Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 181-206).


CHAPITRE X


La campagne anticongolaise des Anglais. — La « Congo Reform Association ». — Un évêque manquant de logique et de charité. — Deux témoignages. — La requête au président Roosevelt.


Au cours de ce récit, nous avons fait deux allusions aux interventions britanniques. Elles méritent les honneurs d’une étude spéciale par le mélange qu’elles offrent d’humanité intrinsèque et d’intérêt commercial.

MM. Morel et John Holdt ont été les promoteurs de cette croisade dont les personnages les plus respectables de l’Angleterre ont fait leur œuvre, sous le nom de « Congo Reform Association ». Voici quelques parties du programme de cette œuvre :


L’objet de l’Association est d’assurer aux habitants des territoires congolais le traitement juste et humain qui leur fut garanti par les actes de Berlin et de Bruxelles.

Comment l’objet peut être atteint ?

1o Par la restauration de leurs droits sur leur terre, et les produits du sol, comme ils existaient avant la législation actuelle ;

2o Par la restauration d’une juste et humaine administration de leur statut individuel, dont ils ont été privés par une taxation oppressive et illimitée, imposée par une soldatesque sauvage et sans contrôle maintenue par l’incessant usage d’une illégale coercition et par des formes de punitions contraires aux lois des communautés humaines.

Moyens à adopter pour y parvenir.

De porter à la connaissance du public anglais et de celui des continents d’Europe et de l’Amérique, l’état actuel des naturels sous les conditions prévalant au Congo :

1o Par l’organisation d’une publicité dans la presse mondiale ;

2o Par des conférences.

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Le Gouvernement anglais s’honorerait lui-même en prenant l’initiative d’une réunion des puissances signataires des actes de Berlin et de Bruxelles.


Ces sentiments sont certainement les plus respectables qui soient au monde, mais leur valeur n’existe qu’à l’essentielle condition d’une sincérité dont manquent beaucoup des membres de la « Congo Reform Association ». Aux personnages humanitaires et justement indignés qui protestent contre des atrocités réellement commises, vinrent se joindre ceux qui mirent l’étiquette humanity à leurs récriminations de commerçants et d’actionnaires lésés.

Cela tient au mode de colonisation des deux Congos, indépendant et français. Nous mêlons en passant le Congo français, parce que le régime de concessions qu’on y appliqua sottement provoqua les premières récriminations anglaises, et que le régime fut la copie de celui dont on usait sur la rive indépendante du grand fleuve. Même, la manière de procéder quelque peu entravée par nos lois, mais à tendances similaires, entraîna les déboires financiers que nous eûmes à enregistrer et les atrocités dont récemment (février 1905) notre presse, plus loyale en cela que la presse belge, reconnaît l’ignominie et flétrit les auteurs.

Examinons le fond des plaintes anglaises.


On gouverne une colonie selon l’une de ces deux méthodes :

En faire supporter tous les frais par l’État, et laisser quelques particuliers en retirer tout le profit.

Ou bien admettre que la colonie doit être self supporting, ce qui n’exclut pas une large part laissée, comme de juste, aux négociants particuliers.

Or, le dernier régime, apparemment celui du Congo, ne peut être appliqué que passée l’ère des débuts, soit l’époque durant laquelle la colonie doit être au moins pourvue des moyens d’accès et de circulation dont les débours, avancés par l’État, justifient l’impôt. Autrement, c’est folie pure, si l’on agit comme nous l’avons fait au Congo français.

Ou c’est un régime d’arbitraire avec délégation à des tiers des pouvoirs gouvernementaux, comme on le vit dans les domaines du souverain.


La première manière de gouverner est celle que préféreraient MM. Morel et Holdt ainsi que leurs amis les négociants de Liverpool. Il convient de dire que les anglais ouvrent assez largement leurs colonies à toutes les initiatives pour réclamer la liberté prévue chez autrui par un acte solennel.

Adam Smith disait que, fonder un grand empire dans le seul but de se créer un peuple de clients, était l’entreprise d’une nation dont le gouvernement est sous l’influence des boutiquiers.

Adam Smith écrivait selon le bel air du dix-huitième siècle. Il dirait aujourd’hui : gens d’affaires.

