Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 159-166).


CHAPITRE VIII


La pacification.


Parfois, les noirs ne se sont pas résignés. Non seulement, nous l’avons dit, certaines tribus refusèrent net d’entrer en rapports d’affaires avec les traitants armés ; d’autres, comme les Batétélas, se révoltèrent en masse, mais d’autres peuplades moins guerrières, des plus soumises même, se défendirent dans les refuges où, survivantes des opprimés, elles résolurent de vivre sans se soumettre aux exigences du vainqueur. Chez les plus craintifs, une colère a monté, et certains d’entre eux, stoïques sous la torture, ont eu des réponses vraiment spartiates. Un jour, un noir que l’on fouillait et que l’on menaçait de mort dit en face à ses tortionnaires : « Vous pouvez me tuer. Nos femmes ont dans le ventre des petits qui nous vengeront. »

Veut-on connaître quelques faits récents par lesquels il apparaîtra que, dans la région dite pacifiée, le désordre régnait sur une étendue de plus de 500 kilomètres de rivières, appuyées sur un pays encore inconnu où les blancs n’ont pas encore pénétré. Nous en bornons à des citations.


31 juillet 1903. — Le sous-officier F… part en guerre avec les hommes, sur l’ordre du commissaire de district, pour aller châtier les révoltés.

6 août. — On nous ramène un soldat blessé d’une flèche, probablement empoisonnée selon la méthode locale, — séjour dans de la chair humaine en putréfaction. Je le panse de mon mieux. Une demi-heure après, je vais revoir mon patient. Il a enlevé nos compresses et installe deux brins d’herbe, l’un sur sa tête, l’autre dans la plaie. Il meurt peu d’heures ensuite.

23 décembre. — En route, nous voyons fuir des indigènes, des révoltés, les illustres Bakuttus, qui

s’entre-mangent avec nos hommes, au grand dam de la récolte.

25 décembre. — À dix heures du matin, un soldat d’Eloko, poste voisin de l’État, nous avertit d’une attaque qu’ils ont subie à l’aube. Six femmes ont été tuées, leur sergent blessé.

25 décembre. — À midi, l’on vient nous avertir que les Bakuttus veulent nous enlever et qu’ils tiennent la rivière. Je ne possède pas d’armes pour m’en retourner. D’ailleurs, j’avoue n’avoir céans aucun instinct belliqueux. J’ai assez vu la guerre coloniale au Soudan, lorsque j’étais militaire. Et plus tard, de terribles choses dans d’autres pays. Puis, je donne raison à ces nègres. Je serais désolé d’avoir à tirer dessus, même pour me défendre.

3 janvier 1904. — Départ pour Botoka, menacé par les fameux rebelles. Les indigènes ont tué deux hommes et dévoré deux boys dont on nous rapporte les cheveux et quelques menus os dans des cornes prises sur des coupables tués.

10 janvier. — Les indigènes d’Issongo ont été attaqués hier. Je soigne un noir traversé d’un flanc à l’autre par une flèche. En Europe, on rit de ces armes-là !

11 janvier. — Nous avons appris l’attaque du poste de Botoka. Depuis trois mois, on nous a signalé le meurtre, suivi de consommation, de plus de soixante de nos hommes. Les soldats de l’État ne s’en mêlent pas.

On nous rapporte les restes d’un de nos travailleurs ; environ 200 grammes de chair dans une feuille de bananier.

12 janvier. — Deux boys, gardiens d’une provision de chikwanque (manioc) en macération dans l’eau près d’Eloko, ont été pris et mangés par les Bakuttus. Allons-nous être forcés de nous défendre en ce pays où l’autorité absolue dispose d’une force de police proportionnellement plus nombreuse que celle de toute autre colonie ? Ils n’ont donc, ici, pas même le courage de maintenir militairement leur régime d’abomination ?

19 janvier. — Un courrier urgent (demande de cartouches), composé de trois hommes montés sur une pirogue, a été assailli. Deux hommes ont été tués et mangés, l’autre, blessé, et nos missives perdues.

24 janvier. — Eloko vient d’être attaqué trois fois en l’absence du chef de poste. Les Bakuttus ont capturé des boys et des femmes.

