Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 207-220).


CHAPITRE XI


La défense du souverain. — La presse belge. — La commission d’enquête. — Les consuls. — Voyages souverains. — Péril ajourné.


Le souverain, se voyant attaqué par la presse anglaise animée d’un double sentiment politique et pratique, à façade humanitaire, sachant que ses anciens alliés, les administrateurs de sociétés, chercheraient à lui faire expier son attitude à leur égard, se défendit très habilement et très vigoureusement.


Les Anglais étaient, il y a trois ans, de très mauvais défenseurs de l’humanité. L’opinion publique européenne n’était pas très disposée à entendre plaindre des nègres par ceux qui venaient d’écraser les Boers, et ne croyait guère à l’indignation sentimentale de gens dont la conscience était chargée des horreurs des camps de concentration. Les personnes au courant des choses d’Afrique n’ignoraient pas les projets assez peu dissimulés d’Albion sur une vaste partie du territoire de l’État indépendant, au moins sur le Katanga, district minier en prolongement de la Rhodesia, et sur toute la province orientale, régions traversées par le trajet de la fameuse ligne Cap-Caire, en état d’avancement actuel. Déjà, les Anglais cherchaient à reprendre l’enclave du Lado, sur le Nil, cédée à bail à l’État du Congo à une époque où les derviches occupaient encore le Soudan égyptien. On n’ignorait non plus les rancunes personnelles du groupe de négociants de Liverpool. On savait que ces promoteurs de la campagne hostile, étaient des actionnaires lésés et des trafiquants déçus par la violation très réelle des dispositions de l’acte de Berlin assurant la plus entière liberté au commerce de tous et qu’ils étaient mis hors concurrence, puis hors profits, d’abord par la constitution de sociétés à privilèges, ensuite par l’élimination virtuelle de celles-ci, dont ils s’étaient arrangés ensuite pour tirer des bénéfices en qualité de souscripteurs.

Il est évident, d’autre part, que les collaborateurs évincés par le souverain auraient pu obéir à un sentiment très humain, en cherchant à lui faire payer leur ruine au moins relative et le fait d’avoir manqué à la loyauté classique réglant entre complices le partage du butin. Ils acceptaient mal d’être relégués au rang de comparses. Mais si leurs intérêts en souffrent, ce qui est sans importance au point de vue général, leur responsabilité s’en dégage et va augmenter de sa lourde contingence le fardeau moral de celui à qui tous les crimes auront profité en dernier ressort.

Aussi se défendit-il.

Nous venons de voir qu’il se constitua des alibis moraux, par l’édiction de lois sévères. Il se créa des témoins favorables, des étrangers, de préférence. Il soudoya toute une presse qui chanta les bienfaits de son gouvernement et prétendit réduire à néant les allégations des accusateurs, tant par la publicité donnée aux appréciations des gens à qui l’on avait montré un décor flatteur, que par la négation simple des révélations quelconques.

Il se servit fort habilement du vice extérieur des accusations britanniques — le manque de preuves matérielles — pour attaquer ses accusateurs et les faire condamner au besoin.

Quoique les Belges le soutinssent par amour-propre national contre ses adversaires, ils ne mettaient plus grand entrain à vouloir aller le servir dans son domaine, parce que les avantages d’avancement ou de soldes offerts aux militaires et aux civils ne leur paraissaient pas assez attrayants. Le souverain fit alors appel aux Italiens pour encadrer ses troupes et aux Suisses pour recruter son administration, comme on avait fait appel aux Scandinaves pour diriger la flottille fluviale. Des Italiens et des Suisses lui décernèrent des lettres dans le genre de celles de M. le capitaine Molteni, personnage optimiste, engageant ses compatriotes à venir en foule coloniser le Congo !

Les consuls belges donnèrent aussi, bien qu’ils n’eussent réellement rien à voir avec l’État indépendant, puissance officielle et différente de la Belgique. Mais le souverain utilisa sa qualité européenne pour avoir gratis des consuls congolais salariés par la Belgique et rehausses par la bonne renommée de cette honnête nation. M. Boileau-Robert fit du recrutement intensif en Helvétie et M. le docteur Sareola prodigua ses conférences laudatives aux États-Unis. La confusion, si réellement peu flatteuse pour nos voisins, s’établit à un tel point que depuis longtemps l’État indépendant du Congo est très injustement, mais très couramment appelé Congo belge. Les patriotards de l’Escaut s’en montrent même assez fiers.

