Libraire générale et internationale Gustave Ficker (p. 41-67).


CHAPITRE III


Le vrai Congo. — Campagne intéressée et témoignages prudents. — Un vrai témoin. — Atrocités. — Les contrats. — Les agents européens contraints au crime.


Les pages précédentes n’ont été que préliminaires. Elles étaient destinées à montrer au lecteur le masque et la physionomie réelle de l’État indépendant du Congo.

Nous allons maintenant exposer le drame avec l’expression simple de la vérité.

Jamais semblable piraterie ne s’étala sous le ciel. Des races entières furent sacrifiées sans vergogne à la rapacité d’une bande de spéculateurs travaillant sous l’égide d’un monarque homme d’affaires. Car, dans ce pays d’autorité absolue, de despotisme sans contrôle, où n’existent ni presse, ni assemblées d’aucune sorte, le souverain seul est responsable des actes qu’il ne pourrait ignorer que par négligence. C’est d’autant plus évident qu’il bénéficie directement et personnellement des conséquences toujours pécuniaires de ces actes, et ceux-ci sont d’autant plus lucratifs qu’ils sont plus barbares.

Cependant, tout en faisant remonter jusqu’à lui la responsabilité du meurtre et de l’oppression de ceux dont il devait diriger d’une façon bienveillante l’évolution éducatrice par quoi l’on devait les élever à notre niveau ; tout en espérant que notre voix, se joignant aux voix déjà entendues, aidera à convaincre l’opinion publique de l’indignité qu’il y aurait à maintenir un tel régime, c’est la diplomatie européenne qu’il convient d’accuser pour avoir livré le quart de l’Afrique avec plus de vingt millions d’hommes à des traitants avides de lucre comme les négriers d’autrefois.

On a pu voir au Congo quelles pouvaient être les aberrations d’un Européen ne craignant plus les gendarmes ni le qu’en dira-t-on, et que la haine de race, la rapacité, la dépression mentale et physique consécutive aux séjours tropicaux, et provoquant un sadisme spécial, portent aux cruautés les plus extravagantes et à la rage sanguinaire.

Voici un exemple entre mille, relevé sur le carnet de route de M. G. N…


7 juillet 1903.M. W… me répète une affreuse histoire, qui déjà m’a été dite deux fois, et qui me fut confirmée depuis.

Il y a cinq ans environ, un nommé X… s’était, paraît-il, fait confectionner un machete (sabre d’abatage) lourd et bien affilé. Chaque dimanche, il recevait les redevances en caoutchouc des villages de son secteur. Quand un homme ne livrait pas le poids requis, il lui faisait sauter la tête comme un mameluck.

Il s’en est passé bien d’autres. Je ne puis raconter ni en latin, ni en grec, les fantaisies érotiques d’un nommé Y… qui, voici trois ans, gérait le chef-lieu d’une société de l’Équateur. Ce fut l’ignoble dans la cruauté, au point de faire croire à la folie du triste héros de ces abominations.


Les archives des tribunaux de Boma et les dossiers conservés aux chefs-lieux des districts pourraient donner d’autres exemples stupéfiants, confirmés verbalement à l’arrivée des steamers ramenant en Europe les « Congolais » à fin de terme.

Des protestations se sont fait entendre. Elles seraient à l’honneur de la presse britannique si elles avaient été dictées par un sentiment d’humanité intrinsèque. Malheureusement pour les Anglais, business is always business, et leur altruisme négrophile a été percé à jour maintes fois et particulièrement par notre inspirateur et témoin M. G. N… lors d’un voyage à Liverpool dont nous reparlerons.

Le grand défaut des accusations jusqu’ici portées, est d’avoir été généralement mal documentées. Cela tient à ce que les faits criminels ont été narrés par des agents retour du Congo qui, après avoir raconté des choses très exactes et dont on parle volontiers dans les réunions d’Européens dans la brousse, n’ont pas voulu transformer leurs narrations en dépositions ou témoignages écrits.

Ils connaissaient les crimes des autres, mais les autres connaissaient leurs propres crimes et tous ces accusateurs auraient été infailliblement retenus par un juge instructeur s’ils avaient osé comparaître devant lui.