8 mars. — Les Bakuttus massacrent un de nos travailleurs.

10 mars. — Départ en pirogue, avec X… ; rencontré, en descendant la rivière un parti de soldats du gouvernement. Ils sont en train, disent-ils, de rosser les Bakuttus. Il n’y a pas longtemps, ceux-ci leur ont pris et tué dix-sept hommes.

13 mars. — Aperçu la lointaine fumée d’un village en feu. L’armée de la guerre fait des siennes.

1er  avril. — … De là, nous gagnons Mompembé, un poste de misère, tenu en quarantaine par les indigènes que les brutalités des Européens ont révoltés au point qu’ils osent venir lancer des flèches sur la maison du blanc.

5 avril. — … Le soir, je couche au village de N’Kotto. Les sentinelles y sont triplées, car toute la région est en effervescence.


Ceci se passait loin des postes de l’État, dans des rivières du district de l’Équateur, confinant à ces régions du Haut-Lopori, voisine de la ligne du partage des eaux du Lomani, et encore inexplorées, où vivent ces tribus déjà légèrement arabisées et commerçantes que les autochtones appellent du nom intraduisible et méprisant de n’tongu-nizolo et qu’ils détestent en les craignant, parce que celles-ci sont armées de fusils et aussi redoutables que les Européens qu’elles ne se privent pas de menacer au point qu’ils n’ont pas encore été s’établir chez elles.

Dans tous ces faits, les apologistes du Congo ne consentiront à voir autre chose qu’un désordre excentrique et accidentel.

Nous avons mieux encore, pour établir que l’ordre et la pacification ne sont qu’apparence au Congo.

Coquilhatville, située au triple confluent du Ruki, de l’Ikilemba et du Congo, est le chef-lieu du district de l’Équateur, un des plus commerçants, des plus productifs, des plus soumis de tout l’État, un de ceux qui n’ont connu aucune des grandes campagnes (?!) comme les districts de Bengalas, de l’Aruwimi et des Falls — le district idéal, selon l’expression de l’un de ses commissaires.

À quelques centaines de mètres des établissements européens de Coquilhatville, on trouve le village indigène de Wangata, dont le chef, un sergent déserteur de la force publique, accusé de plusieurs crimes, défie les autorités de l’appréhender, sous menace d’enlever la station et de tuer les blancs. Il est bon d’ajouter que Coquilhatville est occupée par une compagnie de soldats, avec fanfare, et voisine du camp d’Irebu où sont en permanence de cinq à sept cents hommes. On n’ose toucher à ce rebelle, trop fort pour toutes ces troupes, parce que son soulèvement provoquerait celui de toute la région.

En mai 1904, le 19, on conduisit à l’infirmerie de cette station, trois soldats grièvement blessés à coups de fusil par les indigènes dans les environs mêmes de ce centre. Confirmation de l’argument ci-dessus.


Et ce n’est pas seulement dans l’Équateur que le calme est troublé ni dans les zones où les anciens Batetélas errent encore, armés et non poursuivis, ni dans celles où les Arabes commercent, selon leur ancienne tradition où dans d’autres où certains Bangalas et Budjas ne sont paisibles qu’à condition de n’être soumis à aucune réquisition. C’est d’ailleurs et tout récemment dans une région considérée comme privilégiée que la révolte a éclaté. En voici la nouvelle, reproduite par toute la presse :


Février 1905. — Le dernier courrier du Congo apporta la nouvelle d’une révolte survenue, à Luebo, dans le Kasaï. Ceux de nos lecteurs qui suivent le très sincère carnet de route de N… ne seront pas surpris que les plus résignés parmi les sauvages finissent par se révolter. La chose la plus caractéristique, c’est que le théâtre de la révolte se trouve être précisément une des rares régions de commerce normal, une des plus prospères et celle peut-être où l’on osait le moins être « européen » envers les habitants.


Telle est l’œuvre de vingt années d’occupation. Des populations insoumises ou décimées et, parmi ces dernières, les survivants, lassés, osant des révoltes partielles.

On a menti à ce beau programme de travail et progrès inscrit en devise au fronton de l’État indépendant, pays d’absolutisme d’où le souverain ne songe qu’à tirer des revenus.