La presque unanimité de la presse belge défendit passionnément ce qu’elle semble encore considérer comme une œuvre nationale dont elle commet l’erreur de vanter les beautés. Selon ses proses, nul pays n’a jamais accompli ailleurs ce que l’on fit au Congo en si peu de temps.

Nous sommes de son avis, mais dans le sens du mal.

Ainsi, cette vanité perpétue les crimes et la presse belge nuira finalement à ceux qu’elle croit défendre. Par une erreur de chauvinisme, au lieu d’avoir aidé à remettre les choses en place grâce à un rappel pur et simple des textes constitutifs de l’État, elle aura contribué à aggraver la situation par la trop longue impunité dont les coupables auront bénéficié en partie par sa faute, et le jour où l’Europe se verra contrainte d’intervenir, il y a gros à parier que l’État indépendant du Congo aura vécu, tué surtout par ses défenseurs.

Si étouffée ou si méconnue que soit la voix publique, il a déjà fallu lui faire des concessions.

D’abord, l’installation d’une justice plus complète et plus active. Ensuite, la nomination d’une commission d’enquête, qui vient de rentrer en Europe après un voyage, bien trop rapide pour avoir sérieusement accompli la tâche dont elle fut chargée, on est en droit de dire presque pour la forme. Mais nul ne s’y trompera.

Cette commission, organisée par un décret du 24 juillet 1904, fut d’abord investie d’une tâche limitée et placée en quelque sorte sous le contrôle des agents supérieurs du gouvernement congolais. On cria à la comédie.

Devant le tollé, le gouvernement de l’État comprit que toute prescription relative à la limitation de l’enquête en altérerait la portée même relative, et voici les instructions qu’il donna le 5 septembre aux trois commissaires, MM. Edmond Janssens, président, le baron Nisco et de Schumacher :


Le gouvernement n’a d’autres instructions à donner à la commission que celles de consacrer tous ses efforts à la manifestation pleine et entière de la vérité. Il entend lui laisser, dans ce but, toute sa liberté, son autonomie et son initiative.

Le gouvernement ne se départira de cette règle de non-intervention que pour donner à ses fonctionnaires et agents de tous grades, des ordres formels et rigoureux pour qu’ils prêtent à la commission une aide et un concours sans réserve en vue de lui faciliter l’accomplissement de sa tâche.

Le décret du 23 juillet dernier, en conférant aux membres de la commission les pouvoirs attribués par la loi aux officiers du ministère public, les munit de pouvoirs sans limites pour recevoir tous témoignages quelconques. La commission est donc à même d’entendre, non seulement les témoins qu’elle citera à comparaître, mais encore ceux qui, spontanément, se présenteront devant elle. D’autre part, il est au pouvoir de la commission de contraindre les témoins défaillants.

Le gouvernement ne fixe à la commission aucune limitation, ni quant au champ de ses opérations, ni quant à la durée de son mandat. Elle dirigera ses investigations où elle le jugera utile et pendant le temps qu’elle estimera nécessaire.


Lord Landsdowne émit à ce sujet la remarque suivante :


Des trois membres siégeant dans la commission nommée par le souverain de l’État du Congo, le premier est fonctionnaire du gouvernement belge, le second est fonctionnaire du gouvernement du Congo et le troisième est juriste de nationalité suisse.


Donc, deux membres susceptibles d’être récusés et un seul sans attaches officielles, mais ne représentant pas les puissances signataires de l’acte de Berlin. L’enquête pouvait être d’avance suspectée au moins d’insuffisance, et son autorité n’était point de nature à rassurer l’opinion publique. Malgré sa disposition illimitée de temps et de champ d’action, elle limita ses opérations à un seul théâtre à peu près et crut sa tâche terminée en quatre mois ! C’est une plaisanterie.

