écartée. On le prenait pour victime, parce qu’il se fâchait, et qu’il menaçait tout le monde d’une petite voix cassée, que la colère faisait vibrer drôlement : on eût dit un nasillement de polichinelle, sur la foire.

Sur les onze heures du soir, alors qu’il dormait d’un profond sommeil, on heurtait violemment les croisillons de sa fenêtre, pendant qu’un compère laissait dégringoler, sur le pavé des caniveaux, un grand morceau de verre à vitre. On eût dit que la fenêtre s’effondrait. C’était un pourchas éperdu dans la nuit ; le vieux galopait, pareil à un fantôme dans sa chemise blanche, dont la bannière flottait au vent ; il galopait de toute la force de ses jambes maigres.

Quelquefois ces histoires finissaient mal. On allait chercher les gendarmes. Une grande émotion secouait le village, le tirait de sa torpeur : les commères debout sur leurs portes regardaient curieusement les bicornes, qui chevauchaient d’une maison à l’autre, poursuivant leur enquête.

Les nuits étaient toutes vibrantes de chansons et de vacarmes.

Bras dessus, bras dessous, des bandes joyeuses de conscrits passaient, traînant leurs sabots sur le pavé des rues.

Nous sommes trois pauv’ conscrits,
De l’an mil huit cent dix,
Ils nous font tirer au sort, tirer au sort
Pour nous conduire à la mort.

Les voix montaient dans la nuit claire, s’envolaient sur les toits tandis que des chats amoureux rôdaient le long des gouttières.

Ces soirs-là, Marthe assise dans son lit prêtait l’oreille, dans le silence de sa chambre, empli du tic tac de la grande horloge. Elle reconnaissait très bien la voix de Pierre parmi toutes les autres, et cela la calmait.

Quand elle ne l’entendait pas, elle l’imaginait près de la Renaude, et elle pleurait dans son lit.

La maison du garde, maintenant, ressemblait à un coin de forêt.

Tous les jours, Jacques Thiriet rapportait quelque bête ou quelque fruit. C’était, dans la grande cuisine, des promenades d’animaux capturés, se cachant sous les meubles, au moindre bruit : un geai piaillait dans une cage, un hérisson tantôt se roulait en boule, et tantôt égratignait le plancher de son trottinement menu ; un jeune renard, enchaîné au pied de la table, cherchait à mordre, dès qu’on l’approchait.

On respirait une odeur pénétrante de fruits sauvages, mûrissant sur les rayons du placard.

Il savait, ce vieux garde, dans quel tronc de chêne creux les abeilles faisaient leur miel, et il le dérobait. On en remplissait des pots : c’était un miel sucré, noirâtre, qui sentait les fleurs des bois, et dont l’odeur vous montait à la tête, comme un vin fort.

Mais il récoltait surtout des champignons, au fond des combes où l’air est étouffant, où la terre grasse suinte sous les mousses. Il en rapportait de pleines gibecières ; les uns étaient jaunes et gorgés de sèves laiteuses, portant de fines collerettes qui s’écaillaient au contact des doigts ; d’autres, striés de rouge, étranges, inquiétants, avaient l’air de suer des poisons. La mère Catherine protestait, déclarant que « tout ça était bon à jeter au fumier » et « qu’on s’empoisonnerait un jour, avec de pareilles denrées ». Mais le garde s’entêtait, les faisait cuire, les mangeait tout seul, ayant l’air de les savourer. Et il ne s’en portait pas plus mal.

Le garde Jacques Thiriet ne décolérait pas, ce jour-là.

Comme il arrivait dans les fonds de Bois-sous-Roche, par une fin de journée chaude, il avait vu une douzaine de jeunes baliveaux, coupés par un maraudeur. Sûrement le vol avait été commis dans la matinée : la sève ruisselait des entailles toutes fraîches ; le gaillard s’était servi d’une serpe bien affilée, car il avait tranché les jeunes pousses d’un seul coup.

Passe encore, quand un vigneron des villages voisins venait couper des branches d’alisier, pour faire des bretelles de hotte, ou bien une pousse de noisetier pour une gaule, l’ouverture de la pêche approchant. Pour si peu, la forêt n’était pas endommagée et il fallait bien se mettre à la place des gens. Mais ce sauvage, qui coupait de jeunes arbres…

Au lieu de rentrer tranquillement chez soi, il fallait se mettre en quête du délinquant, s’informer avant de dresser un rapport, et cela mettait le garde de mauvaise humeur.

Justement, il y avait là, à deux pas, une coupe de bois où des charbonniers de Sexey-aux-Forges travaillaient, depuis plusieurs semaines. Peut-être avaient-ils vu passer le chenapan, avec sa charge de pousses feuillues sur l’épaule.

Le garde obliqua, prit la sente herbeuse et se dirigea vers l’endroit.

La forêt était abattue sur un large espace, formant, au milieu des masses de verdure, une clairière où montaient quelques troncs de jeunes hêtres, qu’on avait épargnés. Tout autour, les bois profonds s’étendaient, envahis d’ombre, et des rais de soleil pourpre y pénétraient obliquement ; des vols d’insectes bruissaient dans une poussière d’or.

Dans toute l’étendue de la coupe, les géants abattus jonchaient le sol, ayant à leurs pieds de larges entailles, d’où suintaient des sèves : l’action de l’air les colorant, on eût dit des plaies ruisselantes de sang. Autour des souches restées dans la terre, de jeunes rejets avaient poussé, couverts de feuilles drues. Une végétation épaisse de reines des prés, de chardons épineux, de grands euphorbes laiteux aux fleurs verdâtres s’épanouissait, comme si la forêt s’était hâtée de cacher les blessures que les hommes avaient taillées dans son flanc, triomphant de leur acharnement à force de sève, de fécondité inépuisable. Et l’air et la lumière entraient à flots.

Les meules étaient dressées dans une place dégarnie : deux en pleine activité, recouvertes de terre grasse, de mottes de gazon, percées d’une cheminée d’où sortait un filet de fumée bleue, qui montait légère, dans le soir. Une était éteinte, et les charbonniers en retiraient les charbons, qui sonnaient dans leurs mains, avec un tintement métallique. Çà et là, de grands cercles noircis de braises, entourés de hautes herbes, montraient qu’on y avait construit des meules, les années précédentes.

Le père travaillait avec ses fils, deux grands gaillards, aux membres robustes, un peu déformés par le travail. Leurs yeux s’ouvraient très blancs, dans leurs bonnes faces de moricauds. Ils appartenaient à une autre race, plus solide encore et plus résistante, celle des plateaux lorrains, où la plante humaine croît plus forte, nourrie seulement d’eau-de-vie et de pommes de terre.

Dès qu’il aperçut le garde, le vieux charbonnier dit à ses fils :

— Tiens, la voilà encore, cette vieille pratique !

De fait, Jacques Thiriet ne perdait aucune occasion de leur rendre visite, sachant bien qu’il y avait toujours une bouteille d’eau-de-vie mise au frais entre les feuilles, et dont on lui offrait un verre.

Le garde les interrogea.

Pour ça non, ils n’avaient pas vu d’homme passer, avec un fagot vert sur l’épaule. Seulement, ce qu’ils pouvaient dire, c’est que sur le coup de midi, Marquemal était venu rôder aux alentours de la coupe. Il était bien capable de la chose.

Tout en parlant, ils continuaient leur travail : les charbons s’empilaient dans les sacs de grosse toile.

— Halte là, garçons, dit le père. Il fait soif. Si on allait boire un coup ?

Tout le monde se dirigea vers la cabane. Justement le charretier de M. Bernin, un riche marchand de bois de la ville, était arrivé pour faire un chargement : on profiterait de l’occasion pour causer un peu et pour trinquer ensemble.

Le cheval était arrêté à la porte de la cabane, les flancs garnis de pousses feuillues, pour le protéger des taons, qui pullulent sous le bois, à la fin des journées chaudes.

La mère surveillait la cuisson de la soupe ; sur des papiers bleus, étalés sur une bille de chêne, étaient rangés des morceaux de saindoux et d’énormes tranches de lard. La marmite était posée sur trois pierres, noircies de fumée ; une vapeur blanche en fusait, soulevant le couvercle.

Il faisait bon dans cette cabane, bâtie avec des perches serrées l’une contre l’autre et réunies à leur sommet, de manière à former un pain de sucre. De la glaise battue et des mottes de gazon la recouvraient. L’ombre y était fraîche et accueillante. Des caisses, faites de planches grossièrement équarries, étaient remplies de fougères et de feuilles sèches. Par le carré de la porte, on voyait tout un coin de forêt, qui s’endormait dans la poussière chaude du couchant.

La vieille avait apporté des verres et une bouteille d’eau-de-vie.

On but et on parla de toutes choses, du prix des denrées et de l’état des récoltes, dans les territoires avoisinants. Le charretier, qui venait de la ville, savait des nouvelles et ne demandait qu’à parler. Les charbonniers s’exprimaient avec lenteur, cherchant leurs idées et pesant tous leurs termes, en hommes qui passent leur vie dans la solitude des bois, et n’ont guère l’occasion de bavarder.

Le garde forestier ne disait rien, mais il avait une façon à lui de renifler son verre d’eau-de-vie, de le regarder avec une tendresse significative : on eût dit que son nez s’allongeait pour flairer la bonne chose. Sacré père Thiriet ! celui-là ne pouvait pas dire qu’il n’aimait pas la blanche ! Tout le monde se mit à rire, lui comme les autres.

Tout de même, quand on s’adressait à lui, il y avait une nuance de considération et de respect, le respect un peu méfiant qu’ont les simples pour les représentants de l’autorité, pour ceux qui portent des képis galonnés, et des plaques, sur leur blouse.

Le charretier parla des élections qui approchaient. Ça faisait du bruit à la ville. Le parti réactionnaire voulait opposer une candidature à l’ancien député, un bon garçon qui avait la poignée de main facile, dont la voix sonore donnait un air de profondeur aux banalités qu’il débitait. Les curés, pour lui faire pièce, avaient choisi un ancien notaire, un homme très riche qui portait une décoration du pape et servait comme brancardier, aux pèlerinages de Lourdes.

Le charretier s’animait, tapait du poing sur la table.

Certes non, il ne voterait pas pour celui-là. La religion était bonne pour les femmes que ça amusait, les dimanches, et pour les enfants, qui en avaient besoin pour grandir dans le respect des parents. Mais il ne fallait pas que les curés reprennent le dessus, comme au bon vieux temps, et soient les maîtres des eaux et de la terre.

Tous étaient de son avis, devenus sérieux subitement devant cette chose mystérieuse et profonde, la politique. Le vieux charbonnier se murait dans son silence, les mâchoires serrées et les yeux tout songeurs, comme s’il avait eu trop de pensées pour les exprimer clairement.

Enfin la conversation prit fin ; le charretier retourna à la ville et le garde redescendit vers le village, par les chemins caillouteux, qui serpentent entre les vignes. Les charbonniers mangèrent leur soupe du soir dans leurs écuelles de terre brune. Ils buvaient à la régalade à même une cruche de fer-blanc, pleine de l’eau d’une source, qui se trouvait là, sur le bord d’un sentier.

Puis les garçons et la vieille se couchèrent dans leurs caisses de bois. On entendit bientôt dans la cabane assombrie s’élever le bruit de leur respiration.

Toujours songeur, comme si on avait remué en lui trop de choses, le vieux resta près de la porte, fumant sa pipe.

Les taches d’or mouvantes, qui tout à l’heure criblaient le feuillage dans la direction du couchant, s’étaient éteintes. Au milieu de ce silence, l’âme de la forêt semblait se révéler confusément et monter vers le ciel avec les souffles du soir, qui roulaient sur les feuillages. La clameur des crapauds se levait des mares lointaines. À peine de temps à autre entendait-on un bruit : un pivert attardé, qui frappait de son bec les troncs vermoulus, pour y chercher des insectes ; un geai qui regagnait son nid en jacassant, et qui secouait le silence du battement lourd de ses ailes.

Marthe maigrissait à vue d’œil.

De plus fortes se seraient raidies, auraient voulu oublier, auraient tenté l’impossible. À quoi bon ? Elle sentait d’avance que tout effort était vain. Tranquille et résignée, elle ne savait que souffrir silencieusement. Pas un seul moment, l’idée ne lui vint de recourir à la coquetterie, aux manèges des femmes délaissées, qui par un dédain habilement affecté, savent faire naître la jalousie et provoquer des regains d’amour. Elle se terrait dans son coin, comme une bête blessée qui se roule dans les feuilles, et se cache pour mourir.

Son père finit par s’inquiéter. Le vieux soldat ne comprenait pas qu’on se laissât aller, qu’on eût si peu de courage. C’était trop bête à la fin, de se manger les sangs pour un pareil freluquet. Un beau merle que ce Pierre, et qui vraiment avait trop l’air de s’en croire ! Avec ça que beaucoup d’autres ne seraient pas bien aises d’épouser une belle fille, vaillante à la besogne, et qui apportait de l’argent. Un de perdu, dix de retrouvés. Cette tendresse bourrue qui accablait Marthe d’exhortations maladroites, histoire de la secouer, lui faisait mal, comme une main brutale, qui aurait froissé ses membres endoloris. À tous ces propos, elle ne répondait rien, se contentant de secouer la tête, et sortait brusquement de la chambre, pour cacher ses larmes.

En attendant elle dépérissait. Des tons de cire envahissaient son front et ses tempes, et ses yeux paraissaient agrandis, cernés de meurtrissures bleuâtres. Des lassitudes la prenaient, qui lui coupaient les jambes. Elle se plaignait de n’avoir de goût à rien, et quand elle avait fait quelques pas, elle était forcée de s’asseoir, comprimant de la main les battements de son cœur. Tous les gens du village lui trouvaient mauvaise mine.

Un matin, le vieux garde, qui se préparait à partir pour sa tournée, la vit assise sur sa chaise, les mains désœuvrées, le regard perdu dans le vide, prête à retomber dans la morne obsession, qui, tout au long des jours, tournoyait dans sa tête.

— Allons, ma fille, lui dit-il, faut te secouer un peu. Ça ne te fera pas de mal de prendre l’air. J’ai justement deux tranchées à mettre à l’alignement. Tu pourras t’amuser à cueillir des fraises, dans le taillis.

Elle ne dit pas non. Avec cette lenteur lassée qu’elle mettait depuis quelque temps dans tous ses gestes, elle se coiffa de la fine « hâlette » de toile blanche, tendue sur des brins de saule. Par les jours de chaleur, cette gracieuse coiffure, sur la tête des filles de Lorraine, met autour de leurs traits fins la palpitation de sa blancheur.

Bien des fois, elle fut forcée de reprendre haleine dans les chemins montants, le long des pentes caillouteuses.

Ils arrivèrent dans le bois. L’herbe des allées était lourde de rosée. Des souffles frais, venant du fond des taillis, roulaient pêle-mêle des odeurs de terre mouillée et de feuilles mortes. Des masses de feuillages d’un vert lourd remuaient vaguement sur leurs têtes. Des oiseaux chantaient. Et comme le soleil était encore très bas sur l’horizon, la lisière du bois était pleine de clartés mouvantes.

Assise sur une borne moussue, Marthe respirait longuement cet air pur, baigné de l’arome des végétations épanouies. Un parfum de muguet vibrait délicieusement : elle chercha et finit par découvrir les clochettes blanches, amoncelées au bas d’une pente, parmi les feuilles sèches.

Le vieux garde, lui, avait l’air d’être devenu un autre homme. Il ne tenait pas en place, et sa grande faux allait et venait, émondant les jeunes pousses, taillant les branches folles, qui formaient des arceaux arrondis au-dessus de la tranchée. À quelques pas, celle-ci se perdait dans un lointain adorable, un peu de jour verdâtre filtrant à travers les feuillages doucement remués.

De temps à autre, il s’arrêtait et mettait le nez au ras du sol, comme un chien qui flaire une piste ; il examinait les brins d’herbe, les branches cassées, les empreintes marquées dans la terre molle. Alors il appelait Marthe, et il lui montrait avec un sourire de triomphe des riens invisibles pour d’autres yeux, un piétinement de patte griffue, une touffe de poils jaunâtres, attachée à l’épine d’un églantier. — « Tu vois, disait-il, un grand lièvre a passé là tout à l’heure. » Puis on suivait la piste qui se perdait dans le fourré, et sous une touffe de noisetiers, on trouvait quelques herbes foulées en rond, gardant encore l’empreinte d’un corps de bête. La place était encore chaude. — « Tiens, c’est son gîte, il reviendra coucher là sûrement. »

Puis une finasserie contenue animait son regard et, clignant des yeux d’un air malin, il ajoutait que si tel braconnier de village trouvait cette place, ça ne ferait pas un pli. Un collet bien posé, et la bête serait prise. Pour un peu le garde aurait essayé, pour rien, pour le plaisir, en brave homme que des instincts de maraude tourmentaient par moments, dans l’exercice de sa profession.

Marthe riait. Elle oubliait sa souffrance, ses idées prenant un tour plus joyeux. Elle se laissait aller à une autre vie, à une sensation confuse de bien-être qui venait de son corps baigné dans l’air vif, de ses poumons emplis des grands souffles que la forêt exhalait, dans ce matin trempé de lumière.

Elle se mit à cueillir des fleurs, des digitales bleues et des graminées, dont la tige se couronnait d’une poussière tremblotante.

Sous prétexte d’aller achever d’autres besognes, le garde l’entraînait d’un bout à l’autre de l’immense forêt, pour lui donner du mouvement et calmer sa fièvre.

Elle s’étendait sur tout le plateau lorrain, cette forêt, déroulant à perte de vue le moutonnement bleuâtre de ses masses de verdure. Jadis elle était bien plus vaste, au temps des grands cerfs, mais on y avait pratiqué de larges brèches pour la culture. Pourtant elle avait encore de larges horizons, des lointains brumeux, comme la mer. Par endroits, les grands hêtres descendaient le long des pentes, jetant dans l’air leurs troncs lisses, couverts d’écorce argentée, pareils à des fûts de colonne. Les soldats des forts voisins y avaient gravé leurs noms, et cela faisait des cicatrices profondes, noircies par l’écoulement des sèves. C’étaient les géants de la forêt, puissants et forts, plongeant dans la terre grasse leurs racines. Et des eaux suintaient à leurs pieds, parmi les mousses.

Des routes s’ouvraient, larges comme des avenues ; des ruisseaux couraient dans le fossé sous des herbes chevelues. Parfois une branche morte tombait dans l’épaisseur des fourrés. On entendait la fuite d’une bête inquiète, glissant au fond des taillis, avec un bruissement doux sur les feuilles.

À d’autres places, de larges pans de collines croulaient, couverts de sapins, formant un contraste émouvant au milieu de cet océan de verdure. Des brumes roulaient doucement sur les cimes aiguës, tombaient au fond du val, où toutes choses se noyaient dans une poussière lumineuse.

Midi sonna : les herbes lourdes de rosée, se desséchant, se redressaient peu à peu. Sous la flambée du soleil, des odeurs montaient, exacerbées par la chaleur ; des chênes abattus, saignant par leurs blessures, exhalaient le parfum amer du tan ; il s’y mêlait la senteur pénétrante des pins, suant leur résine, et cette odeur indéfinissable des bois morts qui pourrissent.

Une vibration d’air chaud montait, où les arbres flottaient, où se déformaient curieusement les objets lointains. Sur l’accablement du soleil planait un murmure confus, un chant immense de bestioles bourdonnantes, pareil à la voix de la forêt, et parfois des coups de vent, venus de l’horizon, balayant toute l’étendue, faisaient sortir de la profondeur des bois un soupir confus, une plainte ardente et prolongée.

Il faisait bon marcher sous le couvert des grands arbres.

Pompées par le soleil, les brumes bleues se dissipèrent : tout au fond des combes feuillues, il n’y eut plus que le moutonnement sans fin des grands arbres, sous la monotonie de la lumière.