Il a fallu qu’un homme, étranger par destination à toutes les opérations commerciales, n’ayant aucun rapport avec les villages pour la récolte et le travail, uniquement occupé à des recherches techniques et conséquemment n’ayant pas à redouter même une insinuation, ait entendu et vu, et vienne en témoigner.

Il a transcrit sur son carnet la vérité, tout simplement, et nous répétons cette vérité.

Il faut ajouter qu’il a séjourné au Congo de 1902 à 1904, à une époque où les crimes étaient moins fréquents qu’autrefois. Les vigoureuses campagnes anglaises qui faillirent provoquer la réunion d’une autre conférence européenne, sur la proportion faite aux Communes anglaises par sir Charles Dilke, avaient inspiré au gouvernement congolais des mesures judiciaires vigoureuses, et l’avaient invité à réduire les droits régaliens des sociétés concessionnaires, surtout de celles dont il ne partageait pas les bénéfices. Aussi, il restreignit la S. A. B. et ne toucha point à l’A. B. I. R.

Mais l’histoire du passé subsiste dans la mémoire des survivants indigènes et dans celle des Européens qui séjournèrent au Congo dans les temps héroïques.


Dans la forêt, des emplacements dénudés qu’entourent encore des élaïs, des bananiers et des parasoliers poussant sur d’anciens champs de manioc, disent qu’autrefois des villages où grouillait une nombreuse population noire s’élevaient dans la brousse aujourd’hui déserte et silencieuse.

La fuite des populations décimées à l’approche des blancs est un indice de terreur motivée ; dans le désir de voir l’Européen s’éloigner de leur voisinage, les indigènes préfèrent souffrir de la faim, plutôt que de se livrer à la moindre culture vivrière. Ils ne gênent pas pour dire : « Si le mondelé n’a pas à manger pour lui et pour ses hommes, il s’en ira. » Et de fait, on trouve des postes de famine dans cette forêt si prodigue de richesses à qui veut les chercher. Ils disent aussi « Matufi pilamoko akufi » : le caoutchouc, c’est la mort, et ils préfèrent parfois laisser leurs femmes, qui sont pour eux des valeurs précieuses, entre les mains des Européens et fuir au plus épais des bois plutôt que de se soumettre à un travail dont on leur fit une épouvante.

En voici une preuve :


7 septembre 1903. — Là, en tombe sur une abomination toute récente :

En mai dernier, les villages fournisseurs de caoutchouc mettant peu d’empressement à s’acquitter de leurs impositions (arbitraires et contraires aux droits reconnus des indigènes) on arrêta un jour quarante femmes et le lendemain soixante, au total cent, pour servir d’otages aux livraisons du produit. Cette contrainte est d’usage assez courant. En pareil cas, il est habituel que les villages razziés fournissent des vivres aux captives. Cette fois, soit misère, soit que les mâles effrayés fussent en fuite, ils n’envoyaient rien aux malheureuses, qui toutes moururent de faim sous les yeux de l’Européen qui les avait fait capturer.

Nous sommes cinq à entendre cette épouvantable révélation. Le coupable prétend avoir agi par ordre de son gérant. Le directeur se contente de lui ordonner d’aller dans un poste de plantations assez lointain et, le soir même, l’admet à sa table.


On peut être surpris qu’un agent européen en arrive à commettre de pareilles atrocités. Cela tient à ce que l’on recrute presque uniquement de pauvres diables sans professions, des déclassés, des personnes atteintes dans leur fortune ou dans leurs affections. Et pour ceux-ci, le Congo est un des termes de ce dilemme que notre civilisation pose si souvent aux déshérités et aux vaincus : Misère ou exil ! Ils partent pour une solde de famine, susceptible de retenues et d’amendes, et ils ne peuvent espérer quelque résultat de leurs efforts qu’en produisant quand même, qu’en produisant beaucoup et vite, dans un pays où l’indigène, peu disposé au travail parce qu’il est presque sans besoins, n’aurait dû être amené aux idées de récolte et d’échange que progressivement.

