Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 167-180).


CHAPITRE IX


Ceux que nous avons civilisés. — L’amour bicolore. — Concubines. — Boys et capitas. — Les noirs de la côte.


Nous venons d’exposer ce que nous avions fait des populations avec lesquelles l’acte de Berlin prescrivait de faire du commerce libre et dont il disait : « Les populations indigènes seront protégées et il sera veillé à l’amélioration des conditions morales et matérielles de leur existence. »

Nous…

Parce que, quelle que soit la nationalité des auteurs de tous ces forfaits lointains, nous sommes tous coupables par négligence, d’un crime de race, commis un peu moins ouvertement ailleurs qu’il ne l’est au Congo, mais perpétré sous tous les pavillons et dans toutes les parties du monde. L’horreur coloniale est universelle et nous sommes. tous responsables de ce que nous tolérons, puisque la seule exécution de nos lois y mettrait obstacle et que c’est faute d’échos dans le public que des plaintes de la nature de celle-ci rappellent encore la célébra parole : Vox clamantis in deserto !…

Oui, les nationaux des quatorze puissances signataires du traité de Berlin sont responsables autant que les Belges des crimes commis dans cette immense région livrée par des diplomates intéressés ou ridicules, aux convoitises d’un particulier de race souveraine, mué en roi du caoutchouc, grâce à la protection de M. de Bismarck, génie de grand chemin.


Voyons maintenant comment nous avons civilisé les nègres que nous avons appelés auprès de nous comme serviteurs, travailleurs directs, et concubines.

Parlons des femmes, d’abord. Conservons envers ces pauvres créatures les coutumes de galanterie qui font de nous les plus gaulois de tous les braves, puisque nos amis les Belges sont les plus braves de tous les Gaulois, depuis que César est allé chez eux et que la garde civique de Saint-Josse ten Noode fit reculer l’empereur.

Ici, nous demanderons une fois de plu& au lecteur la permission de puiser dans le carnet de route de M. G. N… pour trouver des impressions récentes et vécues.

On est si vite susceptible de lyrisme en cette question féminine. Belot écrivit la Vénus noire : on nous accuserait de plagiat, si nous voulions travailler de chic et de mémoire.

Nous allons pouvoir déduire de ses notes la psychologie de l’Ève congolaise.


8 janvier 1903. — Scène mémorable entre un noir et le lieutenant du bord que le premier accuse d’avoir séduit sa femme gratis. Le noir accepte volontiers le cocuage, mais pas le lapin.

10 janvier 1903. — À cinq heures, halte à Balobo, où toute une horde d’horribles négresses, quasi nues, exhibent des académies grotesques. Certes, on voit des négresses bien faites et fort bien faites même, mais c’est rare et cela ne dure pas longtemps. La Vénus noire doit être rangée dans le même musée que le serpent de mer. Les élégantes portent un collier, un carcan plutôt, en cuivre massif, de 5 centimètres de diamètre et des anneaux de cheville de 5 à 10 centimètres de hauteur. Quelques-unes en ont de la cheville au genou. Certaines portent sur elles 30 kilogrammes de métal qu’elles ne quittent jamais. Quand elles se noient, les pieds surnagent. Et c’est de l’élégance !

16 janvier. — L’état civil fonctionne (à Coquilhatville), en faveur des nègres ; on les marie avec acharnement. Comédie de civilisation vue ailleurs.

6 février. — Un noir, dont la femme était enceinte, venait, depuis huit jours, accuser trois blancs d’être le père du produit attendu. Chacun l’envoyait au diable, alléguant en suprême défense qu’il avait acquitté le péage requis. Le noir, furieux, criait comme un possédé. La femme vient d’accoucher d’un négrillon. Quoique les enfants noirs naissent blancs ou plutôt brique, ses purs sont reconnaissables au museau.

3 avril. — Décidément les négresses ne sont pas tentantes, encore que quelques niais, n’ayant connu en Europe que des amours de garnisons, les traitent en femmes. Mais leur toilette bien que sommaire, révélatrice des ravages que les ans et les fatigues exercent sur les académies féminines, font penser à certaines belles madames d’Europe, sanglées, corsetées, fardées — radieuses — et qui seraient sans doute bien cocasses à contempler avec la simple ficelle des filles de la forêt équatoriale…

7 juillet. — À propos d’atrocités :

Ces choses spéciales sont d’autant plus incompréhensibles qu’il est impossible d’imaginer créatures plus faciles et plus passives que les habitantes de ces pays.