Le garde emmena sa fille au bord de la Deuille : on serait mieux là pour casser une croûte, à l’heure brûlante. Au fond d’un trou raviné, obstrué de ronces et d’orties, sous de grands saules jetant en travers de la pente leurs branches à demi mortes, la source se creuse sur un lit de gravier. Froide à l’œil, elle brille comme du vif-argent et les cailloux du fond ont l’air d’être enchâssés dans un métal. Source mystérieuse et qu’on dit hantée, jamais elle ne tarit : elle ne gèle pas non plus, même par les plus grands froids. Par les soirs de décembre, les bûcherons voient monter à sa surface des fumées qui ressemblent à des formes humaines, qui tourbillonnent dans une ronde fantastique, accrochent leurs membres sans muscles aux branches des saules.

On dit aussi que si une fille vient se pencher sur cette eau, dans la semaine de la Chandeleur, elle y verra sûrement l’image de celui qui l’épousera.

Marthe s’attristait au bord de la source ; la légende, revenant à sa pensée, lui apportait un découragement profond.

Un village de bûcherons et de sabotiers se trouvait là, derrière les fourrés. On entendait les coqs chanter d’une voix éclatante. Le vieux Jacques Thiriet s’y rendit, ayant une affaire à traiter avec une personne de sa connaissance. Marthe refusa de l’accompagner, sous prétexte qu’elle était lasse. Le soleil inondait les taillis ; les feuillages flambaient, les cimes arrondies des hêtres reposaient mollement dans la lumière ; rien ne bougeait, pas un brin d’herbe, pas une feuille : seuls, au fond d’une clairière, des bouleaux fins frissonnaient de toute leur chevelure, sous des souffles errants, qui ne parvenaient pas jusqu’à terre.

Tout à coup un bruit de sabots claqua sur les pierres, en haut de la montée, et la vieille Dorothée apparut, tenant par la main sa petite-fille. Ayant ramassé brin par brin un fagot de bois mort, altérée par l’air étouffant qui dort sous les grands arbres, elle venait se rafraîchir à la source.

Marthe à ce moment pleurait, avec une sorte de satisfaction triste, une joie d’être seule, de pouvoir se soulager avec des larmes.

Au bruit des sanglots, la petite Anna effrayée se serrait contre sa grand’mère, cachant sa tête blonde dans les plis de sa jupe, et de temps à autre, avec un geste futé, elle montrait sa petite mine curieuse.

Marthe s’était tue.

La vieille Dorothée s’assit sur une pierre, puis, ayant dénoué les brides de sa grande capote de paille, elle respira longuement la fraîcheur qui montait de l’eau, dans l’ombre des saules.

— T’as du chagrin, ma fille ? demanda-t-elle.

Marthe ne répondit pas, ébaucha un geste désespéré, encore toute secouée de sanglots.

La vieille reprit, en insistant :

— Il est donc bien malin, ce Pierre ?

Elle avait entendu parler de leur brouille, le bruit ayant couru dans le village. Marthe n’osait pas se confier, retenue par un sentiment de pudeur et de honte, à l’aspect de cette vieille.

Elle non plus, la pauvre vieille, ne trouvait rien à lui dire. Elle avait beau chercher au fond de ses souvenirs, dans ce passé de misères et de douleurs, dont la séparait l’effroyable distance des temps révolus, elle ne trouvait plus trace de semblables souffrances. Avait-elle été jeune, avait-elle enduré de pareils chagrins ? Elle ne savait plus. Pourtant elle avait eu ses peines, et plus dures que celle-là : des morts d’enfants jeunes et vigoureux, toute une part de sa chair qu’on avait jetée dans la fosse. Oui, c’est alors qu’on souffrait et cela valait la peine qu’on pleurât ! Mais quand on était jeune, quand on avait la santé, des membres robustes et du pain à manger tous les jours, on avait tort de se casser la tête, pour des tourments imaginaires.

Oui, du pain à manger tous les jours, tout était là.

Elle secouait lentement la tête, avec ce geste de résignation et de tristesse infinie, qui lui était habituel. Ses mains, ses pauvres mains osseuses nouées à ses genoux, elle dévisageait Marthe avec bonté, cherchant une parole de consolation qu’elle ne trouvait pas. Ses cheveux collés à ses tempes avaient l’aspect du chaume lavé par la pluie ; sa face parcheminée, ses yeux sans regard, usés par le travail et les larmes, étaient pleins d’une morne stupeur ; toutes ces idées tournoyaient lentement dans sa cervelle, comme une meule, et lui apportaient une sorte d’hébétement…

Elle se prit à prononcer des mots vagues, des paroles sans suite, qu’elle répétait d’une voix monotone, comme pour endormir cette douleur, qui veillait à côté d’elle :

— Que veux-tu ? Ma pauvrette, faut se faire une raison… On n’est pas pour si longtemps sur cette terre… Le chagrin, ça passe… On est heureux, quand on a les siens autour de soi…

La petite Anna, ayant cueilli une branche menue de saule, s’amusait à fouetter l’eau brillante de la source. Amusée par ce manège, elle riait. Puis, la vieille et l’enfant partirent.

Quand le garde fut de retour, ils reprirent leur course à travers la forêt. Ils descendaient les pentes rocailleuses, où poussent dru les cornouillers et les charmes. Des vipères glissaient sournoisement parmi les feuilles ou se dressaient, en sifflant, sur des rocs éclaboussés de soleil, chauffés à blanc. Le sentier était si raide qu’il fallait se retenir aux branches et parfois des pierres, qu’ils heurtaient, roulaient à grand bruit, entraînant des monceaux de terre, des amas de mousses et de feuilles sèches, grossissant dans leur chute comme des avalanches.

À travers les feuillages clairsemés, on entrevit bientôt le miroitement des eaux prochaines.

Ils débouchèrent dans une grande prairie, qui s’étalait au fond du val. Au sortir du bois, la lumière était aveuglante. La Moselle coulait, lente, entre des îles herbeuses, presque noyées, dont les bords étaient obstrués de roseaux, sans cesse animés d’une vibration monotone.

On aperçut au loin une barque se détachant en noir sur la réverbération des eaux éclatantes. Une silhouette vigoureuse se dressait à l’avant, jetant un filet dans le flot. Le cœur de Marthe se mit à battre désespérément, car elle avait reconnu Pierre.

Le vieux garde fronça le sourcil :

— Tiens, y sont là, eux autres… allons-nous-en…

Et ils rentrèrent sous le couvert.

Ils revenaient lentement au soir, suivant la large avenue où le sol disparaissait presque sous la poussière des gramens tremblotants. La forêt autour d’eux était pleine d’ombres et les troncs des bouleaux luisaient vaguement. Parfois une feuille sèche suspendue à une branche remuait encore faiblement, et cela faisait un grand bruit dans tout ce silence.

Ils s’arrêtèrent un moment à la lisière du bois. Une fraîcheur montait des champs assoupis, plus douce au sortir de l’air étouffant, qui stagne sous le couvert des grands arbres. Le vieux garde s’épongeait le front et Marthe respirait à pleins poumons, assise sur une borne rongée de terre et de mousse, comme il s’en trouve à l’entrée de chaque sente.

Devant eux s’ouvrait un large cirque de cultures où les seigles déjà grands, creusés par les souffles du soir, ondulaient comme des vagues vertes ; une sérénité adorable tombait sur les champs, à l’approche de la nuit.

Tout à coup, ils virent Poloche débusquer des taillis à quelque distance. Sa grande hotte, balancée à ses épaules, amplifiait encore le rythme cahoté de sa démarche. Il vint s’asseoir près d’eux. Par hasard, il n’était pas ivre ce soir-là, et ses traits calmes, sa figure fruste avaient un air de gravité, comme si c’eût été un homme tout différent, quand le vin ne le travaillait plus.

— Comme ça, on prend le frais, dit-il.

Puis, sans attendre une réponse, il s’adressa au garde :

— Vous qui êtes malin, monsieur Thiriet, et qui connaissez tous les bois, vous savez t’y parler aux bêtes ? Moi, mon père m’a appris ; regardez un peu, pour voir…

Déjà il s’était couché dans le fossé, vautré parmi les feuilles sèches, sous les branches des houx épineux. Dans l’obscurité, on ne distinguait plus son corps, confondu avec la couleur grisâtre de la terre.

— Bougez pas, fit-il à voix basse, cachez-vous bien.

Et l’on entendit soudain un petit cri aigu, perçant, qui avait l’air de raser la terre, de partir des feuilles sèches doucement remuées. Par moments, cela se taisait, puis ce cri repartait, plus vif, comme si une souris se fût promenée d’un pas menu sur la terre.

Tout à coup, quelque chose de noir sortit du couvert des grands arbres, sans qu’on pût voir d’où cela venait, et cela se mit à tourner, dans l’air assombri, d’un vol silencieux. Puis deux ou trois formes pareilles apparurent, rayant la nuit du battement de leurs ailes. On les distinguait mieux : c’étaient des chouettes, dont les yeux phosphorescents jetaient des feux verts dans l’ombre. Leurs ailes ouatées n’éveillaient pas le silence. Une d’elles passa si près de Marthe qu’elle sentit sur son front la caresse de sa plume floconneuse. À un bruit que Poloche fit dans le fossé, elles disparurent comme elles étaient venues, muettes, furtives, et pareilles à des fantômes d’oiseaux.

Poloche s’était relevé, un large rire sillonnant sa face :

— Vous avez vu les chats-huants ? Hein, si on avait un fusil, comme on les dégoterait !

La nuit était tout à fait venue, transparente, baignant les champs endormis de sérénité confuse et de tendresse. C’était l’heure étrange et fantastique où, dans les sonorités cristallines de l’air pur, les moindres bruits s’amplifient démesurément, où dans l’ombre grandissante, un frissonnement de chaume devient subitement formidable.

Tout près d’eux une sente herbeuse, sous les arceaux des charmilles, s’ouvrait comme un porche gigantesque.

À chaque instant des bêtes déboulaient, gagnant la plaine ; des galops éperdus, des bonds épeurés, des fuites rampantes courbaient les tiges des graminées. Elles allaient toutes boire l’air frais, au creux des sillons, brouter le thym et les herbes odorantes des friches, et danser aussi au clair de lune, dans le mystère bienveillant de la nuit, loin des chiens qui aboient et des hommes qui tuent.

À quelques mètres, des lapins jouaient dans un champ avec des cabrioles et des bonds désordonnés. Des tout petits se tenant drôlement sur leurs derrières, lissaient leurs museaux d’un mouvement rapide de leurs pattes, tandis que des vieux tournaient autour des touffes de chiendent, coiffés de leurs oreilles comme d’un bonnet.

Puis ce fut un grand lièvre qui déboucha, franchissant d’un bond des champs entiers. Il monta la côte, sembla grandir à mesure qu’il s’éloignait, et quand son ombre se détacha sur le ciel encore clair, il parut emplir tout l’horizon, comme une bête monstrueuse.

Amusé par la confiance de ses protégés, le vieux garde riait :

— Ah, les gaillards, comme ils s’en payent ! Attendez l’ouverture de la chasse.

Tous les soirs, Marthe allait se mettre sur le passage de Pierre, à l’endroit où ils attachaient leur barque dans les roseaux.

Sans doute, il fallait avoir peu de fierté pour agir ainsi. Les gens qui la voyaient devaient se moquer d’elle. Cela lui importait peu. Elle n’avait plus qu’un désir, le voir, respirer l’air qui l’avait frôlé. Et dans le naufrage où sombraient ses rêves de bonheur et ses projets d’avenir, cela seul subsistait, ce besoin énergique et vivace.

Cette seule attente la faisait vivre, lui donnait la force de se traîner d’un jour à l’autre, inerte et sans pensée aux heures de clarté, ne retrouvant un peu de calme qu’à l’approche des soirs, quand elle s’acheminait vers la rivière.

Pour se donner une contenance, elle emportait d’ordinaire un tricot, un ouvrage de femme. Ses mains fiévreuses tremblaient en maniant les aiguilles.

La rivière, fermée par un long môle qui rejetait les courants sur la rive opposée, formait un étang d’une eau vaseuse et noire. Des herbes fluviales traînaient à la surface, retenant dans leurs réseaux des branches mortes, des détritus, des morceaux d’aiguilles de sapin, provenant des barrages. Du marécage, chauffé par le soleil, se levait une odeur fade d’eau croupissante. Sur les grèves, les vieux chalands achevant de pourrir barraient tout l’horizon de leur gouvernail.

De larges nuées traînaient à la surface de l’eau ; lambeaux de pourpre, ruissellements d’or, flambées de feu, qui faisaient dans l’eau noire un ciel chimérique.

Les deux pêcheurs arrivaient. La barque se détachait en noir sur les eaux lumineuses. On entendait le bruit de la chaîne lancée à toute volée sur le gravier.

Chaque fois Pierre avait un mouvement d’humeur, quand il la retrouvait à la même place, et il haussait les épaules. Ou bien il se décidait à lui dire bonsoir, un bonsoir très sec, qui lui coûtait beaucoup.

Elle s’écroulait dans l’herbe, comprenant bien que tout était fini, qu’il était buté dans son entêtement et dans sa rancune. Il était passé, sa haute stature n’était plus qu’une ombre mouvante dans la nuit. Elle restait là, le visage dans l’herbe mouillée, les mains souillées par la terre humide que les taupes rejettent, en creusant leurs galeries.

Autour d’elle, les choses retournaient peu à peu au néant. Les masses des saules et les lignes de peupliers s’endormaient, et dans ce silence il lui semblait entendre monter un cri, le cri de sa douleur qui veillait, implacable.

Entre ses berges immensément reculées, la rivière était devenue une grande chose mouvante, dont le glissement emplissait l’ombre. L’eau se faisait attirante, mystérieuse et douce. Des voix s’éveillaient dans l’insaisissable chuchotement des roseaux, et ces voix parlaient d’oubli, de repos, de sommeil.

Il fallait rentrer.

Elle revenait lentement vers le village, l’esprit perdu dans des rêveries.

Elle voyait d’avance toute la destinée de résignation et de solitude qui l’attendait. Elle ne pourrait pas se décider à en épouser un autre. Elle deviendrait une vieille fille, comme il y en avait quelques-unes dans le village, une de ces vieilles filles qui vieillissent doucement dans une petite chambre donnant sur les jardins, qui se coulent sans bruit le long des murs, propres, décentes, toujours vêtues de noir, comme si elles portaient le deuil de leur propre vie. Un jour on les trouve mortes, et aucun foyer, aucun souvenir ne s’aperçoit du vide, creusé par leur mort.

Sans qu’elle s’en rendît bien compte, elle souffrait encore de sentir autour d’elle la caresse de ces nuits tièdes, faites pour l’amour. Des coups de vent passaient, secouant les masses des feuillages ; des odeurs de roses pâmées sortaient des jardins.

Il fallait rentrer.

Les vieux l’attendaient, assis à la table où la vaisselle du souper luisait sous la lampe de cuivre. Elle s’arrêtait un instant, avant de pousser la porte, passait son mouchoir sur ses yeux, s’efforçait de prendre un air d’indifférence. Et c’était, tous les soirs, un effort qui lui coûtait.

On mangeait lentement, sans dire mot, une gêne insaisissable planant dans l’air. On s’épiait. Marthe avait beau se contraindre ; c’était plus fort qu’elle, il lui arrivait de rester devant son assiette pleine, les yeux dans le vide, la pensée absente.

Alors elle saisissait un geste désespéré des vieux, qui se poussaient du coude, et se la montraient, en hochant la tête. Ils oubliaient de manger, eux aussi. Ils n’osaient pas lui parler, lui faire des reproches, demander des explications, par crainte de raviver sa douleur. Une fois ils avaient voulu lui toucher quelques mots ; elle avait eu un geste de supplication si navré, que les vieux n’osaient plus y revenir. Et ils éprouvaient aussi une sorte de pudeur, une honte de vieux, qui n’osaient plus s’occuper de ces histoires d’amour.

On se regardait, les moindres paroles se faisaient précautionneuses, et dans cette maison, autrefois si joyeuse, se glissait une menace furtive : l’approche du malheur.

C’était la Fête-Dieu.

De bon matin, les hommes étaient partis au bois pour y couper des branches de sapin et de charme. Les chariots revenaient par les chemins pierreux, leur charpente desséchée grinçant à chaque cahot. Ils descendaient, pareils à des monceaux de forêt mouvante, et les ramures balayant le sol, un flot de poussière montait, doré par le soleil.

Dorothée, la petite Anna, Marthe allaient cueillir des fleurs, dans la prairie. On égrène les pétales dans des corbeilles d’osier revêtues de linge blanc, et les petits enfants les jettent par poignées à la face du Saint-Sacrement, qu’on promène par les rues.

Les foins déjà très hauts s’étalaient comme une mer, et la petite Anna y enfonçait jusqu’aux épaules.

Elle ouvrait de grands yeux, amusée par le vol bruissant des bestioles. De gros hannetons, ouvrant des ailes de gaze fripée, s’enlevaient soudain d’un vol lourd ; des bêtes à bon Dieu aux élytres ponctués couraient sur les feuilles minces, qu’elles courbaient un peu sous leur poids. De larges papillons couleur de soufre, aux ailes ocellées, voletaient, semblables à des fleurs ivres de lumière, qui se seraient détachées de leur tige.

— Asseyons-nous un peu, dit Dorothée, y fait si chaud qu’on n’en peut plus…

Tout le monde s’adossa au tronc d’un saule vermoulu, à demi mort, où des petits pâtres avaient mis le feu. Une mare s’ouvrait au pied, obstruée de roseaux et d’oseilles sauvages ; des masses spongieuses de mousses verdâtres y flottaient, tandis qu’un grouillement prodigieux de larves et d’insectes animait les profondeurs de l’eau.

La vieille se mit à dévisager Marthe, attentivement :

— T’as pas bonne mine, ma pauvrette, lui dit-elle. À quoi que ça sert, de se faire de la bile comme ça ?

Marthe ne répondit pas. Une larme tremblait au bout de ses cils : son menton s’effilait et les ailes de son nez avaient la pâleur transparente des pétales de marguerite, que la petite Anna effeuillait dans sa corbeille.

La vieille ajouta :

— T’as bien tort de te manger les sangs pour un vaurien pareil.

Puis elle retomba dans sa rêverie : ses yeux vitreux s’ouvrant à la clarté du jour, elle contemplait, avec des hochements de tête satisfaits, la beauté des terres reverdies. Tout partait : arbres à fruits dans les vergers, vignobles sur la côte, seigles déjà grands qui ondulaient. Toute cette chaleur, qui pénétrait la terre, apportait à la vieille une sensation de réconfort ; elle respirait plus fortement, et il lui semblait qu’un bien-être envahissait ses vieux os.

Marthe tressaillit.

Dans une pièce de terre, coulant par une pente insensible vers l’autre bord de la mare, Pierre et la Renaude venaient d’apparaître. Ils travaillaient de compagnie à retourner les « andons » de seigle qu’on avait fauchés pour les donner au bétail. Ils s’avançaient à pas égaux, secouant les tiges drues avec leurs fourches, jouant parfois à des jeux de mains un peu brutaux, et s’embrassant à pleine bouche, sous le soleil, sans se douter qu’on les voyait.

La « trapelle » surtout en prenait à son aise, passant ses mains sur le cou du garçon, se frottant contre lui, avec des airs de chatte amoureuse.

Dorothée, qui les voyait, haussa les épaules : « si ça ne faisait pas pitié ! » Mais Marthe souffrait trop, il fallut rentrer au village…

Les deux femmes travaillaient au reposoir qu’on avait l’habitude d’élever, tous les ans, à l’entrée de la Creuse, devant la maison de Dorothée.