Voici ce que nous lisons à ce sujet sur le carnet de route de M. G. N…


7 décembre 1903. — Marché d’échange. Les noirs sont des acheteurs amusants et assez faciles à contenter. On dit qu’ils sont sans besoins et que cela constitue un obstacle d’inertie aux transactions normales. Je pense, au contraire, qu’avec un peu d’intelligence et de patience, il serait aisé de les amener à désirer certains de nos produits, — sel, quincaillerie, etc., — donc à rechercher le moyen de se les procurer en travaillant de bonne volonté, comme le font les populations de la côte de Guinée ou même celles du Kasaï et des Falls dans l’État même.

Mais au lieu de donner le sel ou les étoiles qu’ils demandent, on entend leur imposer des marchandises dont ils ne veulent ni se servent : des cauries (coquillages monnaies), des verroteries dépréciées formant des stocks énormes dans les magasins et provenant des achats considérables de la première heure, réalisés sans expérience des goûts locaux. Aussi, les noirs refusent-ils de travailler pour des objets qui ne leur conviennent pas. Le résultat, c’est qu’on les fait travailler quand même, sans les payer du tout, — à coups de fusil ou au moyen de la contrainte par corps. Les marchandises qu’ils eussent souhaitées sont réservées aux concubines des blancs, aux boys, aux capitas, aux chefs, aux complices de la récolte par tous les moyens.


Mais revenons aux agents de l’État et surtout des sociétés, car les agents de l’État n’étant point pécuniairement intéressés à la récolte, n’ont pas de raison directe de molester les noirs.

Nous donnons à titre de document explicatif en partie de la mentalité des blancs en Afrique, le contrat d’engagement imposé par toutes les sociétés à leurs agents. Contrat draconien et illégal, livrant l’homme pieds et poings liés à ses chefs hiérarchiques et le contraignant aux pires extrémités pour tenter de gagner de l’argent à ses employeurs, en risquant à leur profit le déshonneur et la prison ; sans autre compensation que l’éventualité d’une rétribution laissée à leur bon plaisir.

La publication de ce document établira du coup la vraisemblance des accusations déjà portées contre les exploiteurs du Congo et servira de caution morale aux révélations contenues dans ces pages.

Des hommes qui osent faire signer, en Europe, de véritables contrats d’esclavage à d’autres hommes de leur race, sont de ce fait capables de commettre ou de faire commettre les pires atrocités dans des pays lointains qui leur furent abandonnés en fief absolu par un gouvernement avide.

On peut en juger.


Entre la société X…, représentée par M. Y…, d’une part, et M. Z… d’autre part, il a été convenu ce qui suit :

I. Le second nommé (terme courtois) s’engage au service de la Société X… pour un terme de trois années consécutives à passer en Afrique et commençant le jour de son débarquement au Congo.

II. La Société alloue au second nommé, pour prix de ses services, un traitement mensuel de 150 francs par mois.

Le second nommé reconnaît formellement avoir été prévenu qu’aucune gratification ni augmentation de traitement ne pouvait valablement lui être accordée que par décision du Conseil d’administration de la Société.

III. Le traitement du second nommé sera payable mensuellement et à termes échus, de la manière suivante :

1o Une somme de 25 francs sera mise en Afrique à la disposition du second nommé, soit en monnaie ayant cours au Congo soit, s’il convient au second nommé, en marchandises (celles-ci étant portées en compte suivant un tarif spécial pour chacun des établissements du Congo et les espèces avec augmentation de 3 p. 100 pour frais) ;

2o Une somme de 50 francs sera retenue et destinée à constituer un cautionnement dont le montant ne pourra dépasser une année d’appointements.

Cette somme ne sera portée en compte que deux mois après l’échéance du terme auquel elle se rapporte.

Le second nommé doit effectuer ce cautionnement en garantie de tout debet, reliquat ou déficit, perte ou préjudice résultant de ses fonctions ou des sommes dont il pourrait être redevable (???) en vertu des stipulations du présent contrat.

Ce cautionnement restera aux mains de la Société, sera productif d’un intérêt de 3 p. 100 par an et ne sera remis au second nommé, lors de son retour en Europe, que lorsque la Société SE SERA REMBOURSÉE (!!!) de toutes les sommes que le second nommé pourrait lui être redevable, soit à titre de responsabilités encourues, soit pour tout autre motif ;

3o Le solde du traitement du second nommé (soit 75 francs) sera payable en Europe au mandataire désigné par lui.