En effet, son absence totale d’Europe ne dura que six mois à peu près. Pour aller d’Anvers à Coquilhatville (nous citons ce point, parce qu’elle fit incarcérer cinq agents de la Société A. B. I. R. dont les territoires sont situés dans le district de l’Équateur, dont cette station est le chef-lieu), il faut trente-trois jours, sans arrêts nulle part, ni retards d’aucune sorte : steamer, vingt et un jours ; chemin de fer, deux jours, chaloupe, dix jours. Ces messieurs restèrent quelques jours à Boma pour conférer avec le gouverneur et quelques autres jours à Léopoldville. Il ne leur resta donc pas quatre mois pour opérer une enquête générale dans un pays d’une immense étendue, où les meilleurs moyens de communication sont fort lents ! Ils ne purent donc que limiter leurs investigations à la région précitée, en négligeant les districts du Haut-Congo, du Nil, du Tanganyika, du Kasaï, du Lomani, où pourtant, si l’on en croit certains échos, il y avait tout au moins matière à informations. La commission, discrète, a trouvé quelques boucs émissaires de plus, dont on châtiera très justement les actes, mais rien ne sera changé au fond des choses. Le souverain aura jeté une proie à ses adversaires. Les aura-t-il désarmés ? Il aura tout au plus contenté les indifférents. Les gens informés ont haussé les épaules : ils s’attendaient à cette pantalonnade.


Le souverain s’en rendit très bien compte. Lorsque M. Morel, secrétaire de la « Congo Reform Association » s’en fut aux États-Unis, deux mois après la constitution et le départ de cette fameuse commission d’enquête, afin de remettre à M. le président Roosevelt la protestation que l’on sait, Léopold fit présenter à ce chef d’État un mémoire contre ses diffamateurs et son portrait avec dédicace autographe. Il implorait la neutralité de celui à qui l’on voulait faire attacher le grelot.

Il complétait ainsi la tournée souveraine qu’il avait entreprise en 1903, au moment où la Chambre des communes anglaises était saisie par des orateurs négrophiles de la question congolaise et où l’on pouvait croire à la réunion d’un nouveau congrès, conformément au texte de l’article vu de l’acte constitutif.

Alors, il visita officiellement M. Loubet, ce qui lui coûta peu, mais il dut subir les insolences de son ennemi Guillaume II, qui consentit à le recevoir, mais ne lui rendit jamais sa visite, et la froideur de l’empereur François-Joseph, qui d’avance fit limiter le sujet de l’entretien aux questions africaines. Le souverain se rendit même en Angleterre et réussit, pour cette fois, à conjurer le péril : les rois lui laissaient sa proie, en l’invitant à quelque mesure dans les procédés.

On dit que, par des raisons de convenances protocolaires, les cours européennes voulurent éviter l’affront d’une destitution à un souverain apparenté au syndicat familial des porte-couronne. On attendrait donc sa mort pour rectifier le statut congolais, grâce auquel on opprime des blancs pour massacrer des noirs, et l’on voit un être humain posséder autocratiquement un domaine personnel, de par un droit universellement reconnu et juridiquement plus fort que ceux dont se targuent les autres monarques de la planète.

Aucune raison n’est valable pour perpétuer une aussi scandaleuse injustice, un état de choses honteux pour la conscience européenne, et tout tempérament apporté, tout délai consenti aux réformes indispensables, augmente la responsabilité de notre race envers ceux qu’elle opprime. On laisse commettre des abus et même des crimes, mieux cachés ou moins fréquents, voilà tout ; l’habitude en est trop bien prise pour que le mal cesse tant qu’on n’aura pas tout changé dans ces terres d’exploitation.

Cela sera difficile évidemment. Riche et d’instinct corrupteur, le souverain sait faire acheter les concours et les silences. La presse vénale de tous les pays, en France plus qu’ailleurs, le défend à outrance. Mais les horreurs qui viennent de se produire au Congo français, imitation pitoyable du sien, ont ému l’opinion publique. Si l’enquête prescrite par notre gouvernement est faite plus sérieusement que celle menée par les trois compères retour du Congo indépendant, la réprobation encourue par nos coupables entraînera la flétrissure des voisins dont ils ont voulu prendre les pires méthodes. Le régime du Congo français est né du régime de l’autre : la fin de l’un provoquera peut-être la cessation du pire.