On avait jeté sur un échafaudage de bois des draps blancs, où étaient piqués par endroits des œillets et des étoiles de papier doré. Une voisine prêta des chandeliers de verre filé. Sur la dernière marche un Jésus de plâtre, dans un geste de bonté infinie, ouvrait ses mains exsangues, où les clous avaient ouvert des plaies. Des touffes de roseaux se balançaient au bas, placés dans des pots de grès. Et les ramures, fichées dans le sol, faisaient autour du reposoir une haie verte, qui bruissait dans le vent tiède.

Les minutes passaient. Marthe restait écroulée dans un fauteuil d’osier, à l’ombre de la haie murmurante. Une telle lassitude l’appesantissait, qu’elle ne se sentait pas la force de rentrer…

Ainsi donc ils ne se gênaient plus, ils s’embrassaient en pleins champs. Ça finirait peut-être par un mariage. Elle fit une moue dégoûtée.

Les cloches sonnaient, la procession devait sortir à ce moment-là de l’église : le vent apportait un faible écho des versets latins et des cantiques.

Dorothée, une mèche de cire à la main, se hâta d’allumer les bougies : du coup le reposoir flamba, comme un brasier, jetant dans le soleil la clarté de ses flammes jaunes. Parfois un coup de vent passait, la nappe ardente s’avivait de lueurs bleues. On eût dit que les flammes allaient s’éteindre, puis elles montaient de nouveau.

La procession apparut.

Sous un dais de velours cramoisi, coiffé de plumes blanches, le Saint-Sacrement s’avançait, porté par un vieux prêtre dont les mains étaient voilées d’un tissu de lin. Le vieillard semblait plier sous le poids de la chape de brocart, dont les plis somptueux se cassaient derrière lui. Le lourd ostensoir d’or flamboyait dans l’ombre, comme un soleil.

Dorothée se signait à tour de bras, ses grosses besicles penchées sur un antique missel à fermoir de cuivre, marmottant les paroles latines avec ferveur. Marthe priait, anéantie.

Ainsi le Dieu s’avançait dans la splendeur de la lumière, dans la sérénité du jour, le Dieu qui aime l’ombre des temples, le recueillement des tabernacles voilés d’or, le silence des églises où vacille la lueur de la lampe éternelle.

Un grêle tintement de sonnette se fit entendre.

Le vieux prêtre gravit lentement les degrés du reposoir. Il plaça le Dieu tout en haut, parmi les flammes du brasier et, s’agenouillant devant sa majesté muette, parut s’abîmer dans un acte d’adoration.

Il se fit un grand silence.

Le ciel bleu s’ouvrait, de grands souffles venus du fond des campagnes balayaient l’espace. On eût dit que les choses s’acharnaient, écrasaient cette pompe, voulaient protester par leur sérénité muette contre ces espérances, ces murmures d’humanité prosternée, dans la crainte du Dieu terrible et de la mort.

La sonnette tinta encore.

Comme une rumeur d’orage troue la cime des forêts, les cantiques repartirent avec force. Des gros chantres, les veines du cou gonflées, faisaient sonner leurs basses profondes, ayant l’air de tirer les notes de leurs talons.

La procession s’éloigna, dans un murmure de voix. Des femmes étaient restées au pied du reposoir, soufflant les bougies, repliant les draps, reportant les chandeliers dans les maisons voisines, et la vieille Dorothée les aidait.

Juste à ce moment, Pierre et la Renaude, leur ouvrage terminé, débouchaient de la Creuse. Toujours effrontée, la fille aux corsages voyants se pendait au bras du garçon, ayant dans son allure une langueur provocante.

Marthe, toujours assise à la même place, tourna la tête.

Mais la vieille Dorothée s’était levée, menaçante.

— Mauvais drôle, cria-t-elle, tu as le front de te montrer avec une pareille coureuse. Passe ton chemin. Laisse les honnêtes filles tranquilles.

Pierre haussa les épaules.

— Va, mauvais sujet, ça ne te portera pas bonheur !

La vieille criait si fort que la voix se cassait dans sa gorge. Ses mains tremblaient. Suffoquée par l’indignation, elle dut s’asseoir sur un billot de chêne qu’on avait roulé là. Des femmes s’ameutaient, s’excitant avec des cris haineux, prenant la défense de Marthe. Une d’elle lança un caillou : Pierre et la Renaude durent prendre la fuite, poursuivis par les huées.

. . . . . . . . . . . . . . . . . .

Marthe respirait avec peine, les mains cramponnées aux bras du fauteuil…

Un calme singulier descendait dans la rue.

La procession devait rentrer à l’église. Les couveuses, effarées un instant par le passage du cortège, traînaient de nouveau leurs ribambelles de poussins et, grattant le fumier, poussaient de temps à autre un gloussement vif, comme un appel. Toute cette vie, retombant à sa placidité habituelle, torturait le cœur de la pauvre fille.

Des femmes, au dernier moment, avaient coupé dans leur jardin des brassées d’angélique, et les avaient jetées sur le passage de la procession. Sous la coulée ardente du soleil, ces jonchées exhalaient une odeur pénétrante.

Décidément Pierre tournait mal.

Jamais il n’avait été un de ces garçons qui restent dans les jupes de leur mère, tranquilles, rangés, économes, qu’on cite partout en exemple, et dont les filles se moquent en dessous, se poussant du coude à leur passage.

Toujours il avait eu la réputation d’un mauvais sujet et d’un noceur, poussé par ce besoin de faire le beau parleur autour des tables d’auberge, d’étonner la galerie par ses façons conquérantes. Jamais il n’était plus heureux que lorsqu’il se sentait parti, bien en verve et qu’on admirait tout autour de lui sa large carrure, sa prestance, sa voix sonore, quand c’était son tour de chanter la sienne. Sans qu’il eût besoin de boire beaucoup, il se grisait insensiblement de bruit et de vacarme.

Quand il y avait une fête dans les environs, voilà qu’il y restait deux et trois jours, parti en bombance, scandalisant les gens sérieux par ses allures de chapardeur. C’était un sujet de conversation pour les femmes qui se rencontraient, les vendredis, au marché de la petite ville. Agenouillées sous les riflards de cotonnade bleue, larges comme des tentes, elles échangeaient des réflexions, parmi les mannes d’osier emplies de fromages, et les cages à claire-voie où grouillaient des volailles… et les commentaires désobligeants allaient leur train :

— Vraiment, le vieux Dominique n’avait pas de chance avec son garçon.

Là-bas, dans les côtes, à la fête de Mont-le-Vignoble, on l’avait vu traînailler pendant une semaine, alors que tout le monde était reparti au travail des champs. Il passait les après-midi, en compagnie de carrieurs et de tireurs de sable, qui fêtaient le saint lundi tous les jours. Tout ce monde jouait aux quilles, s’empilait aux tables d’auberge, s’enivrait en de fastueuses ribotes. Il couchait tantôt chez l’un et tantôt chez l’autre, parfois même dans des greniers à foin, d’où il sortait au matin, les vêtements salis de toiles d’araignée.

Très fier d’ailleurs au milieu de cette débauche, et s’enfermant au plus profond de l’ivresse dans de longs silences. Alors tout le monde devinait qu’il avait ses peines, et que cette ribote cachait un besoin de s’étourdir.

On eût dit qu’il voulait se venger sur lui-même, d’un de ces gros chagrins, dont rien ne nous console.

Il y a comme cela, dans les pays lorrains, un certain nombre d’ivrognes et de piliers de café, qui mènent la mauvaise vie contre leur gré, et parce qu’ils portent lamentablement la faute d’un autre. Maris trompés, pères dont le fils a fait un mauvais coup ! Et comme le sentiment de l’honneur est singulièrement vivace, ils se terrent dans l’ivresse comme dans un trou. Ils cherchent dans l’eau-de-vie et dans le vin l’audace qui leur manque. On dirait que le ressort de leur vie s’est brisé subitement, et ils ne sont plus que des choses inertes, molles, avachies qui traînent sur les tables d’auberge. De temps à autre, une allusion à leur malheur leur fait lever les yeux, et on y lit une stupeur et une morne résignation. Ceux-là mènent une vie misérable, et leur honte s’ajoute à celle de leur race. Ceux-là aussi ont dans leur ivresse de longs silences, des rêveries douloureuses, et on les plaint, tout en les méprisant.

Pierre allait-il devenir un de ceux-là ?

Quand on essayait de faire allusion à sa conduite, devant le vieux Dominique, il répondait brusquement :

— Faut bien que jeunesse se passe.

Et cela d’un ton si colère, qu’on n’avait pas envie d’y revenir. Car il était fier, il gardait tout pour lui, ne voulant pas donner aux autres le spectacle de sa douleur.

Depuis quelque temps, Pierre allait au café tous les soirs.

Un petit estaminet près de l’église, tenu par une vieille femme impotente, et qu’on ne fréquentait guère. De très jeunes garçons s’y rencontraient avec des vieux qui n’avaient plus de famille. On y était comme chez soi, et la vieille ne pouvant plus remuer, on se servait soi-même.

Pour entrer dans la salle du fond donnant sur les jardins, il fallait traverser la cuisine encombrée de vaisselle. Le plancher, effondré par endroits, laissait voir le sol, et, sous la clarté fumeuse d’un quinquet de cuivre, un antique billard s’étalait, plus rapetassé qu’une loque de pauvre, où les billes écornées roulaient à grand bruit.

Ils étaient bien une douzaine, ce soir-là, autour de la table encombrée de bouteilles et de petits verres. La clarté, tombant d’aplomb sur leurs traits, fouillait leurs masques, y creusait des ombres inquiétantes, et le long des murs blanchis à la chaux, flottaient des silhouettes grimaçantes.

La fenêtre était grande ouverte sur la nuit, et la lumière vacillante du quinquet s’y perdait tout de suite, tombait comme dans un trou. Le temps était à l’orage : il faisait une chaleur lourde. Quelques coups de tonnerre grondèrent dans le lointain ; des éclairs sillonnèrent la nuit, coupant de lueurs bleuâtres les ténèbres, faisant surgir les toits de tuile des réduits à porc, les pruniers immobiles au fond des jardins, et tout près, un poulailler entouré d’un treillage en fil de fer, où des poules hérissées dormaient sur leur perchoir, pareilles à des boules de plume. Puis une rafale passa, et de larges gouttes de pluie sonnèrent sur la terre.

Les coups de vent menaçaient d’éteindre la flamme du quinquet, qui montait, toute bleue, le long du verre.

Il fallut fermer la fenêtre.

L’assistance était un peu soûle ; c’était le moment des chansons.

Pierre, qui s’était levé, son large chapeau de feutre toujours campé sur l’oreille, réclama le silence, et les bras tendus dans des gestes emphatiques et maladroits, il chanta d’une voix forte une romance patriotique.

C’était à Strasbourg, par une nuit d’orage, alors que minuit sonne dans la rafale et que la patrouille allemande fait sonner ses bottes sur le pavé. Une voix de bronze montait dans le fracas du tonnerre, et la statue du général Kléber clamait sa stupeur, son indignation, et l’espoir d’une revanche prochaine :

Je ne vois plus dans l’air flotter les trois couleurs.
Je n’entends plus chanter la vieille Marseillaise.

Ils reprenaient le refrain en chœur. Leur attendrissement d’ivrognes s’exaltait jusqu’au lyrisme patriotique. Un frisson passa dans l’auditoire ; l’âme de la terre lorraine, pantelante, déchirée, piétinée par les invasions depuis les temps les plus lointains de l’histoire, vibrait confusément en eux. Les jeunes avaient grandi à l’école, entretenus dans ces souvenirs, nourris de littérature patriotique, élevés dans la religion de la guerre. Mais les vieux, qui se rappelaient les horreurs de l’invasion, le bétail enlevé et les fermes pillées, le pullulement des Saxons et des Bavarois, secouaient tristement la tête et souhaitaient tout haut qu’on ne revît jamais de pareilles horreurs.

Pierre avait eu du succès pour sa chanson. Il se rassit, en promenant un regard d’assurance autour de lui.

Soudain on entendit la voix de Poloche qui montait, pâteuse et bredouillante. Naturellement, il était encore plus gris que de coutume.

Titubant sur ses jambes avinées, la lueur du quinquet fouillant sa face d’ivrogne goguenard et pensif, il se leva péniblement. Une immense mélancolie, un attendrissement de pochard le soulevait, chavirait toutes ses pensées, tous ses souvenirs, lui faisait trouver, pour aimer tous ses compagnons, des paroles d’affection. Il se haussait, avec des hoquets et un larmoiement dans la voix, jusqu’au niveau de l’émotion générale.

Puis, comme un gamin lui détachait une plaisanterie, il se redressa, furieux :

— Taisez-vous, blancs becs… Respectez les vieilles gens. Vous ne savez rien… Moi j’ai… vu, j’ai vu…

Il chercha, toute sa physionomie se concentrant dans l’effort pour atteindre le mot, le souvenir, la chose qui fuyait devant lui !

— J’ai vu le Pacifique !

Il le cria, ce mot de Pacifique, avec une telle explosion de joie, que tout le monde s’esclaffa, autour de lui. C’était vrai : Sébastopol, le Pacifique, dont il avait entrevu l’immensité bleue sous des soleils plus rayonnants que les nôtres, lors de l’expédition du Mexique, tous ces mots revenaient si souvent dans sa bouche, quand il était ivre, qu’on l’appelait aussi Poloche le Pacifique, avec une nuance d’ironie et d’admiration.

Il répétait, têtu, se butant aux syllabes enfin retrouvées, s’y cramponnant avec une obstination d’ivrogne, qui a trouvé un bec de gaz dans la sarabande des objets environnants :

— Le Pacifique ! le Pacifique.

Il prenait, dans sa bouche, une ampleur démesurée, ce simple terme qui n’était pourtant qu’une appellation géographique, et il le répétait avec insistance, faisant tenir là dedans tout ce qu’il avait vu, tout ce qu’il ne pouvait rendre, car il ne trouvait pas de mots pour dire le scintillement des mers inconnues, sous le soleil des tropiques, au bord des plages parfumées où, dans les vents du large, se balancent des palmes gigantesques. Tout cela, qui était splendide, qui était sa jeunesse, la révélation de pays lumineux, de paradis lointains où la vie était douce et facile, tout cela lui revenait soudain à la mémoire, tournoyait dans sa pensée alourdie avec un tel rayonnement de clarté, qu’il oubliait tout le reste, qu’il restait là, chaviré au bord de la table, les yeux pleins de larmes, suivant ses souvenirs.

— Le Pacifique… le Pacifique.

Et tous étaient devenus subitement sérieux, comprenant enfin que c’était loin, très loin, de l’autre côté de la terre.

Puis il se mit à raconter des choses étranges, incohérentes et tristes, qui se suivaient par lambeaux, des histoires de guerre et de massacre, des pierres qu’on soulevait pour faire du feu, au bivouac, et d’où sortait un fourmillement de scorpions venimeux et de mille-pattes géants, et aussi des marches qu’on faisait dans le lit des torrents, après des pluies diluviennes, l’eau vous montant jusqu’à la ceinture.

Ces récits étaient inhabiles, sans couleur et sans joie, donnant seulement l’impression d’un pauvre animal humain, transporté loin de son pays, et qui s’effarait de tout, des hommes, des bêtes, des choses.

Ça durait depuis trop longtemps, et il finissait par ennuyer l’assistance avec ses rengaines. Alors un gamin à la figure chafouine, qui tenait un bout de cigarette collé à sa lèvre inférieure, lui dit dédaigneusement :

— Tais-toi donc, vieille bête. Y a que pour toi à parler !

Et tout le monde trouva qu’il avait raison, par un de ces revirements, dont les simples sont coutumiers.

Poloche se rassit dans son coin, et on l’entendit grommeler de vagues protestations contre le manque de savoir-vivre, qu’on rencontrait chez la jeunesse.

Alors un autre vieux prit sa défense :

— C’était mal, de n’avoir pas de respect pour les personnes âgées ; si Poloche avait un verre dans le nez, ce n’était pas ce méchant gringalet qui le payerait, à coup sûr !

Celui-là était Colas Millet, un de ces vieux paysans dont le corps noueux est tout déjeté par le travail de la terre. Sa face soigneusement rasée était grave et triste. Ses traits gauches avaient la ressemblance d’une image, grossièrement taillée dans une souche, par un sculpteur primitif. Il était cassé en deux, au point qu’il regardait les gens de bas en haut quand il leur parlait, ce qui lui donnait une allure oblique et une attitude de supplication. Il avait un mal à une main, une de ces piqûres mauvaises qu’on néglige à la campagne et qui deviennent des plaies hideuses, et cette main, enveloppée dans un sac de toile grise, qu’il tenait collée à son flanc, accentuait encore la maladresse de ses gestes.

Il avait vieilli là, dans l’ombre de ce clocher qui tournait sur quelques arpents de terre. Toute sa vie avait tenu dans le cercle étroit des collines. Qu’y avait-il derrière les côtes, comme on dit ? Il n’en savait rien. La Meuse, les Vosges, la Franche-Comté étaient pour lui des pays aussi lointains, aussi ignorés que le Japon ou l’Amérique. Les temps avaient passé, des inventions nouvelles avaient surgi, qui bouleversaient le vieux monde. Il n’en avait rien su. Ç’avait été un événement dans sa vie le jour où il avait vu passer un train. Mais jamais il n’avait mis le pied dans ces maisons roulantes.

Tout le passé du terroir revivait en lui, mystérieux et profond. Il n’avait pas eu le temps d’oublier dans le tumulte des hommes et des choses qui passent. Pour désigner les travaux des champs et les instruments agricoles, il employait des termes patois qu’on ne comprenait plus, et dont se moquaient les jeunes gens. Il disait un « seillon » pour une faucille et parlait avec admiration, comme s’il l’eût regretté, du temps où on se levait à deux heures du matin, en hiver, pour battre l’avoine au fléau, car on ne connaissait pas les mécaniques. Il savait aussi toutes sortes de contes, des contes venus des temps anciens, d’une saveur agreste et sauvage, où l’esprit de la race avait accumulé des trésors d’observation, où revivait un peu le terroir lorrain, les chaumes grisâtres lavés par la pluie, les friches plantées d’arbres morts, les vignobles rocailleux où se tordent les souches.

S’adressant au gringalet, et clignant des yeux d’un air malin, il se prépara à en dire une bien bonne :

— Toi, espèce de brinquin, tu seras comme le Joujou de Crépey.

Tout le monde fit silence, attendant l’histoire.

« Tu ne sais pas ce qu’y faisait, le Joujou de Crépey. C’était une espèce comme toi, qui ne respectait rien, ni Dieu, ni diable, qui faisait endêver ses père et mère, tous les jours que Dieu fasse. Y trouvait trop bête de travailler la terre, y voulait aller à la ville, être un mossieu, avec un décalitre sur la tête. Un jour qu’y s’était décidé, il se met en route ; sa mère mettait des poires à cuire dans le four. Comme il avait oublié quelque chose, y revient sur ses pas. Les poires n’étaient pas encore cuites, qu’y n’savait plus seulement le nom de son petit frère. « Qu’est-ce que c’ petiot-là ? qu’y dit à sa mère en rentrant. — Mais c’est not’ Jules, tu l’ reconnais bien, ma frique ! — Ma foi, non » Y va dans la grange, où son père battait l’avoine. Pour faire le grand mossieu, y n’retrouvait plus le nom des outils ; y dit à son père en lui montrant un râteau : — « Comment donc qu’on appelle ça ? » Alors le vieux lui dit : « Mets-lui le pied sur les dents. » L’autre obéit : v’là le râteau qui lui revient dans la figure : v’lan, un bon coup ! « Sacré cochon d’râteau, » qu’y dit alors. Et le père répond en rigolant : « T’as retrouvé, mon fi. »

Tout le monde applaudit, et Colas Millet conclut sentencieusement :

— V’là ce qu’y vous arrive, quand on méprise les autres ; alors on n’a que ce qu’on mérite.