La négresse n’a aucun sentiment de fidélité, ni de pudeur. Elle se vend pour une ration de manioc, une poignée de sel, un morceau d’étoffe. Leurs maris sont d’ailleurs indifférents au fait et ne protestent que lorsqu’ils ne bénéficient pas du juste salaire.

Mais le noir, malin, a joliment arrangé la loi d’héritage : on hérite de sa mère, de sa tante, de son oncle maternel, jamais de son père. Il convient de dire que l’héritage des nègres de ces régions (sauf en ce qui concerne la dignité de chef) est plus que sommaire.


La négresse est donc, on le voit, la créature la plus facile du monde et naturellement prostituée. Le mariage, dont nous parle notre témoin, est une cérémonie grotesque. Le noir tient à sa femme parce que celle-ci est une valeur comme le bœuf en est une pour le paysan de Pierre Dupont. Mais la fidélité lui importe autant qu’elle ne lui rapporte pas. Un jour, un capita disait à son blanc, qu’il savait généreux envers les femmes appelées à l’honneur du mouchoir : « Pourquoi donc ne prends-tu jamais ma femme ? Elle en vaut bien une autre ! »

Cependant, si étrange que cela paraisse, les Européens qui s’acoquinent avec ces créatures en deviennent bien vite les jouets. Gens de médiocre condition, n’ayant guère connu, avant d’aller en Afrique, que les plus ignobles Vénus de carrefours, ne connaissant de l’amour que ce qui s’en vend au rabais dans les Suburres de garnison, beaucoup d’entre eux ont enfin, au Congo, une femme à eux seuls ou qu’ils croient telle, car, n’en déplaise à l’insupportable vanité de tout homme à cet égard, la négresse la plus immonde subit avec dégoût le contact de l’Européen et n’éprouvera jamais d’autre sentiment à son égard, même si le souverain en personne venait « cléopérer » dans ses domaines équatoriaux.

Elle subit l’étranger sans un geste de révolte, en sa passivité de femelle docile à la rude loi des mâles primitifs. Mais elle se lave de notre approche à « puanteur cadavérique » dans les bras d’un individu quelconque de sa race.

Malgré cela, soumise d’apparence, apte à discerner les vices et les habitudes, féline, elle sait prendre le lourdaud naïf à peau blanche, qui se croit un maître parce qu’il est brutal. Que de crimes ont fait commettre ces concubines pour se venger, par exemple, d’un chef de village, rétif à leur apporter ce qu’elles exigeaient en qualité de femmes de blancs ! Et les conseils perfides donnés par ces femelles — pour le simple plaisir d’éloigner leur maître pendant quelques jours, afin d’être seules avec leurs amants noirs — ont fait couler plus de sang qu’on ne le voudrait croire en lisant ce passage.


Il naît rarement des enfants de ces unions, les négresses étant des faiseuses d’anges sans rivales. Disons à l’honneur des Européens qu’il est rare que leurs petits soient abandonnés s’ils en connaissent l’existence. Quelques-uns les emmènent en Europe. Plus généralement on les confie à une mission qui s’est fait une spécialité de les recueillir. On ne sait pas trop ce que deviennent ces métis, généralement antipathiques.


Les boys ou serviteurs et leurs succédanés les lavaderos (blanchisseurs), les cuisiniers, boys-jardiniers, boys des poules, boys des perroquets, boys-pipes, boys-fusil, boys des boys, forment une engeance dont les qualités et les défauts méritent des éloges et des corrections. Adroits, malins comme des singes, menteurs, voleurs, paresseux, gourmands, parfois dévoués, sachant obéir à une main ferme, bafouant les faibles et les trop bons, incapables de comprendre un sentiment cordial, mais craignant l’utile coup de pied occulte ou même la raclée de chicotte, si usuelle dans le pays (sauf à la côte), qu’elle n’excite qu’une médiocre indignation chez les plus humains même, tels sont les Frontins et les Mascarilles du continent noir.

Les boys ont pour premier soin d’adapter à tout nouveau venu un surnom inspiré par un ridicule ou par l’aspect général.

Un gros homme s’appellera : Matufi (graisse) ; un grand et gros N’Iokko (éléphant) un qui porte des lunettes : Talavala (verre). Tel fut surnommé Canne à sucre, pour sa grande maigreur et pour sa haute taille. Les nègres sont rosses.

Quand le blanc prend une concubine, ils jouent le rôle de greluchons.

Ils détériorent le linge, les instruments, les armes, chipent le tabac, parfois l’alcool, disparaissent durant des heures cependant qu’on hurle après eux, captent votre confiance, vous trahissent auprès des noirs comme ils les trahissent envers vous selon leur intérêt personnel, — en un mot montrent, avec une similitude morale remarquable et une grande infériorité matérielle, toute la bassesse malicieuse, complaisante et vile du parfait larbin.