Les Anglais sont gens d’affaires. Le souverain et les sociétés, ses instruments puis ses victimes, sont des gens d’affaires et tous, sauf le souverain qui opère isolément et renchérit sur quiconque, sont constitués en groupements anonymes. Ce sont des entités cupides, des collectivités d’intérêts, employant sans aucun scrupule les pires moyens de succès, en vertu sans doute de cet adage judiciaire que « les crimes collectifs n’engagent personne ». Tel particulier est philanthrope ou charitable en son privé, mais s’il est actionnaire d’une de ces sociétés congolaises, il percevra, non sans un évident plaisir, les dividendes provenant de l’effort sanguinaire d’Européens opprimés contre des nègres sans défense.

Pour le patron anonyme, l’homme, quels que soient sa race, son origine ou ses antécédents, n’a point de valeur personnelle : il ne possède qu’une valeur d’emploi. La vie humaine lui est quantité négative parallèlement à un bénéfice. Il tue le mandarin sans hésiter.


Mais, quelle que soit la formule employée, la colonisation actuelle est partout mauvaise : elle exploite les races vaincues, au lieu d’assimiler des races différentes. Le lucre est son seul mobile. Elle ne tente rien pour améliorer le sort de la collectivité humaine. Le bilan peut en être dressé en deux lignes.

Pour l’Europe, sacrifices de milliers d’hommes et de grosses sommes. Pour les pays mis en servage : des millions de morts, l’oppression morale et l’exaction matérielle.


Et l’on compte certainement, parmi les protestations de la « Congo Reform Association », des hypocrites, bénéficiant de ces crimes et ne réclamant en réalité que contre l’ingérence du souverain dans les affaires des sociétés, et contre les obstacles apportés depuis 1901 environ aux agissements de celle-ci.


Sous quel aspect se révèle la campagne menée depuis trois ans contre l’État du Congo ? On y discerne des éléments complexes :

Chez certains, des arrière-pensées politiques ;

Chez la masse, une ignorance totale des choses d’ailleurs indifférentes pour elles ; chez les Belges, une erreur de loyalisme et de nationalisme les entraînant à se solidariser avec des financiers et des bandits ;

Chez le souverain, une défense âpre et habile, assurée par la complicité d’une certaine presse circonvenue par les bons moyens ;

Chez MM. les Anglais, un de ces miscellanous d’intérêts et d’humanité, grâce auxquels, au début du dix-neuvième siècle, ils réussirent le coup de Wilberforce, propagande diplomatique par laquelle les traités de 1815 ruinèrent celles des colonies françaises qu’ils n’annexèrent pas — au nom de l’abolition de l’esclavage, mué chez eux en contrat de travail.


Et la double attitude des Anglais est fâcheuse, car les atrocités qu’ils signalèrent furent commises en masse au Congo indépendant. Les plus zélés défenseurs de l’œuvre néfaste du souverain l’avouent implicitement. Ainsi, Mgr Rœlens, vicaire apostolique, du Haut-Congo, écrit, au sujet des dires de M. Morel :


Ces révélations ne seraient-elles pas une édition renouvelée et quoique peu rafraîchie des faits d’il y a dix, quinze ou vingt ans. À cette époque de première organisation, alors que les blancs se trouvaient isolés et sans contrôle possible aux prises avec des difficultés énervantes, au milieu des populations sauvages qui ont le talent de lasser la parole la plus éprouvée (quelle parole dans la bouche d’un prêtre !) il y a eu, sans doute dit-il, des violences regrettables, elles n’ont pas pu être connues alors, ni réprimées. Depuis il y a eu encore des blancs qui ont manqué à leurs devoirs.


Personne n’a dit autre chose des crimes impunis, ignorés en détail, connus en tant que procédé usuel. Le prélat nous confirme dans notre opinion, et, témoin inconscient, charge ceux qu’il veut innocenter. Son âme est peu chrétienne envers ses ouailles noires et sa controverse peu solide en faveur de ses ouailles blanches.


Le gouvernement congolais, ajoute-t-il, a-t-il négligé de prendre des mesures pour prévenir de pareils méfaits, autant qu’il est possible et pour les réprimer ? Voilà, il me semble, ce que l’on devrait démontrer.


Est-ce parce que les crimes actuels ou futurs sont devenus moins possibles, que les crimes passés sont excusables ou absous ? Ce ne sont pas, ô Monseigneur, les individus qui sont coupables, c’est le régime. Qu’importe que l’on tue moins, autant qu’il est possible, selon votre mot, si l’on tue ? Qu’importe que quelques drôles soient internés à Boma ? Le mal à détruire, c’est le procédé d’exploitation d’un pays confié au souverain, chargé par l’Europe hypocrite ou sotte de le civiliser.