Le gringalet se taisait, tout penaud. On prodiguait à Colas ces bourrades dans le dos, ces larges claques sur les épaules qui sont chez les simples une marque d’admiration. Ah oui, qu’il en savait des « fiaues », ce sacré Colas ; on ne savait pas où il allait les prendre.

Maintenant ils étaient en train, choquant leurs verres, parlant à tort et à travers, quelques-uns même, montés sur la table, au risque de chavirer les bouteilles. Il y avait surtout un ami de Pierre, qui criait plus fort que tous les autres. Il l’avait pris sous le bras, et tous deux chantaient à tue-tête une chanson de conscrit. C’était un garçon blond et rose, avec une figure joufflue, sous des accroche-cœur luisants de pommade. Fils d’une bonne famille, des paysans aisés qui avaient de beaux rayons de terre, il devait un jour être le maître de ces richesses. Malheureusement il tournait mal, lui aussi. Il avait fait son temps dans les dragons et la vie de caserne l’avait entièrement corrompu. Depuis qu’il était revenu, il passait sa vie au café. Méprisant les filles du pays, qu’il trouvait par trop rustaudes, il imitait leur parler naïf et traînant, et se vantait d’entretenir des relations avec des dames de la ville, servantes de brasserie ou pensionnaires de maisons closes. Tirant négligemment des bouts de voilette ou des mouchoirs brodés qui traînaient dans ses poches, il les donnait à respirer à ses amis, qui s’extasiaient sur l’odeur du patchouli et du musc. Une immense considération rejaillissait sur lui. Très généreux du reste et payant tous les frais d’une noce à la fin de la soirée, d’un geste large, qui faisait rouler les pièces de cent sous sur la table.

Ce soir-là, il régla toute la dépense.

— Quand j’en ai plus, la mère m’en donne. Elle dit, comme ça, qu’y faut pas être regardant, quand on est riche.

Il reprit :

— Le vieux est plus avare. Et puis, on n’est pas une paire d’amis, nous deux. Y grogne quand je passe auprès de lui, vu que je ne travaille pas. Y répète que le bien dépérit, quand y a plus de maître pour le surveiller…

On ne l’écoutait plus.

Ils luttaient maintenant et jouaient à des jeux brutaux, poussés par ce besoin de montrer leurs forces, de tendre leurs muscles qui s’empare des paysans à la fin de leurs ripailles. Ils plaisantaient d’abord et s’attaquaient mollement, puis, se piquant au jeu, s’empoignaient à vif, et se détachaient des bourrades à assommer un bœuf. Des corps roulaient, un flot de poussière montait du plancher vermoulu.

Pierre voulait leur montrer des tours de force.

Minuit sonna tout à coup. Il fallait déguerpir, par crainte d’une contravention que le garde champêtre aurait pu dresser au propriétaire de l’établissement.

L’orage avait pris fin. Les ruisseaux gonflés coulaient dans la nuit, roulant de grosses pierres sur les dalles des caniveaux. Au fond du val un croissant de lune se noyait dans des nuages noirs. Des odeurs de terre mouillée et de plantes épanouies sortaient des jardins. De grands souffles passaient, charriant l’haleine des végétations trempées de pluie, qui vivent d’une vie plus forte, après l’accablement des jours.

Une faible lueur veillait encore dans la chambre de Marthe. Une ombre inquiète passait devant les rideaux. Toutes sortes de regrets flottaient dans la pensée de Pierre, dissipant les fumées de l’ivresse. Que pouvait-elle faire à cette heure ? Il eut honte de lui et il regagna sa maison, se détournant à chaque pas, pour regarder la fenêtre lumineuse.

Le vieux Dominique, qui était couché, ne dormait pas.

— Pierre, fit-il, il y a bel âge que minuit est sonné. Ça ne peut pas durer, une vie pareille.

— C’est bon, père, on sera plus raisonnable.

L’aube pointait quand ils descendirent vers la rivière. Une blancheur tendre envahissait le ciel. Les coqs se répondaient dans les basses-cours, d’une voix rauque.

Pierre n’avait guère dormi, cette nuit-là. Pourtant il se sentait à l’aise dans toute cette fraîcheur éparse sur les eaux et sur la terre. Des vapeurs blanches tournoyaient, emportées par les remous. La lumière grandissait. Bientôt ce fut un flot de clartés roses qui parut inonder le monde. Rose était la barque, et la corde du filet ; roses les eaux, qui reflétaient le ciel vide ; de grandes flammes couraient sur la côte de sapins.

Ce rajeunissement adorable de la terre mettait dans Pierre une sérénité. Quelque chose monta en lui, qui ressemblait à une poussée d’énergie, à une résolution virile.

Les faux se mirent à sonner dans l’étendue de la prairie. On les entendait siffler au ras de terre, coupant les herbes lourdes de rosée.

Marthe allait plus mal, de jour en jour.

À tout moment il lui prenait des éblouissements et des vertiges. Le moindre mouvement lui causait des palpitations de cœur intolérables. Quand elle montait à sa chambre, elle était forcée de s’asseoir dans l’escalier, le souffle venant à lui manquer.

Un matin, comme elle allait se lever, prise d’une défaillance elle retomba au creux du lit, où l’empreinte de son corps restait toute chaude. À peine eut-elle le temps d’appeler au secours, dans l’angoisse qui faisait battre ses tempes.

La mère Catherine accourut, affolée, la coiffe de travers. Un souffle frêle sortait des lèvres de la jeune fille. Elle lui frappa dans la paume des mains, la releva sur l’oreiller, lui fit respirer du vinaigre. Marthe revint à elle, et eut ce sourire navré, qui depuis quelque temps lui était habituel.

La vieille sanglotait :

— Tu nous as fait peur, ma fille. Ça va mieux, maintenant ? Est-il permis de se manger les sangs, pour un pareil scélérat ?

Marthe secouait la tête avec une lassitude infinie. C’était plus fort qu’elle. Il y avait tout au fond de son être une morne désespérance, un dégoût de vivre qu’elle ne pouvait surmonter.

Elle s’abandonnait, se sentant plus molle et plus légère qu’une plume emportée dans un tourbillon d’orage. Il lui semblait que sa chair se vidait, que ses os étaient creux, qu’elle devenait une chose immatérielle.

Elle ne remuait pas, elle ne parlait pas.

Justement Jacques Thiriet rentrait à la maison, ayant terminé sa tournée plus tôt que de coutume. Il vint dans la chambre où Marthe reposait, tout pâle d’inquiétude, le front coupé d’un grand pli soucieux. Quand la vieille l’eut mis au courant de l’affaire, il prit une résolution et passant sa blouse à la hâte il s’en fut vers la ville, à pas pressés, chercher un médecin.

Par un fait exprès, le docteur était absent, ayant été appelé dans une commune avoisinante.

On ne l’attendait plus dans la maison anxieuse, quand il arriva tout à la fin de l’après-midi.

Il descendit de son cabriolet, dont les roues étaient enduites d’une couche épaisse de glaise, à force d’avoir roulé dans les chemins de traverse. Le bidet de campagne qui y était attelé avait une toison jaunâtre et boueuse, qui lui donnait l’air d’un animal sauvage. Mais il était résistant, sous cette apparence chétive, et menait un galop d’enfer.

Le médecin pénétra dans la grande chambre du premier.

C’était un homme d’aspect bourru et renfrogné, dont les longs silences terrorisaient les paysans, qui, selon leur habitude, ne le consultaient qu’à la dernière heure, quand il était trop tard. Un brave homme au fond, qui, à la fin de l’année, oubliait souvent d’adresser la note de ses visites aux pauvres diables. Tout en parlant, il relevait ses lunettes sur son front d’un geste machinal et lançait un regard aigu, qui vous entrait jusqu’au ventre.

Il ausculta Marthe, la palpa, l’examina soigneusement. Par moments il hochait la tête, comme pour approuver des réflexions qu’il se faisait à part lui. Les deux vieux, retenant leur souffle, ne comprenant rien à ce manège, épiaient anxieusement ses moindres jeux de physionomie, cherchant à lire sur son visage.

Quand il eut fini son examen, il borda soigneusement la malade, et releva l’oreiller derrière sa tête, avec des gestes habiles et menus de ses grosses mains. Puis, lui ayant caressé doucement la joue, il lui dit :

— Tranquillise-toi, ma fille, on va te requinquer, et tu iras bientôt danser avec ton galant.

Ayant déchiré une feuille blanche de son carnet, il se mit à rédiger minutieusement une longue ordonnance, où il prescrivait du repos, des fortifiants, une bonne nourriture. Les deux vieux respiraient plus librement, délivrés dans leur angoisse.

Quand il eut fini et qu’il eut pris congé de Marthe, il s’arrêta un moment dans la cuisine du rez-de-chaussée et, jetant aux vieux son regard inquisiteur, il leur demanda des explications.

Leur fille n’avait-elle pas une cause de chagrin, qu’elle tenait cachée ? Les médecins étaient faits pour soigner le corps, mais si le moral leur échappait, au diable la besogne ! Il y avait là quelque chose qu’il ne comprenait pas. La fille n’était pas malade. Un peu d’anémie seulement. Mais il fallait prendre garde : c’était de cette façon qu’on claquait. Les mauvaises maladies étaient embusquées sournoisement, prêtes à s’insinuer dans les organismes, qu’un chagrin minait.

Il conclut :

— Allons, parlez-moi avec franchise.

Alors la vieille mère Catherine lui raconta l’histoire d’amour, banale et lamentable, la tromperie du garçon, la pauvrette qui, n’ayant plus de goût à rien, ne parvenait pas à se rattacher à la vie.

Le garde haussait les épaules : la vieille avait tort de parler ainsi. Toutes les femmes avaient la berlue, avec leurs histoires de sentiment. Si Marthe en était là, ce n’était pas à cause de ce freluquet, pour sûr.

Mais le médecin lui coupa la parole, en lui disant : « Qu’en savez-vous ? » d’un ton si tranquille, que le garde resta tout décontenancé.

Puis il leur donna le conseil de « raccommoder » ensemble les deux jeunes gens. Tous les paysans en étaient là, avec leur rapacité, leurs habitudes d’avarice. Ils faisaient le malheur de leurs enfants, en ne voulant pas les marier, quand l’un avait deux bouts de terre de plus que l’autre. Il aurait fallu une balance pour peser les conjoints. Qu’attendaient-ils pour avoir des petits-enfants, qui leur fourreraient les doigts dans les yeux, et leur grimperaient dans les jambes ?

Pour le coup le vieux garde se récria. Il en parlait à son aise ; mais les choses ne se passaient pas de la façon qu’il imaginait. Eux donnaient leur consentement, ne regardaient pas à la richesse. Mais la faute revenait au garçon qui était coureur, qu’on disait lâché parmi les filles de l’endroit, comme un coq au milieu d’un poulailler.

Le médecin, têtu, ne voulait rien entendre.

— Ça ne fait rien, disait-il. On va trouver le garçon. On lui parle. Quand on a une langue, c’est pour s’en servir. C’était par de tels malentendus que survenaient des malheurs irréparables. Les vieux étaient tenus d’avoir de l’expérience pour les jeunes, qui s’en allaient dans la vie sans rien savoir, et se cassaient le nez à tous les obstacles. D’ailleurs, il était impossible qu’un garçon de vingt ans n’eût pas de goût pour une jeunesse aussi appétissante…

Puis il conclut solennellement, ayant levé le doigt :

— Mettez-vous tout ça dans l’entendement. Ça pourrait devenir grave. Croyez-moi, il vaut mieux aller à la noce qu’à l’enterrement.

Et il s’en alla, ayant promis de revenir dans la huitaine.

Le soir tomba.

La mère Catherine, assise dans l’encoignure de la fenêtre, ravaudait silencieusement une paire de bas. Un peu de calme planait dans la maison, Marthe ayant fini par s’assoupir. Le garde marchait de long en large dans la chambre, pliant sous le poids de préoccupations, qu’il gardait pour lui, et, de temps à autre, lassé de sa promenade, il venait s’asseoir au coin de l’âtre où brûlait un maigre feu de brindilles ; les yeux fixés sur le rougeoiement des braises croulantes, il paraissait y suivre des choses lointaines.

Les heures passaient, la nuit était venue, une nuit pluvieuse et que la clameur des vents déchaînés faisait toute pareille à une nuit d’automne. Les couloirs de la maison étaient parcourus par des hurlements bizarres, par des sifflements furieux, semblables à des miaulements de chats. On eût dit que des bêtes au dehors collaient leur museau au bas des portes, et soufflaient bruyamment de peur. Il était tard. Jacques Thiriet se leva soudain, dans une détente de son grand corps, et repoussant brutalement sa chaise, il gagna la porte, avec cette décision d’allure, propre aux gens qui prennent une résolution, après un long débat.

La vieille, anxieuse, n’osa pas l’interroger.

Elle entendit le bruit de ses pas s’éloignant sous les marronniers de la petite place, se perdant dans la tourmente. Ayant allumé un maigre lumignon, elle se remit à son ouvrage, s’interrompant par moments pour jeter dans la nuit un regard angoissé.

Le garde arriva près de la maison de Dominique. Un rais de lumière filtrant par la persienne mal close l’avertit que le vieux pêcheur n’était pas couché. S’approchant à pas muets, il colla son œil aux fentes du bois et regarda.

Le vieux rêvait, assis au coin de l’âtre. Les mains croisées sur les genoux, son regard se perdait dans le vide : ses traits avaient une expression de songerie, de gravité pensive. Il était là, tout seul, en tête à tête avec ses souvenirs, dans la grande maison que le vent emplissait de sa complainte.

« Pauvre bougre, se dit le garde. Il n’a pas l’air de s’amuser comme ça, tout seul. » Une telle compassion l’envahit, qu’il en oubliait sa misère.

Il poussa la porte.

Au bruit qu’il fit en entrant, Dominique tressaillit. Il leva la tête avec lenteur, ayant l’air de sortir d’un rêve.

— Qu’est-ce qui t’amène à cette heure, par un temps pareil ?

Le garde avait pris une chaise, et, s’adossant au manteau de la cheminée, il dévisageait le vieux pêcheur, ne sachant trop par quel bout commencer l’entretien.

Enfin, il dit, prononçant ces paroles une à une, avec une sorte de gêne.

— Dominique… ma fille… Elle est bien mal. Voilà que le médecin n’en répond plus.

Dominique sursauta :

— Mon pauv’ vieux, t’as pas de chance. Je peux t’y t’être bon à quelque chose ?

Il connaissait les détails de l’intrigue, la brouille survenue entre les amoureux, les frasques de Pierre avec la Renaude, et il baissait la tête, comme si la honte du garçon avait pesé sur ses épaules.

Le garde continua, lui ayant pris la main.

— Je sais, tu es un brave homme. Tu ne ferais pas de mal à un chien. Si tout le monde te ressemblait seulement ! (il soupira). Tu sais que nos enfants s’étaient parlé. J’avais dans l’idée que ça finirait par un mariage, je voyais la chose d’un bon œil, et voilà que tout casse, à cause que ton garçon fait la mauvaise tête…

— J’y peux t’y quéque chose ? V’là qu’y tourne mal à cette heure. Pourtant c’est pas faute d’exemple et de bons conseils : y a des moments où il me prend envie de me flanquer dans la rivière…

Dominique continua :

— Alors, ta fille ne va pas. Qu’est-ce que dit le médecin ?

— Y dit comme ça, qu’y n’en attend rien de bon. Elle dépérit, elle se ronge ; jusqu’ici y a rien de cassé, mais ça peut devenir grave, si on ne se met pas en travers. Pour moi, c’est le moral qu’est attaqué, et ça, c’est grave…

Le garde pleura :

— Les enfants avaient tout pour être heureux. Y n’auraient manqué de rien en entrant en ménage, alors qu’y en a tant, qui n’ont pas quatre sous devant eux. Elle aurait pu trouver plus riche, mais puisque c’était son idée, je voulais pas la contrarier. Ils auraient eu le bien, l’argent, la maison : nous, les vieux, nous aurions bien trouvé un petit coin, pour y loger, en attendant d’aller dormir sous le marronnier.

Il reprit :

— Voilà, ça s’arrangeait trop bien ; c’est pour ça que tout casse…

Dominique secouait la tête :

— J’ sais pas c’qu’il a, mon garçon, depuis qu’il est revenu du service. C’est comme un dégoût qui l’a pris. Jamais content ; toujours à s’creuser la tête dans son coin, à rabâcher des histoires. Et pis, les gueuses l’ont pourri. Vois-tu, fit-il, si ta fille pouvait prendre le dessus, l’oublier, ça n’serait peut-être pas pour elle une mauvaise affaire.

Le garde haussa les épaules :

— Essaye tout de même de le raisonner.

— Pour ça, c’est sûr, j’dis pas. Mais j’en attends rien de bon. Et pis, c’est pas facile de lui causer ! pour un rien, y prend la mouche. Dans ces moments-là, y pourrait ramasser ses frusques et me planter là. Bonsoir, Luc, je t’ai assez vu.

Alors le garde dit :

— C’était pas comme ça, de not’ temps.

Ce fut comme une évocation. Ces simples mots, les rejetant dans le passé, un flot d’attendrissement jaillit de leur cœur. Rapprochant leurs chaises dans un besoin de sentir de plus près, ils parlaient à voix basse, remuant les souvenirs de leur jeunesse. Ils parlaient du bon temps, et l’un finissait les phrases que l’autre avait commencées. Alors ils étaient solides, ayant bon pied, bon œil. Comme ils avaient tiré au sort ensemble, ils avaient fait des noces à tout casser. Se rappelait-il cette année où l’on pêchait à la trouble, les nuits où la Moselle débordait ?

Ils se penchaient, tâtonnant des mains, ayant l’air de chercher des choses, dans la cendre. Et le vent, le vent qui hurlait autour d’eux, qui s’engouffrait dans les couloirs, dans le grenier vide, couvrait de sa grande voix la chanson attendrie, le rabâchage des deux vieux…

Le garde se retira, ayant demandé une dernière fois à Dominique de parler sérieusement au garçon.

Comme il descendait la côte, il entendit un bruit de pas. Il reconnut la haute stature de Pierre, qui venait vers lui, se dessinant dans les ténèbres.

Le garde s’élança, les bras tendus au travers de la route, comme pour lui barrer le passage.

Pierre recula d’un pas, craignant une agression :

— Qui va là ? dit-il.

— C’est moi, Jacques Thiriet, fit l’autre d’une voix humble. Je voudrais te dire deux mots…

— Drôle d’idée, et fichu endroit, par un temps pareil.

— On ne choisit ni l’endroit ni son heure, dit le garde d’un ton sentencieux. Demande au bon Dieu qu’il t’accorde de faire toujours ta volonté. » Puis il continua, d’une voix basse, que l’émotion faisait trembler et qui ressemblait à une prière :

— Écoute, Pierre, ma fille est bien malade. Le médecin dit comme ça, qu’elle est en danger de mort.

— J’y peux t’y què’que chose ?

— Pierre, tu te fais plus mauvais que tu n’es. Vous étiez quasiment promis tous les deux. Elle comptait sur toi, et elle dépérit, depuis que tu l’as quittée pour une autre. Pierre, pense au mal que tu fais. Un moment viendra où toutes tes fredaines te dégoûteront : alors il ne sera plus temps de te ranger, et de mener la vie d’un honnête homme.

— Je n’ai pas besoin qu’on me fasse la morale.

— Pierre, je te dis tout ça parce que, s’il arrive malheur, je ne veux pas avoir de reproche à me faire. Je suis le plus vieux, et pourtant j’ai mis mon orgueil sous mes pieds. Souhaite de n’avoir pas à te repentir un jour.

— Je sais bien ce que j’ai à faire.

— Pierre, c’est une brave fille, qui t’aime bien. On serait heureux en ménage, avec une femme pareille…

— Ça suffit. Bonsoir.

Les deux hommes se séparèrent. Pierre ne se décidait pas à rentrer, il prit la sente à gauche de la maison, et s’enfonça dans la prairie.