(Généralement les parents ou la femme.)


Ce payement ne s’effectuera que deux mois après l’échéance du terme auquel il se rapporte (le solde du traitement de mai, par exemple, ne sera payé que fin juillet).

IV. Le traitement du second nommé commencera à courir à partir du jour de son débarquement au Congo.


Il faut trois semaines pour y parvenir ; ce n’est donc que trois mois à peu près après son départ que les parents de ce malheureux touchent la maigre somme pour laquelle, souvent, il s’est vendu.


V. Le traitement du second nommé lui sera payé jusqu’au jour de son embarquement au Congo pour rentrer en Europe, conformément aux dispositions de l’article xv du présent contrat et si ce retour a lieu pour une des deux causes suivantes :

1o Pour expiration du terme de service ;

2o Pour maladie dûment constatée par un médecin de la Société, ou agréé par elle, et exigeant le rapatriement, d’après l’avis de ce médecin.

Toutes maladies provenant d’intempérance ou de lésions organiques existant antérieurement au présent engagement sont formellement exclues du bénéfice de la disposition ci-dessus.


Ceci est de pure mauvaise foi, puisque la signature de ce contrat est toujours précédée en Europe d’une visite médicale obligatoire, dont le résultat favorable engage, quoi qu’il en puisse être, la Société envers son agent.


Tout retour pour maladie entraîne de plein droit la résiliation du présent contrat.

VI. La Société ou son directeur en Afrique pourra en tous temps renoncer sans préavis aux services du second nommé, moyennant de lui payer à titre d’indemnité le traitement déterminé à l’article ii, perdant un terme de deux mois à compter du jour fixé pour son rembarquement et d’assurer son rapatriement dans les conditions indiquées à l’article xv, mais au cas seulement où l’agent rentrerait immédiatement en Europe.

VII. La Société alloue au second nommé un traitement de voyage équivalent à la moitié du traitement effectif stipulé à l’article ii ci-dessous : 1o durant le voyage d’Anvers au Congo ; 2o durant le voyage du Congo à Anvers, mais seulement si le second nommé rentre en Europe pour l’une des causes mentionnées à l’article v. Le traitement de voyage sera payable dans les mêmes conditions et dans les mêmes proportions que le traitement effectif.

VIII. La Société ou son directeur en Afrique pourra en tous temps congédier sur l’heure le second nommé sans être tenu à aucune indemnité, ni obligation de rapatriement dans les cas suivants :

1o Si le second nommé se rendait coupable de malversations ou de fautes graves dans l’exercice de ses fonctions, d’insubordination (refus de tuer des nègres par exemple, ou de produire, ce qui revient au même), d’offenses ou d’outrages envers les agents de l’autorité, ses supérieurs hiérarchiques ou ses collègues, de refus de travail, de non-obéissance aux ordres et instructions données par son directeur ou son délégué, d’actes réitérés d’intempérance ;

2o Si le second nommé se rendait coupable d’infractions graves aux lois, décrets et règlements en vigueur dans l’État indépendant du Congo ou, en général, de tout acte de nature à justifier un renvoi immédiat, d’après les principes généraux du droit.


La clause est brutale et perfide. Les causes justes de renvoi sont habilement mêlées aux causes inavouables. C’est réellement la mise en esclavage d’un homme, et cela paraîtra certainement contraire aux principes généraux du droit.


Le second nommé reconnaît au directeur en Afrique le droit (illégal) de prononcer des pénalités pécuniaires ; le montant de ces pénalités ne pouvant dépasser un dixième du traitement mensuel pour chaque infraction.

IX. Dans le cas où le second nommé encourrait la révocation prévue à l’article précédent, ou romprait les engagements en quittant le service de la Société, celui-ci perdra tout droit au ticket de passage au retour et, en outre, la Société ne prendra à sa charge sur le montant des frais de voyage à l’aller, qu’une part proportionnelle au temps que le second nommé aura passé à son service.