Et l’évêque, oubliant que le mal chez l’un, n’excuse pas le crime chez l’autre, d’ajouter cet argument, exact en soi et que nous invoquions il y a un instant, contre toute colonisation à la mode actuelle :


Je pourrais nommer tel Anglais qui, autrefois, dans le British Central Africa, a fait fustiger un noir jusqu’à le mettre tout en sang, et a ensuite répandu du sel sur ses blessures. Il a été puni ; il l’aurait été également au Congo. Mais qui a songé à faire un grief au gouvernement anglais de n’avoir pas prévenu, alors, pareille inhumanité ? Aujourd’hui que le pays est mieux organisé, de telles cruautés sont difficilement possibles. N’en est-il pas de même au Congo ? Si je juge du reste de l’État par ce que je vois ici, je dois conclure que les crimes doivent s’y faire rares, et plus rares encore les criminels qui échappent à la répression de la justice.


Nous avons dit autre part que l’habileté suprême des gens de l’État fut de créer des défenseurs ; d’éviter de laisser voir aux inspecteurs d’État, aux ecclésiastiques des missions, aux visiteurs de marque le vrai Congo. L’évêque, comme quiconque, a entendu parler d’atrocités : il n’en a point vu et il exprime ainsi, de très bonne foi et sur le mode lyrique, la contre-vérité que voici :


Nulle part, je n’ai entendu formuler une accusation d’atrocité contre un agent de l’État. J’ai trouvé partout l’ordre (?), la paix, la sécurité, l’abondance (?) et la joie (??). Cette oppression inhumaine, ce joug intolérable, je n’en ai vu de traces nulle part !


Si le prélat congolais voulait me permettre de lui composer un itinéraire, je me charge de lui faire changer d’avis. D’autre part, nous avons dit que les agents de l’État, n’étant point pécuniairement intéressés aux récoltes et craignant les histoires, les « palabres », comme on dit là-bas, ne commettaient pas autant d’horreurs que les agents de sociétés, desquels l’évêque ne parle pas, et qui, de plus, vont en enfants perdus dans des régions où l’État ne pénètre que lorsque les plâtres sont essuyés.

L’évêque confond plus loin l’impôt et la récolte. C’est impardonnable. L’impôt est forcé ; il est perçu par l’État. La récolte est faite de travail libre. Il écrit cependant :


Et le caoutchouc ? dira-t-on. Hé ! oui, c’est l’impôt exigé des noirs par l’État. J’ai résidé assez longtemps dans des postes où l’on en apportait beaucoup (j’ai vu payer aux noirs le prix de leur travail).


(Parbleu, il y avait un témoin.)


L’impôt perçu de cette façon serait-il plus onéreux que la taxe sur les huttes, en vigueur chez les Anglais et chez les Allemands.

Mais on force les noirs à récolter le caoutchouc. Je le crois (sic) ; ne force-t-on pas les noirs dans les colonies anglaises et allemandes à payer leurs impôts ? À Bismarckburg, on condamne à la chaîne et aux travaux forcés, pour un mois, les noirs qui ne paient pas a temps leurs taxes.


Entre un mois de détention et des coups de fusil, il y a quelque différence. D’ailleurs, que sont les magnioles des postes, monseigneur ? sinon des prisonniers de contrainte par corps, souvent des survivants. Et vous ne parlez que d’impôts perçus par l’État. Le Christ lui-même en aurait conseillé le payement. Un autre témoignage favorable fut aussi publié par toute la presse dévouée au souverain. C’est celui d’un journaliste anglais, une aubaine, dont on fit grand bruit l’an dernier, une lettre d’un correspondant anglais, M. Marcus Dorman, revenu d’un voyage à travers l’État du Congo. Il justifiait pleinement le gouvernement de l’État Libre des accusations portées contre lui. Cette lettre se terminait ainsi :


Je déclare que les indigènes du Congo sont aussi bien traités qu’aucun de ceux que j’ai vus en Chine, dans l’Inde et aux États-Unis, où les blancs emploient les gens de couleur, et que le système du gouvernement est le mieux adapté aux conditions actuelles du pays et le seul qu’il sera possible d’employer pendant de nombreuses années pour le progrès de la civilisation.