Il ne pleuvait plus, la bourrasque s’était calmée. Par moments des rafales passaient ; des coups de vent secouaient la cime des arbres au fond de la nuit et charriaient pêle-mêle des odeurs de terres mouillées et d’herbe fraîche.

Pierre marchait au hasard des chemins, escaladant les murots de pierre sèche, traversant les vergers, où ses pieds enfonçaient dans la terre. Il ne sentait pas la morsure des ronces, enroulant leurs tiges griffantes autour de ses jambes, éraflant sa chair. Il se faisait en lui un tel désarroi, un tumulte si violent de sentiments contraires, qu’il avait besoin de marcher, de tromper par le mouvement cette agitation intérieure.

Une pitié l’envahissait.

Il revoyait ce vieux qui venait de le supplier. Il entendait ses dernières paroles ! « Pierre, tu te fais plus méchant que tu n’es. » Peut-être que le vieux avait dit vrai. Devant lui revivait la face tragique, à qui la douleur et la supplication donnaient une sorte de grandeur émouvante. Il avait beau faire effort, il n’arrivait pas à chasser ce souvenir, et toujours se plaçaient devant ses yeux ce visage lamentable, ce front dénudé, ces mèches de cheveux blancs, que le vent fouettait et que la pluie plaquait, sur les tempes du vieillard.

Fallait tout de même qu’on ait rudement souffert, pour en venir là : supplier un autre homme !

Puis il se mit à s’inspecter scrupuleusement, à fouiller dans les replis de son âme, à sonder les motifs qui lui avaient dicté sa conduite.

Comme tout s’éclairait. On eût dit qu’une déchirure soudaine se faisait dans un voile, et un jour aveuglant y pénétrait. Au fond, il aimait cette petite fille, et il était décidé à en venir à ses fins, à se marier avec elle, et tout se serait passé de la façon la plus ordinaire, si elle ne s’était pas avisée de le mater, de lui faire des réprimandes, comme à un enfant. Alors, il avait regimbé, non par malice, mais par entêtement, par orgueil, cédant à une impulsion irréfléchie. Depuis qu’il se connaissait, il avait de ces mouvements qui le surprenaient, à la réflexion, et qui pourtant étaient irrésistibles. Tout enfant, il avait jeté dans un puits un petit couteau auquel il tenait, parce que sa mère le lui avait défendu.

C’était plus fort que lui. Jamais mieux qu’à ces moments-là il ne s’était senti double, composé de deux individus, l’un bon et l’autre mauvais. Et le mauvais souvent avait le dessus.

C’était l’autre, le sournois et l’entêté, qui avait courtisé la Renaude, qui avait imaginé de se donner en spectacle aux gens, s’obstinant à avoir le dernier. Pierre s’effarait, en songeant que si on ne l’avait pas arrêté, il aurait fait pis encore. Heureusement qu’il s’était arrêté à temps, et que tout pouvait s’arranger.

Lassé à la fin de sa course, il était venu s’asseoir sur le tronc d’un vieux noyer abattu, couché au fond d’un verger. Il réfléchissait, la tête dans ses mains, faisant effort pour voir clair dans ses pensées. Des coups de vent, secouant les branches des pommiers, faisaient tomber sur le sol des ruissellements d’eau, donnant à croire que l’averse redoublait. Et la Creuse débordée roulait sourdement au fond des ténèbres, entraînant de grosses pierres, qui roulaient à grand bruit sur le fond de rocailles.

La lune qui allait se lever à l’orient baignait le ciel de blancheur. Et le rayonnement de cet astre, encore caché sous l’horizon, mettait dans la nuit une palpitation de clarté d’une tendresse infinie.

C’est vrai qu’elle était bien bas, cette pauvre fille. Quand il l’avait vue pour la dernière fois, il avait été frappé par sa pâleur, par l’expression de souffrance qui émanait de ce visage émacié, amenuisé par la maladie, par la pesanteur de ces paupières nacrées, qui semblaient prêtes à se fermer pour le dernier sommeil. Alors, c’était donc vrai qu’on pouvait mourir de cette façon. Jusque-là, quand il avait entendu raconter des histoires de filles se jetant à l’eau pour un amoureux, il avait haussé les épaules avec dédain, en garçon qui n’était pas crédule. Et puis, les femmes qu’il avait fréquentées ne l’avaient guère préparé à ces coups de théâtre. On se lâchait, comme on se prenait, et tout était dit. Et soudain il se sentait attiré, fasciné par la profondeur de cet amour nouveau, plus fort que l’instinct de la vie, et devant cette révélation, il frissonnait, gagné par une sorte de vertige.

Et songeant qu’il était aimé de cette façon, un immense orgueil l’envahit.

Il respirait fortement. L’arome miellé qui montait des prés en fleurs, cette senteur forte fouettée par la pluie, le grisait comme un vin.

Une vie prodigieuse palpitait vaguement dans l’ombre. À chaque instant des vols muets d’oiseaux effleuraient les tiges des hautes graminées. Une clarté tremblante qui d’instant en instant se faisait plus vive, se posait sur les ombelles des reines des prés, chargées d’eau : une caille rappela au creux d’un sillon. Et quand la lune jaillit des entrailles de la terre, énorme et toute blanche, sa lueur oblique coula sur les vignes avec la douceur d’un regard.

Là-bas tout au fond du val, une brume molle, comme une ouate floconneuse, se levait de la rivière, et s’enchevêtrait aux branches des peupliers, en lambeaux que le vent éparpillait.

Il continua sa rêverie.

À quoi bon ces regrets, ce désir d’une autre existence ? Le bonheur était là. Il n’avait qu’à étendre la main pour le saisir. Voir du pays, tenter autre chose ! Est-ce que la vie n’était pas dure partout aux pauvres diables ! Pour réussir, il fallait de l’argent, un capital qui permettait de déjouer la chance, d’espérer, d’attendre le bon moment. Combien étaient partis, qui s’étaient cassé les reins, faute de ressources suffisantes, et qu’on avait vus revenir au pays, bien contents de manger la soupe, et de bêcher les vignes, comme les camarades.

Puis il voyait Marthe, allongée dans son lit, toute fluette, toute blanche dans la pâleur de l’oreiller. Il s’attendrissait. Et en même temps, il ressentait presque au paroxysme ce trouble profond, cruel, voluptueux, qui unit l’amour et la mort.

La lune éclatante, au milieu du ciel, versait sur les champs son assoupissement mystérieux. Il faisait clair comme en plein jour. Les brouillards se dissipaient, repliés mollement sur le flanc du val. Et Pierre sentait que toute cette clarté inondait son âme, et il voyait nettement la route tracée devant lui.

Il se leva, sa résolution étant prise.

Il s’avança dans la prairie mouillée. Il se baissait par moments, et son ombre s’allongeait, coulait sur les molles graminées…

Marthe, qui s’était réveillée assez tard le lendemain, trouva un gros bouquet, posé à l’angle de la fenêtre.

Toute une moisson de fleurs qu’on avait cueillie cette nuit-là, dans les jardins et dans la prairie : des renoncules, des narcisses, des scabieuses de velours pâle, des reines des prés dont les graines tremblantes étaient encore embrumées d’une fine poussière d’eau. Au centre s’épanouissait une rose énorme, largement ouverte, versant de son cœur pourpré où dormaient des scarabées, une odeur suave, troublante, une odeur d’amour.

Celui qui l’avait apportée là avait risqué de se casser le cou. Il avait dû grimper le long du mur, s’agrippant aux ferrures des volets, et ses souliers avaient éraflé la pierre, laissant des traces de son escalade périlleuse.

Jadis au temps des « Trimazôs », alors que la poussée des sèves réveille au cœur des hommes l’instinct de la fécondité et de la vie, les amoureux venaient planter sous la fenêtre de la promise des mais bruissants, des branches de feuillages symboliques, qui étaient une déclaration d’amour. Mais cet usage s’étant perdu, la coutume de l’offrande des fleurs subsiste encore.

Assise à sa fenêtre, dans un grand fauteuil d’osier, Marthe rêvait. Ses regards tombaient de temps à autre sur l’énorme bouquet qui s’épanouissait dans un rayon de soleil. Alors elle le prenait, et le respirait longuement, dans une sorte d’ivresse confuse. Les fleurs avaient l’air d’enfermer une pensée mystérieuse. Marthe croyait deviner l’auteur de l’offrande ; un nom venait à ses lèvres, qu’elle n’osait prononcer, dans une pensée superstitieuse. Était-ce Pierre ? Des rêveries, des plans, des projets de toute nature s’échafaudant dans sa tête, le vague même de sa joie la lui rendait plus douce, lui donnant la sensation qu’elle remplissait les profondeurs de son être.

Elle se sentait lasse, délicieusement lasse, comme à l’approche d’un grand bonheur, et des pensées si ténues, si fragiles, si ineffablement délicieuses se levaient en elle, qu’elle n’osait même pas se les avouer, dans la crainte de les faire évanouir.

La journée passa lente, silencieuse, monotone.

La nuit venue, Marthe ne se décidait pas à se coucher, attendant elle ne savait trop quoi.

S’assoupissant à la longue, elle glissait dans la chute molle et insinuante du premier sommeil, quand un bruit la réveilla en sursaut.

C’était un frôlement léger effleurant la vitre ; cela revenait par intervalles. Tout à coup, un choc plus violent l’ébranla, comme si on avait jeté une poignée de graviers à toute volée.

Elle se leva à tâtons, et ouvrit la fenêtre, prenant bien garde de ne pas faire de bruit, pour ne pas réveiller ses parents qui dormaient dans la chambre, au-dessous d’elle.

Pierre était là ; posant son doigt sur ses lèvres, il lui fit signe de l’attendre, car il se préparait à la rejoindre.

Ayant pris un brancard sur un chariot qui se trouvait là, il l’appliqua contre le mur, et gravit rapidement cette échelle improvisée.

Il était là, tout près d’elle ! Ayant enjambé la barre d’appui, il était venu s’asseoir à son côté, dans la nuit. Il lui prenait les mains, et lui murmurait des paroles tendres. Elle se débattait, essayait de le repousser, de le faire sortir, dans la crainte d’un esclandre. Mais toute sa résistance tombait, devant la douceur des choses qu’il lui disait, et elle s’abandonnait à la joie du moment, n’ayant plus la force de lutter, gagnée tout entière par le charme invincible de sa présence.

Il était là, il ne s’en irait plus, elle l’aurait tout entier pour elle.

Gênée d’abord et rougissante, elle avait fait allusion au bouquet mystérieusement apporté. En voilà une façon de surprendre son monde. Et s’il s’était cassé le cou ! si quelqu’un l’avait vu escalader sa fenêtre, quelles histoires le lendemain sur son compte, à elle ! Il fallait être bien imprudent, pour donner ainsi l’occasion de causer aux méchantes langues.

Pierre riait doucement, et ne répondant pas, se contentait de presser la petite main, qu’il tenait dans la sienne.

Elle eut encore une légère ironie, petite vengeance de femme.

— Alors la Renaude ne voulait plus de lui, maintenant qu’il revenait…

Il répondit fermement :

— Si j’ai été avec la Renaude, c’est parce que j’étais vexé, vu que vous m’aviez fermé brutalement la porte au nez.

Et ils rirent de nouveau, en songeant à la figure qu’il faisait, tout droit au milieu de la rue, et cette bonne humeur, dissipant tous les ressentiments, fit plus pour les réconcilier que tout le reste.

— Alors, dit-elle, c’est bien fini, vous me le promettez !

— Oh ! pour ça, c’est sûr, fit Pierre. Écoutez-moi bien : si je vous ai quittée, c’est bien malgré moi. Il y a des moments où je suis comme fou, où je ne sais plus ce que je fais. On dirait que c’est plus fort que moi. Mais j’avais gros cœur au fond, de vous savoir dans la peine. Quand j’ai su que vous étiez si malade, je n’ai pas dormi cette nuit-là. J’allais dans les champs comme une âme en peine, et je croyais que ma tête allait éclater à chaque instant. Alors j’ai eu comme une bonne idée, de cueillir un bouquet, et de vous demander pardon.

Il parlait encore qu’elle ne l’écoutait plus, entendant le son de sa voix comme une musique caressante, et son trouble était si grand, qu’elle se serait vainement efforcée, elle le sentait bien, de comprendre le sens des propos qu’il lui tenait.

Elle ne savait qu’une chose, c’est qu’il était revenu. Et tous les tourments, toutes les angoisses des jours passés, toutes les rancunes et toutes les jalousies étaient loin, ne faisaient plus dans sa mémoire qu’un point noir, qui d’instant en instant devenait imperceptible, et sa joie radieuse dissipait ces mauvais souvenirs, comme le soleil pompe les brouillards.

Elle le renvoya de bonne heure, se sentant brisée par toute cette grande joie.

Elle lui tendait son front, mais il chercha ses lèvres dans la nuit. Elle but la saveur nouvelle de ce baiser, qui descendit en elle, profondément.

Il revint le lendemain, le surlendemain, les autres soirs. Ils se parlaient bas dans la nuit claire de mai, vaguement attendris par le charme qui émanait des grands arbres. Une lune rose montait entre les peupliers d’Italie et, tandis que ses rayons obliques dessinaient en sinuosités aiguës les découpures des toits, sur la façade des maisons voisines, entre les pans croulés d’un vieux mur, ils apercevaient un coin de prairie, où s’étalait, comme une eau laiteuse, une brume transparente et pénétrée de lumière.

Elle ne racontait rien à ses parents, voulant garder pour elle son bonheur, savourant doublement la joie de cette réconciliation, à cause du mystère qui l’entourait.

Seulement une satisfaction intense sortait de sa personne, émanait de ses traits, de sa voix, de ses moindres propos.

Elle s’enfermait souvent dans des silences lourds de bonheur et de rêverie, de longs silences avares, qui avaient peur de laisser échapper au dehors les joies dont elle était inondée.

Les vieux n’étaient pas sans se douter de quelque chose. Intrigués, ils épiaient ses gestes, son allure, et ils avaient dans les coins du jardin, quand elle n’était pas là, de mystérieux conciliabules. Seulement ils n’osaient pas l’interroger, respectant son bonheur, comme ils avaient respecté sa tristesse, en vieilles gens qui poussaient l’affection de leur fille jusqu’à l’adoration, qui n’osaient pas non plus se mêler de ces histoires de jeunesse.

En attendant, Marthe allait mieux.

Elle mangeait de meilleur appétit, et ses couleurs lui revenaient. Elle sentait que des fibres menues et délicates se renouaient en elle, qui la rattachaient à la vie. Souvent, au milieu de la journée, elle tombait dans de longs sommeils paisibles, calmants, réparateurs. Des rêves les emplissaient, si légers et si impalpables, qu’ils lui donnaient au réveil la sensation d’avoir côtoyé d’immenses bonheurs, sans pourtant y atteindre : des bonheurs certains que l’avenir lui réservait. Et quand ses paupières s’appesantissaient et qu’elle s’abandonnait à la douceur du repos, elle songeait à la joie qu’elle aurait à son réveil, en retrouvant sa félicité toujours la même, toujours immuable, comme une amie qui aurait veillé à côté d’elle.

Leurs entrevues nocturnes se prolongeaient. Ils prirent les dernières dispositions.

Puis, le lendemain, elle dit à ses parents, les ayant regardés bien en face :

— C’est entendu avec Pierre, nous nous marions dans deux mois !

Le souper finissait quand Pierre entra chez les Thiriet, venant, suivant l’usage, courtiser sa « bonne amie ».

Le vieux Dominique l’accompagnait, ayant passé pour la circonstance sa blouse de cérémonie, une blouse de toile bleue, ornée de broderies blanches aux poignets et sur les épaules.

La chose se passa très simplement : il y eut dès le premier moment comme une sensation de gêne. Tous ces gens, très émus, se regardaient, et personne ne se décidant à parler, le silence se prolongeait.

Enfin le garde forestier intervint.

Campé devant Pierre, il se croisa les bras, et le dévisageant avec bonne humeur, il dit, sur ce ton à la fois bienveillant et bourru, qui lui était habituel :

— Alors, tu te décides, mon garçon ? Eh bien, vrai, tu y as mis le temps.

Marthe prit les devants, et tenta d’excuser Pierre, tout son fin visage animé par un adorable sourire :

— Laisse tranquille, père. À quoi bon parler du passé ?

Alors le garde conclut :

— Embrasse-la, Jean-Jean, et qu’on n’en parle plus.

Puis il rit tout haut, de bon cœur, voyant l’empressement de sa fille.

La mère Catherine tournait dans la cuisine, tout effarée. Elle retrouva pourtant sa présence d’esprit pour aller atteindre, au haut d’une armoire, un bocal de mirabelles à l’eau-de-vie, une fameuse recette dont elle avait le secret. On choqua à la ronde les petits verres, où tremblait la liqueur ambrée.

Le garde attendri regardait sa femme.

— À ta santé, ma pauvre vieille. C’est ça qui ne nous rajeunit guère.

Puis il cligna de l’œil d’un air malin :

— En v’là des embarras, ma pauv’ Catherine. Quel tracas, une noce pareille : va falloir mettre les petits pots dans les grands !

— On fera de son mieux, dit la vieille.

Dominique, assis sur le coin de sa chaise, regardait fixement le plancher. Il était très loin, en arrière, perdu dans le passé. Au souvenir de sa bonne femme morte, une émotion l’étreignait, et il secouait doucement la tête, par politesse, pour approuver ce qui se disait autour de lui.

Puis il finit par prendre le dessus, et il entama une longue conversation avec le garde. Ils se rappelaient leur jeunesse, le temps où ils allaient voir leurs amoureuses. Comme ça passait vite, la vie. Quand on était jeune, on ne pouvait pas s’imaginer la chose. On avait du temps devant soi. Puis, le temps de le dire, et on était vieux.

Assis au coin de l’âtre mort, les deux amoureux n’écoutaient pas ces propos. Ils s’enivraient de leur présence, ils faisaient des projets d’avenir, ils avaient la divine inconscience de la force et de la jeunesse.

Maintenant Marthe se transfigurait ; un grand charme, lumineux et doux, s’exhalait de toute sa personne.

Maigriotte jusque-là, n’ayant qu’un certain attrait d’enfant un peu souffrante, elle était devenue tout à coup, sans qu’on pût se rendre compte de cette métamorphose, une belle fille au teint mat, aux yeux noirs, dont l’allure balancée mettait au cœur des jeunes gars un désir. Ils se retournaient sur son passage, et la suivaient des yeux, jusqu’au moment où elle avait disparu au tournant des ruelles, sous les sureaux en fleurs.

De larges lueurs passaient dans ses prunelles, des lueurs sombres comme le reflet des eaux endormies dans la profondeur des bois, et l’enfant devenant femme, toute l’expression et la vivacité spirituelle de ses traits avaient fait place à quelque chose de plus doux de plus fort. Sous le tissu nacré et vivant de sa peau, on ne voyait plus les veines bleues, qui, transparaissant jusque-là, donnaient à sa physionomie un caractère de faiblesse, qui émouvait.

Ses cheveux, non plus envolés autour de ses tempes en frisons fous, chargeaient sa nuque de leurs lourdes torsades. Il y avait de la joie dans tout son corps, dans sa démarche, dans les inflexions de sa voix et dans ses silences, une joie impalpable qui émanait d’elle, comme le parfum sort des fleurs.

Les vieux paysans en étaient frappés, eux qui d’habitude ne font guère attention à ces choses. Quand ils la rencontraient dans les chemins, ils l’arrêtaient pour la complimenter, en secouant la tête avec bonhomie : « Allons, ma fille, ça va mieux ! y a pas besoin de le demander ; ça se voit ! » Et elle leur répondait poliment, avec joie, car tout le monde lui paraissait affable, et son bonheur était si grand, que chacun devait en prendre sa part.

Son caractère aussi était changé.