Naturellement c’est le cautionnement prélevé illégalement sur le salaire fixe qui payera les frais de cette clause, transformant le contrat en condamnation à trois années de déportation puisque, grâce à cette dite clause, le malheureux pourrait être congédié sur l’heure (art. vii) et abandonné en pleine brousse, sans vivres ni ressources d’aucune sorte. Voyez plutôt :


Ces frais de voyage demeureront à charge du second nommé et la Société s’en remboursera sur le montant de toute somme restant due à l’agent à quelque titre que ce soit, sans préjudice à toute action en restitution et en dommages-intérêts s’il y a lieu.

X. Bien que le second nommé s’engage plus particulièrement au service de la Société X… en qualité d’agent, il reconnaît au directeur en Afrique et au chef de l’établissement auquel il sera attaché le droit de disposer de lui pour toute autre fonction en rapport avec ses aptitudes. La Société se réserve également le droit, aux conditions du présent contrat, de passer l’engagement du second nommé à l’une des Sociétés commerciales ci-dessous :


(Suivent les noms de six sociétés différentes.)

Perinde ad cadaver.


XI. Le second nommé s’engage à consacrer toute son activité au service de la Société et à remplir ses fonctions avec un zèle et un dévouement absolus.

XII. Les collections scientifiques, ethnographiques ou autres sont interdites au second nommé sauf autorisation spéciale qui pourra lui être accordée par le Conseil d’administration de la Société. En cas d’infraction à cet article, les objets de collection pourraient être confisqués au profit de la Société, sans que le second nommé puisse réclamer une indemnité quelconque.


De sorte qu’un agent n’a le droit de disposer à sa guise de ses loisirs et même de son argent dans un but de curiosité et de science, sans risquer d’être dépouillé par ses patrons.


XIII. Le second nommé s’engage sous peine d’une indemnité de 25000 francs, qui sera due à titre de clause pénale (???) par le seul fait de l’infraction et sans mise en demeure :

1o Durant le terme du présent engagement, à n’accepter d’aucune personne étrangère ou non à la Société, aucune rémunération à quelque titre que ce soit, à ne fournir à qui que ce soit des renseignements commerciaux et miniers concernant les territoires de l’État du Congo et plus particulièrement les affaires de la Société ;

2o Durant le même terme et pendant une période de cinq années à dater de l’expiration du présent contrat :

À ne se livrer pour lui-même, ou pour le compte de tiers, à aucune des opérations commerciales faisant l’objet de l’activité des sociétés auxquelles il aura été attaché en exécution du présent engagement, soit dans les localités où il aura résidé pour le compte de celles-ci, soit dans un rayon de 100 lieues de ces localités ;

À n’entrer au service d’aucune société ou d’aucun particulier, à ne concourir ni directement, ni indirectement à la constitution d’aucune société ou firme se livrant à ces opérations commerciales et ayant des établissements dans les mêmes limites de territoire.

Toute dérogation aux prescriptions du présent article devra être spécialement autorisée par écrit par le conseil d’administration de la société.


De sorte que, même libéré, l’homme ne peut gagner sa vie en Afrique que selon le bon plaisir de ses anciens maîtres. Quant à la pénalité des 25 000 francs, elle est risible : un homme qui peut disposer d’une telle somme ne va pas au Congo dans de pareilles conditions.


XVI. La Société prend à sa charge :

1o La nourriture, le logement et les soins médicaux du second nommé dans les conditions appropriées aux circonstances (ceci est une échappatoire) et pendant son séjour au Congo au service de la Société.

La Société se réserve le droit de remplacer la nourriture qu’elle prend à sa charge par une indemnité conformément au tarif à déterminer par la Société selon les localités où elle a des établissements ;

2o Le passage en deuxième classe (ou troisième classe) avec nourriture d’Anvers au Congo, sous les restrictions éventuelles prévues à l’article ix ;

3o Le passage en deuxième classe (ou troisième) avec nourriture du Congo à Anvers au retour, mais seulement si ce retour a lieu pour les causes mentionnées et dans les conditions prévues aux articles v et vi. Toutes dépenses quelconque d’équipement de voyage ou autre sont à la charge du second nommé.