M. Marius Dorman, dont nous ne voulons pas attaquer la sincérité, paraît être un voyageur du genre de Mme Sheldon, trompé comme elle et ne visitant que des postes où son arrivée était annoncée à son insu. Le seul bon moyen de constater l’horreur congolaise, c’est de s’engager comme agent au service des sociétés ; alors seulement l’on peut connaître la vérité. D’ailleurs, faire l’apologie du traitement des indigènes en Chine et dans l’Inde n’est peut-être pas très philanthropique.

Ces témoignages sont bien sans valeur réelle.

C’est un verbiage à repousser.

Les sociétés commerciales exigent par la force, des récoltes ; elles qui ne doivent acheter qu’à ceux qui veulent leur vendre, et savent si bien qu’elles enfreignent les textes de l’acte de Berlin commentés par le Recueil administratif, qu’elles déguisent leurs réquisitions sous le nom officiel de marchés. De celles-là, on ne dit rien. C’est là que le bât blesse.

Et il blesse aussi singulièrement les Anglais, qui en ont voulu seulement à l’État.

Les sociétés comptent des actionnaires anglais. Quand le souverain eut, par la conséquence de sa politique d’accaparement, rogné les dividendes, il fit hurler ces gentlemen qui se virent ainsi dépossédés… par l’État ! Inde iræ. Il fallait démolir l’État. On tenta d’ameuter contre lui l’opinion publique au nom de la pitié, et, par là, imposer au concert des puissances la destitution — très méritée — d’un gouvernement qui tournait définitivement à la firme commerciale. On chuchota même que la campagne britannique fut menée à l’instigation des administrateurs des sociétés belges elles-mêmes, obéissant à un sentiment de rancune contre le souverain et couvant peut-être l’espoir d’entraver, par intimidation, son œuvre d’accaparement. Quoi qu’il en soit, les sociétés et leurs agents furent très ménagés par les attaques de la « Congo Reform Association » et sa tribune principale, la West Africain Mail.

Veut-on se convaincre de la partialité de la « Congo Reform Association » ?

Au mois de novembre 1904, ses représentants pouvaient présenter au public deux témoignages importants.

L’un, celui d’un Français, agent technique, naguère à la solde d’une société belge, dont il avait volontairement quitté le service et pour laquelle, selon écrit de celle-ci, il eût pu retourner au Congo. Ce témoignage, que nous avons partiellement reproduit dans ces pages, visait des actes coupables commis presque exclusivement par des agents de sociétés concessionnaires.

L’autre, était celui d’un italien, ex-agent de l’État, qu’ils avaient soudoyé pour leur fournir une « évidence ». Ce témoin fut-il l’instrument du gouvernement congolais, intéressé à tendre un piège à ses ennemis en les surprenant en flagrant délit d’achat de témoins ? Fut-il un individu assez habile pour vendre son silence au souverain en montrant le contrat par lequel la « Congo Reform Association » achetait sa loquacité ? On ne sait. Toujours est-il que l’affaire Benedetti couvrit les négrophiles anglais d’une courte honte. D’autant plus que se croyant suffisamment armés pour le moment avec ledit témoignage Benedetti visant les agents de l’État, ils avaient éludé la publication du témoignage français composé de documents sérieux présentés par un homme résolu à soutenir ses allégations devant n’importe qui. Il pouvait appuyer ce qu’il savait déjà (et que nous reproduisons) par ce qu’il savait encore.

Ils n’eurent pas la ressource de compenser l’effet produit par la duplicité de Benedetti en invoquant l’authenticité d’un témoignage qui visait, il est vrai, les mœurs des sociétés rivales de l’État.


Voilà qui prouve bien le manque de sincérité et d’humanité des pires adversaires du souverain. Cela explique le succès de la défense de celui-ci, succès dû en grande partie aux déclarations « véridiquement erronées » de personnes hautement honorables telles que Mme Sheldon par exemple, ou le chargé de mission italien et d’autres, à qui l’on n’a laissé voir que du bien, et qui par conséquent ne peuvent rédiger qu’une louangeuse appréciation présentant, sous la forme dithyrambique, les mêmes contre-vérités que les rapports de MM. les inspecteurs d’État dont les visites inopinées sont toujours connues d’avance.