Que l’on prenne, comme il arrive généralement, un gosse de cinq ou six ans pour en faire un sous-boy, on est sûr d’avoir, dix ans plus tard, une fripouille complète, ne cherchant qu’à acquérir des femmes pour en vivre et réalisant loin de nos modèles le vagabondage spécial pratiqué sur une collectivité féminine avec une maestria plus adroite que celle de nos blêmes souteneurs de barrières.


Il est vrai que si ces êtres, concubines ou boys retournent dans leurs villages d’origine (ce qui est rare) ils redeviennent sauvages en quelques mois. N’ayant reçu aucune éducation morale, nulle élévation de sentiments ne les empêche de retourner à leur habitus originel.


Quelquefois, souvent même, les boys deviennent capitas. Nous ne reparlerons pas de ces collaborateurs de l’Européen, ses maîtres en négrophobie, véritables bandits vivant aux dépens des deux races, obérant les uns, trompant les autres, nécessaires à l’exploitation abusive du pays au point que la justice est clémente pour eux dans les pires cas, ainsi qu’en témoigne ce souvenir :


6 février. — Un noir, au service de la Société, et condamné jadis à dix mois de prison pour avoir tué et mangé son boy, revient, sa peine finie, reprendre sa place parmi les travailleurs.


Il est vrai que ces capitas en savent tant qu’on risquerait gros en se montrant trop sévère à leur égard.

Ces capitas savent vivre plus confortablement que leurs maîtres. Ils portent les tares des deux races. Ce sont nos élèves, devenus les éducateurs de nos débutants.


Les noirs de la côte ont tous la mentalité des boys, et leurs femmes sont presque toutes vénales. Dans les régions où l’on vend de l’alcool, l’ivrognerie est un vice commun à tous les hommes de couleur ; sauf rares exceptions, ils sont menteurs, paresseux, voleurs, absolument viciés par notre contact. Et comment tous ces nègres qui nous approchent auraient-ils pu être améliorés ? Ils ne connaissent que nos plus mauvais côtés, ils nous voient brutaux, colériques, frappant sans écouter et sans comprendre, cherchant à satisfaire nos appétits et nos vices, cruels envers les indigènes des villages, quelquefois ivrognes et parfois obscènes, et, s’il s’agit de fonctionnaires, obséquieux envers les chefs dont on médit devant eux. Quels exemples donnent les Européens à ces sauvages, dans 70 p. 100 des cas, soyons généreux.

Habitué à la brutalité, le noir ne sait plus comprendre la douceur ; toute sa race se fait une idée générale du blanc, conséquente de la manière de procéder envers elle-même depuis des siècles.

Désormais, toute bonté n’est plus interprétée que comme faiblesse, toute humanité inspire l’irrespect, on a mis la crainte dans son âme : le mensonge est venu. Leur mauvaise volonté, leur paresse, leur malignité, sont des revanches ; nous les avons avilis.

Quand nous n’avons pas été des oppresseurs, nous avons été des corrupteurs.

Nous devons de grandes réparations à ces races que nous martyrisons depuis des siècles, que nous avons traitées en bétail depuis l’antiquité. Nous les avons combattues dans toutes les régions de l’Afrique où nous avons pénétré. Nous les exploitons brutalement en masse, et nous les dégradons en détail.


Cette oppression d’une race fut bruyamment signalée dans la presse britannique, trop obscurément dans les livres comme ceux que nous avons cités. Elle n’a pas fait le sujet d’une de ces protestations, qui dans un parlement, honorent une tribune et un orateur. Nos politiciens humanitaires ne veulent pas connaître les crimes exotiques de la spéculation.

Qu’importent la mort de millions d’hommes, l’injustice et la tyrannie régnant sur les natifs de toute une partie du monde, si ces horreurs sont sans valeur électorale ?

Ils ne se rendent pas compte de la solidarité de toutes choses ici-bas, et que dénoncer à l’univers civilisé les atrocités coloniales, c’est flétrir la finance oppressive, la discréditer davantage dans l’esprit des prolétaires et des intellectuels, grâce à ce sentiment instinctif de pitié intangible au cœur de tous. C’est fournir une arme contre elle, diminuer sa force en attaquant un de ses moyens d’action.

C’est préparer sa ruine en l’empêchant d’abord de faire plus de mal loin de nous à des hommes sans défense, prohibition préliminaire de notre libération de la ploutocratie.