XV. Le second nommé partira pour le Congo et rentrera en Europe par la voie qui lui sera indiquée par les directeurs de la Société en Europe ou en Afrique ou par leurs délégués.

XVI. Il est expressément entendu que le second nommé n’a droit qu’à son traitement et aux avantages (???) prévus par le présent contrat, ainsi qu’aux majorations ou indemnités qui seraient accordées par l’administration de la Société sur la proposition du directeur en Afrique.

La Société se réserve, mais sans aucune obligation contractuelle, d’OCTROYER à l’agent qui aura accompli son terme de service à l’entière satisfaction de l’administration en Afrique et en Europe telle gratification ou commission qu’elle jugera convenir.


Voici l’appât pour le pauvre diable : satisfaire ses chefs en produisant beaucoup d’ivoire, de caoutchouc et de copal, en produisant malgré la répugnance des indigènes à travailler. Il devra donc les y contraindre, contrairement aux lois dont le contrat prescrit hypocritement le respect. C’est donc à ses risques et périls que l’agent tentera d’assurer des bénéfices à des maîtres qui ne s’engagent à aucune rétribution formelle et le menacent crûment de désaveu.

On n’est pas plus cynique.


Il est aussi expressément entendu qu’en dehors des stipulations du présent contrat, la société ne sera tenue à aucune indemnité en faveur du second nommé, dans le cas d’accident ou de maladie, ni dans le cas de pertes, vols, destructions par n’importe quelle cause des objets d’équipement, d’habillement ou autres qui sont la propriété du second nommé, de même qu’aucune indemnité ne sera due par la Société aux ayants droit ou aux héritiers du second nommé, si celui-ci venait à succomber.


Cette clause est inhumaine ; elle est contraire aux lois du travail de presque tous les pays constitutionnels ; elle entraîne, par tous les gens de cœur, la flétrissure de ceux qui ont osé la rédiger.


XVII. Les contestations auxquelles donnerait lieu le présent contrat seront tranchées par les tribunaux de Bruxelles, auxquels il est conventionnellement attribué compétence, mais pourront toutefois être portés devant les tribunaux de l’État indépendant du Congo si le second nommé est de résidence au Congo au moment de l’intentement de l’action.


Disons à l’honneur de la magistrature belge, que dans les procès entre sociétés et agents, elle a presque toujours donné gain de cause aux agents et cassé les clauses illégales des contrats.

Les tribunaux congolais ont toujours accordé le rapatriement aux agents révoqués ou démissionnaires que leurs sociétés voulaient abandonner. C’est un hommage d’humanité à leur rendre.


XVIII. Le second nommé déclare élire domicile en Belgique, à…, chez M…, où toutes modification, assignation et signification peuvent valablement lui être adressées.

Fait en triple, le…


Il est difficile de rencontrer en un style plus incorrect une formule plus abusive de la situation d’infériorité dans laquelle le solliciteur d’emploi se trouve toujours vis-à-vis de l’employeur.

Ce contrat est entaché de nullité par le fait même qu’il contient des clauses contraires à la loi, laquelle n’admet pas que les particuliers la violent dans leurs conventions personnelles. Le seul fait de ne régler aucun compte avant le retour de l’agent et de se réserver le droit de prélever sur son avoir toute somme qu’il convient pour des causes quelconques dont le contrôle n’est pas admis, constitue très exactement une tentative d’escroquerie.

On l’a vu, la Société, si exigeante dès l’Europe, se montre encore plus autoritaire en Afrique ; elle renchérit sur le contrat par des circulaires comminatoires où l’agent est menacé d’imputations à son compte personnel pour des questions d’achat de produits, de payement de travailleurs, de travail mal exécuté, etc. ; elle ne tient pas ses promesses en ce qui concerne ses obligations relatives à la nourriture et aux soins médicaux qu’elle doit à ses agents. Elle pense qu’un bon chien de chasse doit être maigre. En veut-on des exemples ? Prenons-les à la source où nous puisons notre documentation, car notre témoin peut faire certifier ses dires par tous ceux qui séjournèrent en même temps que lui dans la même région.