Le monument des protestations anglaises réside dans le mémoire présenté en octobre 1904, par M. Morel, secrétaire de « Congo Reform Association », au président Roosevelt, pour le convier à prendre l’initiative d’une intervention auprès des puissances, dans le but de réunir un nouveau Congrès, — sinon d’intimider le souverain. Certes, l’éloquence ne manque pas à cette requête, véritablement superbe si nul sentiment bas n’en trouble l’intrinsèque magnanimité d’intention.


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Qu’il nous soit permis de vous rappeler que la Chambre des communes britannique était déjà si convaincue par des témoignages antérieurs et non officiels, que le 20 mai 1903, elle adopta à l’unanimité une résolution demandant au gouvernement britannique de « conférer avec les autres puissances signataires de l’acte de Berlin, en vertu duquel l’État indépendant existe, afin que puissent être adoptées des mesures pour faire cesser les maux qui prévalent dans cet État » et qu’en conséquence de cette requête le 8 août 1903 et le 11 février 1904, des communications furent faites non seulement aux puissances européennes, mais aussi au gouvernement des États-Unis. Nous rappellerons aussi un débat ultérieur à la Chambre des communes, le 9 juin 1904, qui prouve que, dans l’opinion de notre Parlement et de notre gouvernement, des motifs d’une ampleur suffisante ont été évoqués pour qu’il soit fait une enquête indépendante sur la situation actuelle des affaires investie des pouvoirs de recherche et de l’autorité suffisante pour mettre à même les puissances, par la sanction desquelles l’État du Congo existe, de prononcer si cet État a rempli ces obligations.


Rien n’est effectivement plus désirable.

Nous n’hésitons point à certifier que l’État indépendant et ses substituts réels, les sociétés aujourd’hui reniées et réduites par lui, ont sans cesse violé toutes les clauses de l’acte de Berlin, nous l’avons prouvé. Et voici la raison très juste pour laquelle les Anglais s’adressaient aux États-Unis.


Permettez-nous, Monsieur le président, d’émettre respectueusement l’opinion que, avant toutes les autres nations intéressées, il est du haut privilège des États-Unis de provoquer une telle enquête, étant donné que c’est sur l’acte des États-Unis qu’est foncièrement basée la revendication énoncée par le roi Léopold, comme souverain de l’État du Congo, par ses subordonnés dans l’administration de l’État du Congo et par ses apologistes belges et autres que c’est un État indépendant et se gouvernant lui-même.

Le 22 avril 1884, plus de six mois avant que des arrangements similaires fussent faits par le roi Léopold avec l’Allemagne et les autres États européens, et bien avant la réunion de la conférence de Berlin, il obtint du gouvernement des États-Unis la reconnaissance du « drapeau de l’Association internationale africaine comme celui d’un gouvernement ami » en gage, comme il était écrit dans les déclarations échangées, « de sa sympathie pour lui et de son approbation de l’objet humain et bienveillant de l’Association internationale ».


On a pu constater qu’instruit ou non des abominations commises, le souverain en profita. Il en serait responsable à ce seul titre, si son pouvoir absolu ne le rendait comptable envers l’Europe de l’exécution des volontés de celle-ci relativement au statut de l’État qu’elle a constitué.

Enfin, voici un argument mathématique, topique, la contre-preuve matérielle, économique, du système d’exactions, de la récolte imposée par force et sans payement (sauf exception), au lieu du libre commerce prescrit aussi bien avec les indigènes qu’avec les Européens.


Ces stipulations, l’État du Congo n’a pas seulement manqué de s’y conformer, mais il a adopté une politique nécessairement productive de torts graves pour les peuples du Congo, dont le bien-être, que les nations du monde occidental ont solennellement entrepris d’assurer, devrait être sauvegardé. Se basant sur des droits théoriques de souveraineté sur les terres « vacantes », l’État du Congo s’est déclaré propriétaire, non seulement de la terre des indigènes, mais encore de toute chose d’une valeur économique que la terre produit, cette propriété étant étendue en pratique jusqu’aux plantes propres à la consommation, cultivées par les habitants pour leur propre subsistance.