Elle ne pouvait tenir en place. Elle vagabondait le long des chemins, l’esprit envolé dans des rêves. Il lui prenait des envies folles de courir, et le soir, quand personne ne la voyait, elle sautillait à cloche-pied, comme une petite fille qui s’attarde à jouer, au lieu de rentrer à la maison.

Si sérieuse d’ordinaire, elle se révélait espiègle, amusée d’un rien, et riant aux éclats, même quand elle était seule. Lorsqu’elle repassait son linge, penchée sur sa table de travail, poussant le fer chaud qui fumait sur la toile mouillée, c’était plus fort qu’elle ; elle ne pouvait s’empêcher de faire toutes sortes d’agaceries au chat Marquis qui sommeillait à côté d’elle.

Du bout d’une guimpe empesée, raide comme du carton, ou d’une fine collerette de dentelles, elle lui chatouillait la pointe de ses longues moustaches. L’animal sortait de sa torpeur, ouvrait ses yeux d’or, faisait mine d’allonger sa patte griffue. Puis il bâillait voluptueusement, et se rendormait aussitôt ; car c’était une bête raisonnable, à qui l’âge avait donné toutes sortes de gravités.

D’autres fois, elle allait près de la cage où sautillait le merle et, dans un besoin irraisonné de confier aux êtres, aux bêtes, aux choses, la joie qui l’emplissait, elle lui racontait de longues histoires, dans un gazouillement indistinct. L’oiseau alors s’approchait des barreaux, l’œil vif et pétillant de curiosité, la tête penchée et cherchant à surprendre ces sons, comme s’il eût compris.

Il y a ainsi dans les haies lorraines de troènes et d’épines, des plantes inconnues, qui poussent sur la terre ingrate, étouffées dans leur croissance par les orties et les mauvaises herbes. Qu’un brin grandisse, monte, et vienne se chauffer dans un rayon de soleil, alors il s’épanouit en une fleur splendide, dont la corolle grande ouverte s’emplit de rosée, et se balance dans les souffles de l’air.

Juin était venu, amenant des soirs pleins de clartés pourpres.

Jamais les pêcheurs n’étaient plus heureux.

Là-bas, devant eux, sur les coteaux encore inondés de soleil, les vignerons peinaient, penchés sur le sol, le visage cuit par la chaleur qui monte des terres. Eux se laissaient aller au gré des eaux, jouissant vaguement des fraîcheurs éparses dans l’air, de l’ombre qui tombait des bois de sapins.

Alors le métier leur paraissait facile : un vrai passe-temps de rentiers !

Sur la prairie, les foins bons à couper étalaient une nappe de vapeur rousse : les scabieuses, les marguerites, les œillets des sables jetaient des fusées de couleur parmi la poussière des gramens. Les derniers rayons s’allongeaient obliquement, dorés et chauds, dans un tournoiement de pollens exhalés des fleurs, de moucherons rayant l’air de leurs danses grêles.

Alors les chevaines bondissaient à la surface des flots, happant les insectes du soir, et leurs sauts faisaient à la surface de la rivière de grands cercles lumineux, qui allaient mourir sur les bords.

Pierre se dévêtait et debout, à l’avant de la barque, il se laissait couler dans l’eau.

Il nageait bien. Autour de lui, l’eau courait, vivante et froide ; ses mains divisaient la nappe transparente. Parfois, il plongeait. Alors d’étranges paysages se révélaient pendant quelques secondes, dans la lumière glauque tombée de la surface, qui s’agitait sur sa tête comme un cristal mouvant. Des bulles d’air montaient devant ses yeux, rapides et nombreuses. Sur le fond, des arbres géants reposaient, engloutis depuis les temps préhistoriques, que le lent travail des eaux revêtait d’une enveloppe calcaire. Des sources fluaient, au sein de la nappe profonde, y versant une fraîcheur glacée.

Pierre remontait à la surface.

Le soir tombait, des fuites d’astres rayaient le ciel. Toute une vie inquiète et frémissante s’éveillait dans les roseaux : des bêtes plongeaient ; des mares assoupies au fond de la nuit, se levait la mélopée des crapauds.

Pierre et Marthe ne se quittaient presque plus, maintenant qu’ils étaient fiancés. Marchant côte à côte le long des jours, ils se regardaient avec un sourire, le sourire des gens heureux, qui semble rayonner sur les choses.

Ce soir-là, on pêchait sur la Moselle. Le vieux Dominique ramait, assis à sa place coutumière. Pierre, de temps à autre, relevait le large échiquier d’un vigoureux tour de reins. Marthe suivait tous ses gestes avec tendresse et inquiétude.

Le fond de la barque était empli d’une masse grouillante d’ablettes, où couraient des reflets de nacre.

C’était la fin d’une journée chaude. Incendiées par le soleil couchant, de larges nuées descendaient à la surface des eaux, se traînaient en longues flammes, en lambeaux de pourpre, en ruissellements d’or entre lesquels s’ouvraient des pans de ciel profond. On faisait la fenaison, et l’on entendait de toute part, sur les rives, le bruit aigu et sifflant que font les pierres à aiguiser, promenées sur l’acier des faux.

Pierre dit :

— Père, on pourrait peut-être aller jeter un coup dans les « mortes. »

Le vieux Dominique maugréa. Il se faisait tard et on avait tout juste le temps de rentrer. Et puis, pour ce qu’on prendrait dans ces « mortes » !

Marthe insista ; elle avait grande envie de voir ces eaux profondes, qu’elle avait seulement côtoyées, sans pouvoir en approcher, à cause des roseaux dont les bords sont obstrués.

Le vieux donna quelques coups d’aviron et la barque, ayant viré doucement, fila sur les eaux brillantes. Il fallut se pencher pour passer sous un pont de bois jeté en travers du chemin de halage. Des touffes d’aulnes, qui avaient poussé sur les talus, leur cinglèrent le visage de leurs pousses.

Ils débouchèrent dans les « mortes ». Une étendue d’eau profonde et mystérieuse s’ouvrait là, qui paraissait plus étrange au sortir de la grande rivière pleine de mouvement, du glissement clair des eaux. Une eau très calme, très noire entre des rives de terre croulante, où des quartiers de gazon avaient roulé, rongés par le travail des eaux, une eau inquiétante par sa profondeur infinie, se perdant dans les tournants brumeux, sous des saules penchés et de grands roseaux aux panaches soyeux, une eau silencieuse et immobile où les feuilles dentelées des frênes reflétaient exactement leurs fines découpures, sans qu’aucun coup de vent ne vînt les animer d’un frisson de vie murmurante.

Et il y avait dans ces eaux qui dormaient sous l’immobilité de la lumière et du silence, il y avait quelque chose qui attirait à la fois et qui épouvantait, une sensation indéfinissable de mystère et d’horreur.

Marthe, penchée sur le bordage, regardait le fond qui fuyait, d’un mouvement lent et continu à mesure que la barque avançait sur les eaux.

Du fond tapissé de mousses spongieuses, montaient ces traînées verdâtres, ces végétations visqueuses qui sont la pourriture de l’eau et qui, se ramifiant en arborescences capricieuses, s’ouvraient aussi parfois comme d’étranges portiques, où des nuées de poissons tournoyaient, mis soudain en fuite par le bond d’une perche tigrée. À d’autres endroits, sur le fond de vases molles, des tanches se promenaient lentement, se retournant d’un mouvement brusque de leurs queues, faisant briller dans les profondeurs de l’eau noire leur dos de bronze vert, leur ventre blanc, leurs nageoires avivées de rouge vif.

Par places s’étendaient aussi de grands tapis d’herbes aquatiques, effleurés d’un semis de fleurettes, pareilles à des marguerites des prés, où venaient se poser des libellules frémissantes. Sous les saules pourris, des coins d’eau s’ouvraient, profonds et calmes, rayés par la danse grêle des cyprins.

Marthe regardait toutes ces choses nouvelles et, parfois, elle se rejetait en arrière, dans un mouvement instinctif, prise de ce vertige fuyant qui monte des eaux marécageuses, ce vertige qui nous fait redouter à la fois et désirer descendre dans ces étendues, où s’ouvrent des architectures étranges, où poussent des végétations bizarres, où fuient des lointains de cristal bleuâtre que nul regard d’homme n’a contemplés.

Et c’était en elle une sensation de terreur, aiguë, affolante, quand elle songeait aux longues herbes qui vous engluent, vous nouent aux poignets, aux jambes et au cou leurs lanières visqueuses et vous entraînent au fond de l’eau, comme des pieuvres.

Elle se releva et resta assise sur le banc. Pierre, qui ne prenait rien, vint se mettre à côté d’elle.

Bercée par le balancement de la barque qui se penchait sur le bordage, chaque fois que Dominique ramenait à lui son aviron, sentant confusément le corps de Pierre qui la pénétrait de sa tiédeur, elle s’abîma dans un demi-sommeil, inconscient et léger, tandis que sur ses lèvres errait un vague sourire.

Sa joie était plus abondante et plus silencieuse que ces eaux mortes, où traînaient des reflets lumineux, plus molle que les têtes floconneuses des roseaux et les cimes arrondies des saules, et ses mouvements intérieurs se répondaient, se prolongeaient, s’amplifiaient, comme les cercles formés par les gouttes d’eau tombant de l’aviron.

Une seule sensation subsistait en elle, celle de cette eau froide où elle laissait tremper ses mains, et qui, montant jusqu’à son cœur, l’enveloppait d’une caresse insinuante.

Le crépuscule roulait ses vagues sur les panaches soyeux des roseaux. Des brumes, comme il s’en lève des prairies, à la fin des jours de chaleur, venaient flotter sur l’étang assombri, noyant les lointains de leurs plis mouillés, accrochant aux saules des lambeaux d’écharpes frissonnantes.

Les deux hommes parlaient, et Marthe entendait leurs voix, lointaines, affaiblies, comme on entend des voix dans les rêves.

Le vieux Dominique racontait que, de son temps, cette « morte » communiquait avec la rivière, et que la Moselle y coulait, rapide, entre les hautes berges de terre. À preuve, le nom de l’Île aux Charmes qu’on donnait encore à la prairie, longeant ce marais. Il faisait bon y pêcher des gardons et des vandoises dans les remous. Quand on avait construit le chemin de halage, la digue avait fermé la rivière vers le nord, et fait de ces eaux vivantes un vaste marais, plein du pullulement des êtres.

Pierre écoutait, s’intéressait, demandait des détails ; puis la conversation traîna, et mourut, comme gagnée peu à peu par l’ombre grandissante.

Et dans leurs âmes montait cette insaisissable tristesse qui rôde à la surface des étangs assombris.

Maintenant l’eau fuyait vers des profondeurs, qui semblaient soudain reculées. Les masses de joncs bizarres, les rives vêtues de roseaux, les grands arbres se dessinaient confusément. Des souffles tombèrent qui, plissant la surface de l’eau de rides innombrables, n’avaient pas la force d’agiter les feuillages aigus des saules. Une dernière clarté mourante parut s’engluer dans la nappe, avec un long frissonnement.

Comme si ce large, ce religieux silence qui faisait haleter leurs poitrines et battre leurs cœurs, eût rassuré les autres êtres, toute une vie fuyante, faite de glissements de reptiles et de vols d’oiseaux, s’éveillait dans les berges. Bêtes qui rampent, bêtes qui sautent, bêtes qui plongent, qui traînent leurs ventres mous sur les putréfactions des végétaux, amoncelées dans la vase. Des loutres fuyaient, montrant au ras de l’eau leurs têtes moustachues, leurs yeux vifs et inquiets, laissant derrière elles un sillage d’argent. Des poules d’eau rentraient à leur nid, glissant sans bruit dans la forêt de roseaux. Au loin, très loin, monta la note ardente et mélancolique d’un crapaud, qui secoua la nuit de sa vibration de métal. Et il y avait d’autres bruits étranges et insolites, qui leur causaient de véritables angoisses, le chant profond et monotone du marais endormi sous les étoiles.

Le crépuscule s’attardait, ce crépuscule interminable des jours d’été, mystérieuse lueur qu’on dirait sortie de la terre.

Et le vieux Dominique se mit encore à rêver au sein de cette ombre, revoyant ses matins d’autrefois à la même place, les clairs matins de pêche.

Comme elle était jeune alors cette rivière, qui maintenant pourrissait entre des joncs, sous des brumes somnolentes. Elle roulait pêle-mêle des branches mortes et des paquets d’herbe : les nappes de cristal bleuâtre coulaient sur un fond d’herbes brillantes, onduleuses, parsemées de pierres blanches où des écrevisses étaient blotties. Le cresson trempait au fil de l’eau ses tiges vertes. Comme ils étaient joyeux, ces matins trempés de lumière, tout vibrants de sonnailles attachées au collier des chevaux, galopant sur la route. De grands peupliers, qu’on avait abattus depuis, projetaient sur les eaux des ombres, dont la nappe tournoyante était rayée. Marie-Anne, assise à l’arrière, tenait en main le lourd aviron de frêne qu’elle maniait si maladroitement, la pauvre ! Comme elle était jolie avec sa petite mine fraîche traversée par le reflet papillotant de l’eau, sous sa grande capote de paille, emboîtant la tête de toute part. Une capote comme on n’en voit plus guère. Quels regards terrifiés elle lui lançait, à chaque mouvement qu’il faisait pour relever le lourd échiquier, alors que la barque oscillait en tous sens sur les eaux : « Prends bien garde de choir, mon pauvre homme ! », lui criait-elle, et ses lèvres se plissaient, ses yeux s’ouvraient démesurément, dans la crainte qu’elle avait de l’eau, cette Marie-Anne élevée loin de la rivière, tout au fond du plateau lorrain. Chaque fois qu’il lui fallait entrer dans la maudite galiote, c’était, chez elle, le même désarroi, le même coup d’œil de regret donné au plancher des vaches. Mais elle prenait son parti et, poussant un gros soupir, elle trempait ses doigts dans l’eau et faisait un grand signe de croix.

Comme c’était loin, tout cela !

Un tel attendrissement s’emparait du vieux, que de grosses larmes coulaient le long de son nez ; alors il les essuyait du revers de sa manche, et la laine du tricot en était toute trempée.

Ses yeux tombèrent sur Pierre et Marthe étroitement enlacés. Réveillés de leur torpeur, ils échangeaient des propos tendres ; c’était leur tour, à eux, de vivre, d’être heureux, d’être jeunes.

Il faisait si bon sur ces eaux mortes qu’on ne se décidait pas à rentrer ce soir-là.

Soudain une flamme passa, errante, inquiète, animée d’une vie falote. Cela s’allongeait, se tordait, tournoyait entre les troncs vermoulus des saules.

Pierre dit :

— Ce sont les âmes des morts, ceux qui se sont noyés dans l’étang, qui reviennent.

Et tous eurent peur. Le vieux Dominique se hâta de regagner la rive. Pour couper au court, ils durent traverser des bras entiers, envahis de roseaux. Ils montaient droits et blancs, comme une forêt, et si hauts que les pêcheurs y disparaissaient tout entiers et qu’ils devaient se lever sur leurs bancs, pour s’orienter. Parfois le mur était si épais que la barque avait peine à l’entr’ouvrir, et qu’elle avait l’air de quitter la surface de l’étang, d’avancer sur les tiges drues, doucement repliées avec un craquement monotone.

D’instant en instant, de grands vols d’étourneaux s’abattaient de tous les coins du ciel assombri. Ils tournoyaient à la cime des roseaux d’un vol oblique, hésitant, oscillant régulièrement comme un balancier. Ils cherchaient une place pour se poser et passer la nuit, et quand ils l’avaient trouvée, tous descendaient à la fois et les profondeurs de l’étang s’animaient soudain de leur piaillement confus, de leurs voix jacassantes.

La barque filait au ras des eaux.

Les roseaux s’entr’ouvrirent, laissant voir un carré de prairie, grand comme un mouchoir de poche, entre de grands peupliers, de vieux arbres dont les cimes allongeaient dans le ciel la maigreur de leurs branches mortes, tandis que le bas, encore très vigoureux, était couvert d’un feuillage dru. Une baraque de planches, à la toiture ruineuse, reposait là avec un grand air de lassitude et d’effondrement. Et tout cela était si calme, si lointain, si caressé de mystérieuses clartés, l’herbe paraissait si douce aux pieds, fleurie de cochléarias pâles, dont les grappes tachaient le jour mourant, que Marthe aurait voulu aborder, s’asseoir sur le pré, y rester de longues heures.

Un grand filet, étalé sur des pieux, séchait, rayant la nuit du tissu de ses mailles blanches. Un vieux allait et venait tout autour, occupé à le raccommoder avec une aiguille de buis, qu’il maniait avec des gestes déliés de ses gros doigts.

Dominique l’avait reconnu :

— Tiens, c’est Jean-Baptiste, fit-il. Comment qu’ça va ?

L’autre, ayant levé la tête, s’était approché du bord de l’eau. C’était un vieux pêcheur du village de Pierre-sous-Treiche, le village voisin, dont les cloches mourantes sonnaient l’angélus, derrière le rideau de peupliers, qui fermait l’Île aux Charmes. Le vieux, tout blanc, avait une grande figure triste. On le rencontrait souvent dans cette partie de la rivière. Ayant affermé le lot, il y tendait des nasses et des verveux pour prendre le poisson que sa femme allait porter, tous les vendredis, au marché de la ville.

Il leur demanda :

— Avez-vous fait bonne pêche ?

— Non, répondit Pierre. C’est toujours la même histoire. Y a pas d’ablettes dans ces mortes.

— Si, y en a, fit l’autre d’un air entendu. Mais c’est la saleté de l’eau qui les nourrit ; alors elles n’ont pas faim, quand on leur jette du pain de chènevis.

— Quoi de nouveau à Pierre-sous-Treiche ? fit le vieux Dominique.

— Pas grand’chose…

L’adjoint était tombé de l’échelle en montant à son grenier. Encore un peu, et il se cassait les reins, et le fermier Grandjean allait marier sa fille.

— Ah ! fit Dominique en secouant la tête d’un air d’approbation, comme si tous ces événements étaient chose d’importance.

Jean-Baptiste reprit :

— À ce qu’y paraît, ça va être bientôt votre tour à faire la noce.

— On en parle, dit Pierre en riant, à demi tourné vers Marthe.

Puis Jean-Baptiste s’avisa qu’il devrait bien profiter de leur barque pour relever un cordeau, tendu depuis le matin dans la morte. Sa nacelle était attachée tout au fond de l’étang, à une vieille aulnaie qu’ils connaissaient bien, trop loin pour qu’il allât la chercher, à cette heure. Ça ne les détournerait pas, et ils lui rendraient service.

Il embarqua dans la nacelle, qui vacilla. Marthe effrayée se jeta contre Pierre, dans un mouvement instinctif. On partit. À genoux à l’avant, Jean-Baptiste relevait le cordeau qu’il dévidait d’un mouvement continu de ses deux mains. Marthe, amusée, se penchait pour mieux voir.

Le cordeau remontait à vide, les hameçons étant dégarnis de leurs appâts.

— Attention, fit Jean-Baptiste, ça toque !

Il tirait avec une lenteur prudente sur la cordelette qui se tendait, et fouettait l’eau en tous sens, suivant les mouvements de la bête capturée, qui se débattait.

Et ils virent un large éclair blanc, qui décrivait des courbes entre deux eaux.

Jean-Baptiste hâla la prise.

C’était un gros brochet, moins gros pourtant qu’on ne l’aurait cru, à en juger par sa force et les secousses terribles qu’il donnait à la cordelette. Mais c’était tout de même une belle pièce. Il sautait sur le fond de la barque, parmi les avirons et les crocs, se débattant dans les soubresauts de l’agonie ; ses ouïes palpitaient, s’ouvraient toutes grandes, et parfois il béait largement la gueule, une gueule immense garnie de dents pointues, où Marthe aurait pu enfoncer la pointe de son soulier, et il s’épuisait en efforts impuissants, étouffant dans l’air mortel.