15 octobre. — Arrivée à B… un poste de misère où dépérit, de faim et de maladie, un honnête homme, M. V…, de Mons, qui ne veut pas tambouler (voyager), visiter des villages noirs et veiller à la rentrée des impositions de caoutchouc et de copal.

Réellement, il agit selon les lois du pays, que son engagement et les circulaires de la Société exigent de respecter, sous peine de renvoi, en sus des responsabilités encourues. C’est une hypocrisie de façade, par laquelle les directeurs de ces entreprises se mettent à couvert. Les ordres verbaux, les insinuations, l’excitation à augmenter les envois de produits, le système de mécontentement habituel, adopté par la direction, le besoin qu’ont les gens venus ici de ne pas se contenter de la solde de misère qui leur est allouée, la haine de race, les effets du climat sur le caractère et le système nerveux, l’excitation charnelle, les privations, l’isolement, tout les porte à la brutalité, à l’injustice, au meurtre, sinon accompli, du moins toléré de la part des capitas dont on n’ignore jamais les exploits. Or, le malheureux V.… veut faire ce pour quoi il est venu au Congo, à la lettre. D’où haine des grands chefs. Avec ça un mauvais poste, un secteur marécageux en bordure de deux rivières, des indigènes lassés d’exactions et devenus rétifs, point de vivres et peu de santé, et pas l’habitude de la brousse : on voit d’ici le malheureux.

12 avril 1903. — On parle d’Europe, et l’on boit à la santé des absents le dernier verre de vin de la provision. Le vin est en retard. Nous n’avons plus ni thé ni café. Pas de filtre, et les eaux du pays sont mauvaises comme celles des zones forestières. À nous les microbes !

14 juillet. — La famine commence à se faire sentir. Nous sommes en ce moment cinq européens à vivre sur le ravitaillement incomplet et presque terminé de deux hommes ! Et l’on nous doit des vivres ! Le pays n’en donne guère et le jardin est épuisé.

21 juillet. — La faim fait sortir le loup du bois. Les menus deviennent trop sommaires, je me décide à aller chercher des vivres… et des nouvelles.

Redépart en pirogue. Rencontré sur la rivière, un fonctionnaire de la Société. Il annonce l’arrivée des ravitaillements par un steamer qui le mit. Je retourne au gîte.

15 décembre. — Encore une fois, plus de vin, de farine, de thé, de café, de sucre, de conserves. Il ne reste qu’un peu de riz. Quel pays de tempérance !


Ces faits se passaient dans une région d’accès facile, où la Société disposait de trois steamers qui, moyennant deux jours de navigation, pouvaient se rendre à une station du fleuve reliée à l’Europe par de grands services réguliers, l’en mettant à trente-cinq jours environ.

Les directeurs étaient au courant de la misère des agents, misère à laquelle ils ne s’intéressent point, comme le prouve l’extrait suivant :


28 juillet. — Arrivée de notre grand chef qui, sachant qu’on réclame des vivres, laisse tomber publiquement cette parole dédaigneuse : « Quand je reçois une lettre dans laquelle on me demande à manger, je la jette au panier. » Il vit luxueusement, cet homme. Pourquoi s’inquiéterait-il de notre détresse ? Cela ne serait ni humain, ni logique.


On comprend que, mal traités, mal payés, souffrant de privations, incités à la production quand même, tenus en haleine par une attitude arrogante et l’apparence d’un mécontentement suspendu seulement par l’annonce d’un gros chiffre de récolte, les malheureux auxquels ne manquent pas les conseils perfides et l’éternel « on tire son plan », ritournelle des reproches et des demandes, ces malheureux en arrivent à devenir les tyrans des noirs auxquels ils doivent demander un travail que ceux-ci répugnent à effectuer. Une fois sur la pente, ils glissent à la cruauté. Nous verrons plus tard qu’ils peuvent même n’être que les complices, mais responsables, de leurs sous-ordres indigènes. On a fait d’eux des chiens méchants et des mauvais bergers, des bêtes hargneuses, qui, opprimées, se vengent sur de plus faibles, selon la loi des mentalités inférieures, encore abaissées là-bas par des contingences climatériques et consécutives de l’exil.