Le premier et inévitable effet de ce contrôle sur les éléments qui constituent le commerce de l’Afrique équatoriale a été d’éliminer les relations commerciales entre l’Européen et l’indigène, rendant ainsi impossibles toutes transactions commerciales légitimes. Son second et également inévitable effet a été de réduire la population à un état de servitude qui a peu de précédents dans l’histoire et aucun dans les temps modernes. Comme témoignage abondant et considérable à ce sujet, nous avons les relevés officiels, dénommés officiellement « statistiques commerciales », qui dévoilent un état d’affaires inconnu dans aucune possession des puissances en Afrique tropicale, où l’indigène — comme dans l’État du Congo — peut seul récolter les produits du sol demandés par l’industrie européenne. Dans la période quinquennale 1899-1903, les exportations de l’État du Congo, composées presque entièrement de caoutchouc, se sont élevées à 9 544 043 livres sterling (238 601 750 francs au pair) tandis que les importations, composées pour une proportion écrasante de provisions et matériel destinés aux services administratifs, et, par conséquent, reliées en rien avec les achats de la matière première produite par le travail des indigènes, se sont élevées, dans la même période, seulement à 4 365 170 livres sterling 6 109 129 250 francs.

Ces chiffres seuls prouvent la nature des relations existant entre les indigènes du Congo et leurs maîtres européens, sous lequel système les premiers ne reçoivent pas de payement pour le caoutchouc qu’ils sont forcés de récolter et les vivres qu’ils sont forcés de fournir, ou reçoivent une rémunération si inadéquate qu’elle n’est qu’une pure apparence (farce) de payement. On en trouvera plus grande confirmation, si besoin, dans les forces militaires énormes, régulières et irrégulières, entretenues par le gouvernement du Congo et dans les jugements des cours de justice de Boma. Des actes malfaisants isolés se produisent dans chaque possession de l’Afrique tropicale, mais le système qui prévaut dans l’État du Congo peut seulement être maintenu par le recours à toutes les formes de la violence et de l’oppression.


Dans le détail des marchandises importées, les statisticiens ont omis de nous renseigner au sujet des cartouches, dont le nombre de caisses débarquées pourrait être relevé, sinon à la douane de Matadi (je n’ai pu y réussir), du moins sur les manifestes des steamers chargés à destination de ce port depuis 1885.


Il est regrettable que des raisons aussi justes aient été présentées au nom d’un groupe humanitaire où se sont glissés des commerçants, trop directement intéressés à la chute du régime actuel du Congo, pour ne pas diminuer par leur appui la valeur morale d’une pétition de cette importance.

Le président Roosevelt accueillit fort bien M. Morel, lui remit son portrait avec dédicace et répondit à ses insistances par des arguments dilatoires, et surtout par cette appréciation : que les actes criminels invoqués en arguments de déchéance n’étaient pas appuyés de preuves ou de témoignages authentiques. Nous avons dit pourquoi il avait été impossible de trouver des témoins qui consentissent à écrire leurs narrations ou à les confirmer devant un magistrat. La seule fois que la « Congo Reform Association » put disposer d’un vrai témoin (et ce fut postérieurement à la visite au président Roosevelt), elle n’eut pas l’adresse de s’en servir.


Quoi qu’il en soit, s’il convient de ne pas être dupes des mobiles de quelques-uns des membres de la « Congo Reform Association » ; si, par exemple, le gouvernement français eut raison de ne se laisser point entraîner par la proposition émise aux Communes par sir Charles Dilke d’avoir à annexer le Congo indépendant à nos possessions, il est équitable de rendre hommage à l’effort fait par nos voisins au point de vue de l’humanité.

La fin justifie les moyens, après tout, et si de mauvais sentiments avaient contribué, au moins en partie, à détruire un déplorable régime, c’eût été tout profit pour les malheureux noirs. Véritablement, la démarche faite par M. Morel auprès du président de la République des États-Unis méritait une meilleure fortune. Il est à souhaiter que d’autres efforts, par coalition, amènent la réunion d’un congrès universel, modifiant d’abord l’odieux régime du Congo indépendant par la déchéance d’un souverain cupide et indigne, et attaquant, partout ailleurs, le régime colonial par lequel les autochtones sont toujours maltraités, leurs pays souvent dévastés, leur assimilation seulement réalisée par des vices inculqués à une minorité, le tout au profit de traitants et de financiers.

La politique coloniale actuelle est partout une réelle infamie et ses défenseurs sont ou des ignorants, ou des imbéciles, ou des coquins. En France, deux défenseurs du système colonial sont au pouvoir : c’est au public de les classer.