Ce fut la seule pièce que retira Jean-Baptiste. Alors il proposa un marché aux deux pêcheurs. Il n’allait pas s’embarrasser pour si peu de chose. Si le cœur leur en disait, il leur céderait le poisson pour quarante sous, et ils auraient ainsi de quoi souper. S’ils pensaient que la bête ne fût pas assez bien payée, ils lui offriraient la goutte, un jour où tout le monde se rencontrerait au marché ; on se revaudrait ça, pas vrai ; il tenait à ne pas être regardant, avec des amis qui lui avaient toujours rendu service.

Pierre donna la pièce blanche, et l’homme, sautant sur le talus, s’éloigna ; on entendit ses pas sonner sur les larges dalles du chemin de halage.

Puis la barque rentra dans la rivière, large comme une mer, au sortir de ces mortes. Et on eut plaisir à entendre dans la nuit le petit bruissement de l’eau courant le long du bordage.

On s’achemina à travers champs vers le village. Marthe portait le brochet suspendu à un brin de saule. Comme il était un peu lourd, la large queue traînait dans l’herbe. Par moments, il faisait encore un bond si brusque que Marthe le laissait tomber, prise de peur ; alors tout le monde riait, d’un bon rire.

Dans la maison de Marthe, on attendait depuis longtemps leur retour. On voyait, de loin, la porte entr’ouverte sur la nuit, la clarté paisible de la lampe rayant l’ombre.

On entra, et Pierre, ayant pris le brochet, le jeta sur la table.

— Tenez bon, fit-il, vous le mangerez à notre santé !

La mère Catherine joignit les mains, s’extasiant à la vue d’une si belle pièce. Puis elle eut une idée de brave femme. Elle acceptait le cadeau, mais à condition qu’on souperait en compagnie. De cette façon, on ne se séparerait pas à la fin d’une bonne journée, et on aurait comme un avant-goût des noces.

Pierre accepta sans se faire prier, sur un petit signe que Marthe lui fit des yeux.

On envoya un enfant, qui jouait dans la cour, prévenir Guillaume de ne pas attendre les deux pêcheurs, ce soir-là.

La mère Catherine atteignit un chaudron de cuivre, bassine monumentale dont l’éclat rougeoyait sur une planche, tout au fond de la cuisine. Tous ses instincts de bonne cuisinière s’étant réveillés, elle avait une mine sérieuse, attentive, affairée, le regard perdu dans le vide du chaudron, et réfléchissant à des sauces compliquées. Le poisson nettoyé et vidé, on le coucha sur un lit de fenouil et de thym odorant que Marthe avait cueilli au jardin, à tâtons. Puis on remplit le chaudron jusqu’au bord, avec le vin généreux de la dernière récolte.

La flamme des sarments monta, légère, pétillante.

Il fallait la voir, cette mère Catherine, dans tout le sérieux de cette fonction, la face allumée par le rayonnement de l’âtre, les brides de son bonnet envolées sur son cou. Attentive à sa besogne, elle surveillait la cuisson, retirant le chaudron dès que le bouillonnement devenait trop fort, le replongeant dans la flamme à petits coups rapides. Tout à coup la marmite entière prit feu, flamba comme un incendie, une flamme dansante et bleue voletant à la surface du liquide. Tout le monde riait : sacré mâtin ! C’était une preuve que le vin était bon, et ça n’arrivait pas toutes les années.

Le vieux garde, fixant ses yeux pâles sur le rougeoiement des braises, fumait sa pipe, sans mot dire. Dominique était assis à côté de lui sur une chaise basse. Le garde se mit à geindre : le service était dur, ses jambes perclues de rhumatismes ne voulaient plus avancer, il vieillissait. Jamais il ne l’avait senti comme ce jour-là, où il avait dû faire une grande tournée dans les bois de Mont-le-Vignoble, une commune éloignée, perchée au diable, au delà de la rivière.

Une jeune chienne épagneule, aux poils blonds et soyeux, à qui deux taches de feu sur les yeux donnaient un air intelligent, bâillait voluptueusement devant la flamme.

— C’est à vous, ce chien ? demanda le vieux Dominique.

— Non, dit Jacques Thiriet, c’est M. le conservateur, qui me l’a donné à dresser.

— Un beau chien, dit Dominique, par manière de politesse.

— Je crois bien, dit le garde. Ça vaut dans les cinq cents francs, une bête pareille. J’ai chassé avec un officier de dragons qui les payait ce prix-là, en Angleterre.

Et Dominique reculant sa chaise, considéra cette fois l’animal avec étonnement et respect, à cause de la somme considérable. La bête, soulevant de son museau la main ridée du garde, balayait le sol de sa queue, ayant l’air de comprendre qu’on parlait d’elle.

Mais le poisson étant cuit, on se mit à table. Ce fut une bonne soirée. Assis en face l’un de l’autre, Pierre et Marthe se souriaient, et leurs yeux se cherchaient dans l’ombre qui noyait la pièce, au-dessus du large abat-jour de porcelaine blanche. Il lui coupait du pain et remplissait son verre, et ces menus soins venant de lui avaient une signification tendre, une douceur toujours renouvelée.

Vers la fin du repas, Jacques Thiriet, qui était sorti avec un air de mystère, rapporta triomphalement de la cave une bouteille de vin vieux. C’était un vin vénérable, récolté dans les temps anciens, et qu’on gardait pour les grandes occasions. Quand le garde eut vidé la bouteille, en la penchant avec précaution, le verre apparut coloré par les sels que les vins déposent, quand ils se dépouillent.

C’était un vin doux et fort, qui coulait dans le gosier comme du miel, et qui, une fois bu, vous chauffait le ventre.

On porta une santé aux nouveaux époux. Tout le monde buvait avec recueillement et respect, ce respect que les paysans ont pour le vin vieux, qui est une chose bonne et qui vaut cher.

Les champs se revêtaient d’une parure mouvante.

C’est le moment de l’année où la forêt déroule ses masses de feuillage d’un vert lourd, presque noir. Au bord des eaux, les saules laissent retomber lourdement leurs branches, dans un abandonnement. Les prés, que l’on va faucher, s’étalent sous les soleils couchants comme une mer blonde, teintée de roux aux endroits où poussent les oseilles sauvages, dont les graines mûrissent prématurément. Les ombres des grands peupliers s’y allongent avec le soir, et tournent lentement, à mesure que passent les heures.

Puis ce sont des crépuscules aux clartés interminables. Le soleil est couché depuis longtemps qu’une lumière transparente et bleue baigne encore les choses, qui ont l’air de s’envelopper, avant le sommeil, de repos et de silence. Et les nuits viennent, claires comme des jours. On dirait que le soleil s’attarde au-dessous de l’horizon et continue à verser dans le ciel une lumière affaiblie, et parfois aussi ces nuits sont si trempées de rosée, que le firmament apparaît comme un globe de cristal bleuâtre, tout ruisselant de l’humidité nocturne : alors la nuit se fond en invisibles tendresses.

Pierre et Marthe allaient se promener dans les chènevières ces soirs-là ; quelques bruits montaient encore, étrangement vibrants dans la sonorité de l’air calme : une gaffe qui tombait au fond d’un bateau, une pierre à aiguiser passant sur l’acier d’une faux, le chant d’une caille, appelant sa couvée au creux d’un sillon.

Les seigles déjà grands ondulaient sous des souffles imperceptibles, entre-choquant leurs têtes barbues, avec un froissement doux et monotone. Des pièces d’avoine alternaient avec des carrés de blé, d’un vert léger et tendre, où les souffles légers creusaient des houles.

À de certains soirs tous les oiseaux chantaient avant de s’endormir. Les rossignols s’étaient tus, ayant élevé leurs couvées. Mais parmi le pépiement des moineaux, nichés dans les fentes des vieux murs et sous la tuile des toits, le chant du loriot gorgé de cerises sonnait parfois, comme un grand cri vibrant de volupté, un chant profond et tendre, qui faisait palpiter le cœur immense de la nuit.

Alors ils se serraient tout près l’un de l’autre, dans un besoin de s’étreindre, vaguement remués, le cœur gonflé de désirs. Tous deux avaient la même pensée, qu’ils n’osaient pas se confier : c’était bien long, tous ces préparatifs, et on aurait dû abréger le temps de leurs fiançailles. Leurs corps se cherchaient confusément. Ils étaient heureux et tristes, troublés aussi par moments par les souffles ardents qui se levaient des prés.

Les deux fiancés eurent encore une journée de joie. Jeanne, la fille du fermier, allait épouser le grand Théophile, de Sexey-aux-Forges. On avait décidé brusquement ce mariage, après que les parents avaient beaucoup hésité, pesant les fortunes réciproques. On avait mis en balance les prés de l’un et les vignes de l’autre, et comme chacun croyait faire un marché avantageux, tout le monde était content.

On invita les deux jeunes gens et on ne les sépara pas, quand on répartit les gens de la noce par couples.

Durant les derniers jours, Marthe ne quittait guère son amie, se sentant gagnée par l’émotion et la fièvre des derniers préparatifs. Le moment était si proche elle revêtirait, elle aussi, le voile blanc des épousées ! Elles travaillaient tout le jour, préparant les robes, essayant des corsages, envahies soudain de joies enfantines, à l’idée de revêtir ces toilettes de cérémonie. Leur énervement, loin de tomber, ne faisait que croître de jour en jour, par une sorte de contagion qui les gagnait.

La pensée des fiancés disparaissait un peu dans toutes ces discussions, dans cette fièvre du travail, dans ces détails insignifiants de toilette, qui pesés au long des jours, prenaient une importance. Elles s’en faisaient l’aveu parfois, mais c’était pour s’excuser aussitôt, car on ne savait où donner de la tête.

Marthe essaya le voile de mousseline et la couronne d’oranger. Jeanne la complimentait, affirmant qu’elle aurait grand air, au jour de ses noces.

Enfin le grand jour arriva.

Il y avait au moins quatre-vingts invités à cette noce : on était venu de tous les pays environnants. Dans la cour de la ferme s’entassait un pêle-mêle de charretons, de carrioles, de tape-culs autour desquels tournaient des paysans, qui avaient passé leur blouse par-dessus la redingote de cérémonie. On avait sorti des armoires d’antiques chapeaux, hérissés comme des barbets qui ont couru dans les broussailles, des gibus au ruban large comme la main. Les femmes descendaient des voitures, tapant à petits coups sur la soie de leur robe, pour en effacer les plis. Des poules allaient et venaient dans ce vacarme, l’œil vif, picorant à coups de bec saccadés l’avoine tombée des musettes de toile, où mangeaient les chevaux ; et des petites filles, aux cheveux luisants de pommade, marchaient lentement, tenant les mains écartées de leur corps, par crainte de salir leur robe blanche.

Le premier coup de la messe sonna.

Le carillon tombait gaiement dans le soleil, s’éparpillait en volées frémissantes dans les rues claires, courait dans les jardins plantés de groseillers épineux.

Pierre, suivant l’usage, alla chercher Marthe qui était sa « Valentine » pour ce jour-là. Il lui offrit un cadeau, qui consistait en une boîte de gants et un sac de dragées. Puis ils partirent se donnant le bras, émus et rayonnants. Ça faisait un beau couple. Des femmes debout sur leur porte les complimentèrent : ça serait bientôt leur tour.

Ce fut une belle noce, la tête du cortège entrait déjà à l’église, qu’il y avait encore des invités sur la place de la mairie. On avait accompli un à un tous les rites séculaires. Quand le couple des mariés était sorti de la maison commune, un des garçons du village lui avait barré le passage, en tendant en travers de la porte un ruban de soie. Un symbole sans doute, un signe mystérieux, venu du passé, pour protester contre l’enlèvement d’une fille du pays. Alors le marié avait mis dans la main du garçon un louis d’or, et celui-ci lui avait tendu un pistolet, chargé jusqu’à la gueule. Ç’avait été un signal : les détonations ne s’arrêtèrent plus jusqu’à l’église. Des chiens aboyaient, des femmes, sursautant, poussaient des cris d’effroi dans le cortège.

Jeanne, toute blanche sous son voile de mousseline, se détournait de temps à autre, et quand ses yeux rencontraient Marthe, elle lui souriait, puis elle avait un clignement d’yeux complimenteur, en lui montrant Pierre, dont la haute stature dominait tout le cortège.

Quand on revint de l’église, le petit homme rageur qui jouait dans les assemblées prit la tête du cortège. Son fils à son côté soufflait dans un cornet à piston et, quand il reprenait haleine, on entendait toujours la petite musique du violon, obstinée et vibrante comme un chant de grillon, dans les herbes.

La table était mise dans la maison de Jeanne, dans les pièces du fond, donnant sur les jardins. Les chambres se succédaient en enfilade, laissant voir des rangées de convives attablés. Une armée de servantes, de marmitons se démenait sous les ordres de Jean Balland, un ancien valet de chambre qui avait servi dans le beau monde, et qu’on allait chercher dans les grandes occasions, parce qu’il savait les usages ; il allait, glissant sans bruit sur la pointe de ses escarpins, la serviette à l’épaule, grave, cérémonieux, muet, veillant à l’ordonnance du festin.

Au dehors le grand soleil de midi tombait sur les champs. Les arbres fruitiers rayaient l’air bleu de leurs branches noueuses, et les seigles déjà grands, ondulant sous la lumière, se creusaient de frissons d’argent. Tous ces paysans étaient étonnés de se trouver assis à une table, par une belle journée, mais les vignes étaient bêchées, on avait un moment de répit avant les travaux de la moisson.

Quand on eut mangé le bœuf bouilli, on servit des quartiers de veau, des oies en daube, des fricassées de lapin et de poulet : de quoi nourrir un village pendant des semaines. On apportait aussi de grands brochets de la Moselle, des bêtes superbes au museau plat, couchées sur des lits de cerfeuil, dans des vaisselles gigantesques. Leur apparition soulevait une clameur d’étonnement. Sur la table était présenté le dessert, des babas et des brioches monumentales, où de petites mariées de porcelaine blanche tremblaient au bout d’un fil.

On mangeait, on engouffrait, et les conversations allaient leur train. Des vieux qui n’avaient jamais contenté leur faim se rassasiaient. Un journalier surtout, un homme tout cassé et tout blanc, remuait ses mâchoires édentées avec lenteur, comme un bœuf à sa crèche, et penché vers sa femme, il lui disait à voix basse : « Donne-moi de la chair, de la chair, de la chair. »

Pierre et Marthe étaient assis à une petite table, avec les nouveaux époux. Un honneur qu’on leur faisait, parce qu’ils étaient amis des conjoints.

Marthe ne disait rien ; elle regardait dans le vide, devant elle, souriante. Ses idées par moments tourbillonnaient et il se faisait un grand vide dans sa tête. Tous ces gens bien vêtus, ces tables garnies, ces propos joyeux qu’on échangeait, lui donnaient l’illusion que c’étaient ses noces à elle, qu’on célébrait.

Les solives énormes du plafond étaient enjolivées de cannelures, finement ciselées. Un convive qui leva la tête, en fit la remarque : alors le père de Jeanne expliqua que ça venait de l’ancien temps, du temps des seigneurs. La ferme était un château que son grand-grand-père avait acheté, au moment de la Révolution. Tous les paysans regardaient ce travail, hochant la tête d’un air satisfait. Ils se sentaient heureux d’être assis là, le ventre à table, de festoyer à la place où s’étaient carrés leurs maîtres, ceux dont ils avaient maintenant les maisons et les terres.

On avait mis les enfants à une seule table, tout au fond de la salle. Tout d’abord ils se tinrent tranquilles, ayant des serviettes nouées au cou, qui leur faisaient, derrière la tête, de grandes cornes blanches. Puis comme le vin les grisait, ils se mirent à frapper sur les bouteilles avec des couteaux. De temps à autre une femme en robe de soie bruissante se levait de table, et les admonestait.

On était au dessert et les chansons allaient leur train. On se partageait des surprises où il y avait des bonbons, des devises, et des chapeaux de papier fin aux formes bizarres ; mitres d’évêques, bicornes de gendarmes et casques de pompiers. Les demoiselles de la compagnie les piquaient sur leurs coiffures, et cela leur donnait un petit air canaille.

Pierre était fêté et admiré, comme toujours.

Soudain on entendit des voix, de petites voix fluettes qui chantaient au loin, derrière les murs fermant l’enclos de vignes. C’était une très vieille chanson lorraine, qu’on chante aux portes des épousées : « Broute, broute, la mariée est sourde. » Les petits enfants sortant de l’école, selon le rite séculaire, venaient demander leur part des victuailles. Des cuisinières allèrent leur ouvrir la porte de l’enclos, et ils entrèrent tous, grands et petits, riches et pauvres. On leur distribua des croûtes de pâté, des morceaux de brioche, des cuisses de volaille sur des chanteaux de pain. Les enfants des riches mangeaient pour s’amuser, mais il y avait là de pauvres petits, fils des carrieurs, mariniers, qui habitent des cahutes au bord de la rivière. Ceux-là n’étaient pas souvent à pareille aubaine : ils dévoraient avec des mines affamées, des yeux qui en disaient long. C’était naïf et charmant, cette joie de la ripaille qui se prodiguait, qui se répandait, qui gagnait le village, dans la personne des tout petits.

Les fiancés restaient très tard à causer, assis sur le banc de pierre, devant la maison de Marthe.

Derrière eux la maison s’endormait. On entendait le garde aller et venir dans la grande cuisine, faisant ses préparatifs pour la tournée du lendemain. De temps à autre, la vieille Catherine venait sur la porte pour voir le temps qu’il faisait. Une habitude des gens de la campagne, qui vivent dans l’angoisse des intempéries, dans ces pays où le climat est si rude aux récoltes.

Sur leurs têtes le feuillage de la treille, doucement remué par des souffles, mettait une palpitation au fond de la nuit.

C’étaient des nuits de juin, nuits sans lune où le ciel était plein d’un fourmillement d’étoiles. De longs reflets d’argent traînaient sur les vitres, entre les barreaux de fer. Sur les toits de tuile affaissés, pliant leurs faîtes comme l’échine d’une bête lasse, la Voie lactée, le chemin de Saint-Jacques, comme on dit là-bas, faisait ruisseler, à travers le firmament, sa poussière vivante et nacrée.

Et d’autres fois la pleine lune, énorme et toute ronde, se levait à l’horizon des coteaux de vignes, éborgnant sa grosse face aux échalas blancs. Et tandis qu’elle argentait le haut des façades et la cime des toits, la rue, la place, les ruelles des jardins, bordées d’osiers secs, restaient plongés dans une ombre ardente, où passait l’odeur des vignes en fleur.

Toutes les lumières s’éteignaient dans le village. On se couchait de bonne heure, car il fallait se lever matin, le travail pressant. On voyait de grandes ombres passer sur les murs, quand les paysans transportaient les lampes d’une pièce dans une autre.

Seule une faible lueur restait allumée très tard à l’entrée de la Creuse, derrière les petites vitres sans rideaux, verdies par l’humidité qui monte des terres. C’était Dorothée qui veillait bien avant dans la nuit, filant le chanvre des laboureurs, usant ses pauvres yeux à la clarté vacillante d’un lumignon de fer, comme on en avait dans les temps anciens. Ayant versé un peu d’huile sur une mèche d’étoupe, elle accrochait le lumignon par une crémaillère de fer au manteau de la cheminée, et le rouet tournait, tournait sous la flamme grésillante.

On laissait les jeunes gens bien tranquilles. Car on a confiance dans les amoureux qui se sont promis le mariage ; on sait qu’ils prendront la peine d’attendre. Et quand la mère Catherine allait se coucher, elle venait leur donner le bonsoir et leur recommandait de ne pas s’attarder, par peur du « serein » qui tombe dans les nuits fraîches.

D’ailleurs, contre les murs lézardés, vaguement blanchis par la lune, sur les bancs vermoulus, il y avait partout d’autres groupes pareils à celui qu’ils formaient, des groupes enlacés de très près et qui échangeaient des caresses et des propos d’amour. Moins chastes, sans doute, et se proposant des fins moins honorables, car la saison était revenue où les filles du plateau lorrain descendent dans la vallée de la Moselle, pour travailler aux menus ouvrages de la vigne, nouer les ceps aux échalas avec un brin de paille, ou émonder les feuilles naissantes ; de belles filles brunes, pas trop farouches, habituées à courir de village en village. Les jeunes garçons les serraient de près et le bruit des baisers et des chuchotements passait dans la nuit, déjà tout alanguie d’invisibles tendresses. Cela même, sans que Pierre et Marthe aient pu s’en rendre compte, mettait autour d’eux une atmosphère d’amour, et ils se serraient l’un contre l’autre, dans un besoin irraisonné de se prendre et de s’étreindre.

Ils restaient là tous deux, sur ce banc, tandis que les heures, tombant du clocher, retournaient au néant, s’envolaient dans la nuit, et rien ne leur disait que jamais ils ne seraient plus heureux, et qu’il fallait se hâter de profiter des heures sans retour, des heures de jeunesse, les seules qui consolent de vivre.

Sous la palpitation de la treille, leurs formes se dessinaient vaguement ; le bonnet de Marthe mettait une tache blanche dans la nuit.

Pas d’autre bruit qu’un souffle de bête repue au fond d’une étable, parmi la paille des crèches fraîchement garnies. Le silence était si profond qu’on croyait surprendre, dans les souffles du vent, la respiration des pauvres gens, lassés par la besogne des jours, par le travail persévérant et vain, par qui leur misère est sans cesse renouvelée.

Quand les caresses de Pierre se faisaient brutales, quand une flamme passait dans ses yeux, Marthe lui prenait les mains en personne sérieuse, qui sait se conduire et n’hésite pas à l’occasion :

— Pierre, lui disait-elle, si vous n’êtes pas raisonnable, je vais rentrer et vous resterez tout seul.

Il obéissait docilement, pris d’une sorte d’admiration devant cette petite femme, maigriotte et toute mince, s’étonnant de trouver en elle une telle force de volonté. Il se laissait conduire, heureux au fond d’être maté par elle.

Sans doute, ils ne trouvaient pas pour se dire leurs tendresses ces mots ingénieux, ces phrases lues dans des livres, que prononcent les gens de la ville, se donnant quelquefois l’illusion des sentiments qu’ils n’ont pas. Ce qui revenait dans leurs conversations, c’étaient quelques mots, consacrés par l’usage que d’autres en avaient fait avant eux, d’autres qui n’aimaient plus, qui ne pensaient plus, qui ne souffraient plus, qui dormaient sous les croix du cimetière.

Ils échangeaient aussi des caresses, où ils faisaient tenir toutes leurs émotions, toutes leurs sensualités, toutes les choses profondes et douces, qu’ils ne savaient pas se dire et qui, refoulées en eux-mêmes, retombaient sur leurs cœurs.

Leur conversation, d’ordinaire, se terminait par des projets d’avenir.

C’étaient des combinaisons prudentes que Marthe avait mûries dans sa tête, au cours de ses longues rêveries, en femme réfléchie qui n’entend rien laisser au hasard :

— Quand nous serons mariés, disait-elle, on nous offrira d’habiter chez mes parents ; mais il vaut mieux refuser : chacun à sa place ; les vieux avec les vieux et les jeunes avec les jeunes.

Elle lui expliquait ainsi qu’ils retiendraient un logement qui se trouvait à louer dans la maison du boulanger. Les fenêtres, exposées au soleil de midi, s’ouvraient sur les jardins ; de là on verrait les prés, la rivière, les bois. C’étaient de grandes pièces à la mode ancienne, mais au moins on pourrait s’y retourner. On y transporterait le grand lit, la glace de sa chambre de demoiselle, et on achèterait à la ville une pendule, qui lui faisait envie.

Les gens, qui viendraient à leurs noces, leur feraient des cadeaux et cela les aiderait à monter leur ménage.

Pierre travaillerait encore, pendant quelques années, de son métier de pêcheur, jusqu’au moment où le garde forestier prendrait sa retraite. Alors on s’arrangerait pour faire nommer Pierre à sa place.

Elle parlait ainsi, avec toutes sortes de mines sérieuses, ayant mûri ces projets dans sa tête. Et c’était infiniment touchant, cette affection de jeune fille naïve qui, pour prouver qu’elle aimait, s’ingéniait simplement à préparer le bonheur matériel de celui qu’elle aimait, obéissant à cet instinct de maternité, qui sommeille au cœur de toutes les femmes.

Pierre lui prenait la main et il la gardait emprisonnée. Le plus souvent, il ne trouvait pas grand’chose à lui répondre, toujours plus étonné de rencontrer autant de jugement dans une si petite tête. Et il se contentait de rire, d’un rire confiant, ravi au fond, car il comprenait que son bonheur serait en bonnes mains.

D’autres fois il s’embrouillait dans ces petits détails de ménage, mettant à vouloir les comprendre une patience si têtue, une gaucherie si comique, que Marthe à son tour riait aux éclats, amusée.

Ils étaient si heureux que toutes les choses immuables qui prennent dans la nuit des attitudes de menace et d’épouvante, avaient l’air de s’attendrir. Le vent qui passait retenait son haleine, et agitait faiblement les feuilles de la treille, comme pour faire du silence autour de leur causerie d’amour. Autour d’eux, il n’y avait plus rien que ce large silence, un silence religieux, solennel, qui montait jusqu’aux astres, un silence où les êtres et les choses paraissaient anéantis.

Dominique, ayant traversé la rivière, attacha sa barque à une touffe de saules.

Peinant et soufflant à chaque pas, il gravit les rampes qui escaladent le flanc de la vallée, et grimpent à travers bois, vers le plateau lorrain.

Des sources fluaient, invisibles, suintant parmi les mousses ; les grands hêtres étendaient leurs branches dans l’air embrasé.

Le pêcheur s’arrêta en haut de la montée.

Derrière lui la vallée de la Moselle se creusait, étalant les vignobles exposés au soleil, les murots de pierre sèche, le fond de prairie franche où la rivière luisait.

C’était le « pays plaisant », comme il disait d’un mot de paysan, profond et sincère, car il savait en reconnaître la beauté, sans trop creuser cette impression, comme un vieil homme qui avait passé sa vie sur les eaux.

Mais quand il se retournait et qu’il contemplait la plaine étalée devant lui, son âme était chaque fois traversée d’étonnement.

Un pays nouveau se révélait là, brusquement, comme si on avait ouvert une porte.

C’était grand et beau, d’une beauté qui vous serrait le cœur.

La plaine s’étendait à perte de vue, jusque vers Allain et Colombey, déroulant l’ondulation des terres argileuses. La flèche d’un clocher, montant d’un pli du sol, révélait la place des villages blottis, au creux de la plaine. Des routes fuyaient à l’horizon, alignant leurs rangées de peupliers, dont les cimes s’enfonçaient parfois dans les vallons. Et dans toute cette étendue, on ne voyait que la fuite des labours profonds, des sillons de terre brune, et par endroits des friches couvertes d’une herbe jaunâtre.

Dominique se mit en route.

Il allait dans un de ces villages lointains, où sa femme, la Marie-Anne, était née ; il avait à régler là-bas un partage de biens, qui n’en finissait pas.

De chaque côté du chemin s’étendaient des landes incultes, des espaces où la couche d’humus était si mince, qu’on ne pouvait même pas y semer du seigle. Une herbe rase y poussait, que les moutons avaient peine à brouter. Des pierres plates, rongées de pluies et de soleil, gisaient là, immobiles depuis la naissance de la terre. Des touffes de joncs secs formaient par endroits une végétation, déconcertante au milieu de ce sol aride.

De grands souffles d’air brûlant balayaient ces plateaux.

Soudain ravivé par les détails insignifiants du chemin, un souvenir se leva dans sa mémoire.

Il la voyait très bien maintenant, cette Marie-Anne qu’il avait tant aimée, au temps de sa jeunesse et de sa force. Elle venait au-devant de lui, sur la route, les dimanches où ils se retrouvaient. Elle était un point imperceptible au bas des grands peupliers, qu’il avait déjà reconnu, et alors il faisait un temps de galop, dans sa hâte de la rejoindre. Ils se retrouvaient près du ponceau de pierre, jetant sa seule arche sur le ruisseau. Alors ils s’asseyaient sur le parapet rongé de mousse, et se regardaient dans les yeux, ne trouvant pas de paroles, tellement ils avaient de choses à se dire. Les bouffées du vent tiède leur apportaient par moments les sons du cornet à piston, qui faisait danser les filles à l’assemblée.

Ils causaient lentement de l’état des récoltes, s’informant avec intérêt du progrès des cultures. Chez Dominique, les pluies avaient fait couler la fleur du raisin ; chez Marie-Anne, les orages gonflant les ruisseaux avaient « enlésiné » le foin des prairies riveraines…

Les souvenirs se suivaient un à un, comme les grains d’un chapelet.

Un jour sur semaine, Dominique avait trouvé sa bonne amie pliant la lessive étendue au soleil sur des haies. Une nuée montait, envahissant peu à peu le ciel. Elle l’avait prié de lui donner un coup de main, riant aux éclats à l’idée de confier pareille besogne à un gaillard aussi solide. Lui avait obéi docilement, comme il faisait toujours quand elle lui commandait quelque chose. Ils rentraient les draps de toile rude, tirant à chaque extrémité pour en effacer les plis. Profitant d’un moment où il tournait la tête, Marie-Anne donna une secousse si brusque qu’il s’étala, les quatre fers en l’air.

Il croyait entendre son rire.

Puis ils s’étaient mariés, et il l’avait emmenée dans la maison de son père. Ils étaient partis sur un charreton garni d’une botte de paille qui les secouait terriblement, les jetait l’un sur l’autre, chaque fois que la roue retombait dans l’ornière. Ils se regardaient en dessous, un peu gênés, heureux de sentir à chaque secousse le contact de leurs corps, qui se cherchaient confusément. Elle avait un grand bonnet à fleurs comme on n’en portait plus, et, sur les épaules, un châle rouge, fulgurant, fleuri de palmes. Autour d’eux c’était une aube pluvieuse de novembre, les dernières feuilles des peupliers tombaient. Ils ne voyaient rien, la route blanche s’allongeait devant eux, les menait vers le bonheur. Des carrioles, conduisant des invités, les dépassaient ; et les gens au passage leur criaient des gaudrioles.

Et voilà qu’il se mit à penser qu’elle ne serait pas là pour la noce du grand garçon, dont elle était si fière.

Il répétait tout haut : Ma pauvre femme, ma pauvre femme ! avec cette voix lointaine des gens, qu’un souci obsède.

Pitoyable et courbé, il se hâta sur la grand’route, sur la route où toute sa vie avait passé, frêle chose battue des vents, lavée par la pluie, à peine plus lourde aux mains de la destinée que ces feuilles roulant devant lui.

Il allait, il allait, et près du ruisseau fangeux, près du ponceau d’une seule arche, près de la haie de troène, il n’y avait personne pour l’attendre, pour lui faire l’accueil d’un sourire.

Les jours passaient cependant et les noces devaient avoir lieu au commencement de septembre, les travaux de la moisson une fois terminés, alors que les paysans ont un moment de répit, dans le dur travail de la terre.

Pourtant ils devaient se séparer pour quelques semaines, parce que les deux pêcheurs allaient faire une nouvelle campagne dans le Madon, un affluent de la Moselle, qui coule à une trentaine de kilomètres en amont.

Pierre aurait bien remis ce départ, mais la chose n’était guère possible, à cause du lot qu’ils avaient affermé. — L’ablette devait être abondante dans ces parages, d’après ce qu’on leur racontait tous les jours. Ces ruisseaux qui s’enfoncent dans l’intérieur des terres, n’étant pas troublés par la navigation, offrent à la reproduction du poisson des endroits favorables. Le frai se conserve mieux et prospère, parmi les paquets d’herbe et les racines chevelues des saules.

Marthe était toute bouleversée par ce départ. Pourtant elle cherchait à se consoler avec des raisons qu’elle inventait, et qui ne la rassuraient qu’à demi : quelques semaines étaient bientôt passées, et Pierre ne serait pas sans revenir au moins quelques dimanches.

Lui aussi, lui représentait toutes ces choses, quand il l’entendait soupirer et se plaindre, et dans sa bouche, prononcées par sa voix, la douceur en paraissait plus consolante.

Accompagnés du vieux garde et de sa femme, ils allèrent à la ville acheter les habits de mariage. Pierre, qui d’ordinaire ne s’occupait guère de ces détails, tâtait les étoffes, les froissait dans ses mains d’un air soupçonneux, ne trouvant rien d’assez beau pour sa promise. On fit choix d’une étoffe de soie, couleur gorge de pigeon, à reflets mauves et bleus, qui bruissait doucement et coulait dans leurs doigts, comme une eau changeante. Le marchand en vantait la solidité ; ça durait toute la vie, une robe confectionnée avec cette étoffe ! Marthe, suivant un usage du pays, acheta de son propre argent, gagné par son travail de brodeuse, la chemise du marié, une belle chemise, dont le devant était gaufré de petits plis.

Puis, deux dimanches de suite, ils allèrent faire leurs invitations dans les pays du voisinage.

Ils partaient après la messe, marchant par les champs ensoleillés, à travers les seigles blonds et les sainfoins en fleur, et d’aller ainsi aux bras l’un de l’autre pour leurs affaires, cela leur donnait déjà l’illusion d’être mari et femme.

Partout où ils allaient, on les regardait avec curiosité ; des filles soulevaient leurs rideaux, pour les voir passer, et des femmes, d’une porte à l’autre, s’extasiaient sur leur bonne mine. Chez les parents où ils étaient attendus, c’étaient des conversations interminables auprès de la table, où la maîtresse du logis avait déposé une bouteille de vin vieux, une tarte aux cerises, ou un gâteau de fine farine, pétri à leur intention. On leur demandait des nouvelles, on s’informait de ceux qui étaient nés ou qui étaient morts dans leur village. On leur racontait aussi, avec force détails, les généalogies compliquées et les liens de parenté qui unissaient les familles, car on a cette religion dans le pays, et les rejetons d’une même souche, nombreux à l’infini, et qui ne se retrouvent guère qu’aux noces et aux enterrements, se considèrent toujours comme étroitement unis. Cela finissait souvent par des contestations où tout le monde s’embrouillait ; n’empêche, on se promettait de rire et de danser à leurs noces.

Ils avaient compté le nombre des convives. Si tout le monde venait, ils seraient au moins une centaine de personnes. Cela venait de la famille de Pierre, une vieille famille du pays, dure et résistante, dont les descendants avaient peuplé le val et le plateau, laissant dans chaque village trois ou quatre parents, portant le nom de Noel.

Cela faisait des frais, au moment de se mettre en ménage. Mais le vieux Dominique tenait bon. On ne ferait pas l’affront d’inviter les uns et pas les autres. On l’avait prié à tant de noces, au cours de son existence, que, le moment étant venu de rendre ces politesses, il ne se ferait pas remarquer par sa ladrerie. On ferait comme tout le monde, c’était bien entendu, et on n’irait pas chercher le voisin, pour payer la dépense.

Les fiancés allaient d’une maison à l’autre, retrouvant partout le même accueil franc, les mêmes politesses. On buvait le vin des récoltes fameuses : Marthe trempait à peine ses lèvres dans le verre ; Pierre, à qui le jus de la vigne ne faisait pas peur, tenait tête aux santés qu’on lui portait.

Mais comme c’était un gars solide, dont le coffre était bon, à peine s’il avait les jambes guillerettes, quand ils revenaient au soir, seul à seule, dans le grand silence des campagnes. C’était une griserie légère, qui se devinait seulement, à son œil plus vif, à son teint allumé, à son étreinte plus robuste. Alors il empoignait Marthe par la taille et il la faisait sauter, le long des enclos. Les pierres roulaient sous leurs pas, le long des pentes rocailleuses. Une caille surprise se levait du creux d’un sillon et partait dans un froufrou d’ailes. La chanson de Pierre montait, large et sonore, vers les premières étoiles.

Les deux Noel partirent pour leur campagne de pêche. Ils se mirent en route, un dimanche après la messe.

Marthe les accompagna jusqu’à la côte du Ragot.

Le vieux Dominique précédait les jeunes gens de quelques pas, voulant les laisser en tête à tête.

Ils ne se parlaient pas, une même gêne les oppressant. À quoi bon répéter les propos tenus tant de fois, chercher des consolations dans des paroles inutiles ? À peine s’ils osaient se regarder, sentant bien que le moindre signe d’émotion les aurait fait pleurer. Ils voulaient être forts, mais leurs lèvres tremblaient et ils détournaient tristement la tête. Il se faisait en eux un mouvement de choses inexprimées, qui retombaient sur leur cœur, le gonflaient désespérément.

La route s’allongeait : Marthe allait plus loin qu’elle n’aurait voulu. Elle prendrait congé des pêcheurs auprès de cet enclos, à ce champ de trèfle, à ce bouquet d’arbres. Et toujours elle avançait.

Ils parlèrent pendant quelque temps de leurs projets d’avenir, et ces espérances lointaines, dérivant le cours de leurs pensées, leur apportèrent quelque soulagement.

Il fallut se séparer : à peine si on apercevait la flèche du clocher pointant derrière eux, au milieu des vignobles.

Alors Pierre l’embrassa, la serra longuement dans ses bras. Et cette étreinte robuste avait une loyauté qui rassura Marthe.

Puis il s’engagea sur la pente ravinée.

Bientôt il ne fut plus qu’un point imperceptible entre les buissons d’églantier, qui garnissaient les talus de la route. Puis il disparut à un tournant.

Alors une détresse aiguë envahit Marthe tout entière, une détresse qui tenaillait sa chair et son esprit. Et soudain elle eut envie de l’appeler, de courir vers lui, de lui parler encore, un afflux de tendresse, une montée de passion véhémente lui ayant fait trouver les paroles émouvantes, les protestations de fidélité, les serments solennels qu’elle n’avait pas su lui dire.

Elle revint tristement sur ses pas.

L’air était doucement lumineux, les blés se mouvaient dans une clarté blonde ; pourtant rien ne lui souriait.

Elle se laissa tomber sur le bord de la route.

Débouchant d’une sente herbeuse, courbée sous le poids d’un fagot de bois mort, qu’elle venait de ramasser brin à brin dans les friches, la vieille Dorothée s’avança.

Dès qu’elle aperçut Marthe, jetant son fagot à terre, la vieille vint s’asseoir à côté de la jeune fille. C’était son habitude, à cette pauvre femme. Au cours de ses vagabondages à travers champs, elle venait retrouver les travailleurs et prenait place à leur côté, quand ils se reposaient, pour boire un coup. Elle n’avait pas grand’chose à leur dire, mais un obscur besoin de sympathie et de réconfort la ramenait vers les êtres vivants.

Du premier coup d’œil, elle remarqua bien la stupeur désolée dont le visage de Marthe était empreint. Elle s’informa, apprit la séparation inévitable.

Alors, tirant péniblement de sa pauvre cervelle usée des bribes de consolation, des idées rudimentaires, entremêlant tout cela de lambeaux informes de souvenirs et de conseils, tirés de sa propre expérience, elle entreprit de lui remettre le cœur, en lui disant de douces paroles :

— Faut pas se faire de chagrin… Faut être raisonnable ; on n’est pas pour si longtemps sur cette terre.

Elle parla longtemps, dévidant l’écheveau interminable des aphorismes sentencieux, des réflexions banales et profondes, qui traînent dans la conversation des campagnards, où se résume leur dure expérience de la vie.

Marthe l’écoutait d’une oreille distraite. Pourtant cela lui faisait du bien, à la longue. Sa douleur s’assoupissait, comme endormie par une incantation mystérieuse.